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Channel: Le Miroir des fantômes
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Un ange pour Satan : Le Temps du massacre

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Exercice de Steele…



Rappelle-toi, Barbara : quelle connerie, ce cinéma !


Tu n’aimais pas le genre, qui te vaut désormais ta renommée, tu lui fis tes adieux ici, avec un « chant du cygne » (noir, ofcourse) en forme de signature extrême, où tu séduis (ah, tes grands yeux à la Marie Laforêt, ah, ta bouche boudeuse et presque obscène, dans l’épaisseur de la lèvre inférieure) et détruis, où tu marques (à la cravache « l’idiot du village ») et t’amuses (beaucoup, cela se voit dans la courbe défiante de ton sourcil gauche).


On maudit toujours la main qui vous nourrit, et tu rêvais d’auteurs, pas d’horreur, et tu tournas aussi pour Fellini, Schlöndorff, Malle, mais je t’assure que cette œuvre mérite sa redécouverte, moi qui la dénichai au hasard (?) chez une enseigne spécialisée dans le déstockage (nous finissons tous « en solde », voire « au rebut », dans la vieillesse naufrageuse, dans l’oubli accompli).


Je n’écris pas pour des chapelles et je me contrefous des « cultes », je songeai même, crois-le ou pas, à cesser provisoirement d’écrire, accablé par la laideur au bras de la bêtise, trahi par la vanité, la routine, assoupi par le charmeur et dangereux silence ; mais comment résister à l’appel de la mer, comment arrêter de respirer (le mot, virus verbal selon Burroughs), comment ne plus célébrer la beauté ?


Alors, me revoici. Je te tutoie, pardonne-moi, il m’arrive de dire « vous » aux gens que j’aime, aux artistes, aux scientifiques, aux ouvriers, aux malades, aux occupants des marges, à certains de ceux-là, en tout cas, cependant je m’adresse à toi comme à une amie, presque une sœur cinéphile.


Je ne sais rien de toi – trop aguerri pour penser connaître quelqu’un à l’aide d’une biographie – et je saisis pourtant chacun de tes gestes, chacune de tes expressions (ton beau visage en paysage vivant, ardent, en masque de talent), dans cet autoportrait purement professionnel – autorise-moi donc ma respectueuse familiarité…


En exhumant« ton » film (certaines actrices méritent ce populaire titre de propriété, car leur personnalité impressionnela pellicule et s’immerge dans notre mémoire), reproduction de la fiction dans la réalité incertaine du spectateur, je pense à d’autres métrages, ne m’en veux pas, impute-le à mon âge, à ma passion, ne mets pas cela sur le compte du pédantisme, de la culture fière d’elle-même et salvatrice (on joua du violon à Auschwitz, tu ne l’ignores point).


Dreyer, bien sûr, dès l’ouverture, sur ce lac fantomatique, dans ce noir et blanc vampirique (bravoà Guiseppe Aquari), pour un voyage au pays des morts via une barque trafiquée à la Charon ; Bava, démoniaque ou pas, Caiano, à l’aise au tombeau, pour lesquels tu te dédoublais déjà ; Federico (infanticide verbalisé/réalisé dans la « douceur de vivre ») ou Comencini (Giuseppe Mangione écrivit le poignant parcours de son enfant incompris) ; surtout Zinnemann et Pasolini, l’opus du prodigue Camillo Mastrocinque en méconnu chaînon manquant, envoûtant, entre le train qui sifflait trois fois et le familial théorème bourgeois. 




En très douce et craintive Harriet, en Maddalena (Marie, putain puis sainte relevée par le Christ, ou la Madeleine proustienne et perverse de Hitchcock ?), en Belinda bis, tu n’apportes pas la paix au petit village superstitieux privé de soleil, plutôt le glaive pour fendre les armures identitaires, révéler les êtres à eux-mêmes, déchirer la chape d’hypocrisie des convenances, des classes, des rôles sociaux et sexués, impitoyablement, méthodiquement.   


Astre noir exilé d’Angleterre grimé en héritière hypnotisée, qui s’admire au miroir onaniste de la loi inflexible du désir, tu viens semer la discorde, le malheur, le désastre, poupée nymphomane, misandre et manipulatrice dont l’oncle roué (s’en méfier, nous démontrait Buñuel) tire les ficelles, son forfait avoué dès ses premières paroles (poésie d’un dialogue élégant : « Ton visage a un air automnal », « C’est beau de vivre ! C’est si beau ! »), avant de succomber sous la balle unique d’une seconde femme, « possédée » par son aïeule, surgie de derrière une bibliothèque pivotante issue du vaudeville ou du roman-feuilleton, divertissements en vogue autour de 1900.


Réincarnation ? Hystérie ! Legs du (mauvais) sang, de la génétique généalogique ? Bazar au carrefour d’Ovide (Pygmalion & Galathée) et Mérimée (écho de l’orteil sucé de la statue durant l’âge d’or madrilène de Luis et Salvador), tandis que l’ennemie intime de l’étrangère familière se pare de la beauté suprême, bouleversante, de Marina Berti, suicidée volontaire, du côté de Rome, pour Mervyn LeRoy.


Souviens-toi d’elle, Barbara, et du solide Anthony Steffen, et du colosse Mario Brega, et du douceâtre Vassili Karis, et du fourbe Claudio Gora ; souviens-toi du passé comme je me souviens de toi, tous les deux mirés dans l’eau morte et tonique du climax de ta filmographie transalpine ; souviens-toi de ta maturité balzacienne enfuie, que n’oublie pas la jeunesse de Ryan Gosling (Belladonna, cara).


Souriais-tu sur le set, songeais-tu, par je ne sais quelle prescience, à tes apparitions futures, frissonnante au Canada de Cronenberg (baiser lesbien et contaminateur, alors à peine esquissé dans une séduction-répulsion saphique avec la soubrette Ursula Davis), doctorale dans ta chasse aux piranhas en compagnie de Joe Dante, dévoreur de « séries B » bien connu ?


Tu n’appartenais à aucun, à aucune, tu ne t’appartenais plus dans ce portrait de femme(s) et d’une communauté placé sous le signe de l’éternel retour du même modifié, où résonne « en VO » la voix idoine de Gabriella Genta, magie noire et blanche du doublage, procédé sudiste (comprendre, apprécié en France et en Italie) volant une part de l’âme des acteurs à travers la disparition de leurs phonèmes.




Tout se réfléchit, dans la villa empruntée à Marienbad, l’année dernière ou auparavant, devenue « château » des sous-titres portés sur le conte de fées, lieu propice aux sortilèges du stratège commis à l’heure pile des crimes et des sorcières, dans la double revenante au foyer/d’entre les mortes, dans les histoires d’amour miroitées (tu te dis amoureuse des films d’amour), dans l’écrasement sous le marbre et la chute au sein d’un linceul liquide.


La restauration enfante la destruction : le « professeur des écoles », médisant malgré lui, trop tendre dans sa pitié paysanne, finira par se pendre, échec ironique de l’éducation supposée émancipatrice face à l’emprise délétère de l’environnement – la fable rejoue ainsi l’antique conflit nature/culture, s’abouche au fleuve noir et aveuglant des énergies primordiales avec une précision (légers travellings de recadrage) et une mesure (chaque plan conçu, voulu, exécuté) d’horloger macabre, d’explorateur sans peur, pas sans tendresse, de nos ténébreuses et radieuses intériorités.


Il atteint, n’en doute pas, divaécarlate, au tragique avec la mort de la gamine (prénommée… Barbara) piégée par l’incendie de son foyer, son père meurtrier s’adressant à son petit cadavre, fou (de douleur) à lier, damné de la terre davantage que le philosophe d’Alain Cuny, moment d’immense grandeur à l’intérieur d’un « petit » film qui parle mieux, jusqu’à frôler l’indicible (envie d’écrire afin d’honorer sa hauteur imprévue), que moult « pièces de musée » contemporaines, poussiéreuses à leur naissance bruyante, gargarisées sur la dérisoire « Toile » de Babel.


Les genres n’existent pas, Barbara, crois-moi, le cinéma demeure indivisible, noyau nucléaire à disposition d’une fission – sens la puissance de ton bras lacérant la face du voyeur imbécile et innocent, frère peu reluisant de tes adorateurs des salles des années 60 – et rétif à toute subdivision, péché mignon de la taxinomie critique, des maniaques (ceux de Fulci, avec toi au casting ?) du classement, qui poussent le vice à vouloir étiqueter le réel hors de l’écran, « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » dans le néant du découpage, au mépris puéril de la vie insécable, l’analyse, la fureur, l’apaisement, les faux-semblants et la vérité infine emportés dans son courant flottant, de la durée d’un rêve inhumain.


Tel artefact se tient bien droit dans la matière muette, noble ou vulgaire, prisée ou décriée – à charge au sculpteur de savoir l’y déceler, l’apercevoir, la mettre au monde (et je fais cela depuis le début de ce blog, hanté par une autre morte), puiser dans ce magma sans conscience, sans merci, sans salut, une once de sens, de musique (écoute, écoute, Barbara, le thème lyrique du maestro Francesco De Masi), de dess(e)in pour vivre et mourir plus tard, loin de la rive des drames, en couple, de préférence (je décris l’ultime image).


Tu souriras en m’écoutant (langue universelle de la louange, art d’aimer à partager), tu ne reconnaîtras pas ton angélique blessante et blessée, jalouse et frigide, femme de son temps, de son sexe, de la péninsule, des mouvements revendicatifs à venir, mandragore romantique (le noir, pas le mièvre) prônant la parité dans la cruauté, la joie dans le mal, incarnation à ravir Emily Brontë relue par Bataille.




Peu importe, nous le savons, et libre au lecteur, à la lectrice, d’interpréter la parabole politique (non gothique, fi du fantastique) et individuelle selon son midi ou au clair de sa nuit ; vois, Barbara, nous ne possédons que notre propre voi(e)x, retrouvée un peu, passionnément, grâce à toi, réemployée en adieu au « je » spéculaire et différent de nous (de « nous »), dans une altérité assumée, objectivée, à l’instar de celle, duelle, de ton personnage, à la fois avatar, persona, composition, quasicaricature (tu t’affaisses sur un fauteuil à la fin, comme épuisée par l’effort ludique, mortel) et vrai bûcher.                                     


Oui, tu brûlas magnifiquement en 1966 (on aimerait te voir un jour scindée par le prometteur Michael Reeves, trop tôt passé de l’autre côté), et tu persistes à brûler, à signer, à saigner, en 2016, au temps du numérique, du terrorisme, du dérèglement climatique (sorcellerie de l’espèce), du SM lyophilisé, des « niches » de la cinéphilie, des migrations vers l’Europe (Miss Steele, représentante cosmopolite d’un art international), tu continues à rayonner, étoile noire pas encore morte (heureusement !), ladyet model, « légende » et productrice, faisceau d’embrasement des imaginaires et des mythes pubères (pas seulement).


Nous vous aimons adulte, nous vous admirons dans vos trente ans incandescents, nous vous chérissons dans cette mémorable réflexion sur la vie au cœur de l’œuvre, la débordant, sculptée par elle, sur la véracité lovée dans les mensonges, mise en scène méta ouverte sur l’évidence et jeu de massacre pirandellien (clin d’œil de notre sous-titre à Lucio, certo).  


Vos fans, le plus tard possible, espérons-le, ne manqueront pas de fleurir en ligne votre sépulcre, vous qui détestez les foutus cercueils et les cimetières, qui vous ennuyâtes à la Rank, qui fîtes un tour chez AIP, qui revîntes vite des USA, qui vous destiniez à la peinture (le tableau poesque de Laura peint par Preminger, matrice figurative des récits mortifères et copie « transgenre » du doppelgänger pictural de Dorian Gray, verrouillé à l’abri, coloré dans la hideur des replis de sa personnalité, par le précieux Albert Lewin) ; nos mots écrits au présent se voudraient la célébration d’une femme vivante et attirante, possiblement supérieure à sa carrière probablement riche en trésors cachés.     


Nous abhorrons quant à nous les hommages, les « mises en bière », le cérémonial fétichiste de l’impuissante et stupide nostalgie (extase de tenir dans sa paume une mèche de votre chevelure baudelairienne, disons), et nous apprécions suffisamment l’horreur filmée– cf. ce « libellé » dans le « menu déroulant » à droite de la « page », en bonne foi de ce « mauvais » penchant –, d’hier et d’aujourd’hui, pour ne pas la confondre avec l’horreur vécue(chambre d’hôpital, chambre mortuaire, chambre désertée par Celle qui ne reviendra pas) – puisque ce distinguovous va bien, nous emporterons, face à la mer immortelle, la réminiscence altière et complice, intense et stylée, de la sodear Barbara Steele.         
    




Le Discours d’un roi : Présence(s) de l’utopie

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Action, actes, entracte…



Derrière le verre, les affiches numériques des films numérisés aguichent les passants, et l’on songe sans peine au marché mondialisé, où tout s’achète, où tout se vend, voici pourquoi, voici comment, même camelote à l’autre bout de la planète, imaginaire privatisé à tort avec notre complicité, et l’on pense à part soi aux prostituées néerlandaises dans leurs vitrines urbaines, plaisirs d’amour tarifés, extases téléphonées.


Triste exotisme ! Peu faramineuses fictions ! Redoutable révolution avortée du désir, et d’un cinéma qui ne s’abaisserait pas à cela, qui refuserait de toutes ses forces puissantes les compromissions avec les régimes d’oppression, d’images-enfantillages, de longs métrages-babillages !


Te voici vieux de plus d’un siècle et tu ne grandis que par hasard, à-coups, presque contre ton gré : art populaire et alchimique, quand donc te décideras-tu enfin à resplendir en adulte, dans la maturité de ta joie sauvage, impitoyable, savante et solaire ?


Quand te mettras-tu à rire, à nous faire rire, avec la maladie, la mort, la perte, seuls sujets qui méritent qu’on les traite ?


Où puiseras-tu, sinon en toi, ici et maintenant, la magie d’un visage, la splendeur d’un paysage, l’élégance d’un découpage, monté une fois pour toutes et pourtant à chaque fois différent, sur le rythme de la vie furieuse et tendre, sur la pulsation sonore, ravissante et terrifiante, du cœur du monde ?


Salles et âmes remplies d’ordures, démissions d’enfants disgraciés, disgracieux, sourds ou muets, rêves puérils et vies ratées : comment transformer ce désastre en couronnement, autrement que par l’exercice d’une indépendance et d’une ambition aussi infinies que le ciel orné d’étoiles, à faire pâlir celles de l’écran spectral.


Nous aspirons à un brasier tandis que l’on nous vend des flammèches, nous invoquons une métamorphose radicale, sans retour – pas de place pour la peur ni le demi-tour – et l’on nous concède, du bout des lèvres seigneuriales, des jeux de rôles autour du genre, du sexe, du pouvoir.


Inutile de chercher refuge et du secours dans le passé décomposé, dans les formes charmantes d’antan, dans le sortilège métaphysique du noir et blanc.


Réalisateurs et spectateurs, les uns avec les autres, reflétés pour de vrai, quittez votre inconfortable zone de confort, sortez de votre cerveau, descendez dans la rue et descellez les pavés avalés en couleuvres, en couleurs, en plastique dit démocratique, depuis mille décennies.


Ne quémandez plus les aides étatiques ou privées, ne soumettez plus vos récits dévorants, exigeants, mutants, à des officines de routine et d’approbation.


Gardez-vous de remercier, ne saluez pas, cessez de vous courber jusqu’à toucher terre, dans laquelle nous finirons tous, certes, rongés par les vers survivant à tout, même au désespoir, quand vous devriez plutôt tendre vers le zénith, vers l’acmé, vers l’insaisissable envisagé au quotidien.


Vous n’écoutez pas une incantation, vous ne subissez point un manifeste, et l’on ne prise guère les petits divertissements littéraires, et de quel droit donner des conseils, proférer des exhortations ?


Pareillement nous souffrons et collaborons, identiquement nous trahissons nos idéaux, nos natures, notre langage, ceux d’autrui, inamical ou fraternel, mais il nous reste au creux des reins, sur le bout de la langue et au fond de nos poumons le souvenir du soleil, de la mer, du sable et du sel, de la pellicule qui brûle les yeux et l’esprit, de la chair amorale qui s’abandonne et ravit, de l’ardeur de vivre et regarder autrement, au présent, pas après notre mort, durant des lendemains chantant faux.


La révolte ne suffira pas, le soulèvement des hommes et l’ouverture des femmes ne contenteront que les plus impatients.


Que périsse cette structure immature, que s’effondrent les capitales de la capitulation, que crève cet art supposé septième, puisqu’ils nous rendent l’existence infernale, haïssable, infréquentable.


Prenez les films célébrés ici, souvent imparfaits, parfois suprêmes, toujours dignes d’être textuellement traduits, en manuels de guérilla, en leçons de choses appliquées.


Considérez ces millions de plans à l’instar d’une ou deux réponses, une ou deux pistes, un ou deux refus affirmatifs.


Une écriture lyrique et politique ne se justifie que dans sa disparition, carburant destiné à se détruire dans l’invite, l’énergie, le beau feu du sacrifice ironique aux dieux morts, aux idoles défuntes, aux veaux d’or étranglés de la modernité.


Savez-vous pourquoi les couloirs des multiplexes regorgent d’extincteurs ? Pour vous protéger de vous-mêmes, de vos dangereux et radieux embrasements, du saccage de la toile blanche avec le sang frais de votre gorge, l’encre laiteuse de votre sexe, l’humeur scintillante de votre iris sectionné.    


Pratiquez l’insurrection cinéphile, osez filmer la mort en face, quitte à user d’artifices de farces et attrapes, capturez le ravissement d’une femme au moment où elle défaille, laissez couler les larmes de vos personnages insufflés, pas manipulés.


Ne nous prenez pas trop au sérieux mais surtout au pied de la lettre, dépourvus du filet lexical des métaphores, gueuleton dégueulasse des artistes de salon, l’autre soir, aux Césars, aux Oscars, une bande de connards dérisoires en costards noirs, une rangée d’utérus endimanchés dans leurs robes du soir et leurs rires obscènes d’héritières, leurs pleurs de crocodiles célèbres.


Imaginons une inversion de règne, un renversement de royaume, les maîtres maintenus par les esclaves chus au même point de vue : au coin du feu, les chiens ne racontent plus des histoires mythiques à propos d’humanité autrefois dominante, mais les ombres de l’écran chuchotent au sujet du public évanoui, évaporé, enfui.


Sur les sièges vides, dans le silence velouté de l’antre désert, les silhouettes ne projettent aucune ombre, et les paroles polyglottes n’impactent nulle oreille humaine ; avènement des songes mécaniques, épiphanie électronique ou maltaise, spectacle permanent à guichets définitivement fermés.


Ainsi va le labeur du mineur dans sa mine forée à la pointe d’une mine numérique, car dans chaque utopie réside la tumeur d’une dystopie, dans chaque projet la séduction d’un massacre, dans des appels au meurtre bienveillants la lame tangible d’un coutelas.


Des files d’adeptes célébrant une messe finie depuis longtemps, des files de rationnement dans la guerre douce du virtuel, des files de cadavres entassés dans les sarcophages des témoignages reconstitués, et tout au bout de l’allée, Eurydice rejouant son strip-tease, pantalon baissé de la pensée, onanisme du capitalisme sacralisé en horizon ultime, annexant les alternatives, les chemins de traverse, les dissidences inoffensives.


La gueule des opposants, cependant, et la portée infime de leurs ressassements, de leurs ressentiments, ne laissent pas d’espoir sur ce bord, et une fois l’opium des chapelles profanes dissipé, quoi donc à se mettre sous la dent aiguisée, jamais rassasiée de promesses, d’ivresses, de tours de manège dernier cri ?


Un soupçon de passion, de lucidité, de rage et de partage, essayons cela, au cinéma et dans la supputée réalité, concorde provisoire de subjectivités synchrones – malheur à celui par qui le scandale épistémologique arrive, qui s’écarte de la doxa, qui n’assimile pas que rébellion = récupération ! –, film analogique soumis à des sauts imprévus, les griffes du mécanisme existentiel pouvant louper la perforation de l’unisson.


Oui, finalement, alors que la nuit tombe sans bruit sur la ville provinciale, dans cet hiver méconnaissable, félicitons-nous de nos faillites, réjouissons-nous à nos funérailles.

Le temps de changer, de se réveiller, de rugir et de serrer dans ses bras, se conjugue à l’indicatif, à l’envie, à l’arraché, foyer vif à nouveau volé afin de nous éclairer a giorno, de nous obscurcir contre l’aveuglement, de cautériser nos blessures – le meilleur reste à conquérir, à l’intérieur, en solitaire, à plusieurs, la fenêtre aventureuse ouverte au grand air.  
                       

La Terre vue du ciel : Notes sur les drones

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Ivresse sereine des sommets…



Surveiller et punir, façon Foucault ? Survoler pour chérir, plutôt.


Si la vidéosurveillance urbaine nous réduit tous à des Joseph K. somnambules, épiés, épinglés sans pitié par l’objectif cyclopéen, ne connaissant la liberté du regard qu’à travers des angles morts et du hors-champ, le drone nous accorde la métamorphose non douloureuse en Icare, enfin délestés de la pesanteur polymorphe, grâce à un engin téléguidé à la portée d’un gamin un peu expérimenté, presque un joujou baudelairien nanti d’une saveur de haute technologie.


Dans les supermarchés de la sinistre société des loisirs, les cartons garnissent les rayons, friandises pour adultes, amateurs ou mateurs.


Avec cet objet léger, on peut désormais se passer de télescope et de jumelles, glisser en douceur jusqu’à la fenêtre de la chambre d’une jeune fille en fleurs et en sous-vêtements, jusqu’au toit du bâtiment officiel ou industriel, jusqu’aux zones de conflit où les fourmis armées s’exterminent avec une inlassable énergie, pour un bout de terre, un verset de religion, un éclat de diamant ou une ethnie impie.


Naguère avion-espion loué pour sa furtivité, a priori indétectable sur les radars, à peine signalé dans l’air par le bourdonnement qui lui donne son nom, l’invention militaire occupe maintenant le domaine civil et cumule les usages divers, du ludique au clinique, du sportif à l’artistique.


Terrain de football, plateau de cinéma, théâtre des opérations, scènes d’intervention des secours : le drone devient un compagnon d’effort et de confort, capable de visualiser à distance et d’assez près l’ampleur des dégâts, la dimension du désastre, la taille des réjouissances et la hauteur des hourras.


Sa généalogie démocratique et totalisante, sinon totalitaire, rappelle bien sûr celle d’Internet, autre maillage pandémique, numérique et physique de l’espace, à base de câbles sous-marins, d’ondes et de relais, d’une norme informatique permettant la communication mondialisée.


Langage binaire, code aujourd’hui appris à l’école, traduction du réel en suite de chiffres et sa modélisation en deux ou trois dimensions : bienvenue dans le monde comme volonté et représentation assez peu schopenhaueriennes, quoique.


L’œil froid de la caméra, embarquée non plus à bord d’un véhicule de police, de journaliste, greffée négligemment sur l’épaule d’un gardien de l’ordre légaliste et consumériste, mais dans son petit aéronef de fortune ne coûtant plus une fortune, OVNI du dimanche substitué au ballon rond dans la transmission virile père-fils, scrute ce qui nous surplombe, se déplace à notre place, grimpe à la verticale le long d’un mur comme Dracula autrefois, comme l’Arriflex sans complexes de Dario Argento dans la nuit romaine humide et enténébrée.


La grue, la Louma, la dolly, le steadicam, prodiguaient une majesté, une rapidité, un flottement encore porteurs du sceau humain, variations autour de la grande échelle des pompiers, du wagonnet de chemin de fer, du harnais de parachute ou du gilet pare-balles.


On percevait naturellement dans la technique l’empreinte humaine, de la même manière que le capot soulevé d’une voiture de luxe ou de sport, particulièrement allemande ou italienne, sert de carte mentale des ingénieurs-constructeurs, les identifiant avec une précision horlogère et conceptuelle imparable, pas si loin que cela du labyrinthe cérébral de Kubrick dans sa villégiature infanticide et enneigée.


Ce sentiment, cette sensation de spectateur, ne disparaissent pas dans l’utilisation du drone, mais l’on se retrouve pour ainsi dire dans la position du rebelle brésilien de Terry Gilliam, ange et samouraï survolant la grisaille de son univers, lové dans son champ très blanc de nuages, avant qu’une bonne lobotomie ne l’envoie définitivement dans une utopie psychique sans retour, au sein d’une idyllique ruralité féminine ensoleillée.


Observer des images prises par les drones, très reconnaissables dans leur injuste plénitude, stabilisées en douceur par le gyroscope intégré, équivaut à contempler un panorama apaisé, conquis, délimité mais ouvert.


Le satellite moucharde entre les étoiles, capture la petite planète, annule les frontières nationales, épingle martiale et commerciale plantée dans la voie lactée, en orbite docile et un jour au rebut, dans les funérailles sans cérémonie de l’oubli, de la chute, de la désactivation causée par son obsolescence.


Qui dira jamais la douleur du voyageur de métal réduit à l’errance pascalienne, à polluer l’éther en silence dans son agonie de machine ?


Son spectaculaire relève de la géographie, tandis que les robots extra-terrestres cartographient mélancoliquement et en solo la Lune ou Mars pour tous les mioches ou leurs papas férus d’astronomie, voire de cinéma de drive-in biberonnés à la SF enfantine.


Les drones à taille humaine, quelque part entre la maquette et le boomerang, chiens optiques fidèles et obéissants, ne s’aventurent pas si haut ni si loin.


Une réglementation les encadre et les enracine aux mœurs de la communauté, en faisant l’adjuvant utile d’une mission ou d’une récréation.


Alors que le beau réconcilie et que le sublime terrifie, pour reprendre une perspective kantienne, le drone nous invite à une balade tranquille, à un parcours serein au-dessus de nos villes, de nos champs, de nos monuments, tout emplis de sa gracilité de dirigeable bis, l’ascension par procuration délivrée du poids matériel des courants d’air, du vertige, de la flamme incertaine.


Nous contemplons sans risque et sans danger les espaces offerts, point de vue imprenable mais à saisir facilement, pour quelques sous et l’apprentissage simple du maniement, nous nous dirigeons vers l’horizon sur les ailes invisibles de mécanismes aux allures de libellules ou d’araignées génétiquement modifiées.


Plus de pertes pour l’armée, rien que des cibles en infra-rouge, ombres thermiques à dégommer fissa du côté de Gaza ou dans quelque autre bled au toponyme imprononçable de l’Orient proche, éloigné, dans la distance sélective des médias.


Guidé par cet avatar de la chouette à paillettes de la mythologie grecque réincarnée par les mouvements arrêtés de Ray Harryhausen, on n’encourt nulle avanie dans cette navigation dédoublée, doués du don d’ubiquité.


Au sol et dans les airs, ici et là au même instant, petit dieu de chair et de sang, le pilote dans la cour de son jardin, sur sa chaise longue, sur un quai de capitale, à l’abri de Roissy, où O finit par perdre la vie, oriente sa découverte virtuelle, ne fait plus qu’un avec le dispositif et s’en dissocie cependant, épiphanie d’une schizophrénie inoffensive, à moins de causer un crash lors d’une rencontre avec un cockpit, un bout d’aile, un moteur d’aéronef bien plus imposant, gorgé de passagers fragiles, trajectoires croisées pour le pire en feux d’artifice annihilant tous les déplacements et les fictions furtives.


RAS, pour l’instant, le ciel accueille l’artefact dans sa cuirasse d’insecte, les clochers sourient à cet avatar du professeur Simon, scientifique dépourvu de corps mais point d’esprit, sa matière grise en suspens dans un pareil appareillage, durant l’odyssée adolescente d’un certain Capitaine Flam.


L’hélicoptère, pas seulement celui de Carpenter en Antarctique, oiseau de proie, de mort ou de tourisme, ne saurait rivaliser avec ce gadget magnifique nous donnant à voir la neuve beauté du cadastre et du détail insoupçonné des cathédrales de pierres, ultime refuge économique et graphique d’âmes éprises d’idéal, d’un au-delà spirituel, advenu par la grâce de la magie blanche, inversion salutaire de l’œil biblique et scrutateur du coupable séminal immortalisé jadis par Hugo.


Nos crimes pardonnés par les drones prévenants, c’est-à-dire parfois commis par eux, le champ des possibles se déploie, comme au premier matin de la conscience, tous les yeux grands ouverts sur leur tombe radieuse et printanière.                   


Les hommes, tellement malheureux de vivre, en dépit de l’ambroisie alentour, se consolent avec des films, des livres, de la musique, avec un visage sage et des bras aimants, avec des enfants sauvages et des rêves trop grands pour eux-mêmes.

Au royaume du produit, de l’ADN, du recyclage, de l’asphyxie, le drone, mine de rien, les autorise, quelques minutes, le temps d’un reportage, à respirer, à souffler, à s’élever librement. 
                        

The Sea is My Brother : The Lost Novel : Une bouteille à la mer

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Chérir dans la mer le miroir baudelairien de son âme… 



Le volume, en double exemplaire, comme les deux personnages principaux de l’histoire, nous attendait au milieu des articles déstockés, parmi d’autres titres en VO et en poche, du David Baldacci, du Nicholas Evans et même un Stephen King impromptu, celui des excellentes, éprouvantes, étoiles mortes de la nuit noire, amputé, cependant, de son indispensable postface, où il défend l’art du récit et s’explique sur la noirceur terriblement réaliste de certaines nouvelles du recueil.


Hasard, synchronicité jungienne, destinée rêvée : chaque texte, dont celui-ci, le sien et le nôtre, peut être assimilé à un message dans son sarcophage de papier, adressé, via le verre de la lecture future, verre protecteur et de l’amitié, au passant et passeur à venir.


Entre nos mains fraîches du mois de mars très doux, dans notre esprit qui croisa naguère, à l’université puis après, sa route récemment redécouverte grâce à l’édition intégrale dite du rouleau, et salua brièvement ses clochards célestes, sous nos doigts en train de saisir cet article durant ce dimanche nuageux, les premiers mots ou presque de Kerouac reprennent vie, ressuscités par son beau-frère et une éditrice énamourée pourvue d’un joli prénom idoine, Dawn Ward.


Un roman faussement maritime, vraiment autobiographique et métaphorique, définitivement inachevé, des écrits de jeunesse répartis entre nouvelles policières, journal intime, pièce de théâtre, portraits de villes, New York et Washington, au début des années 40, une correspondance avec un condisciple idéaliste et sentimental, pléonasme, bien sûr, bientôt mortellement touché en service militaire et sanitaire, composent l’ouvrage, paru, alors relié, en 2011 en Angleterre.


Kerouac, écrivain américain à la fois par accident biographique et nature géographique, truffant ses lettres de termes français, aspirant à parcourir sa Frontière à lui, relire pour de vrai le mythe étasunien de l’exode vers l’Ouest, à rencontrer de vrais gens, comme le réclamait Cassavetes, sans s’assujettir à des partis, des idéologies, des confréries, deviendra bientôt lui-même, à son corps usé défendant, une icône de la prétendue contre-culture, le héraut malgré lui d’une génération béate et battue.


Rencontres décisives avec Burroughs et Ginsberg, beuveries dans le Bowery, prostitution bisexuelle, drogue et foi, christianisme et bouddhisme, deuil impossible d’un frère, sympathies polémiques, par exemple, se dire favorable à la guerre au Vietnam, et haines jalouses d’amant déçu, cristallisées dans le jugement lapidaire très sévère d’un certain Truman Capote, célébrité frisant l’hystérie mais décès d’alcoolique dans la pauvreté, dans la famille et la petite ville infineregagnées, havre des saints de province, en époux de la sœur de l’ami épistolaire, de surcroît, autant de jalons d’un parcours exemplaire et réduit, singularité autant que réminiscence d’illustres prédécesseurs, Poe, pour ne penser qu’à lui, pas bi mais épris de sa jeune cousine maladive, ce qui ne vaut guère mieux, pas vrai ?





Adulé, honni, personnalité clivant la critique et le public au-delà de la tombe, Jack nous invite à suivre quelques jours dans la vie d’un maître-assistant, ou son équivalent local, avide d’horizon, et d’un marin au cœur brisé patraque à chaque escale.


Le premier, Bill Everhart, manque d’air, entre un petit frère, une sœur hostile et un père invalide ; le second, Wesley Martin, respire à terre à la façon d’un poisson en train de s’asphyxier.


Leur solitude et leur malaise existentiel spéculaires vont s’associer au cours d’une soirée, dans un bar-cafétéria à l’ombre du campus de Columbia, avant de se nouer, sur un coup de tête, à bord d’un cargo de la marine marchande à destination du Groenland, ravitaillant les troupes et rapatriant les blessés de la Seconde Guerre mondiale dans son sillage commercial.


On boit, on parle, on écoute Billie Holiday, on débat de politique et d’engagement, on fait du stop, on dort à la belle étoile et on couche avec, dans le même lit, en tout cas, une fille d’une nuit, l’aimable Polly, on revoit brièvement, pour le passage le plus émouvant du livre, avec la discussion paternelle de Bill avant son départ, la femme d’une vie, Edna, mariée trop tôt, abandonnée trop vite, au profit de la mer et de ses hommes taciturnes, solidaires.


À bord, on boit encore, on se bat un peu, on joue aux cartes, on récidive le débat idéologique avec Nic, le moustachu lecteur d’une vie de Staline en français, on écoute le cuisinier noir, Glory, qui ne travaille pas à l’Overlook, fredonner son blues sudiste, ce qui nous ramène au poète traduit par Baudelaire et Mallarmé, dédié à Louise, sa promise perdue, on effectue les tâches de routine, on se plie aux exercices de sécurité, on admire la clarté lunaire dévoilant l’imposant destroyerescorteur comme en plein jour.


Le manuscrit, 158 pages devenues 127 imprimées, se termine par une prière collective sur le pont, au crépuscule lavande, au large de la Nouvelle-Écosse, Wesley à la proue, figure romantique dénuée de poésie, coquetterie que le romancier déconseillait aux jeunes scripteurs, pourtant évocatrice dans sa présence lourde, éphémère, au monde.


La prose individuelle, factuelle, sensorielle et sensuelle de Kerouac rend sa galerie vivante, attachante, parfois poignante. 


Les deux visages de l’auteur, homme de mots et d’actes, de passion et d’indifférence, s’incarnent à chaque phrase, à chaque répartie.


Burroughs, avec un truisme volontaire, résuma le caractère et la pratique de son ami : écrivain, Jack écrivait, vraiment, sur des carnets, au bord de croquis, sur une machine à écrire malmenée avec dextérité, cela, nous dit-on, dû en partie à la fréquentation de l’imprimerie de son géniteur.



L’évidence de son talent, de ses lectures, Melville et Coleridge à l’ouverture et à la fermeture, la fiction nourrie à la vie, traduite à partir des récits du diariste, la sensibilité des esquisses, masculines et féminines, les grandes oppositions stylistiques et thématiques, fondatrices et fondamentales, qui lui permettront d’ériger sa bibliographie – narration/dialogue, structure picaresque/courant de conscience, nature/culture, individu/société, politique/spiritualité, cinq couples ne visant pas l’exhaustivité – apparaissent dès 1943, sous une plume âgée de vingt-et-un ans à peine.


Ni chef-d’œuvre liminaire, ni fond de tiroir dispensable, ce roman perdu mérite largement sa redécouverte, soixante-dix ans après sa rédaction, en dépit de l’appréciation péjorative de son signataire, à l’instar des nouvelles et des lettres qui le prolongent, l’annoncent et l’accompagnent, formant un tout organique, mélancolique, prometteur et rempli de ferveur, de stupeur, aussi.


Wesley sait parfaitement qu’il gâche ses jours, et la bouteille jetée, cassée, résonne en symbole de toute cette futilité.


Mais à travers les conversations enfumées, imbibées, les corps féminins caressés, traversés, les voyages désirés, redoutés, il ne s’agit que de vivre ici et maintenant, de vivre enfin au présent, infime sur l’océan, à la merci d’une torpille, entravé au sol, en prison pour tapage nocturne, desséché par des cours purement livresques.


Les deux hommes, amis et, qui sait, un peu plus, âmes sœurs davantage qu’amants, bien que Kerouac s’amuse de son propre homoérotisme, avec le personnage de Danny Palmer, apollon communiste aux yeux bleus et à la blondeur irrésistibles, sidérant l’universitaire transformé en bourlingueur, respirent et nous font respirer l’air vicié de la métropole, l’air ouvert de l’eau verte et grise.


La quête existentielle de ces Marius US nous parle encore, dans son inachèvement, ses imperfections, sa jeunesse attristée, tandis que la lucide candeur de Kerouac dialogue avec la vie furieuse selon Nicholas Ray ou les maris assoiffés de John C., boucle bouclée pour un cinéphile louant Welles, Renoir et Charles Boyer.


On peut certes préférer la puissance poétique du hurlement d’Allen, l’eschatologie sardonique de William Seward, l’un de nos phares d’adolescence, que nous connaissons mieux, qui répond plus à notre tempérament, avec lesquels il finit d’ailleurs par se brouiller, l’énergie de Jack, sa volonté d’aller au-devant de l’autre, de partager avec lui un bout de chemin, de turbin, de méditation ou de souvenir, son flot de mots précis, musical, même ici, même à ses débuts, valent mieux que sa légende reniée d’ancêtre des hippies, d’inspirateur d’utopies vagabondes vaguement orientales.


Kerouac mourut en 1969, année du sexe, de Woodstock, du supposé pouvoir des fleurs, déjà souillé par la boue d’un concert en rappel du placenta de Sharon Tate et en présage du cérumen des grandes oreilles de Nixon.



Que le lecteur, anglophone ou non, veuille bien, s’il lui plaît, s’il nous fait confiance, se replonger dans ses textes, notamment celui-là : on l’assure de dénicher quelques pépites, d’explorer en sa compagnie une autre Amérique, liant étrangement celle de Jack London et John Steinbeck à celle de Bret Easton Ellis.


La pauvreté, la dignité, l’identité, la colère, la solitude, l’absurdité, la folie, l’immensité du territoire et la petitesse des vies, l’amitié entre hommes, la présence fugace des femmes, l’écriture pour rendre compte de l’extérieur, saisi dans l’heure de la sensation vraie, dirait Peter Handke, le livre commençant par une marche et une pomme croquée, double épiphanie matérialiste du corps, du désir, du paradis perdu et tant pis, car l’on vit bel et bien dans le mouvement, dans les fruits parfois amers des échanges, des retrouvailles, des adieux, lié à une intériorité libre et féconde, fidèle à sa création, à son ambition, tout ceci frémit ici, et l’on n’en demande pas plus, et l’on remercie le croisement des trajectoires.


La mer, mon frère ? Oui, et plutôt ma mère, nous murmurent nos origines sudistes, méditerranéennes, à l’opposé de l’ancrage breton de Kerouac, mais avec ces huit chapitres, ces bouts de textes, cette amitié effilochée, tranchée par la mort prématurée du trop tendre Sebastian Sampas, cet ampleur entrevue, ébauche d’un univers et d’un phrasé, littéraire, de jazz, à compléter par l’imaginaire, les livres accomplis, son odyssée séminale nous le rend éternellement fraternel et précieux, de plein droit observateur, acteur et reporter d’une humanité perçue en communauté impossible, en tissage de destins et de discours finalement inconciliables, limités à des tangentes, des parallèles.


Nous ignorons si le dernier Jack sut trouver cette sérénité, cet accord, qu’il chercha toute sa courte vie, qui motivent Bill et Wes dans leur fuite liquide, qui poussent certains d’entre nous à ouvrir un livre, à regarder des films, à écouter de la musique, éventuellement à se fournir en produits illicites ou en amours rémunérées.


Bien prétentieux ou inconscient celui qui prétend parvenir à son éden privé, songe en outre à le propager, à le vendre alentour, à l’instar, disons, hélas, d’un David Lynch.


Jack Kerouac, écrivain depuis toujours, parce qu’un véritable écrivain écrit tout le temps, et même avant d’écrire, et même quand il n’écrit pas, livre ainsi de manière posthume un portrait peu joycien de l’artiste en marin.


Écoutons notre cœur, notre mémoire et notre souffle vital afin de grimper avec lui sur un bateau intérieur, le cap mis sur n’importe où hors du monde, à l’exhortation de Baudelaire, ou, moins sataniquement, sur ces mers que ne cartographie aucune carte, que ne quadrille aucune loi, que névitent que les graphomanes cyniques et les amateurs de succès de librairie.

Elles se nomment littérature, écriture, conscience, enfance, immanence et transcendance – êtes-vous prêts à vous y aventurer à votre tour ?   



Casanegra : Les Nuits fauves

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Aspirer, respirer, inspirer, expirer, dans la part d’ombre et vers la lumière…  



On aimerait vraiment aimer, car ce cinéma-là, du Maroc, qui existe et reste à construire, demeure ici méconnu, mal distribué, presque uniquement diffusé dans l’espace réservé, donc discutable, des festivals.


Il existe à Paris, paraît-il, des dizaines de boutiques dites asiatiques, en relais de discographies et de filmographies estampillées mineures, face à l’insatiable et installé ogre américain.


Si les imaginaires chinois, indien ou sud-coréen se montrent aujourd’hui assez accessibles, en raison de leur poids économique, de leur reconnaissance critique et de la curiosité mesurée du public occidental, l’homologue maghrébin peine à essaimer, la faute à des problèmes surtout structurels et promotionnels.


Le deuxième (trop) long métrage de Nour-Eddine Lakhmari, à sa sortie en 2008, connut le succès, suscita le débat, empocha plusieurs prix et convainquit moins ailleurs, par exemple dans l’Hexagone.


Reconnaissons-le d’emblée : il meurt très vite, tué par une suspension de crédibilité survenant durant une scène de violence conjugale, le comble, pour ainsi dire.


Le scénario, anémié, ressassé, accumule les redites et se perd dans un épilogue désinvolte et itératif, chemise rose incluse, au sein duquel le caractère inoffensif de l’entreprise se dévoile de manière pénible.


Film sous influence US, faux polar au carrefour de la chronique sociale, du portrait générationnel, de la comédie dramatique et de la romance, ce revers assumé, documentaire adouci d’après la réalité de la ville blanche, sa face noire exposée de façon sincère mais superficielle, se place sous le signe d’une césure entre la mémoire et la modernité, la candeur et le trafic (pas seulement de cigarettes), l’aspiration à partir et le surplace (des deux héros, de la fiction).


Le réalisateur, homme que ses propos sur DVD laissent deviner humble, enthousiaste et généreux, abuse de contre-plongées, de travellingslatéraux et de courtes focales, comme beaucoup néantise l’impact des coups via l’usage d’une shakycam (gardien corrigé par Karim).


Penser aux gangsters frimeurs et attablés de Scorsese, aux petits veaux provinciaux de Fellini, aux anges déchus de la banlieue romaine fréquentée par Pasolini ?


On songe plutôt, hélas, à Besson, voire à Beineix ou Jeunet, dans ce souci de la jugée belle image, au détriment de la chair et des émotions des personnages, le cynisme méprisable, le lyrisme maladroit et l’humour sinistre en moins.




La masturbation du beau-père esseulé créa quelque émoi là-bas, mais l’on tique davantage au tabassage décomplexé d’un travesti parvenu, raciste et vidéaste, finalement tout heureux de se faire défoncer la face, sourire compris.


Faut-il pour autant refuser cette virée, ne pas embarquer pour ce voyage familier, puisque l’on y retrouve, en arabe cru et dans un cadre urbain peu exotique, à l’exception d’un ou deux palmiers, les travers universels d’une certaine contemporanéité (pauvreté, délinquance, inégalités, désespérance, consumérisme, sentimentalité, instrumentalisation, dilettantisme) ?


Certains éclats rendent cependant la traversée (de la Méditerranée) infine profitable, certains moments ou plans dessinent en filigrane une œuvre rêvée, adulte et puissante.


Notre cinéaste, à défaut d’apporter un sang neuf à une mythologie cinéphile issue de l’expressionnisme allemand – il se réclame d’ailleurs de Lang, et sa Casablanca à lui lorgne souvent vers la Metropolis de Fritz, par sa masse, sa hauteur, son absence de pitié envers les individus, tressées à une proximité culturelle et savoureuse de village sudiste –, dirige bien une distribution à l’unisson.


Anas El Baz, Omar Lotfi, les deux amis inséparables, opposés, complémentaires, Mohamed Benbrahim, le truand au survêtement vert, épris de son clebset de sa perceuse, Driss Roukhe, le compagnon chauve et frappeur, Hassan Essakali (dédicace finale au comédien décédé), patron de poissonnerie porté sur l’exploitation ouvrière, Haitham Idriss, l’autiste à la tortue, méritent ainsi des louanges, parviennent à insuffler un peu de vie à des silhouettes limitées de (mauvaise, pas manichéenne) BD.


Du côté des dames, Raouia en barmaid et repos du racketteur, Fatima Harrandi et Touria El Hajjaji, mères courageuses, blessées ou exilées, ne déméritent pas, loin de là, mention spéciale à Ghita Tazi, aristocratique, francophone et lumineux objet du désir de Karim (du nôtre itou).


Sa danse séduisante et sensuelle en robe rouge rappelle celle de Maruschka Detmers devant la caméra de Ted Kotcheff, tandis que son baiser au « minet », dans la pénombre de son magasin d’antiquités (ils soulèvent ensemble la lourde allégorie d’une justice aveugle, d’un amour aveuglé), vibre de sa domination tendre de femme divorcée, avec un enfant et des amies, bourgeoise indépendante rencontrant charnellement le trafiquant de quartier, au cours d’une nuit d’étreintes pudiques.


Regrettons sa preste disparition diégétique et consacrons une ou deux lignes à ce qui nous semble être le cœur battant du film, la cause principale de la colère rageuse et brusque du comparse d’Adil, courant noir et furieux tapi sous sa belle gueule d’ersatz de Bogart (il fume et déambule, encore et encore).



Son père muet, invalide, incapable de se rendre aux toilettes, de faire sa toilette, tout seul, qui trima trente ans dans l’entreprise du négrier pendu au téléphone, grand seigneur croyant faire une faveur en embauchant son fils chômeur, procure les moments les plus poignants du film, ceux où il quitte enfin les rivages convenus de « l’emballage », histoire d’user d’un mot français du dialogue, la précision apprêtée du story-board et le luxe creux du Scope, afin de saisir une relation père-fils dans son amour mêlé de rancœur, dans son dévouement lié à la contestation.


« Comment as-tu pu passer autant de temps là-dedans ? » demande en substance le jeune homme au vieillard, le premier, cigarette au bec, le second, silencieux, ses pauvres mains de travailleur pauvre et d’employé « exemplaire » agitées de soubresauts incontrôlables, à force de nettoyer du poisson debout, toute la journée, bouche scellée.


Autour d’eux, la douce nuit marocaine cerne leur banc, îlot sans réponse au milieu d’un fossé d’existences et d’un constat de maltraitances (professionnelles) évidemment transposables ailleurs.


La tendresse impuissante, insuffisante, des fils envers leurs mères, manifestée lors d’un départ rapide dans une gare, une liasse de billets donnée sous la table, vite cachée sous la tunique, une larme coulant plus tard dans l’autocar, sous le voile et dans le retour au bled hostile, représente le verso de cette communication impossible, pourtant vitale.


On retiendra pareillement le générique prometteur et programmatique, natures mortes nocturnes de la métropole assorties d’un saxophone élégant et plaintif, sans « réplicants » ni moutons électriques (mal) adaptés de Dick, d’un berger allemand le museau enfoui dans les poubelles, espace architectural et théâtral pour la tragi-comédie à venir, et les vues en hauteur, depuis un toit squatté, prises dans l’aube glacée, polluée, ou la grande artère remontée en scooter, les deux hommes ivres de leur amitié, de leur complicité, de leur liberté provisoire et problématique (le prologue les montre talonnés par la police, en arrêts sur images lapidairement identitaires).


Cela, sans doute, ne saurait suffire, et l’opus ne parvient pas à épouser le bel élan du mélodrame, sa jeunesse embourbée dans le paraître (le costard fait le loubard), alourdie par ses velléités, ses rêves utopiques et nordiques (la Norvège après la Suède, une carte postale en chassant une autre, entre les mains « enflammées » d’Adil).


La tentative, forcément échouée, d’injecter un tranquillisant à un cheval favori, aussitôt enfui – arnaque à la course hippique en écho à la razziaultime et hustonienne de Kubrick, bien sûr – paraphe le ratage du film lui-même et l’espoir, qui sait, de voir un jour son auteur illustrer une autre fois, avec plus de brio et de nerf (un plan en grue, poursuivi au steadicam, affiche une virtuosité un peu vaine, dans le sillage du prêteur impitoyable), le destin d’êtres humains aux prises avec l’emprise d’un environnement, radieux dans le plaisir d’exister, d’aimer, de se projeter au-delà, de « Casa » ou d’ailleurs.



Dans son autofiction poétique et narcissique, pansexuelle et duelle, triviale et létale, Cyril Collard emportait le spectateur (et une classe d’âge) à sa suite, partant du désert oriental, illuminé par Maria Schneider, pour y retourner en majesté, nudité, dans la contemplation d’un horizon immanent et d’un mystère imminent.


Souhaitons par conséquent à ce cinéma-là, avec ses particularités, ses difficultés, ses possibilités, de grandir et de rayonner à la mesure d’une culture, d’une pensée, d’une foi (caricature malhabile d’un « barbu ») et d’une harmonie, celles, disons, en toute laïcité, royale ou pas, de la mosaïque d’une mosquée, des arabesques ornementales d’un maison commune, assemblage dédié à la beauté, à la divinité, réponse apaisée, féconde, mathématique et rythmique, aux hommes du présent, ardents, désespérants, attendrissants, perdants et grands enfants violents.

Oui, Casablanca, cité contrastée naguère fantasmée par Curtiz en territoire historique, cosmopolite et méta (avec ses avatars nostalgiques et pénitentiaires, à Alger ou Tanger, explorés par Duvivier ou Cronenberg), au travers d’un parcours à faire blêmir les agences de tourisme, vaut bien ce vœu esthétique, politique, hypothétique, alors réalisé dans l’avènement d’histoires subjectives et documentées, enracinées dans leur ouverture fraternelle au vaste monde, des deux côtés de l’écran, des deux bords de la mer médiane et originelle.         
      

Les Visiteurs du soir : Aspects du journal télévisé

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Droit dans les yeux, jusqu’à l’aveuglement…



Un générique, un visage ou une voix off, un sommaire, des rubriques, des enchaînements, un invité ou un spécialiste, une durée : le journal télévisé de TF1 et France 2 déploie chaque soir sa parade monstrueuse, sa litanie structurée, son inoffensive foire aux atrocités.


Nous ne manquons aucun rendez-vous, il ne faut pas, cela ne se fait pas, l’on doit se tenir au courant, piles humaines reliées les unes aux autres, de l’actualité sélectionnée, minutée, de la marche du monde quotidienne vers l’abîme, dans l’immobilisme antique de la fureur, de la laideur, des commentateurs.


Rossellini le soulignait dans ses fragments autobiographiques, l’alunissage extraordinaire de 1969 se vit vite dégradé/rétrogradé à un événement spectaculaire, un son et lumière perçu à travers l’écran, en bichromie noire et blanche au format carré, réduit, de la petite lucarne.


Le doute remplaça presque aussitôt la ferveur, la rumeur homérique aux mille bouches parlant à découvert dans l’ère du soupçon et des désillusions de la décennie 70.


La planète morte, avec sa face sombre mise en pleine lumière, dans une fenêtre domestique ou urbaine (rangées de téléviseurs dans la vitrine des magasins d’électro-ménager, nouvel autel de la modernité consumériste), ressemblait en effet un peu trop à un plateau, le hors-champ relégué à l’imagination, le découpage de la Frontière stellaire limité à un morceau de vaisseau, un drapeau de proprio, un casque reflétant l’objectif et un astronaute sans regard mais pas sans voix, conquérant pacifique d’un tombeau saturnien.


Près de quarante-cinq ans après, le module médiatique repose encore sur la trinité du spectacle, du questionnement, de la communauté.


Les observateurs peuvent bien noter quelques changements, une couleur de peau différente et fugace, la présence des femmes et leur quasi suprématie dominicale, les jambes récupérées, exposées, à la faveur d’un plan d’ensemble annonçant la seconde partie ou la fin du programme, non plus compas truffaldien facteur d’équilibre et d’harmonie, mais signe retenu de détente et de départ, le présentateur, naguère amputé, abonné au portrait, regagnant la possibilité de son mouvement (grâce féminine, robe longue et escarpins sages, accompagnée par un travelling chorégraphié), les fondamentaux formels, eux, ne bougent pas.


Le petit homme au centre de sa machine à voyager dans le temps, dans le présent déjà au passé, dans la mémoire sentimentale du téléspectateur (la nostalgie se vend toujours bien, son baume réactionnaire généreusement et cyniquement appliqué sur nos douleurs de grands enfants pleurant dans la grisaille), évoque bien sûr le sous-marinier misanthrope, l’aventurier immobile de Verne, toutefois délesté de son orgue et de son terrorisme.


Le corps du présentateur, surtout celui de la présentatrice, dirons-nous, spéculaire et en direct, conjure le vide, la solitude, l’exclusion.


Les déclassés de tout ordre se chauffent encore un peu au foyer des drames, des déclarations, des divertissements, qui leur donne l’impression de participer à leur échelle, suivant leur disponibilité, à une réalité absurde, mesquine et meurtrière, hors d’atteinte et repeignant pourtant les murs du salon avec du sang, du sperme, des larmes, une fois passé le préventif avertissement d’usage sur sa sensibilité possiblement choquée (pouvoir heuristique des reportages, quand la rue, dans sa banalité nauséeuse, ne nous atteint plus).


La pornographie sexuelle reculée après minuit, celle de la violence – l’expression « pornographie de la guerre » naît dans le sillage du Vietnam retransmis – s’exerce à l’heure dite du rituel médiatique, et nous mastiquons nos repas épicés par la faim d’autrui, mon ennemi, mon frère, qui te lamentes loin ou d’un peu trop près, dans ton baragouin ou ma langue écorchée, et qu’y puis-je, sinon continuer à avaler toutes ces couleuvres, désormais en HD ?


Laissons volontiers les sémiologues ânonner à la suite de McLuhan à propos du chaud et du froid, du tribalisme et de l’individualité, de la désinformation et des ravages du montage, paresseuses tartes à la crème critiques.


Oui, le journal télévisé met en scène la parole (hommes politiques ou acteurs transformés en VRP de leurs idéologies, de leurs films), il traduit le monde, le donne à saisir, recevoir, digérer, selon des formats, des grilles, des intérêts divers et variés, mais n’importe quel bambin, contrairement à ce qu’affirment les psychologues, ne saurait confondre son univers imaginaire avec la dimension des adultes, a fortiori encore moins avec l’empire des images, diffusées en substitut laïque des messes unificatrices d’autrefois.


Le prêcheur évanoui dans la nature cathodique, pas si catholique, ou au ballon pour avoir caressé d’innombrables garçons, se voit donc supplanté par un coryphée au brushing métaphysique, une grande fille toute sage et ambitieuse, un basque avatar de totem maya, une sylphide au patronyme célèbre (jeu des sept familles bientôt hermétique, la télévision, comme le formula Godard, fabriquant de l’oubli, le cinéma, des souvenirs).


Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, veuillez, je vous prie, tendre l’oreille (la TV telle une radio filmée, facilement suivie le dos tourné, dans une autre pièce de l’appartement) à la mélodie du malheur, au bruit du temps sanglant, irritant, exaltant, et ne prenez rien pour argent comptant, gardez à l’esprit la nature factice, facturée, manufacturée, de l’édifice éphémère, un peu rapidement étiqueté quatrième pouvoir.


Une pénurie de lecteurs sanctionne la presse écrite, les réseaux sociaux se révèlent souvent agoras aux relents d’égouts, la bande FM s’autodétruit, depuis sa dite liberté, en publicités bruyantes, en musiques matraquées, en pépiements d’animateurs décérébrés, ou alors se love dans la noble tunique de la niche culturelle, protectorat pour happy few, tellement au-dessus de la masse aliénée, que ces oracles ne cherchent même plus à réveiller, que crève le bon peuple, qu’il continue à se soulager en votant pour l’extrême droite, on s’en fiche, bien à l’aise entre nous dans notre réserve – mais le JT survit, phare au sein de la furie, des nouvelles technologies, des alibis analytiques dispensant de penser.


Le Canadien – celui de la galaxie Gutenberg, pas le cinéaste porté sur la flagellation de cette chère incendiaire de Debbie Harry – fusionnait le fond et la forme, rendait inséparables le message et le médium, transférant à la sphère documentaire (bien avant l’avènement du documenteur) les bases de l’activité artistique.


La valeur ajoutée du JT, par rapport à ses confrères moribonds ?


Le temps et le mouvement, caractéristiques deuleziennes du cinéma.


Ici, la représentation peut se poursuivre en temps réel, le breaking news amplifiant la sensation de déroulement physique d’une pièce de théâtre ou d’un opéra (le vent sur ma joue, ta main dans mes cheveux).


Ici, le ressassement, le replay, le ralenti et le changement d’axe réordonnent l’espace et la trajectoire des sujets, des cibles, à l’intérieur de celui-ci.


Le 11-Septembre, inspiré par la fiction hollywoodienne du genre catastrophe, la tuerie du Bataclan, en écho fortuit au grand massacre des vétérans de Peckinpah, se transmuent en boucles chronologiques, narratives, iconiques et abstraites (on pense à l’installation du Hitchcock psychotique décrite par Don DeLillo à son propre point zéro), agrémentées ou non d’un accompagnement musical (diaporama des victimes de Charlie Hebdo sur fond de Radiohead), rediffusées jusqu’à la nausée sur les chaînes dites spécialisées de l’information en continu (comme si le flux ininterrompu des dépêches d’agences, dans le liner en liseré, suffisait à pratiquer le journalisme, comme si taper sur le tambour informationnel, pour user d’une métaphore médialogue, équivalait à créer du sens).


Dans le studio-réalité plastiqué par la prose guérilla de Burroughs, nous errons tous ainsi à la façon de Delphine Seyrig perdue dans le labyrinthe itératif de Resnais (et Robbe-Grillet).


Tandis que Romero, au tout début de l’aube des morts, jouait les réalisateurs dépassés par le climat panique autour de lui, les régies d’aujourd’hui affichent un calme olympien de capitaliste repu (ou de censeur soviétique adepte du réalisme socialiste, voire de serviteur lénifiant des exercices sportifs, virils et humoristiques de l’impassible tsar Poutine).


Le mur d’écrans, plus solide qu’à Berlin, entre l’Amérique et le Mexique, les Israéliens et les Palestiniens, permet un panoptisme idéal, à l’unisson du quadrillage en ville de la vidéosurveillance, en réminiscences mises à jour des joujoux optiques du docteur Mabuse et de l’enfariné Tony Montana.


Le présentateur, avec son sourire enjôleur, avec sa phrase gimmick de salut – « Prenez soin de vous », « Merci de votre présence », « À demain, j’espère » –, la présentatrice, avec ses yeux d’améthyste (licence poétique chipée à Liz Taylor), nous regardent et ne nous voient pas, ne regardent personne, en vérité (je vous le dis), ce qui nous renvoie vers Nemo, trop occupés à lire sans faillir le texte du prompteur, la direction de leur regard paraissant orientée vers le nôtre grâce à un simple jeu de miroir, magie facile à deux sous, dérision essentielle de la communication, mais la TV et son journal ne cessent de nous regarder, de nous sonder, d’alimenter notre appétit d’images, de nous fournir notre pitance tragi-comique agencée en menu du jour, frais ou réchauffé.


Internet autorise et favorise le communautarisme, alors que le petit écran, le langage du grand adapté à sa novlangue élémentaire, élusive, globalisante (les mêmes images au même moment et partout), entretient à dessein l’illusion d’un partage national, d’un ensemble judicieusement insipide – réunir tout le monde, ne se séparer d’aucun –, même nappé d’un glacis politique (TF1 à droite, France 2 à gauche).


Le statut de Jean-Pierre Pernaut, présentateur sans prompteur, gentiment moqué par Houellebecq dans sa carte du territoire (il lui faisait effectuer un coming out presque aussi osé que la poignante lycanthropie télévisée de Dee Wallace hurlante, en larmes, chez Joe Dante), constitue une exception en soi, l’affirmation d’une spécificité disons régionale, rurale, patrimoniale, personnelle et mémorielle au sein d’un univers aseptisé (nul pour proférer de nos jours le mémorable « La France a peur » de Roger Gicquel, et pas certain qu’il faille s’en plaindre, à vrai dire), peuplé d’automates interchangeables, exilés au bout d’un unique tour de piste (arène médiatique de Cronenberg) ou bien remerciés par d’indécentes indemnités (trouble Claire).


L’information télévisée, produit comme les autres, ni plus sérieux, ni moins trivial, répond à ses propres impératifs catégoriques, sous le sceau du marketing (consultez donc notre application en ligne), de la promotion/production/collusion (cinématographie hexagonale perfusée aux chaînes publiques et privées), du storytelling gouvernemental ou d’opposition supposée (le scénario des annonces, des discours, des polémiques, s’écrit et se déroule en circuit fermé, allers-retours incessants entre les studios d’info et l’Élysée).


Piégés, des deux côtés du poste, dans un simulacre insaisissable, cernés à l’intérieur et à l’extérieur par un mystère dérisoire, insondable et vertigineux, sous le charme sidéré d’imageries promptes à masquer leur nature ontologique d’artefact (confondre la mort ou le sexe avec leur illustration, l’extase ou la déréliction avec leurs traductions imagées), nous essayons de sortir du film de nos vies, à l’instar de Rutger Hauer prisonnier complice du superbe et funèbre week-end Osterman, nous cherchons un semblant de vérité, de fidélité (celle des âmes, à défaut des corps, qui ne manquent jamais, in fine, de faire défaut), de sécurité, nous rageons et manifestons contre la précarité du travail et des lois injustes qui l’encadrent, oublieux du caractère prioritairement incertain de nos destins, de nos élans, de nos reniements.


Qu’ils n’en viennent pas, sans même y être invités, à nous vendre ce spectacle pour parole évangélique, doxa dogmatique, orthodoxie du réel, rendu, livré, entre nos quatre murs psychiques, en transparence absolue, en objectivité revendiquée – les valeurs éthiques, certes appréciables et indispensables, d’intégrité, d’impartialité, s’avèrent insuffisantes, insatisfaisantes, face à une transposition de la dite réalité via une caméra dont chaque angle signe celui qui le choisit, au moyen de mots dont chacun met à nu son scripteur-locuteur –, qu’ils se prémunissent d’adhérer à leur filtre invisible à force d’évidence, en clin d’œil à la lettre volée de Poe, ou à l’agent secret havanais de Graham Greene, escroc et démiurge accablé par l’authenticité de ses mensonges, et nous persisterons un peu, pas uniquement par masochisme, à les suivre d’un cœur conscient, en colère et indulgent (que celui qui ne se compromet pas, du haut de sa sainteté totalitaire, leur jette la première pierre), amphitryons au festin pas si nu de la table des hommes, de leur monde de chien, agrémenté des sandwiches de réalité, de la laitue des allégories dont parlait le gourmet Ginsberg.


Dans le flot incessant des mauvaises nouvelles, où brillent rarement l’éclat d’une voix, d’un regard, d’un paysage, les présentateurs nous servent de guide familier mais infidèle, honnête et pourtant peu fiable, sorte de Virgile numérique montrant le chemin infernal à Dante en quête de sa Béatrice (nous préférons, au hasard, le prénom d’Audrey, cela ne regarde que nous).


D’autres solutions existent – fracasser le téléviseur façon Lynch à Twin Peaks, s’en séparer pour de bon, accorder sa confiance à des médias moins égalitaires, au risque de l’autarcie incestueuse, de la déformation taillée sur mesure –, d’autres cartographies aussi, à réinventer, à explorer, à tracer soi-même.


Le journal télévisé, cérémonial banal et primordial, lien avec autrui et sa dénégation la plus sauvage, la mieux admise, espace de locution au détriment de la présentation, de l’élucidation, scansion des jours et des nuits à s’échiner à écrire, à vivre, à aimer, à gagner son pain amer et ses roses tendres, ne nous informe pas vraiment, n’offrant que l’écume et la surface en deux dimensions des choses et des êtres, montant l’existence en moyens métrages de quarante minutes rassurantes et exténuantes dans leur routine dépressive ou drolatique, mais informe notre mémoire, notre appréhension du dehors, de l’ailleurs, des mœurs outre-mer (puisque chaque homme une île, pour parler tel Albert Cohen).

Dépassons une poignée de secondes les a priori, les conforts, les craintes : au jour le jour, avec ou sans journal, TV allumée ou éteinte, réduisons les distances, les intermédiaires, les relais plus ou moins bien intentionnés, apprenons à nous passer des téléguidages en série, de la téléologie spéculative, des médias placés entre nous et ce qui nous entoure – le fauteuil vide de l’ultime Peckinpah, tout sauf anxiogène malgré la mélancolie d’une disparition définitive promise patiemment, nous invite et nous incite à prendre la fuite, à déserter le canapé, le clavier, à nous fondre dans l’or en fusion d’un univers à vivre et non plus à regarder, par caméra de télévision, voire de cinéma, interposée.              
                                    

Le Dernier des hommes : Le Diable s’habille en Prada

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Friedrich Wilhelm Murnau. 



Un chef-d’œuvre supplémentaire du wunderbar Murnau, encore/déjà flanqué de Meyer au scénario, Freund à la photo, sa morale ainsi possiblement résumée : l’habit fait bel et bien le moine, en tout cas le portier (de nuit, de jour), tandis que la vie ne tient qu’à un fil, de bouton vite raccommodé, après bamboche des noces, par la tante du marié.


Lotte Eisner, émérite exégète du maître, souligne la nature en effet nationale du culte sacerdotal, mais la mystique de l’habit vaut ici et ailleurs, par exemple dans la Russie de Gogol, avec son petit fonctionnaire (pléonasme) revenu d’entre les morts récupérer sa capote volée durement gagnée, alors qu’en France, pays régicide, comme chacun sait (nudité du roi, avec ou sans divertissement), l’honneur de l’uniforme succomba aux horreurs de la Grande Guerre, notamment dans l’infamie du Chemin des Dames, aux mutineries inspirant le mutin Kubrick au prix d’une censure étatique (bis repetita, ergo).


« Le style est l’homme même » osait Buffon, et le protagoniste, dans sa livrée de valet, plastronne à la grande porte du grand hôtel, disons berlinois, sur la proue du pavé, à bord d’un paquebot de pierre et de verre baptisé Atlantic.


Hercule à matricule et galons de planton, il soulève une lourde caisse de voyage, la diligence de Ford chipée à Maupassant transformée en automobile ; fier de son droit et de sa panoplie d’asservi, il fanfaronne gentiment auprès des clients, des habitants de sa cité ouvrière regagnée le soir venu, cérémonial vespéral où il parade aimablement avec des allures de golem parmi les siens, qui l’acclament et le célèbrent.


Hélas, le spectacle ne dure qu’un temps, le tissu shakespearien des rêves finit par s’effilocher, et l’âge impitoyable par le rattraper au tournant de l’entrée pivotante.


Nouveau tour de manège et déclassement déguisé en promotion : désormais, sur recommandation empressée du directeur, il servira aux toilettes du sous-sol, enfer laïque et public aux lavabos virginaux, à la fenêtre de prison laissant filtrer quelques rayons en surplomb, dans une veste blanche sans apprêt, sans personnalité, à la virginité d’hôpital.


Puni pour son péché (véniel) de vanité par un capitalisme ingénu – remplacement du rouage après usage, rien de personnel, rassurez-vous –, le vieil homme devient un fantôme furtif, l’ombre muette de lui-même dans la clarté chthonienne des urinoirs et des trônes nauséabonds, royaume excrémentiel tabou (pas de couple polynésien à l’horizon) et fosse d’aisances dissimulée, dans laquelle la bonne société vient se délester de ses richesses, se soulager de ses nourritures terrestres, communier avec l’exploité dans un même destin d’intestins.


Oublions le chant international et déféquons ensemble, mon bon ami, avant que cet anarchiste tendre de Ferreri ne nous fasse remonter à la face, dans sa villa bourgeoise et sadienne, le flot sombre et odorant de nos errements, payés sur le dos de la force de travail spoliée même aux cabinets (de beaux messieurs fument le cigare, oublient un pourboire, s’essuient dans des serviettes aussi douces et blanches que leurs mains respectables).




Murnau, grand architecte de l’espace et du film, saisit ces latrines dans leur perspective écrasante, le petit homme relégué tout au bout de l’horizon muré, comme d’autres immobiles devant un peloton d’exécution.


Jack Torrance fréquentait de tels lieux, repeints en rouge sang par Stanley sous influence antonionienne (Monica et son usine névrotique, sous le signe rouge de sa folie), et la chute, camusienne ou non, s’accomplit ici aussi.


Un jour au zénith, le lendemain au nadir, nous avertit le carton inaugural – l’œuvre se passe admirablement, significativement, de toute parole, même écrite, à l’exception du courrier fatal et de l’article de journal, source d’hilarité de la foule endimanchée, attablée, lors du retournement final, le ventre affamé s’empiffrant de caviar et de victuailles hors de prix avec son ami –, la roue de la Fortune tourne à plein régime dans l’économie de marché, dans le courant de l’argent et du tourisme si sexy, véhicule irrésistible et de son temps de la Lilith allant tourmenter, séparer, les amants campagnards baignés par l’aurore de leur amour.


Notre réalisateur observe le processus sans une once d’angélisme, dévoile les vilénies de chacun dans une transparence existentielle, une lucidité politique doublée/objectivée par le surcadrage démultiplié de battants ajourés, de miroirs infernaux, de fenêtres sur cour d’immeubles pauvres.


Architecture de classe et du désastre individuel : trois ans avant Lang concevant sa Metropolis pacifiée in fine en utopie nazie, en épousailles improbables des patrons et des travailleurs, la main et l’esprit réunis par le cœur, parabole puérile de sa compagne d’alors, en forme de concorde inoffensive qui égaya le bon Goebbels, Murnau oppose les espaces et parvient à les courber, le building de la grande ville plongeant vers le serviteur dégradé, paniqué, à la façon d’un oiseau de proie, dans la nuit infinie de sa déréliction, de sa mystification (il dérobe l’uniforme pour s’en vêtir devant les siens) ; Nolan, perdu dans ses rêves chers à la Escher, retiendra la leçon de gravitation onirique.


Plus dure la chute, plus souple et véloce la caméra, alien optique et ludique (plaisir passionné de filmer) dans le vaisseau/ventre malade et miséreux de la République de Weimar, accouchant bientôt d’une bête immonde brechtienne reprenant maintenant du poil de la bête, en raison de l’afflux allemand de migrants.


On décèle bien sûr des présages de Chaplin (tragi-comédie) et de Fellini (trompette comprise) dans ce faux huis clos sous le sceau de l’imposture et de « l’aliénation sociale », disaient les critiques seventies, avec leur vocabulaire daté, radoté, leur marxisme de classe de terminale.




Finalement, comme chez Kafka, tout le monde finira par se foutre de la (grande) gueule du portier déclassé, les pauvres et les riches, les costards et les trimards, le sort collectif de cet individu singulier en rime impossible avec la croyante et colérique Carrie White.


Jannings, acteur magistral apprécié des chemises brunes, personnage courbé par sa nouvelle attribution, littéralement cassé en deux par sa relégation, compose un archétype  symptomatique d’une époque, un fantoche charnel et inoubliable, dans cette tragédie d’un homme ridicule assez peu bertoluccienne, au tournage suivi par un certain Hitchcock, au statut contemporain de classique séminal dû à sa technique originale (notez son succès ironique et logique à Hollywood).


La coda passe un peu moins bien, même auprès des fans : grâce au décès bienfaisant d’un bienfaiteur invisible, deus ex machina et happy end (dicté ou pas par la UFA) clairement identifiés comme tels par quelques mots sur l’injustice du réel (mais dans la dite vraie vie, des gamins indiens peuvent devenir millionnaires via un jeu télévisé, s’extraire de leur bidonville, on en fait des articles et un film), l’ogre affamé retrouve son luxe d’antan, mieux, il termine en landau hippomobile, nouveau-né de la ploutocratie triomphante, ses valeurs et ses bonheurs parfaitement assimilés, intériorisés, nouveau rôle confortable dans le carrousel des positions, des actions, des substitutions.


Ce qui le rédime, sauve son âme, perdue dans les profondeurs du silence, de la stupeur ?


Son amitié pour le veilleur de nuit, fidèle soutien de l’ancien pauvre, conclusion presque aussi sentimentale que chez Fritz mais davantage homoérotique, se délectent les psychobiographes.


Histoire de faire bonne mesure et de verser dans le triolisme prolétarien, le cinéaste convie dans l’attelage un mendiant reconnaissant, ne cherchant pas à réconforter, à consoler le spectateur, se contentant de placer son héros, à deux doigts de se réinventer en parvenu guère plus fréquentable que ses anciens maîtres, à un échelon plus appréciable, façon sympathique de se moquer du désespoir, matériau absent de sa filmographie, et réponse égayée, bigger than life, à tous ceux qui répètent à longueur de mouvements sociaux que l’argent ne fait pas le bonheur, mesquinerie de nanti visant à endormir les consciences, cinéphiles ou non.


Dans cette fable sur la valeur d’un homme, sur le prix attribué à sa sueur, à son labeur, à sa longue présence, silhouette familière sur le quai sans cesse agité de la rue, de l’artère bouillonnante de la modernité, qui ne part pas, qui passe par la soute ou la cale, Murnau cartographie un territoire et une subjectivité, les deux dimensions indissociables devant son objectif sorcier, qui entreprend et réussi tout, dont la maestria provoque chez nous les mêmes effets que l’alcool de la noce sur le portier sonné – ivresse d’un cinéma clairvoyant, révolutionnaire dans sa forme sereine et irrécupérable par aucun parti dans son discours adulte, d’une maîtrise suprême dans sa penture intense tracée au clair-obscur du mélodrame, du conte humide (pleurs et pluie, effusions et boissons), de l’intériorité riante et déchirée de nos âmes.




L’oncle mélancolique caressant la robe de mariée immaculée de sa nièce cuisinière (ce que l’on ignore à ce moment, flottement générationnel et sexuel en écho à Raimu trop épris de sa juvénile femme de boulanger, à la fuite légitime), le vieux colosse à la moustache de père Noël, le paria affolé dans la métropole damnée, bergmanienne et banale, empreinte d’un réalisme fantastique abouché au caractère monstrueux de la vie et de la décennie, l’épave poignante mangeant sa soupe sous le soupirail, l’histrion se donnant en spectacle rituel, traversant les voûtes à défaut du pont spectral d’un vampire exsangue de droits d’auteur, le géant hilare et son partenaire de mésaventure, relecture de célèbres couples littéraires ou comiques gay friendly (Don Quichotte et Sancho Panza, Laurel & Hardy) : autant de masques sociaux, de parures d’acteur, d’incarnations mouvantes, émouvantes, d’un opus en constante métamorphose et mouvement, mû par des forces telluriques, esthétiques et poétiques réduisant à néant les tentatives nécrophiles du noir et blanc contemporain.


Le secret envolé, enterré, de la beauté, de la rapidité, de la sensibilité, de l’élan qui agite l’appareil de prise de vues, les hommes derrière, pas toujours généreux entre eux, irrigue et illumine chaque plan de ce premier des films, qui nous ravit et nous emporte avec une énergie inversée par rapport à la stase et au ressentiment de l’Allemagne sur le point de sombrer, d’entraîner l’Europe, le reste du monde, sinon l’humanité, avec elle.


En 1930, Elsie disparaîtra, Peter Lorre sifflotera, une pègre gestapiste ira plus vite que la police dite scientifique dans sa traque d’un assassin à la gestuelle mémorielle.


Pas de fin heureuse, hélas, mais un itinéraire meurtrier anticipant la trajectoire terrifiante, l’irrésistible ascension d’un fou promu en gardien de l’asile (goudron et plumes prophétiques de Poe, Caligari, écrit par Meyer, en somnambulique et létale embuscade).   


Tout le contraire dans cette merveille vivante et grisante, scandée par les morceaux guillerets ou pathétiques de Giuseppe Becce, abritée par les décors de Robert Herlth (bâtisseur du paradis piégé où rampe Tartuffe) et Walter Röhrig, achevée par un rire, le dernier, lui donnant son titre américain : puisque la Gloria de Cassavetes surgissait au ralenti d’entre les tombes (idéaux des années soixante finissantes, terrassés par les crises de la décade 70), peu avant la série B advenue dans la réalité (élection de Reagan, piètre silhouette de drive-in et matador amateur de Lucas, Stallone et Eastwood), le portier agite sa mimine enrichie mais pas amnésique, emporté vers un futur éphémère et sincère. 


Friedrich Wilhelm Plumpe, lui-même rhabillé en Murnau d’après un toponyme, aime trop son anti-héros pour le sacrifier sur l’autel du capital et de la vraisemblance, qui n’intéresse au fond que les petits comptables de la fiction, exigeant aux récits de rendre des comptes à leur myopie.




Il lui accorde une résurrection royale, avec salut final et station horizontale, quand le tout premier plan, porteur du film entier, épousait la verticalité de la descente en POV d’une cabine d’ascenseur, métaphore mécanique et diégétique.


La puissance de cette œuvre maîtresse, redisons-le, réside dans sa simplicité, son élégance, sa confiante audace et son empathie foncière, exempte d’apitoiement, pour un pauvre diable en double fraternel, dans la comédie sinistre du paraître, dans la précarité dérisoire des assignations, de milliers d’anonymes qui, aujourd’hui, ne gagneront ni à la loterie, ni ne feront un héritage providentiel.


Camarade, cinéphile ou pas, homme sans qualités alourdi de liberté insoupçonnée, vassal volontaire au bal des usuriers, voici la preuve que le cinéma, art populaire et bourgeois, alchimique et mercantile, essentiel et futile, n’attendit pas la bonne conscience d’un Vincent Lindon, ex de princesse et frère de riche jouant le/au pauvre plébiscité, pour regarder en face une situation intolérable et risible, maintenue en l’état avant tout à cause toi, qui ne bouges pas, qui te tais, qui vote à tort et à travers.


Lève-toi et marche, au lieu de raser les murs tel Emil, déchire ta tunique de victime et renverse les doux tyrans du gouvernement, du divertissement, du désenchantement – au risque de ne pas valoir mieux qu’eux, au danger de tomber encore plus bas.


Après tout, la vie ne sert pas uniquement à voir des films, à les aimer, à les louer par écrit, non ?


Tes lendemains ne chanteront peut-être pas, et tu tireras, qui sait, la gueule à ton reflet douché dans ses ardeurs égalitaires par l’eau glacée (du « calcul égoïste ») du réel imprévisible, de ton identité insaisissable.


Mais, au moins pour une fois, cela t’appartiendra, à l’instar du rocher de Sisyphe, et tu n’appartiendras plus à ce monde ancien, qui te fatigue autant qu’Apollinaire en incipt de sa zone à lui.


Allons, puisque « les premiers seront les derniers », paraît-il, et inversement, ne tiens plus la porte, laisse-la se refermer, ou d’autres, plus rageurs que toi-même, la fracasser.


Il était une fois ta révolution commence ici et maintenant, dans le noir et blanc de ta vie usurpée, dans la conscience de tes chances – le cinéma, également un art de combat(s).  


En annexe, signée du discutable Alain Badiou, l’interprétation intéressante d’un « cinéma de la lumière », « auroral, qui transforme le déjà-vu en jamais-vu », « où toute chose n'est donnée qu'autant qu'elle est la visible venue de son immatérialité » dans « le calme essentiel, presque intemporel, du visible en son entier » :      




   

Film Socialisme : Quelque chose de pourri au royaume du cinéma

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 « Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être » – et se réveiller vraiment vivant !



Le cinéma n’existe pas pour divertir, faire de l’argent, remporter des prix, mais il fait tout cela, bien sûr, éhontément, quotidiennement, par lâcheté, intérêt, complaisance.


Pauvres petits spectateurs, qu’il s’agit de réconforter, de conforter dans leurs minuscules désirs et leurs vies plus petites encore, trop fragiles pour affronter la vérité des images en face, si dociles qu’ils en réclament encore, plus douces, si possible, et remercient les maîtres cyniques et impassibles.


« Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ?


Le nôtre, une trop longue patience, en France et ailleurs, dans les salles et au-delà, vous savez, ce monde quadrillé, commercialisé, asphyxié, habité pas faiblesse, par bassesse, par paresse.


Faut-il attendre que la baguette coûte cinq euros, le paquet de cigarettes dix, pour que les choses bougent un peu ?


Faut-il que tous les chers cellulaires tombent en rade sous l’effet d’une panne pandémique, que tous les PC s’éteignent dans la nuit des foyers, pour que les captifs, prisonniers volontaires, se soucient enfin de leurs geôliers, du sort à leur réserver ?


Parlez-nous plutôt de films, nous préférons quand vous écrivez sur cela…


Mais nous ne faisons rien d’autre depuis le début, à vrai dire, ou bien vous ne savez pas lire, depuis la Chine d’aujourd’hui rendue à la cinéphilie, contre la doxa critique se piquant de sinophilie, puisque notre esprit nous porte à contredire, à suivre sa propre route, son propre regard, à fuir les avis unanimes et les intentions d’auteurs.


Nous n’écrivons pas pour décerner des étoiles, pour fabriquer des souvenirs, pour faire un clin d’œil au lecteur, pas assez malmené, lui non plus, souvent bien à l’aise derrière son écran, son clavier, son pseudonyme infantile et son illettrisme numérique.


Trop de terrorisme – phénomène historique dans ses manifestations plus ou moins spectaculaires, par exemple dans la Russie nihiliste de Dostoïevski – et pas assez de terreur : il faudrait à ce point terrifier le spectateur (le citoyen) qu’il s’en retourne chez lui avec dans les yeux et au cœur le besoin irrépressible, urgent, ardent, de vivre autrement, de voir des films différemment.


Certes, pas besoin d’être clerc (de notaire du réel) pour expliquer cet état de fait, cette indulgence indigeste partout répandue, dans la double tension inconciliable d’une société qui agresse et protège, licencie et amuse, dissimule ou équilibre sa violence structurelle par un hygiénisme de bonne conscience et de repentance.


Après la Seconde Guerre mondiale, en Italie, des réalisateurs sortirent des studios garnis de téléphones blancs et de bourgeois sentimentaux, dépeints jusqu’à la nausée par les émules de Mussolini, père et fils, descendirent dans la rue, histoire de filmer une ville ouverte, un voleur de bicyclette, de rendre compte de la réalité, de lui demander des comptes, quitte à user d’une sensibilité, de procédés, issus du mélodrame, ce genre révolutionnaire, bien avant son accaparation par les universitaires US épris de la théorie du genre, pris à tort pour conservateur, voire réactionnaire (pleure, ma chérie, mais reste à ta place, domestique ou sociale), quitte à vite se compromettre en tire-larmes de carton-pâte, de renaître sous une autre apparence sardonique dans la dite comédie à l’italienne.


Par rapport à ce renouvellement économique dicté par la pauvreté mais pas seulement, devant cette exigence vitale et existentielle, l’actuel courant étiqueté social du cinéma français se révèle tel qu’en lui-même la mémoire et la lucidité le changent : une risible tromperie, une détestable imposture, le jeu soi-disant sérieux de nantis et d’héritiers paradant en février en tenue de soirée, rassemblés entre eux lors d’une cérémonie incestueuse qui intéresse les cinéphiles autant qu’un congrès de dentistes, une convention d’assureurs, la réunion d’une holding perfusée par les financements publics et télévisés (un prochain désengagement de l’arrogante chaîne cryptée au festival cannois ? On en remercierait presque le nouveau patron, apparemment soucieux de faire des économies, lui aussi).


Pour que rien ne change, il faut que tout change, disait en substance Tancrède, et l’horizon semble ici infiniment gris, plombé par les ajournements, les arrangements, les négociations.


Il ne saurait s’agir de tout détruire – même si un démon familier nous souffle que oui, finalement, ceci se résume peut-être à cela, que ça vous plaise ou pas, et vive les lance-flammes –, de rejouer les grands massacres passés, les rééducations aux forceps de la dialectique marxiste ou maoïste, les épurations à coup de crânes féminins rasés, les eugénismes de la pensée individuelle, sûre de son bon droit, de sa saine colère.


Que l’on se garde de nous faire un mauvais procès, de nous dénoncer auprès des RG (ah, Vichy, son hôtel, son parc, ses vieillards et le bon temps des collaborations cordiales), de croire, en toute mauvaise foi, que l’on sacrifie à l’apologie d’un parti, d’une idéologie, à l’amnésie des crimes d’hier commis à l’ombre rafraîchissante de l’alibi théorique : nous ne valons pas mieux que les autres, que vous tous, que toi à cet instant, et l’on ne se prend guère pour un prophète, haranguant ainsi sur les hauteurs d’un Olympe de province, s’époumonant au désert (rouge, attends-moi, Monica) binaire de la modernité connectée (à quoi, sinon son nombril, son acrimonie, sa morale de concierge ?).


Ne désespérons point (si, si, au contraire, nous murmure l’Adversaire), cependant, ne baissons pas les bras ni la caméra.


Dans cet univers indigne et pervers, qui nous ressemble et nous symbolise pour le pire, respirent et rêvent et agissent des hommes et des femmes de bonne volonté, de vraie générosité, de grande beauté (celle des raisons de vivre, celle du corps, également, pas celui que l’on nous vend et contre le puritanisme incitant à son dénigrement, au profit de l’invisible splendeur intérieure, à ne pas confondre, pas de cela dans leur bouche de grenouilles de bénitier, de féministes, d’adeptes de la parité, avec nos viles entrailles, cronenbergesques ou non).


On les avise peu, on les entend brièvement et presque au hasard, d’un livre, d’un disque, d’un long métrage, d’un théorème.


Ils créent, décrivent, se projettent au loin, en avant et en arrière, s’extraient d’eux-mêmes, du solipsisme en seconde nature, de l’autarcie entre amis.


Leurs mots, leurs images, leurs signes, géométriques ou mathématiques, parlent une langue enfin audible, mystérieuse, aventureuse, pourvue d’une étonnante nouveauté, comme si l’on regardait ce qui nous entoure et nous constitue pour la première fois, la fovéa infine nettoyée des tendres ordures accumulées à longueur de journée assommante, de soirée sidérante, de vie volée avec notre complicité.


Nous ne croyons pas une seule seconde à une quelconque pureté, nous qui aimons tant le cinéma, cet art impur, cet art de baraque foraine et de dames nues (cf. sa protohistoire du côté d’Edison), cet art autrefois premier, dans tous les sens du mot, à présent supplanté par le jeu vidéo, le marketing, les commentaires, la nostalgie, maux lépreux dont on se demande comment il parvient à se défaire, à se prémunir malgré tout, chaque mercredi et dans la durée des années.


Si, de son propre aveu (rageur), Quentin Dupieux enculait Guillaume Canet – une métaphore, rassurons-nous, lors d’un entretien à une revue supposée spécialisée –, les tièdes extrêmes s’attirant, les deux faces de la même pièce logiquement abouchées au gré d’une invective relayée, le cinéma ne s’arrête pas là, à ce dîner de cons auquel chacun mange sa part, dans une assiette à huit euros ou plus.


Le menu vous dégoûte, le cuisinier expose ses mains sales, le service évoque des automates dans un abattoir ?


Rien ne vous oblige à vous rendre dans ce restaurant désespérant, rien ne vous contraint à vous asseoir à cette table minable (« Qu’est-ce que ça veut dire, dégueulasse ? », s’interrogeait Jean S.), rien ne vous soumet à fréquenter des gens méprisants car méprisables, dans les multiplexes, sur la Toile, dans la ville, sur Terre.


Ces anonymes, ces renoms en puissance, cherchez-les, accompagnez-les, découvrez leurs puissances et la vôtre, cachée en surface, à peine assourdie par le bruit du temps et l’épuisement des discours, leur saturation plus létale qu’un bombardement martial.


Pour tourner, une caméra, de l’argent, un scénario, une équipe, s’avèrent nécessaires, à échelle inégale, en parts déséquilibrées – osez le déséquilibre, vous y trouverez, qui sait, une once de sérénité –, mais surtout du talent, des blessures, une passion, une écriture, une absence de merci pour vous-mêmes et ceux qui vous font l’honneur de vous épauler, tout sauf valets d’un génie polyvalent chouchouté par ses assistants.


L’assistanat, laissons cela aux écoles de cinéma, aux politiciens démagogiques (pléonasme), aux populistes de tout poil (on va vous aider, ne vous inquiétez plus, tout ira bien, une fois débarrassés des étrangers, des marginaux, des non-syndiqués, des artistes exogènes, de ceux qui n’appartiennent pas au sérail, à la coterie, à la grande famille hypocrite, à l’organisme malade du corps social).


Jouer les Hamlet tenté par le grand sommeil de Chandler peut avoir une ou deux vertus, faciliter votre parcours en société, vous attirer une poignée de félicitations et d’étreintes entre vos draps, mais souvenez-vous de la tunique de Déjanire, du beurre de Brando, de l’opium de Leone.


Voulez-vous payer à ce prix, celui de votre identité, de votre éthique, de votre pratique, un cinéma et une biographie en médiocres imitations de la vie, en caricatures puériles, en ersatz d’extases et d’embrasements ?


Le cinéma en particulier, pour les raisons supra, l’art en général, tangentes essentielles au monde, moyens superbes, avec la science, davantage ésotérique et terrifiante, de le remodeler, le modifier en profondeur, dans les consciences et les cœurs éveillés, n’existent pas afin d’endormir, d’apaiser, d’immerger dans un parc d’attractions (survivalou non).


Au contraire, les récits sur grand écran, ceux que nous célébrons, instaurent avec le public une distance foncière, paradoxale, souveraine et non brechtienne, sans laquelle il ne peut se retrouver lui-même, sans laquelle nulle relation adulte ne peut s’établir entre l’œuvre et son récepteur (radio ? Méfions-nous itou des médiums), hors de l’hypnose, du somnifère, du baume.


Que le cinéma fasse déferler sur nous ses énergies sombres et lumineuses, les deux indissociables, mariage infernal et mécanique de l’éther et du Léthé, pluie noire et plus aveuglante que celle doublement balancée sur le Japon au nom de la liberté – ah, ces trois mots suprêmes ridiculisés au fronton des mairies médiévales, avec leur seigneur et serfs –, qu’il ne nous fasse plus de cadeau, ni ne nous vende de cartes, de forfaits, de pop-corn, de cycles pour fétichistes, de niches générationnelles, de succès sous le signe du plus petit et vilain dénominateur commun.


Que l’absolu, pour une fois, rien qu’une fois, se manifeste aussitôt, et peu importe si l’on y perd sa voix, sa raison ou même la vie.


Que nous vaut de la perdre, connaissant cette épiphanie laïque, poétique et politique, au lieu de continuer à survivre de bégaiements, de retournements, de rampements sur des rails bien tracés menant au terminus (le travail libère, se gaussaient-ils dans leurs uniformes), au degré zéro de la présence, au silence ruminé ?


Le prince shakespearien du Danemark, on le sait, utilisait le stratagème esthétique et méta d’une pièce de théâtre en abyme pour faire surgir la vérité, l’ignoble, insupportable et réjouissante vérité, son spectre de père mortellement empoisonné via son oreille (sorcellerie sonore négligée par les réalisateurs aveugles, dévaluée en gadget absurde par les ingénieurs) – et si le cinéma se prenait à l’imiter, à rendre l’illusion éclairante, terrassante, transcendante ?


Nous réfutons les soins (palliatifs) et appelons de tous nos mots encore trop timorés, mesurés, classiques (chassez le naturel) ce ravissement dévastateur, cette déchirure de l’écran, ce fracassement du miroir.


Derrière ne se moque peut-être que le vide glacé, fétide, ontologique, plus vieux que le langage et l’espèce : une mauvaise raison supplémentaire de se taire, de ne rien faire, alors que tout, aujourd’hui, nous invite, par antithèse, à ne pas renoncer, à filmer/vivre selon l’ardeur et l’honneur (matériau à usage unique, comme les allumettes, soulignait Pagnol à raison).


Entendez-vous mugir ces féroces soldats ?


Ils ne viennent pas apporter un chant de liberté mais la libération elle-même, cavaliers apocalyptiques sur des destriers de celluloïd, horde sauvage au crépuscule des idoles.


Couper les têtes ?


Vous n’y pensez pas !


Mais couper définitivement le film à notre guise, le monter dans l’ordre ou le désordre qui nous plaira, occuper notre place des deux côtés de la caméra – réaliser l’étendue des possibles, réaliser l’ampleur de nos pouvoirs, réinvestir toutes les sphères de l’activité humaine, reconquérir l’estime et le sourire de celui ou celle qui nous observe dans la glace de la salle de bains le matin, dans l’obscurité de la fiction fraternelle au soir émancipateur. 


Osons un soupçon de trivialité, de ferveur : de la pourriture naissent le fromage et les mouches, pourquoi pas le sursaut et l’espoir ? 
   

Cría cuervos : Les Grandes Vacances

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Carlos Saura.



Poe écrivit un poème (et expliqua son mécanisme), van Gogh peignit un champ de blé (et une fillette nue assise, et un enfant blond souriant), Saura filma une/deux Ana, « au plus haut des cieux » découverts de l’Ibérie de naguère.      


Ana, face à la caméra, se souvient et se raconte : « J’ai toujours eu peur, dans mon enfance. »


Dans ou de ?


Et à qui donc s’adresse Geraldine Chaplin, son beau visage singulier magnifié par un réalisateur épris, ne se privant pas, toutefois, de lui voler sa voix, à l’instar d’un Feyder divisant Marie Bell prise au piège d’un grand jeu amoureux ?


À un psychiatre, un historien, au spectateur, à celle qu’elle ne reconnaît plus, qui gît encore en elle à la façon d’une enfant mort-née, d’un membre fantôme amputé/ravivé par les souvenirs et leur formulation solitaire, là contre un mur, le regard perdu dans le nôtre, adresse à confesse qui interpelle et crée l’illusion d’une conversation réduite à un monologue illustré par sa psyché ?


Énigme d’une parole dans le vide, d’un film clair et mystérieux, à l’image de l’enfance retracée, réinventée, par une adulte portant les traits de sa propre mère.


Cercle du récit et de la réalisation, ouverte et fermée sur deux panoramiques identiques et pourtant opposés.


Saura, agent immobilier ironique d’une maison des morts où le passé ne passe pas, élabore une géométrie de la mémoire, de la féminité, de l’intériorité.


Sans nous perdre un seul instant (cf. un festin nu à Tanger), sans nous asséner une allégorie politique devenue depuis cliché critique – recevoir n’importe quel film de sensibilité hispanique à travers le prisme politique, quitte à transformer en auteurs, voire en visionnaires, des fanboys n’en méritant pas tant, tel cet arpenteur d’échine diabolique égaré dans un labyrinthe panique et surtout adolescent –, il place sur le même plan les différents niveaux de réalité d’une conscience placée sous le signe de l’absence, de la réminiscence : la seule montée d’un escalier suffit à traverser les temporalités, à se retrouver plus jeune ou déjà vieillie d’un savoir littéralement mortel.


L’enfance en huis clos, en circuit fermé, évadée dans des fictions d’assassinats familiaux, lestée du poids de la perte d’un animal familier, l’enfance qui joue aux adultes le temps d’un déguisement, d’une chansonnette tristement pop, bluette addictive du départ et hitréentendu à la fin, dans le soleil enfin regagné – cette villa à l’abri de la ville, dissimulée derrière de grands panneaux publicitaires, abrite un été mortuaire, un gang de filles dociles et hostiles, un gynécée en puissance et au pouvoir, pendant que les hommes, vêtus d’uniformes, succombent à l’orgasme, courent après le jupon, flirtent autour d’une tasse de café, défilent autour d’un cercueil d’apparat (funérailles domestiques en répétition des nationales, n’en doutons point).



La retranscription précise, quasi fantastique, du mortifère climat franquiste, conjointe à un imaginaire morbide évoquant la culture mexicaine privée de son caractère ludique, à une sorte de dannunzianisme délocalisé en terre madrilène, épouse l’observation d’une petite fille saisie de l’intérieur, Saura parvenu, par l’on ne sait quel miracle laïc, à donner à voir et à ressentir le monde par les yeux d’une gamine (la persona et l’actrice) se prénommant « pour de vrai », elle aussi, Ana.


Débarrassée des loups de la maison de fous métaphorique, où succombait in fineGeraldine, encore Ana, en muse violée, scalpée, tuée d’une balle dans la tête, devant l’objectif de son amoureux (cruauté wildienne obligeant à détruire ce que l’on aime), Mademoiselle Torrent observe avec un regard d’une sidérante gravité la comédie sociale et sexuelle de l’Espagne d’alors, pourrissante, asphyxiante, terrassante (elle se couvre le visage de la terre jetée sur le petit cadavre de son cochon d’Inde encagé, signe antique de deuil, les cendres dans les cheveux d’Antigone, disons, et parure enfantine d’une mini guerrière bien décidée à occire sa tante directive, après son papa queutard).


Saura, on le sait sur ce blog, amateur de peppermint très frappé, héritier de l’ivresse du vertige hitchcockien, convoque les soupçons du maître au moyen d’un verre de lait assez peu catholique mais au final bien inoffensif (bicarbonate de soude confondu avec de l’arsenic par la « pensée sauvage » de l’enfance).


Pulsions de mort en héritage, transmises de père en fille (élever des corbeaux, en effet, pour qu’ils vous mutilent ensuite, l’iris ou le cœur) qui viennent buter sur l’écueil coupant, déchirant, du réel irréversible : Ana, pauvre petite fille riche prisonnière de son horrible pays d’Alice aux merveilles de la dictature et de l’imposture, ne peut que hurler dans son lit humide, appeler vainement sa maman, qu’elle ressuscite en séquences vivantes et bouleversantes, spectre tendre et fidèle passant et repassant devant la porte de sa chambre (verte), mater vraiment dolorosa, de surcroît bergmanienne, à l’agonie (cancer trivial ou tuberculose romantique) se tordant sur son lit de douleurs, transpercée par cette découverte encore plus fatale que la maladie : « Il n’y a rien ! »


Oui, l’ultime frontière franchie, aucun paradis, nul enfer en doublon de celui des jours vécus, hors les vers voraces et les photographies d’autrefois, autel mémoriel auquel sacrifie la grand-mère muette et invalide (momifiée façon Norma Bates), au son d’une morne rengaine.



Faire des enfants, établir une lignée, s’occuper des marmots d’autrui – beau personnage de la bonne-gouvernante, tourné du côté de la vie, ses seins volumineux, généreux, montrés à la gosse curieuse, en butte au mépris de classe de la nouvelle mère, celle-ci s’attirant cependant notre sympathie par sa maternité malheureuse, ses infortunes sentimentales –, crever rongée par un mal nié (« Tu n’es pas malade », serine ingénument le général promis au trépas), copuler dans la couche du couple conjugal, prendre la fuite devant l’irréparable dérisoire, croiser le regard insondable d’une enfant, sa culpabilité ravalée dans la gorge, son soutien-gorge apparent dans le désordre du rut interrompu par la Faucheuse (mort présidentielle hexagonale, rememberFélix Faure), un peu avant Angie Dickinson dans l’ascenseur de Brian De Palma, un peu après Deborah Kerr relookée par l’éducation anglaise d’innocents possiblement pervertis, en présage de la paranoïa d’outre-tombe de Nicole Kidman allergique à la lumière, gardienne défunte de sa progéniture perdue – longue file de destins féminins, chaîne de tradition et de domination (mais les mâles, ici, s’apparentent davantage à des pauvres diables, englués dans leurs bassesses, leurs difficultés financières, que Saura, vacciné contre une paresseuse misandrie, ne juge pas, laissant cela à ses commentateurs dits progressistes ou féministes) bientôt rompue par le grand sommeil du caudillo et l’éveil de la Movida.


Notre petite héroïne, positionnée à deux moments particuliers, dans deux espaces différents (et si elle avouait tout cela, ses péchés imaginaires, depuis un quelconque enfer ?), poignante particule quantique au miroir de la fiction et de la recollection, y occupe une place entre larmes et danse (avec chaque sœur, à tour de rôle), détestation (« Je veux que tu meures ! » vomit-elle à sa pauvre tante, jolie bourgeoise préoccupée par le décorum à table, incapable de combler son vide affectif) et routine rassurante (brossage de chevelure, bain collectif, la nudité génitale aujourd’hui proscrite selon les censeurs préoccupés par la pédophilie), présence de l’absente et projection vers l’avenir (le présent intemporel du récit de Geraldine, dédoublée dans la diégèse, mère et fille, muse et martyre).


Au fond d’une piscine aussi asséchée que les âmes grises des adultes, notamment de droite, l’enfant sauvage bien peu truffaldienne descend dans le fleuve de son histoire, se raconte des histoires, refait l’Histoire.


Spectatrice de sa vie enfuie, schizophrène au teint blême de camée (la sculpture de poche, pas la drogue, sinon celle, psychique, de l’opium de la subjectivité), pythie survivante (car elle les enterre tous, les vivantes et les mortes), Ana se remémore encore des pattes de poulet sectionnées conservées au réfrigérateur, des posters de Paul Newman ou Clint Eastwood sur les murs de son repaire partagé, un pistolet de guerre civile, cadeau empoisonné sous le sceau de la virilité fratricide, un suicide doué d’ubiquité, imaginé depuis le jardin de la propriété, via le toit d’un haut immeuble parallèle à l’étouffante bâtisse du souvenir (la caméra flotte à cet instant, aussi instable que le courant torrentiel de conscience), des photos de vacances inquiétantes dans leur distance fixe et leurs sourires de surface.


Le cinéaste ne délivre pas une fable rassurante sur le passé définitivement inhumé, sur l’ardeur supérieure aux ombres, sur l’enfance en promesse de renouveau – au contraire, la malédiction semble se poursuivre vingt ans plus tard, vingt ans après, ainsi que parmi les mousquetaires de Dumas (évasion littéraire), le même double corps adulte d’actrice en paraphe de la compulsion, angles spéculaires d’un triangle infernal dont la gosse occupe le côté le plus acéré, foyer noir et lumineux irradiant le film, dans sa forme et son point de vue d’enfant sage et violente, petit ange cru exterminateur et rêveuse avérée en retrait.



Témoin devenu locuteur, jeune femme ne pouvant faire le deuil d’elle-même, comme, enfant, elle ne parvenait pas à accomplir celui de sa mère, la réveillant dans ses rêves (infantiles, maternels), elle paraît porter les stigmates de son parcours, inguérissable et sans pardon, plaquée contre un horizon aboli, petite sœur mature de la gamine de Cronenberg traumatisée par le divorce hardcorede ses terrifiants et impuissants parents.


Mais Carlos, père provisoire de cinéma, veut croire à un futur, il lui accorde par conséquent une seconde chance, sise dans le passé.


Les vacances s’achèvent, la demeure hantée s’ouvre, la tante ne meurt pas en buvant sa poudre blanche, la rue résonne de voitures et de passants, l’école au dôme bulbeux, sanctuaire religieux et républicain, se remplit des courses et des cris de jeunes filles en fleurs, tandis qu’à l’extérieur, des buildingsphalliques se dévoilent au son de la chanson guillerette, réponse au piano classique et mélancolique de la mère (instrumentiste avortée/frustrée), antidote à la morosité, à la stase, au ressassement, puisque ses paroles de rupture et de désamour se lisent de façon réversible : il faut partir de cette Espagne-là, il faut haïr son hier, il faut délaisser l’enfance radieuse et blessée, même s’ils coulent toujours dans nos veines, nous modèlent pour une large part, nous définissent par opposition.


Juste avant cette sortie, cette renaissance physique et politique, la sœur aînée, attablée dans la cuisine, raconte à son tour un rêve à la petite Ana, cauchemar dans lequel les parents disparus ne pouvaient la sauver d’hommes en noir, la ravissant pour mieux la tuer, rescapée inextremis du territoire onirique par le brusque retour de la veille (l’état de non sommeil et le jour d’avant).


La coda de ce grand petit film triste et solaire, sensoriel et autarcique, succès public et critique, montre cela de la plus juste manière, avec une bouffée d’oxygène et de mouvement (movida, so), de vitalité et de clarté.


Dans cette maison funèbre (pragmatisme des volets clos contre la chaleur sudiste), tyrannie décrépite, utérus stérile enfantant de troublants et charmants petits monstres, les enfants s’animent et s’apprêtent à quitter le nid pourri, mensonger, condamné, à peine amendé par les contes d’une mère, hélas renforcé par sa faiblesse de femme malade (les esclaves se marient avec leurs maîtres, les victimes s’amourachent de leurs bourreaux, en bonne logique masochiste et paradoxale, l’inconnu, la liberté, la responsabilité, l’action, bien plus lourds à porter que tous les jougs, symboliques ou non).


Ana, et nous avec elle, dit adieu, au moins jusqu’aux prochaines vacances, à ses années de deuil et d’errance, au matriarcat et aux miroirs, à l’isolement et au solipsisme.



Créature de cinéma, reflet du petit être endormi en chacun, révolutionnaire et conservateur, démiurge et démuni, elle s’élance à la suite de ses sœurs et des élèves au sein de Madrid, cité entrée, avec des interrogations mais sans regret, dans la démocratie, l’économie de marché, le nouveau cinéma (mal éduqué, pas uniquement dû à Pedro) et le « mariage pour tous » (et si les petites filles, au lieu de focaliser l’énergie de leur désir sur leurs pères, ne désiraient finalement que se marier avec leurs mamans ?).


Souhaitons-lui d’être heureuse, et vivante, et aimante, puis quittons dans son bel élan notre tombeau de mots, « sautant hors de la page » dans le sillage d’une Kate Bush relisant Joyce et l’émancipation affirmative de Molly Bloom.


Vois : la vie t’appelle, cinéphile, ami, camarade, résistant, artiste, enfant, alors lève-toi à sa mesure, deviens toi-même et apprends à rire, la porte temporairement fermée sur ta souffrance (d’enfance), tes désillusions (qui reviendront), ton infinie tristesse (à la hauteur de tes puissances intérieures, de ta confiance fervente).


Ana, palindrome et môme, énigme et solution, nous montre la voie, nous exhorte de sa petite voix – il faut l’écouter, la redécouvrir, l’oublier, afin de vivre réellement sa vie.    


Garde à vue : Droit, caméra, émoi

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Versets déversés à Venise ou dans la Tamise, stances d’errance et d’immanence, rictus de coitus interruptus en prologue au grand silence du grand sommeil, après la jouissance mélancolique des merveilles…  



Contrat social/commercial/artistique.


État de droit/état d’urgence.


Propriété intellectuelle et intelligence artificielle.


Droit de mourir dans la dignité ou vivre dans des conditions indignes.


Judiciarisation de la société, affaires froides, délai de prescription.


Domaine public/vie privée.


Règlement intérieur et brigade des mineurs.


Charte des droits et devoirs du citoyen/Charte de la laïcité à l'École.


Le procès de Joseph K. et celui de DSK.


Droit à l’image ou image libre de droits.


Visages adultes et organes génitaux d’enfants floutés.


Code de carte bancaire/mot de passe informatique.


Nom d’utilisateur et usurpation d’identité.


Big data/Internet profond.


Cybercriminalité/pédopornographie.


Casiers judiciaires, radiations, suicides.


Convention de stage/encadrement législatif de l’apprentissage.


Caméra de vidéosurveillance, télescope d’astronome, voire de voyeur.


Page perso, profil, fake.


Communautés/Union européenne.


Followers et amis.


Réseaux sociaux/recréer du lien social.


Tablettes dès la maternelle, manuels scolaires numérisés, ophtalmos comblés.


Clés USB, virus, fichiers supprimés.


Disque dur et crise de l’industrie du disque.


Dématérialisation de la musique/modélisation en architecture.


Imprimante 3D, revolver en plastique, amorces nostalgiques/amorce d’un dialogue/épaule en amorce.


Surveiller, punir, espionner, témoigner, rendre la justice/rendre gorge.


Obligation du droit de vote et majorité abaissée à dix-huit ans.


Droit des femmes/violences faites aux femmes.


Interdiction aux mineurs et libre accès.


Logiciel de contrôle parental/cookies à accepter.


Connexion, déconnexion, reconnexion.


Recherche vocale et GPS.


Terroriser les terroristes/déchéance de nationalité.


Coran et crash aérien.


Bousculade à la Mecque, djihad de jeunes filles en fleurs.


Radicalisation de l’islamisme ou islamisation de la radicalité.


Intégration, intégrisme, désintégration.


Mixité/paix sociale.


Religion iconoclaste et iconographie du désastre.


Christ au cran d’arrêt hispanique, crucifié sur une culotte d’affiche selon Larry Flint.


Mise en scène, attitude de mise, tête d’enterrement ou porte de prison.


Judas, traître et œilleton.


Objectif fisheye et perspective du Quattrocento.


Endoscopie/échographie/IRM/prélèvement de selles et frottis vaginal.


Des milliards de microbes dans un seul baiser.


Mystères de l’organisme, la vie à vue d’œil sous l’objectif du microscope.


Rayons X et rien de neuf au rayon X.


Divertissement pour adultes et témoignages de petites victimes filmés en présence d’une psychologue.


Trauma/replay/preuve sous scellé.


Images de séries policières/image de la polisse.


Filmer le procès d’Eichmann, à défaut de l’irreprésentable.


Indicible de Lovecraft puis de Primo Levi.


Silence de cour d’assises à l’arrivée des magistrats/monologues d’avocats.


Théâtralité moderne et profane contre théâtre antique et lyrique.


Les bienveillantes de Jonathan Littell et celles d’Eschyle, alors appelées Euménides.


Couper le fil d’une vie humaine/couper ou assembler (to cut/to edit) un film.


Final cut refusé à Hollywood et la mort en montage final pour Pasolini.


Démonter un discours/une performeuse de hard.


Horizon des événements et absence d’horizon pour la jeunesse.


Priorité nationale, élections présidentielles.


Droit du travail et manifestations étudiantes.


Entretien au sommet à l’Élysée par des présentateurs de JT.


Sur TF1, Ministre du Travail, de l'Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social ; sur France 2, au même moment : Premier ministre – stéréo du mémento, parole spéculaire, matraquage du message.


Convaincre du bien-fondé, éteindre l’incendie, lutter contre la fronde/la fraude, vaincre les réticences à l’intérieur du parti.


Débat télévisé, sueur en gros plan, prompteur et oreillette.


Webcam/babyphone/application/extension du système nerveux.


Appareil auditif et prothèse d’athlète.


Baiser une poupée gonflable, un androïde, porter un gode-ceinture ou un casque virtuel.


Ne pas se toucher, ne plus s’effleurer, omettre de caresser.


Contamination/moustiques-tigres tueurs/microcéphalie.


Hygiénisme, pandémie, risque ou patient zéro.


Bande démo, master de cassette audio, master class de cinéaste.


Droit à l’oubli et devoir de mémoire.


Algorithmes de la modernité, trombinoscope misogyne et empire financier.


Charité business ou bien ordonnée.


Diffamation, vidéos virales, bruit documentaire, communication au point mort sur les autoroutes de l’information.


Profondeur de champ/champ des possibles.


La possibilité d’une île et la mentalité insulaire.


Exterminer toute pensée rationnelle (nudité festive à Tanger), faire confiance aux sons pour faire surgir le sens.


Juger pour réparer, appliquer un ensemble de valeurs, se définir via les lois.


Esprit des textes, des décrets, honnêteté du hors-la-loi.


Désobéissance civile/civique, présomption d’innocence.


Prophylaxie des plaidoiries, des prétoires, des robes, du plateau et du bandeau.


Soumettre le réel à un cadre, une norme, un langage et une cérémonie.


Rites, rituels, tocs, séquelles.


Dolorisme et jérémiades, narcissisme et galéjades.


La vie en ligne et sans mode d’emploi.


Euthanasie et avortement, accouchement sous X et poursuite en paternité, bébé in vitro et couple homo.


Smartphones, Bluetooth, dent bleue danoise et poison shakespearien versé à l’oreille.


Aujourd’hui, reconstitution sans figurants des attentats du Bataclan ; hier, effondrement en boucle de tours jumelles.


Overdose de spectacle, société du spectacle, image manquante, charnier suspect en ex-Yougoslavie.


Suggérer, ne pas montrer, trop montrer, mal montrer.


Une civilisation par essence pornographique, sentimentale, cynique, impitoyable.


Les mots d’ordre de Carpenter à Los Angeles en marxisme cinéphile.


Les adeptes du genre, les sectaires des niches, les hommages improbables dans les cinémathèques.


Des films innombrables, des films perdus, des supports fragiles et une historiographie défaillante.


Tas de pellicule argentique, inflammable, imbuvable tiédeur des titres modernes et âge d’or inexistant (nostalgie timorée, régressive, fétichiste).


Gérants de vidéoclub et fanboys adoubés cinéastes, historiens, visionnaires ; publicitaires argentins ou américains pris pour des panthéistes, des mystiques ; clowns nordiques ou autrichiens au puritanisme étiqueté trash.


Tous contre un mur, et il ne s’agit pas d’une métaphore.


Des lance-flammes au lieu de blogs, des actes à la place des paroles, de la beauté convulsive et sereine, une esthétique de/pour notre temps ignoble et dégradant.


Aucune pitié, nulle cavalerie, encore moins de rédemption.


Dynamite nietzschéenne et cartographie infernale par Peter Sotos.


Typographie instantanée, sans réfléchir, sans fléchir, tant mieux ou tant pis.


Transparence impossible du récit, car le texte ne peut s’ignorer lui-même.


Grande forme narrative pourtant, son éloge convaincant par Stephen King, ou toute cette abjecte littérature dite de gare, qui ne mène nulle part, sinon à la soumission, à la démission, sommeil vendu à des millions d’exemplaires, poches pleines et cerveaux vides, des contes de midinettes ménopausées, des jeux en relief de geeks complices du totalitarisme du marché.


Détestation, anathèmes, blasphèmes.


Caricatures et impostures, contentement bêlant.


Gifler le lecteur et se blesser soi-même en se dénudant pour de bon.


Une colère aux origines précises, une rage hors d’usage.


Cosmologie des ténèbres, encre noire, lumière intérieure.


Des phrases comme des paysages ou une écriture atomisée, un lexique en ruines.


Le cinéma de papa, de maman, de grands enfants immatures.


Abjuration de la culture, apostat du climat.


Continuer longtemps comme ça ou savoir s’arrêter.


Une longue arrête perforant la gorge, opérations à main nue dans l’interzone de l’Amazone, cannibales transalpins goûtant aux petits Blancs venus les embêter, les aiguillonner, immortaliser leurs écarts programmés.


Frère, ennemi, indigène, amie de cœur.


Plaisir et douleur, Smith & Wesson, tears for fears façon Janov.


Cri primal et psychoplasmie du docteur Raglan.


Le corps, encore, l’esprit tissé dans sa doublure, pascalienne ou pas.


Le monde, inexploré, consumé, représenté, bradé, prochain survivant à l’espèce humaine.


Mains habiles, onanisme lexical, trop de notes chez Mozart et trop de mots partout ailleurs.


Publier un jour une page entièrement vierge, un article absent dans sa présence aveuglante.


Blancheur de Poe et Pym, des Carpates de Verne, des montagnes hallucinées de HPL, de l’Antarctique cinématographique, original végétal et remake organique.


Tissu de citations/de conneries.


La caresse du fouet manié par Miss Steele, auparavant de la cravache assez vache de Marlene Dietrich en impératrice hystérique de Russie.


SM pour pucelles, uro pour pervers, fluides vitaux de Folamour, amour fou de Resnais.


Un produit surévalué, surcoté, survendu.


L’amour rimbaldien à réinventer, tourner sept fois sa langue dans sa bouche.


La septième victime ou ciel.


Sept pas vers Satan maître de l’univers, probablement.


Anges déchus à L.A., chus dans un blue movie, archange du mont mouillé emporté en hélico à l’instar du Jésus de Fellini.


Restauration des œuvres/des anciens régimes effectuées par les contre-pouvoirs et les gardiens du patrimoine.


Gardiens de l’ordre, conservatisme, révolution revenue au point de départ, réaction politique, plan de réaction, plan de coupe, couper des têtes.


Déroute, exode, migrants, transgenres.


Théorie d’universitaires ne sachant pas quoi faire.


Littérature grise des rapports, des thèses, des mémoires, lue par personne, écrite par dégun.


Rire encore au milieu de la fosse, aux funérailles de la morale nippone ou de Laura Palmer, rire d’un éclat homérique ou rabelaisien.


Bakhtine et Poudovkine.


Marx et ses frères.


Loin du bruit du temps, l’ostinato misterioso de Louis-René des Forêts.


Monk et Bird, Chet Baker valentin édenté.


Du jazz, de la soul, des BO, un soupçon de classique, des chansons pop.


Bande-son d’une vie, playlists en nouveaux joujoux.


Partage, héritage, enfantillages.


Je miré dans l’autre, jeu de mots et météo affective, mouvement de l’âme, fumisterie de sacristie.


Adieu au langage, voyageur sans bagages, exil ultime.


Se taire, fermer sa gueule et l’ensemble de ses orifices, à l’instar d’autistes ne s’exprimant plus, pas même par leurs excréments.


Le mot de Cambronne/de la fin.


Faim de films, de femmes, de fauve.


Félins taquins, badins et phalanstères de naguère, utopies très gay.


Ni avec toi, ni sans toi.


Coupes budgétaires, danser sur un volcan, épiphanie d’Ingrid ravie par Rossellini.


Désespérer, se lamenter, jouer les pleureuses corses.


Tirer à blanc, tirer un coup, tirer un trait sur ce qui alourdit ou absout.


Mon white jazz à moi, mon manège à moi c’est toi, mon bel amour, ma déchirure.


Catherine Wilkening, Maria Schneider, la mère morte ou du Nord.


Et, in fine, topoï enterrés, le retour à la matrice complice et corruptrice, à la langue femelle et maternelle, au fleuve de Renoir et des terreurs dans le noir.


Le soir glisse sur sa robe – ou l’inverse – et la logorrhée peu ou mal inspirée se clôt sur un bouton de rose, une luge brûlée, une immensité cernée, une énigme individuelle.

Tout existe et rien ne meurt, tout périt et resplendit, tout respire et murmure – de cela, de cela seul, tu peux vraiment être sûr(e).                                    


Les Amants passagers : Flight Plan

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Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Pedro Almodóvar.



Nous venons de voir un petit film hideux signé d’un grand cinéaste (attaque à la Rivette mais l’on n’usera pas du terme « abject »).


Voici donc une comédie assez sinistre (« Coup de pine/coup de fil », des stewardsà voile et à vapeur chorégraphiés par Blanca Li, ça vous fait rire ?), très longuette (la bande-annonce suffit, merci), sans enjeu (aucun blessé à signaler, sinon le spectateur), sans vie (pantins peu pirandelliens en quête d’un auteur sans doute sauté en parachute), sans aucune prise de risques (Pedro peut se permettre, lui, d’aligner les « pédé », alors que dans une bouche hétérosexuelle, le terme relève immédiatement de l’injure, au regard de la milice médiatique politiquement correcte) et complaisante à force d’auto-références (cf. le titre à double sens, son affiche placardée ailleurs dans la filmographie).


Voilà un verybadtripà peine pardonnable à un quidam, détestable, au fond (de la carlingue, où dorment les pauvres, si dociles, drogués, parqués en classe économique), un téléfilm de luxe torchéà coup d’angles baptisés néerlandais (le ballet en ravit certains, laudateurs d’une « réalisation inventive », formule journalistique vide de sens, pardon du pléonasme), qui se voudrait bien cinéma-champagne.


Hélas, seul le générique final arbore un diégétique cocktail (pas Molotov) coloré, éventé, à vomir dans sa texture vidéo, tandis qu’en guise d’easylistening, musique d’ascenseur pour le septième ciel aboli, il faudra endurer une espagnolade d’après Beethoven écrivant à Élise, une scie des Pointer Sisters (passeport US) et un morceau de Metronomy, popbranchouille et fadasse taillée (une pipe) sur mesure pour les rédacteurs/lecteurs dits inrockuptibles (le compositeur Alberto Iglesias joue les Sakamoto de service en talons aiguilles, avec une partition au premier degré cependant dépourvue de la moindre once de lyrisme).


Lire dans cet accident navrant une allégorie nationale à un euro (symbolique) sur l’Espagne d’aujourd’hui, comme l’affirment l’intéressé, les paresseux, les amnésiques, les indulgents ou les gens trop généreux (sorry, chérie), relève au mieux de la myopie intellectuelle, au pire du réflexe de fan sacralisant même les déchets du maître castillan.


Et Saura, et Narciso Ibáñez Serrador, alors ?


Et même le roublard Amenábar, suiveur de glorieux aînés avec ses mouflets déjà morts dans une résidence épiée par les corbeaux ?


Comme s’il suffisait de réunir un panel de piètres silhouettes épuisantes dans un avion en carton-pâte et vilains pixels pastel pour délivrer un message sociétal, une observation politique, preuve par l’absurde de la dégradation du discours autour de la chose publique, respublica réduite à cela, en attestation d’une confusion sémantique entre divertissement inoffensif et art véridiquement révolutionnaire, dans son langage, ses moyens, sa visée.




Membre de  l’équipage, le fidèle José Luis Alcaine éclaire cette farce anémiée avec des tons plus chauds que le vert Polizei alloué à l’affreuse passion selon De Palma.


La troupe fait ce qu’elle peut avec ce dont elle dispose, comprendre, rien (y a-t-il un pilote dans l'avion de la Peninsula Lineas ? Aucun scénariste en tout cas, puisque Pedro tisse entre elles des saynètes de MJC rythmées par des apartés supposés imbibés de mescaline, pas celle de Huxley ni de Michaux, assurément).


L’aéronef peut bien s’écraser aussitôt – on n’attend que cela, à vrai dire, que toute cette foutue mécanique sucrée plaquée sur du vivant (Bergson) synthétique vienne s’écraser contre l’écran, que les marionnettes s’empalent enfin sur la pointe dressée du réel dans la métonymie coupante d’une aile de vaisseau phallique, cette image plaira au réalisateur, caressera son orientation sexuelle dans le sens du poil, dans la trace de foutre dénoncée avec acrimonie par le croyant grassouillet en couple avec un mari récalcitrant – on s’en contrefout durant l’intégralité de la traversée, on reste sidéré devant l’inanité cosmique (Gide, amateur de nourritures terrestres fournies gratisou presque par de jeunes maghrébins) du parcours, des répliques, de la morale finale.


Le discutable œcuménisme décelé autrefois (je vous aime tous, je m’adresse à chacun de vous, homo, hétéro, bi, trans, homme, femme, de gauche, de droite, cinéphile ou pas) trouve ici une sorte  d’acmé avec le happyend sis (au secours, Cervantès !) à La Mancha, plâtrage au surligneur de la dimension fictive et ludique réclamée dès le carton d’ouverture (manichéisme scolaire opposant fiction et réalité), avant que Penélope Cruz & Antonio Banderas ne viennent faire un tour de piste hors sujet sur le tarmac en matrice stérile (malgré une maternité future) et maladroit deus ex machina de l’entreprise narrative.


Chassez le naturel, il revient en gilet de sauvetage : par intermittence, notre réalisateur paraît atterrir sur les rives du mélodrame, avec un père magouilleur en costume téléphonant à sa fille, avec des cris et du bruit offlui épargnant de coûteux effets spéciaux lors de la chute hors-champ de l’Airbus, réminiscences involontaires du 11-Septembre ou des attentas ferroviaires de Madrid (puissance et sorcellerie du son, même entre les mains de vidéastes amateurs ou de reportersvautours) montées sur une anxiogène série de plans d’aéroport déserté, hanté, ainsi qu’après une catastrophe (aérienne) qui n’arrivera pas dans ce ripolin catastrophique.


Dans la meilleure scène (corrigeons : la moins pire) du film, il redescend sur terre et illustre la fin à répétition d’une liaison du haut d’un viaduc, saut définitif inabouti (résumé du naufrage), emprunt à la codaau ralenti du loupé Caïn de l’ami Brian (cellulaire substitué à gamine).




La caméra s’attarde – trop peu, une poignée de secondes – sur le beau visage de Paz Vega, poétiquement nommée Alba, emportée à l’asile en compagnie de sa mère indigne adepte de Dior, puis se ferme la portière d’un coup sec, d’un glissement-couperet : pas de sentiment durant la traversée, pas de drame mêlé au rire, alors qu’il sut, et avec quel brio, réussir naguère cet instable mélange, le purifiant au fil du temps et des films.


Nous reviennent en mémoire des philtres bouleversants (magistrale trilogie dédiée à la maman douloureuse, à la parole dansée, à l’éducation, bonne ou mauvaise), des breuvages imparfaits mais souvent euphorisants (côté ombres : une amoureuse corrida, détestée par une certaine Sophie Marceau, raison de plus de l’apprécier, et la dure loi du désir ; une attachante sujétion ; de la chair et des os en jaune et noir ; des étreintes spéculaires brisées ; une peau habitée, trahison inspirée du roman troublant de Thierry Jonquet/côté lumière : des femmes à bout de nerfs, des talons maternels, une fleur secrète, le décolleté de Penélope chantant/revenant).


Retour dans les airs : les passagers (tout sauf clandestins) de cette œuvre aveugle (pas de Noirs, pas d’Asiatiques, pas de musulmans, Espagnols « de souche » ou non, notez cette absence ahurissante pour une « pochade » à prétentions sociologiques) copulent un peu, chacun à leur place, dans leur classe, avec son semblable (oubliée, la partouze marxiste, reichienne et incestueuse de Cronenberg dans son immeuble à frissons), le prolétariat servant de sex toy ensommeillé à la bohème bourgeoise autoproclamée médium (de l’échec critique et public ?).


Une fois sur la terre ferme, tout finit bien : le tueur à gages n’assassine plus la dominatrice, les sex tapes n’existent pas, plus de complot, plus de chantage, un projet de transsexualité en réponse goguenarde, en couverture caractéristique.


Le chauve en fraude retrouvera sa famille, son courage regagné, la fille à vélo son ex d’acteur vieux beau, le steward toujours franc son capitaine « sorti du placard » (femmes respectives lesbiennes, cela aide), la neige carbonique servira de matelas et de draps au fist-fucking (ah, on confond avec les bars « cuir » et identitaires écumés par Friedkin, trainé dans la boue puis canonisé) gentillet des mâles en rut, leur acmé surplombée par une casquette de pilote fixée en vol, si l’on peut dire, via un arrêt sur image dérisoire, à faire rougir ou préférer (lèpre ou choléra, Charybde et Scylla, et n’exagérons pas) les vieilles blagues méta des ZAZ ou le risible trépas à retardement des adolescents embarqués vers leur destination finale, en sus des stars caduques enrôlées par les superproductions mortifères du Hollywood des années 70.


Qu’un vrai réalisateur, pas le premier ni le dernier (aïe, la salade mafieuse concoctée par De Palma, pourtant l’un de nos papas de cinéma) commette ce genre de ratage importe finalement assez peu (laissons la perfection aux dieux consolateurs commercialisés par les religions), qu’il le trouve de surcroît, en toute bonne foi (ou alors pas vraiment ?) amusant et léger, quand l’identifie une constante lourdeur lestée de néant, passe encore.




Pedro nous reviendra (pas vrai Julieta dédoublée, toi qui nous fais penser à l’Ana de Saura ?), mais ce plantage en laideur jette le discrédit sur la Movida elle-même, à laquelle la presse française l’associe ad nauseam depuis ses débuts.


Son labyrinthe séminal, peu passionné, peu passionnant, suivi d’un œil et pas jusqu’au bout (notre patience cinéphile et notre bonne volonté d’admirateur possèdent aussi leurs limites) confirme l’impression révisionniste : et si ce mouvement s’avérait in fine un écran de fumée, une parenthèse pas même enchantée, après la déchirure des impostures du voile des illusions franquiste ?


Et si l’on créait mieux face à la censure, si l’oppression posait sur les épaules des artistes une pression féconde ?


Ah, ma bonne dame, on en viendrait quasiment à regretter les vertus esthétiques des dictatures, le voisinage inquiétant des fistons dynastiques épris de nucléaire (un salut au cinéma sud-coréen), le soutien financier de l’appareil étatique (Tarkovski, poulain contraint du « réalisme socialiste », tournant grâce aux roubles collectifs).


La question, certes, excède le cas Almodóvar, impardonnable, le temps d’un opusirritant à force de sourires crispés, de joliesse de supermarché, de bonne humeur déplacée (pas maintenant, pas comme ça), de ne pas savoir ni vouloir regarder son pays, l’Europe et le monde droit dans les yeux (a contrario des comédies italiennes de jadis), les/nous abandonnant lâchement pour aller sucer des queues (en Enfer, Linda Blair, ou énormes, forcément énormes, histoire de parodier Marguerite Duras à propos du « petit Grégory ») dans les airs, s’envoyer en l’air en hauteur, déserter la pesanteur des sans-abris, des sans-papiers, des sans-patrie, baisés du système et de la vie qu’il défend pourtant loin des plateaux.


Que l’on ne nous fasse pas de faux procès en humour ou en gaieté : nous rions avec Chaplin, Blake Edwards, Louis de Funès, Alfred Hitchcock, Tobe Hooper, et chacun dispose du droit essentiel de se détendre, de s’accorder du temps pour soi, passé à rire entre amis, à plaisanter sans rancune ni rancœur (un sketchà plusieurs, un soir d’ivresse sans conséquence, dans un salon décoré en lupanar utopique et plastique, fréquenté par l’allusive Emmanuelle Kristel – le pétard mouillé ressemble quelque peu à cela).


On s’accordera également et en réponse celui de ne pas acheter son billet, de ne plus se faire voler une heure trente de ses jours trop courts (d’où l’article, sous le signe du célèbre « Qui aime bien châtie bien ») par un écœurant bonbon (« mineur » ? « Minable », en écho au sieur Ayrault, désormais ministre des Affaires étrangères, parmi les nuages au-dessus de Nantes), par une maquette simplette ne volant pas bien haut.


Mais restons toutefois en contact, cher Pedro, et reprenez vite vos esprits, attachez vos ceintures (de chasteté) afin de nous réjouir avec un drame réussi, au lieu de nous attrister avec une comédie ratée, à la hauteur de votre mélancolie innée, de votre silence blessé caché derrière d’interminables dialogues, de votre talent ne devant pas étouffer les jeunes pousses prometteuses du territoire cinématographique ibérique (pas légion, admettons).


Vous le méritez et nous avec vous.



Au miroir (magnanime) des fantômes et des points de vue, passons le relais avec ce texte davantage enthousiaste d’une amicale plume féminine :



The Revenant : Only God Forgives

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Tout ça pour ça, ironisait Lelouch ; idem avec cette vanité d’enfant gâté à l’itinéraire balisé, surproduite et survendue. 



Printemps du Cinéma, séance à quatre euros, « De Grands espaces, de Grands acteurs, de Grandes histoires, de Grandes émotions... pour de Grands moments forcément sur Grand écran ! » comme fanfaronne la FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français), un gris dimanche après-midi, une salle provinciale remplie d’un public hétérogène et clairsemé, une recommandation familiale, un réalisateur pourtant guère apprécié naguère, dans son insipide et prétentieuse pesée des âmes – nous voici à proximité de l’issue de secours (funeste présage).


Bandes-annonces bruyantes et insultantes dans leur puérilité US, leurs bons sentiments dégoulinants, leur morale manichéenne de malbouffe imagière, assorties d’un avertissement anti-piraterie (ah, les déboires de la propriété moderne).  


Puis le piège à Oscars et dollars lui-même, en VF, on s’en fout, dans sa majesté de publicité, dans son mysticisme de marketing, dans son minable et interminable argument – « La vengeance appartient au Créateur, à Dieu ».


Ils se mirent à deux pour commettre un scénario résumable en une ligne risible, ils déboursèrent cent trente-cinq millions de billets verts (co-produisent Arnon Milchan, on lui pardonne pour Sergio en Amérique, et l’inénarrable Brett Ratner), en gagnèrent plus de quatre cents, créèrent 15 000 jobs(nous apprend le générique de fin qui n’en finit pas), enrôlèrent Sakamoto (piano patraque) et… Olivier Messiaen (qui n’en demandait pas tant).


Ils racontèrent à ceux qui voulaient l’entendre (la presse, principalement, surtout à la TV) les difficultés du tournage (chaque matin, pour un salaire de misère, des gens se lèvent et rentrent tard le soir, en France et ailleurs ; chaque jour, des enfants et des vieillards luttent contre la maladie dans des hôpitaux appauvris en crédits et personnels – quand on disposera d’un moment, on versera une larme de crocodile sur les heures de maquillage endurées par DiCaprio l’écolo et sur la supposée fatigue d’un cinéaste et d’acteurs bien payés pour le peu qu’ils font, entourés en outre d’une armée d’assistants).


Au passage, pillage éhonté de Tarkovski, à base de maison flambée, de flaque d’eau entre des ruines religieuses (notez la cloche de Leone au ralenti), de lévitation féminine (Scott et sa main lente de gladiateur dans les blés n’osa pas aller jusque-là).


Le souvenir vivace d’Anthony Mann, avec une Winchester modèle 73 ou un appât blond (Janet Leigh, who else ?), d’Eastwood en revanchard et utopique Josey Wales, de Cimino, chasseur de daim tout sauf assassin, de Carpenter, survivant du Grand Nord, mais ici, pas une once de sens de l’espace et du cadre (emprunts à répétition à Paolo Ucello, ses arbres picturaux déjà chipés par Argento ou Chéreau), seule une insigne pauvreté de langage cinématographique (plans d’ensemble, contre-plongées, gros plans de visages en amorce, angles dits néerlandais, parcimonie des champs-contrechamps en paraphe de la problématique rencontre des peuples) inversement proportionnelle aux moyens déployés, à la machinerie indécente affichée, cache-sexes de misère pour masquer l’indigence d’une histoire exsangue et d’un projet purement pragmatique (faire décrocher sa statuette plaqué or à Leo, bon acteur dans de mauvais films, puisque Hollywood, royaume de la « performance » économique, raffole de rôles-simulacres de handicapés, d’esquintés, d’endeuillés).




La tête d’affiche, desservie par une persona sur un seul ton, engoncée dans un costume bestial lui conférant des faux airs de la « poule » amputée par Tod Browning en coda de sa parade monstrueuse, grimace, maugrée, feint la souffrance, se fait doubler, couche dans la carcasse d’un canasson dalmatien (observez le ventre matriciel et le couteau phallique pour l’ouvrir, symbolisme freudien du plus bel effet, involontairement appliqué à une œuvre toujours régressive, jamais immersive, un artiste, sincère ou pharisien, sans cesse trahi par ses outils).


Le sound design, assourdissant et abrutissant (au sens premier du terme) possède une finesse colossale et surligne l’assommant spectacle, annihile le monde montré, affreux brouet touillant sa prisonnière du désert (indienne, renversement politiquement correct oblige) et son vengeur invincible (Terminator & Rambo peuvent aller se rhabiller ou recoudre au diable).


Les personnages se réduisent à des clichés d’illustrés (Tom Hardy, le râleur tueur, autant captivant qu’en adversaire de la Chauve-Souris névrosée de Nolan, les marchands français, nantis d’un irrésistible accent québécois), des silhouettes ineptes débitant des dialogues lobotomisés (la palme revient aux monologues croisés des époux « interraciaux », fable panthéiste sur la solidité d’un arbre à faire rougir même un Malick, que certains s’entêtent à prendre pour un philosophe, pire, un visionnaire, mot tout aussi galvaudé que « univers », quand d’autres ingénus confondent l’insupportable Tarantino, ex-gérant de vidéo-club, « cela et rien de plus », pour détourner le corbeau de Poe, avec un historien étasunien).


Alejandro González Iñárritu, dépourvu de son habituel comparse d’écriture, flanqué de Mark L. Smith (auteur d’un assez sympathique thriller sis dans un motel, sur fond de snuffmovie façon Haneke), se gonfle comme la grenouille de la fable et joue les petits coqs techniques, avec la paresseuse linéarité narrative retrouvée, avec des caméras-gadgetsaux noms animaliers (Bird View, Scorpio).


Poésie ? Putasserie.


Ampleur épique ? Inanité cosmique (copyrightà Gide).


Sublimation du paysage ?




Enfantillages de nouveau riche, de parvenu de l’industrie du divertissement, qui croit délivrer une parabole à message sur le choc des cultures, la solitude humaine au sein de la nature violée, souillée (Powaka, la fille recherchée, se fait mettre à seccontre un tronc, pour les deux du fond qui ne suivent pas), la rédemption du pardon.


Mais l’éclaireur des trappeurs, pas très éclairé lui-même, sinon il ne se trouverait pas là, ne nous emmerderait pas autant, devient infineun Ponce Pilate déléguant son châtiment aux « sauvages de souche », ces natives pourtant opposés à la tribu de sa femme massacrée à l’ouverture, tant l’homme s’avère un loup (ou un ours) pour l’homme (« On est tous des sauvages » repasse une couche l’épitaphe blasphématoire et francophone au cou du cadavre brun du Pawnee pendu).


Peu importent sa langue, sa culture ou sa couleur de peau, dans cet album simpliste sur pellicule glacée, avec son attaque inaugurale louchant vers le Ryan de Spielberg (« J’en ai une plus grosse que toi, Steve, contemple un peu ma virtuosité mexicaine ») plutôt que vers son méconnu modèle par Pollack et ses scalps(adoubés sur ce blog), sans parler de son beau Jeremiah écrit en partie par Milius, à des années-lumière de cette bou(s)e luxueuse.


Faux morceaux de bravoure (l’attaque de l’ourse en plan-séquence, instant comique et pathétique, son efficacité spectaculaire over the top rendue caduque par l’abus de CGI et de câbles ; la chute dans puis au pied du sapin, en rime exacte avec un plan à l’identique dans la resucée de Blanche-Neige à venir), affrontement final un peu gore mais pas trop (ne pas s’aliéner le spectateur, ni le tiroir-caisse avec une classification trop sévère), salut du protagoniste in extremis, prévu dès le début (comment la star pourrait-elle mourir et devenir antipathique ?) s’enchaînent dans ce fantôme (double sens du titre, « Je suis déjà mort » affirme sentencieusement le héros) des filmographies « adultes » et révisionnistes made in USA des années 70 (pas vu la mouture de Sarafian portée par Richard Harris, contrairement au bon souvenir de Carroll Ballard parmi les loups).


Emmanuel Lubezki, au travail apprécié chez Alfonso Arau vigneron ou Tim Burton décapité, amateur d’arbre de vie et de gravité spatiale (aïe, aïe), s’entiche de lumière naturelle (John Alcott selon Kubrick ?), tant mieux pour lui, tandis que Jack Fisk, connu depuis au moins la naissance filmique de David Lynch (et cette chère Sissy Spacek, son amoureuse d’alors), essaie de sauver les meubles, sans jeu de mots ou presque (beau décor du fort, hélas tronqué ; évident souci, lorsque l’on se met à louer la photographie ou la direction artistique d’un long métrage !).


Tout le bruit médiatique causé par cette stupidité laisse aussi sidéré que Glass à la fin de son parcours rancunier, regard caméra (contentement de soi défiant repris au gonzo et non à Jean-Pierre Léaud) bouclant la boucle avec celui de son fiston dans la scène édénique/diabolique précédant le générique.


Répétons-nous, au risque d’en froisser certains : ce cinéma-là ne nous intéresse pas et se dénomme ainsi uniquement par abus de langage.




AGI, avec son ego hyperbolique, son œcuménisme Benetton (langues rigolardes tirées à deux pour boire sous l’arbre sacrificiel d’Andreï), son imagerie cosmique de lycéen bessonien (l’eau, le feu, l’horizon, les yeux) et sa corporalité absolument désincarnée (le comble, pour un opus se targuant de faire dans la chair, y compris pourrie, garni de visages bien trop propres, juvéniles, nourris et en bonne santé, sous leur couche de fausse saleté), sa technicité individualiste de m’as-tu-vu, peut serrer la main à son compatriote Alfonso Cuarón et vite s’en retourner dans son Barnum transgenre (westernou survival ou jeu vidéo) et transnational (cosmopolitisme commercial), partir vite et (ne pas) revenir tard, comme dirait Fred Vargas (le souvenir de l’adaptation par Régis Wargnier effraie).


Certes, nous écrivons d’abord pour célébrer, mais ce petit tartufe amnésique, « monté en grade » car « oscarisé », méritait une fessée cinéphile ; ceci fait, passons vite à autre chose et à l’évocation d’indiscutables talents, qui nous font croire encore, à contre-courant, dans le temps présent, au « septième art », irréductible à de tels injustes et pitoyables « succès ».


PS : le lecteur anglophone se délectera itou de cette critique synthétique (on confirme que l’indigeste soufflé, « en français dans le texte », retombe très vite, en effet) :



Bad Guy : Les Amants criminels

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Ravissement à double sens, passion à sens unique – et si l’issue de secours résidait en soi-même ?... 



À Audrey Jeamart


L’écrivain selon Poe, le dernier mot trouvé avant même de poser le premier : magma de la foule urbaine au plan liminaire, camionnette s’éloignant sur une route en bordure de mer durant l’ultime plan (d’ensemble), bientôt réduite à un point rouge sur fond noir et hymne suédois religieux dédié au Père qui accompagne, jour après jour, avec en point commun les protagonistes inconnus/reconnus.


Tout le film de Kim Ki-duk, cinéaste formé aux Beaux-Arts parisiens, se tient entre ces deux motifs graphiques et métaphoriques – vivre comme les autres/vivre en marge, épouser le courant/remonter à contre-courant, se fondre dans l’anonymat rassurant de la masse ou suivre un chemin singulier, inconfortable, accidenté.


Ce long métrage de peintre jamais pittoresque se place sous le signe émouvant et convulsif d’Egon Schiele, la reproduction de l’un de ses tableaux délicatement arrachée dans une librairie par l’héroïne (son ravisseur lui offrira sans un mot et à l’improviste le luxueux livre d’art, une fois « mise sur le trottoir » !).

« Art dégénéré », affirmaient les nazis, et l’opussud-coréen suscita là-bas l’ire féministe (assumons ce rapprochement « tendancieux », à l’aune de notre détestation de toutes les censures, honnies ou à la mode).


Mauvais procès fait à un mauvais garçon mais à un bon film, puisque le cinéaste ne dissimule pas l’aspect sordide du milieu abordé (toléré par la police en touriste) ni sa violence foncière envers les femmes (et les hommes, à une moindre échelle, évacués ivres avec rudesse ou frappés à coup de batte de base-balldans une ruelle nocturne).


Mais, avec une intelligence et une éthique propres à son expression, il sait toute l’importance et l’impact du hors-champ, de l’imagination, souvent bien plus évocateurs et terribles que le déploiement du spectacle violent, contre lequel la suspension de crédibilité peut toujours jouer, rassurer.


Témoin ce plan remarquable, où la maquerelle en amorce, sollicitée par sa nouvelle recrue au nom de la solidarité féminine, déboutonne son chemisier pour lui montrer les ravages de la domination masculine, provoquant sa stupeur puis son effarement haletant (elle éprouve du mal à respirer, le spectateur aussi).


Sauvagerie et absurdité d’un univers (à l’ombre du terrorisme d’alors, celui de 2001, ou à venir, advenu en série en 2015-2016) tressées à la noblesse, à l’élégance, au quotidien (tricot, épluchage de poireaux), à l’humanité (même monstrueuse) des « marginaux » ; exploitation de ses semblables (du supposé « deuxième sexe ») placés en colorées vitrines décorées, tristes, souriants et jaloux mannequins aux panoplies d’usage, surveillés d’en haut (gardien de phare ou capitaine dans sa cabine) par la brute mutique. 




La première rencontre s’apparente à un vrai « coup de foudre », la petite frappe, grignotant une saucisse au bout d’une pique, sidérée par l’étudiante BCBG, si sage sur son banc municipal, au téléphone avec son amoureux.


Place à côté de la belle bientôt en colère, arrivée du rival, baiser à pleine bouche comme on mange un fruit acide, poubelle en métal à la rescousse, débarquement de l’armée qui passait par là (certainement pour se garder du voisin nordiste), silence et passage à tabac, scandale public et crachat – la scène mêle cocasserie et désespoir, violence et sentimentalisme, exposition et intimité, à l’instar du film tout entier, en réduction métonymique, disons.


De la matrice figurative et narrative, chorégraphie du refus, de l’appropriation, de l’étreinte au seuil du vertige et du lynchage, va surgir une belle et cruelle histoire d’amour, que seules les bonnes âmes de la normalité (hétéro ou homosexuelle), de la parité, de l’égalité, du respect, qualifieront de tordue, malsaine, insupportable, machiste, misogyne et autres gracieusetés.


Au temps du capitalisme mondialisé, le corps, propriété ultime et dévalorisée, sert de gage dans la double arnaque d’un vol et d’une dette à rembourser, l’usure du capital sexuel (virginité cotée de la victime) en monnaie d’échange d’usurier, en moyen de payer les frais d’hôpital d’un père malade, viades sextapes improvisées.


Ki-duk ne s’attarde pas sur la dimension sociale du récit, même si le cadre des rapports de forces entre classes ou sexes demeure bien présent.


La romance (voire le conte de fées marqué par le sceau de la perversité) l’intéresse davantage, car elle permet un dévoilement plus intéressant des personnages, une mise à nu primordiale, à ne pas confondre avec un quelconque racolage des images (une exemplaire pudeur de regard habille deux acteurs audacieux et généreux, la débutante Seo Won et le fidèle Jo Jae-hyeon).


Sans soutien (le petit ami fantoche, pas même fichu de la déniaiser) et sans passé (orpheline, qui sait), Sun-hwa, après de difficiles débuts (viol interrompu, outrage hélas abouti), s’adapte à sa nouvelle vie, séduit les consommateurs avinés par sa « nouveauté », déçoit un client par son inertie (« On dirait que je baise un cadavre ! »), en ravit un autre par sa propre jouissance (réelle ou pas), observée pas à pas et chaque fois par un Han-gi en clair-obscur derrière la glace sans tain de la chambre, voyeur énamouré, coupable, regard baissé, ne pouvant pourtant détacher ses yeux du home/bluemovieréalisé/diffusé (exploité, en effet) par son entremise.



Double du réalisateur reflété dans le miroir méta du film, il tombe peu à peu vraiment amoureux de son modèle, Pygmalion fasciné par sa Galatée de Corée, petite soldate sensuelle, réfractaire et résignée, par ailleurs élue de l’un de ses immatures comparses, qui tentera lamentablement de la faire évader de son enfer privé (Jean Rollin écrivain nous fait signe).


Han-gi ne s’y oppose pas, attend son heure, prisonnier à son tour de son obsession, de sa représentation (de l’amour et de lui-même), emmuré dans une geôle psychique à peine ouverte sur une mer grise et froide.


Dans une scène mémorable, pivot mystérieux et symbolique du film, le couple mal assorti se rend sur une plage et assiste, immobile, au suicide à la Virginia Woolf d’une jeune femme dos tourné.


Au sein du sable, une photographie déchirée, que Sun-hwa va reconstituer, coller sur la glace exhibitionniste (manque le visage des tourtereaux, remplacé par ceux, croisés, du maton mateur et de sa prisonnière pas espagnole, pratiquants d’un jeu d’échecs entre extase et déréliction).


Bien plus tard, juste avant l’épilogue, le morceau manquant, pièce du puzzleidentitaire, surgira simplement, avec l’évidence d’un destin ironique et fantastique : il s’agissait d’eux, bien sûr, dès le début de leur « je t’aime moi non plus ».


Condamnés à éprouver une liberté de reclus volontaires (il la laisse partir, elle remonte dans la voiture de son sbire, il la ramène au point de départ de la diégèse, elle reviendra à lui après une passe avec un routier), d’amants platoniques – il la regarde dormir, la laisse vomir sur lui, couche à son côté, elle se détache et s’endort par terre, la tête au bord du lit –, à secouer en vain le joug qui les relie de toute éternité (énigme d’une élection, d’une affliction, d’une révélation), l’homme et la femme, délestés de leurs derniers vestiges passés (nervi nanti d’un invisible pic à glace artisanal, voix cassée de fausset aux cordes vocales abîmées, amitié sacrifiée en prison anxiogène, par exemple), finissent enfin par vraiment se rencontrer, par se voir pour la première fois, le miroir brisé (reprise visuelle du poing rageur lancé dans un vitre suite à l’esclandre), son artifice découvert par la flamme d’un briquet (d’un feu intérieur), une étreinte de noyés substituée à des gifles complices.


Happy end, pour nos Adam et Ève désormais sur la route, « travailleurs du sexe » itinérants ?


Oui et non, car elle continuera à se prostituer, cette fois pour lui (et elle-même), au gré des pêcheurs à la campagne (après les pécheurs de la ville), car ils s’aimeront à leur façon, qui vaut bien la vôtre.



La morale de la fable ne se résume en aucune manière à un éloge de la prostitution, de la soumission (myopie bien-pensante de la bienséance, de tous les donneurs de leçons, de style et de moralité, de ceux accusant autrui de leurs forfaits), plutôt à un dépassement des apparences, des stéréotypes, des rôles sociaux, des territoires indignes et injustes, sorte de révolution douce conduite « à la dure » et avec rapidité (sur le plateau, dans la durée de l’œuvre), par un cinéaste se démarquant sans peine, avec puissance et beauté (beau travail de Hwang Cheol-hyeon à la direction de la photographie, de Park Ho-jun à la musique), tendresse et cruauté, de ses illustres aînés (Bresson et son chemin vers la grâce incomplet, Buñuel et sa bourgeoise blonde encanaillée, Liliana Cavani et son scandaleux SM sincère, Kitano et ses tueurs simplets au cœur brisé, Wong Kar-wai et ses langoureux amants du soir, Sade et les multiples « crimes de l’amour », Wilde et la destruction de ce que l’on aime).


Le succès public confortera notre artiste de la caméra sur sa lancée stakhanoviste, avant que la peinture, au fil des saisons, d’une âme et d’une vie, dans sa sérénité cyclique, sa nature dramatique, bouddhique, apaisée, ne vienne définitivement lui ouvrir les portes récompensées de la reconnaissance internationale, où on le célébra plus tôt que chez lui, ainsi qu’un certain Takeshi.


La suite de sa filmographie reste à (re)découvrir, avec ses entrées lapidaires réduites à un mot unique, avec surtout le soleil noir, faussement incestueux et réellement intense, d’une pietà transposée en Asie, louée par nos soins.

Quinze ans après, les fleurs chantées par Etta Scollo (non andare via, supplie-t-elle, et nous ne partons pas, pas encore) continuent à s’épanouir dans le présent du visionnage d’un DVD offert en présent, dans la mémoire et la promesse d’un article tardif écrit à l’orée du printemps – tout, finalement, se recoupe (soleil cou coupé, de l’été ou du bouquet), tout se rejoint, par-delà les distances géographiques, tout s’épouse, comme au premier matin du monde et du cinéma. 
                         

Jean Rollin, le rêveur égaré : Nekromantik

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Souvenirs (les siens, les nôtres) d’un cinéaste aimable, au présent et à contre-courant…



Un rêveur, Rollin ?


Assurément, mais surtout quelqu’un qui fit de son mieux (jusqu’au pire) pour concrétiser ses rêves, les matérialiser au contact du cinéma (art mécanique et fantomatique) puis de la littérature (liberté d’expression payée au prix de la solitude).


Un égaré (loin de Téchiné) ?


Un démiurge parfois perdu dans son univers, certes, mais aussi un homme (populaire et cultivé, son cœur politique battant à gauche) de son temps, sensible aux désastres du siècle (la Shoah, explicitement citée dans La Nuit des traquées, la dictature de Franco, abordée brièvement dans Vivre en Espagne) et à ses mouvements esthétiques (collaboration avec Marguerite Duras sur L’Itinéraire marin inachevé, passage « alimentaire » par le X « ludique » des années 70).  


Le principal atout de ce documentaire (un peu) scolaire, (pas assez) imaginaire et (toujours) sincère réside dans la juste primauté de sa parole humble et généreuse, lucide et drôle.


Rollin parlait bien de lui-même, de ses films, de ses rencontres et influences, de sa position précaire entre « haute » et « basse » cultures, de la difficulté à financer des projets, à vivre en outsider d’un métier différent des autres, au carrefour du commerce et de la vocation.


Mortuaire, car lesté du décès de son objet/sujet (d’une « longue maladie », disent certains, de peur d’écrire CANCER), mais jamais morbide (jolie coda sur un sourire) ni nécrophile, l’opus de Damien Dupont et Yvan Pierre-Kaiser, jeunes et modestes hérauts de cet évangile laïque et cinéphilique, fait défiler les « suspects habituels » (Michael Curtiz à Casablanca, repris par Bryan Singer, bien sûr) répartis en amis, collaborateurs, exégètes (petite pique superfétatoire en direction de Rohmer, alors que celui-ci, à notre connaissance, ne médit nullement de son confrère).


Nantie d’une jaquette réversible dont l’un des côtés se voit illustré avec briopar Grégory Lê, la « galette » conçue par The Ecstasy of Films, émérite petit éditeur nordiste dans la lignée du défunt et regretté Neo Publishing, s’avère roborative et représentative de l’ensemble du corpus.


On pourra lui reprocher d’éluder incompréhensiblement (problème de droits ?) des titres majeurs (outre le cauchemar germanique supra, citons Fascinationet Les Raisins de la mort), de friser l’hagiographie (le silence équivaut au plus grand des mépris, dit à raison la sagesse populaire, et les pharisiens se condamnent d’eux-mêmes par l’ineptie de leurs avis), de faire doublon avec La Nuit des horloges, ultime récapitulatif et déambulation réflexive permise par le montage hétérogène, la pratique mercenaire d’Eurociné se voyant élevée au rang d’intertextualité, de discours méta à l’orée du « grand sommeil ».




La sympathie et la bienveillance l’emportent sans peine, et une logique autant symbolique qu’économique se dégage de l’entreprise désintéressée : le « cinéma de pauvre » de Jean Rollin ne pouvait pas s’évoquer avec un luxe indécent de moyens (dotés d’un budget probablement plus conséquent, Anne-Louise & Pierre Trividic, accompagnés de Patrick Mario Bernard, réussirent jadis un séduisant et singulier Howard Phillips Lovecraft dans la collection Un siècle d’écrivains).


Au sein de cette intéressante et excitante introduction à une filmographie à redécouvrir, à réévaluer (vu récemment, sur une célèbre plate-forme, le « scandaleux », prometteur mais très artyLe Viol du vampire), signalons les interventions éclairantes des deux Philippe, d’Aram et Druillet, ou celle du bien nommé Pete Tombs, spécialiste anglo-saxon emblématique du sérieux et de l’impartialité avec lesquels l’œuvre se voit accueillie au-delà des frontières mineures de l’Hexagone.


Rollin, durant son parcours polymorphe, ses métamorphoses successives (monteur, réalisateur, scénariste, acteur, écrivain), déplut à beaucoup, ici plus qu’ailleurs, et cela suffirait presque à le faire remarquer ; son talent évident, imparfait, attachant, dégradé, le rend définitivement remarquable.


Il arpenta, quarante ans durant – les horloges baudelairiennes s’y ouvraient sur des succubes sixties et saphiques –, un territoire immédiatement identifiable et souvent appréciable, sorte de « kingdom by the sea » dépourvu d’Annabel Lee mais peuplé de vampires, nues ou orphelines, de jumelles spéculaires, de couples désunis, de fugitifs en sursis.


Amoureux des cimetières, ces « cités des gens merveilleux », pour parler tel l’ironique Jim Thompson, des châteaux de contes de fées (les récits oraux originaux, plutôt que leur écrémage par Disney ou consorts), il fréquenta des centres de redressement juvéniles, des cliniques peu catholiques, des abattoirs confondus avec des fontaines de jouvence, et s’aventura vers la Défense, Bangkok (reconstitué à Paris) ou New York.


Son amitié pour Norbert Moutier lui fit traverser le miroir, outre des mises en abyme dans ses propres films pensés, façonnés, à la manière des multiples chapitres d’un seul et même livre, des épisodes divergents et en écho d’un unique feuilleton, des strophes aux vers parfois faux d’un long poème mélancolique, onirique, aux fugaces et coupants éclats réalistes.


Jean Rollin (entre ici, avec ton joyeux cortège, osons-nous en pastiche de Malraux), épris d’enfants sauvages, de petites ogresses, du parfum dorcelien de Mathilde (ah, Draghixa), incarna une idée certaine du cinéma, littéraire, libertaire, naïve, itérative, indépendante, émouvante, en lien avec d’autres auteurs plus renommés, plus célébrés (désormais ou autrefois).








L’argument de Requiem pour un vampire, évasion fatale abstraite et dédoublée, rappelle La Tête contre les mursdu vénéré Franju ; La Rose de fer, avec ses amours sépulcrales, anticipe sur le tragi-comique et transalpin Dellamorte Dellamore ; Les Démoniaques et ses naufrageurs présagent le brouillard revanchard de Carpenter ;  Les Raisons de la mortrelit La Nuit des morts-vivantsà travers le prisme rouge (qui tache) sang de l’écologie panique et du militantisme paysan ; Fascinationconvoque l’hygiénisme décadent, la prophylaxie selon la comtesse Báthory et l’allégorie à la Corman en mode poesque ; La Nuit des traquées ressemble à du Fassbinder (Allemagne, pays glacé hanté par le passé), du Cronenberg (la tour concentrationnaire puis orgiaque de Frissons), du Resnais (la mémoire, vecteur d’identité, de fiction), tandis que Perdues à New Yorkretravaille le voyage dans le temps et La Nuit des horloges la réminiscence pro domoà la suite du Paul Grimault testamentaire de La Table tournante. Quant à ses clowns et nains, ils ne paraîtraient pas si déplacés que cela parmi les sombres et cocasses fantasmes des New Wave Hookers de Gregory Dark.


Les films de Jean Rollin, naturellement libres (mais inégaux, pas seulement en droits de cinéma) et courageusement insoumis à l’empire du fric, aux diktats de la narration, évoluent dans leur propre espace-temps, valant bien mieux que le sarcasme, la canonisation ou l’indifférence, car certains sommets exercent un charme moderne et suranné, témoignent d’un constant plaisir de filmer, d’une franchise et d’une subjectivité mêlant l’horreur à la beauté, au beau risque du ridicule et de lacrimonie, dans l’affirmation d’une imagination.

Il convient de s’y plonger à l’instar d’une langue étrangère et familière, d’un idiome perdu dans l’oubli de l’enfance (émerveillement et cruauté), d’un alcool jaune (Corbière mis en bière) et artisanal, afin de ressentir une magie ambivalente, noire et blanche, puissante et fragile, érotique et nostalgique, au rythme, au phrasé, au délié singuliers.


Une fois franchi le pont (d’allumettes ou de carton-pâte, et Murnau for ever), laissez venir à vous le petit enfant/vieil homme nourri de serialset de surréalisme, ses spectres dévêtus et ses jeunes filles en fleurs et en fer – le voyage vous décevra peut-être, il vous dépaysera durablement.       




Quelques ouvertures, pour clore notre esquisse :


Une interview sur le thème des « nanars », au cours de laquelle, parlant de Moutier, Rollin dresse sans s’en rendre compte (?) un fidèle autoportrait :



Un entretien-fleuve, en VA, riche, vivant et quasi exhaustif, en ligne sur son « site officiel » :



Un troisième, plus court mais pas moins panoramique, la dernière réponse en lapidaire art poétique :



Enfin, deux études stimulantes et pertinentes dédiées à un diptyque précieux :




PS : une nouvelle fois, nous devons le visionnage de ce DVD à Audrey ; merci pour ceci et tout le reste, Mademoiselle (de létrange) Jeamart…   

                

La Femme du policier : 71 Fragments d'une chronologie du hasard

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Philip Gröning.



On garde un bon souvenir du Grand Silence (pas celui de Sergio Corbucci !), documentaire austère et mystérieux de 2005 dédié aux moines de la Grande Chartreuse, déniché (en bon athée) une matinée de grisaille, dans la salle silencieuse et quasi déserte d’un petit cinéma de province, sis au sein d’une ville française réputée pour ses basses températures.


Sur la foi de cette réminiscence, nous décidons de nous risquer aux déboires (primés à Venise) de la femme (et mère) au foyer battue par son policier allemand de mari, étalés sur cent-soixante-douze minutes et cinquante-neuf brefs « chapitres » numérotés (en lieu et place des extraits bibliques d’autrefois), chacun introduit et conclu par le rite lancinant des Anfgang et Ende, chacun clos sur la nuit lente du fondu au noir.


« L’exosquelette » structurel (Michel Chion à propos de Shining dans son essai exhaustif sur Kubrick), le procès-verbal béhavioriste et le conte de fées (forêt, animaux, fillette, loup paternel, abstraction diégétique) frappent d’emblée le spectateur du replay, qui observe, à l’instar du cinéaste (perspectives obliques ou surplombantes de vidéosurveillance, plongées de microscope), un couple avec enfant dans son quotidien aussi banal que le mal, autant étroit que la maison mitoyenne en duplex, clôturé par le mur d’enceinte (naguère celui du monastère) en briques rouges (exit la route jaune de Dorothy à Oz) d’un quartier teutonet l’insupportable silence de la moitié amoureuse et maternelle, suite aux coups d’abord entrevus sous son collant transparent ou sa nuque nue.


Christine caresse les cheveux d’Uwe mais se refuse sexuellement à lui, l’abandonne devant la TV sans même lui dire un mot, encore moins bonsoir, déclenchant un accès de rage après sa recherche panique dans toutes les petites pièces surcadrées, aux allures de couloirs de laboratoire d’un labyrinthe expérimental pour rats domestiques (René Allio, dans Pierre et Paul, situera pareillement, et au surligneur, le calvaire laïc de son architecte dépressif dans un immeuble anxiogène, la philosophie marxiste de l’ameublement déployée vial’éthologie sociologique, voire l’inverse, de la France pompidolienne sur le seuil des années 70, à l’orée de la « crise » et du « désenchantement »).


Au-dehors, le monde assourdi se réduit à une nature nocturne, des arbres aux taches écarlates entre lesquels court un lapin (celui de Pâques, qui sait, recoupement fortuit du récit et du calendrier), une bande de bitume en linceul pour une biche renversée par une automobiliste (« Femme au volant… » affirment les conducteurs misogynes) et vite achevée par le policier (réalisme objectif, trivial, loin des cauchemars psychiques et ludiques d’un David Lynch), un vide-grenier vu de loin, depuis une fenêtre au rebord constellé de jouets (les passants et les stands deviennent dans la distance de minuscules figurines), des cadavres jeunes en bordure de sous-bois, photographiés avec détachement par l’indigne serviteur de la loi documentant un accident.




Le flic non-fumeur cache son arme de service à côté de ses chemises bleues, et l’on frissonne à l’idée qu’il finira, dans son infantilisme, dans sa rancœur tendre (« Je ne suis rien sans toi, tu es mon roc et tu me fous en l’air » éructe-t-il/répète-t-il en corrigeantl’indulgente) par s’en servir, pour de vrai, pour de bon, « passage à l’acte » radical après les jeux d’eau à deux dans la salle de bains et les complices parties de bras de fer.


Car ils continuent à s’amuser, à rire, à se chérir, à s’offrir un bouquet de roses, à élever la joueuse (déambulation dans la rue, en panoplie de papa, plus tard, jardinage en robe de mariée) et triste gamine, interdite devant la colère du père aimant, qui pleure seul, sinon allongé dans sa nudité fœtale sur le lit conjugal, malgré ou à cause de la serrure démontée, de la chambre d’enfant profanée, de la compagne molestée, en larmes et en contrepoint d’une histoire au chevet, ou appelant sa maman en raison de fourmis imaginaires labourant son sommeil troublé (« C’est le sang qui coule en toi » lui enseigne-t-elle).


Les jours et les scènes se suivent, scandés par une cloche lointaine, varient à peine le thème majeur de l’amour violent, avec quelques échappées vers la sensualité intacte d’un visage et d’un corps de fillette (« Honni soit qui mal y pense », bien sûr), des comptines brechtiennes adressées à la caméra, des leçons de choses prodiguées par la génitrice au voisinage d’un barrage pittoresque flanqués de saules pleureurs (poissons et ver de terre ici, improbables plantations sous des dalles descellées à l’intérieur de la « tranchée » en ciment là), des tracés discrets le long de sombres bleus, la présence obscure d’un vieil homme esseulé, assoupi, dans sa cuisine lumineuse.


Le réalisateur étudia la médecine et la psychologie, cela se voit et s’entend dans sa fausse froideur, l’attention clinique et poétique portée aux corps, la précision des plans, les éléments d’explication disséminés (ne pas confondre la force de l’ours avec de la méchanceté, explique Christine à la petite Clara, personnage unique interprété par des jumelles agréablement « naturelles », qui voit clair et tient à se « réconcilier » avec l’ogre assermenté adepte des jeux vidéo, usant des animaux du pyjama en allégorie personnelle et justificatrice), récoltés, lit-on, auprès de nombreuses victimes féminines (quid du tabassage doublement tu infligé aux mâles ?) rencontrées en pré-production.


L’énigme du crachat (et des cheveux tirés) supplante celle de la prière abordée dix ans plus tôt, et si Christine enseigne à Clara les modestes merveilles de l’univers, Uwe lui transmet sa (les siennes, celles du monde) vertigineuse part d’ombre, sa violence innée ou héritée, sa schizophrénie fondamentale, sa cyclothymie destructrice.


Moins déterministe, choral et kolossal que Haneke (cf. le sous-titre de l’article), Gröning ne juge pas, ne condamne pas, n’excuse pas, évite de donner de rassurantes origines (un trauma, par exemple) au comportement déviant, et la comédie noire et fantastique de Kubrick (on pense un peu à Torrance) sur l’impuissance créatrice et sexuelle, la paternité problématique et pitoyable, disparaît devant une chronique parcellaire parvenant à capturer une essentielle et dérangeante vérité au cœur de la fureur propre à ce genre de relation : la souffrance spéculaire et l’interdépendance affective des individus, double lien dérisoire et précieux, sésame pour toutes les blessures et sauf-conduit pour toutes les agonies (elle se jette à ses pieds, s’accroche à la bouée de sa jambe, le supplie, alors qu’il vient de la gifler sur le canapé, parce qu’elle mâchait sa salade de fruits trop bruyamment à son goût, puis de s’excuser sincèrement, pathétiquement ; sur un mode ironique, Lars von Trier peignit jadis les ravages et les délices du sacrifice d’une martyre dans Breaking the Waves).





« Ne regarde pas ! » murmure Christine à Clara, mais l’enfant regarde pourtant le corps supplicié de sa mère (« Maman, tu sens mauvais » assène-t-elle avec la candeur cruelle de son âge, tout sauf innocent), saisi dans sa lueur d’hôpital, contre le carrelage immaculé, et le long métrage (sa durée radicale rebutera, sa lenteur rythmée irritera) ose regarder droit dans les yeux son sujet (contrairement aux mensonges du tourmenteur, alibi de la maladie de peau compris), sans faillir une seconde, se compromettre dans le manichéisme, le pathos, le sordide, le psychologisme.


Huis clos asphyxiant, éprouvant, tétanisant, aux paysages extérieurs sereins et indifférents, aéré/verrouillé par son ouverture visible sur l’intériorité des êtres, film d’amour et de guerre, film d’horreur davantage terrifiant que des cargaisons de gore puéril, La Femme du policier, incarné au plus près par Alexandra Finder et David Zimmerschied (actrice et acteur remarquables de justesse et d’audace), produit, écrit, éclairé, cadré, monté par un artiste polyvalent (Gröning, par ailleurs acteur et compositeur, signa entre-temps une romance prolétaire sur fond de prostitution, le pas vu L’Amour, l’Argent, l’Amour), retient la terrible leçon de Fassbinder – L’amour est plus froid que la mort, en effet.


Il décrit la décomposition, au propre et au figuré, d’une cellule familiale sur le point d’exploser, ou de régresser dans une utopie amniotique (belles séquences évidentes et fusionnelles dans la baignoire, point caché derrière le petit doigt politiquement correct de la pudeur, de la bienséance hypocrite et consumériste consistant à flouter le sexe des enfants, à voiler/retoucher l’anatomie des femmes « réelles »).


Quand Christine tombe une fois de plus, une fois de trop, touchée à la tête par un coup guère plus prononcé qu’un autre, que Clara la rejoint avec une couverture pour dormir lovée contre elle, là, inanimée au milieu du salon, qu’Uwe éclate en sanglots devant cet ultime désastre, on se dit que le nadir advient, que le film va s’arrêter maintenant, qu’il ne peut aller au-delà de cette figuration utilisant à plein la sidération provoquée par « l’effet de réel », temporel et factuel, tissé dans l’étoffe de la fiction, sa beauté nullement coupable ni responsable de la laideur morale et physique illustrée.


Philip Gröning accorde cependant une sorte de résurrection « liquide » à son attachant duo, sauvé in extremis selon une bienheureuse linéarité, va jusqu’au bout, jusqu’au chapitre 59, nombre impair de l’imperfection, des amants, de l’œuvre, infinitésimalement alourdie par un symbolisme assez scolaire, l’instant d’une alliance ou d’une colombe en gros plan, disons.





Le vieillard (Dieu ? Le père tortionnaire d’Uwe, de Christine ? Un second bourreau, une victime méconnue ? N’attendez pas de réponse consolatrice, de dévoilement final, pas plus que sur le dévoiement des sentiments, leur métamorphose mortifère) apparaît une dernière fois dans la neige, nous interrogeant du regard, et le voyage au bout de la nuit, de l’humanité « en circuit fermé » (plans fixes, natures mortes, de la maison déserte et désertée) s’achève sur le visage, les yeux grands ouverts en direction des nôtres, de Clara comme déjà morte, vide et livide, son mutisme en réponse à celui de Candice, la petite héroïne traumatisée, somatisante, de Chromosome 3, signifiant ambigu puisque à la fois expression de défi, de « résilience », et promesse d’une malédiction, esquisse d’un cercle infernal hérité avec le sexe et l’enfance.


Le cinéaste ne répond pas à notre place, ne lève pas tous les voiles, ne remplit pas tous les blancs de son opus exigeant et accessible (pourquoi la chaîne le programma autour de minuit ? Par paresse, par facilité, par pusillanimité ? Cette fois, on pourrait émettre une ou deux hypothèses).


Ce cinéma doux et rude, ardent et glacé, diabolique et joyeux, dépourvu de musique, riche de sa simplicité, il nous importe de le mettre en valeur, de le célébrer, d’écrire sur lui ici, aujourd’hui.


Courez son beau risque adulte, pénétrez sans crainte dans cet espace réduit, ce cerveau insane, non par masochisme, par pitié, par philanthropie ou empathie mal placée (maux contemporains d’une époque lacrymale et impitoyable, mélange nauséeux de surexposition médiatique et de dissimulation obscène dans le confort atroce des foyers), mais pour fixer l’abîme et le zénith en lutte éternelle et universelle, cette déréliction nourrie de passion, ce patchwork de sensations, d’élans, de contradictions, de solitudes et d’abandons, hors desquels n’existe pas l’espèce humaine.


Le renard s’en contrefout, il marche avec grâce dans la ville endormie, signature zoologique, médiévale et hermétique d’un film ne laissant pas le spectateur inchangé (qui pour se contenter de son intégritépremière, réclamer d’inoffensifs et offensants divertissements, de l’opium, des pensums, du pop-corn ? Pas moi, en tout cas).


Vivre ainsi à deux (à trois) s’avère impossible, tandis que l’on peut découvrir, au hasard généreux d’une cinéphilie encore en éveil, en dépit de la fatigue, de toutes les innombrables (bonnes et mauvaises) raisons de désespérer, de soi, d’autrui, des sociétés, du cinéma, pareil diamant noir, intrigant, coupant, finalement très émouvant.  



À un moment métonymique, sa grandeur magnifiée par une apparente insignifiance, Christine, bien amochée, isolée entre les siens, humecte son index dans un pauvre sourire et le passe sur une vitre, éphémère bande-son autarcique, mini cri de secours, tentative de dialogue perdue d’avance, à l’adresse d’un insecte impassible et immobile derrière la frontière fragile et fermée du verre.

Souhaitons que ce texte rapide, lui-même bouteille à la mer sur l’océan linguistique et numérique, brise brièvement (possible moralité cathartique de la fable lucide), pour celui ou celle qui le lit, l’enfermement souvent volontaire de/dans sa conscience douloureuse, incestueuse, asservie, l’incite à franchir la porte entr’ouverte d’un château (pas sadien, pas kafkaïen) moderne, maudit, singulier, familier, l’exhorte à respirer enfin pour soi, libre et en mouvement parmi les blés (vaderetro, gladiateur Ridley) gentiment courbés, animés, in fine caressés par une main leste et apaisée.  
       


Je suis : Les Trois Visages de la peur

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Emmanuel Finkiel.



La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui.


Descartes, Méditations philosophiques,

Méditation Sixième : De l'existence des choses matérielles


Osons renverser René : je suis donc je pense (et j’aime et je me souviens) – tout le beau film d’Emmanuel Finkiel (Voyages, auparavant évoqué via un article sur la représentation de la Shoah au cinéma) se tient dans cette affirmation, ce primat, cette présence à soi et au monde.


Voici une œuvre de visages, de regards, de mots et de récits maladroits, figés, amoindris, vivants, le mémorable aperçu d’un pays presque en autarcie, replié sur son invisibilité (différente de celle d’une prison, disons) donnée à voir de manière évocatrice, rigoureuse et subtile.


Voilà trois personnages – Chantale et les deux Christophe, le générique révèle leurs patronymes mais nous les appelons par leurs prénoms, à l’unisson de la juste distance d’une caméra respectueuse, bienveillante et fraternelle – en quête non plus d’auteur mais d’histoire (vraie), trois individus réels passés de l’autre côté du miroir (« J’ai l’impression d’avoir une nouvelle tête » déplore le papa comptable qui voulait monter un portique pour son fiston, le reçut sur le crâne), trois rescapés imparfaits à la recherche du passé, de la parole, de la motricité.


Ils se projettent vers un avenir plus qu’incertain, contraints à se réinventer au quotidien, au rythme des jours (le lundi plus difficile que le reste de la semaine), des soirées (La Petite Maison dans la prairie ou l’art par Frédéric Taddeï à la TV) des saisons (après le long hiver, un printemps fragile), des chansons (Dinah Washington, Bécaud, Bézu, Ferré, Vox Angeli ou No One Is Innocent durant la scène la plus surréaliste, rééducation amorphe accompagnée de rock énergique en clin d’œil à Henry, le tueur en série de John McNaughton !).


Après la dévastation de l’AVC, l’ancien moi ne disparaît pas, il s’éclipse, il revient par intermittence, émerge lentement des sables mouvants du corps cassé, de l’esprit absent.


Ces trois êtres de chair, de sang, de syntagmes, de phonèmes, de souvenirs et d’affects, veulent survivre, assurément, courageusement, aussi vont-ils donc devoir enterrer une part d’eux-mêmes (au médecin qui attend « mort » en contraire de « vie », le premier Christophe, terrassé à son clubde tennis, maniant la raquette de badmintonmieux que personne, répond du superbe lapsus« malade »), se métamorphoser « à leur corps défendant », se « reconstruire » loin du pire, ce coma d’autrefois, cette fausse mort les ravissant à leurs familles dans une incertitude épuisante.



Revenus d’entre les morts, dotés d’une autre langage, familier, défaillant, d’un autre temps, plus lent et circulaire que celui des « bien-portants », ils apprennent à renaître dans le cocon d’un centre adapté, univers anxiogène et protecteur, architecture spéculaire de leur cerveau coupé de la ville abolie, des trajectoires complexes, des identités certifiées.


En découvrant ce documentaire majeur et radical dans sa simplicité, dans ses questions vertigineuses (le cinéaste, formé par Godard, Tavernier, surtout Kieślowski, au parcours inverse, « converti » à la fiction pour ne plus filmer de larmes véritables, demande en voix off, au début, si le patient possède une pleine conscience de son état ; dans sa reformulation inconsciente d’un dialogue crucial d’Elephant Man, entre John Gielgud et Anthony Hopkins, il ne récolte que l’ignorance prudente du corps médical, professionnel, attentif, sympathique mais assez impuissant et en retrait, pour des raisons d’éthique et de subjectivité, tandis que ses images montrent l’évidence), on pense principalement à Shining et Être et avoir.


Couloirs interminables filmés au steadicam, déambulation solitaire à l’intérieur d’un espace intériorisé, mental, désir de trouver l’issue du labyrinthe (reproduit sur l’élégante affiche au creux de la paume, une petite maison blanche, vierge, sise au centre), de sortir de cette matrice-chrysalide, notes de Ligeti, linceul assourdi de la neige, réapprentissage des bases de l’expression, de la vie sociale au-delà du cercle familial, dimension fantastique cousue dans l’étoffe précaire de la réalité : autant de motifs liant « naturellement » et significativement les odyssées existentielles de Kubrick, Nicolas Philibert, Emmanuel Finkiel.


Magistral film d’horreur – et d’amour – dépourvu de la moindre goutte de (faux) sang, enfin débarrassé des farces et attrapes puériles encombrant le genre, appauvrissant sa grandeur adulte, Je suis en évite les métaphores et les effets (une sincère douceur irrigue l’ensemble) afin de regarder en face son « matériau de base », la terreur à peine dissimulée au cœur de nos vies, logée dans la menace du hors-champ, surgie dans la souffrance, la maladie, la vieillesse, la mort, la perte irréparable de ceux que l’on aime, que l’on ne reconnaît plus (Alzheimer for ever), afin de retenir sa féconde leçon de (sur)vie et de tendresse par-delà toutes les violences, tous les deuils.


« J’ai peur » avoue Chantale, l’ancienne directrice de banque égarée parmi son mari, ses jumelles, son album photo dont les preuves dérisoires du bonheur enfui la bouleversent (et nous avec).


Dans cette angoisse fondamentale, constitutive, nécessaire, réside la part incorruptiblede l’humanité, et si le réalisateur, exemplaire dans sa démarche et sa pratique, se refuse au moindre voyeurisme (cf. l’intéressant entretien placé en lien), il ne craint pas de s’aventurer au bord du gouffre (autobiographique), d’explorer cette « zone morte » (Stephen King, of course) accidentelle, ce territoire d’inquiétante étrangeté dickienne plutôt que freudienne (la folie, elle, appartient à Fuller davantage qu’à Forman, celui de Shock Corridor, bien sûr).



La vie ne tient qu’à un fil, dit-on, et nos trois héros vraiment héroïques suivent le fil d’Ariane de leur âme, perdus dans les tours et détours de leur moi en miettes, avec aux trousses non pas le Minotaure grec mais l’incurie de l’administration sanitaire française (quelle solution pour Christophe à la disparition de ses parents âgés, lui que le centre souhaiterait voir ailleurs ? Aucune, sans doute, ou rien qu’un pis-aller, au risque de tout perdre des progrès durement accomplis) et le temps qui ne passe pas assez vite pour l’entourage toujours là, nimbé de l’amour véritable, celui épanoui au sein des désastres, pas son ersatz dégueulasse débité à longueur de journée en produits, en impératifs, en sermons, en consolations (mention spéciale à la compagne du second Christophe, femme amoureuse, rieuse et radieuse, mère lucide et complice).


Parfois poignant (les pleurs de Christophe entre ses parents, ceux, ravalés, de son ergothérapeute déclarant « Je t’ai appris des choses, mais tu m’as beaucoup appris sur l’humain »), souvent éclairant (sur le fonctionnement d’un milieu et le traitement d’un mystère, à laide du théâtre, de l’exercice, de tests), jamais désespérant, car tourné vers une réappropriation, un combat, une arrivée (parallèle à une sortie), un bisoud’enfant reconnaissant (son père), le voyage quasi immobile se voit ponctué d’instants de gaieté (langoureuse danse impromptue d’un infirmier sur de la « musique des îles », « C’est dingue, putain » ponctue Chantale, qui « en a marre » et veut rentrer chez elle, comme Piccoli selon Manoel de Oliveira), de notes de piano solo (saisons et berceuse à la Satie signées Tchaïkovski).

Je suis convoque et travaille ainsi avec maestria la matière même du cinéma, art létal et stimulant, mécanique et organique, abonné au ressassement (pas seulement postmoderne) et illusoirement au présent : le corps et l’esprit, le dehors et le dedans, la surface et la profondeur, l’apparence et le symbole, chaque couple indissociable et obscur, admirable et terrible, régressif et mutant.


L’opuss’achève sur une histoire, pas spécialement drôle mais foncièrement émouvante dans sa beauté méta ; Christophe, apparu inexpressif au tout premier plan, boucle la boucle au dernier avec un sourire avéré derrière la tension du rictus, avec son clown parti en Colombie acheter des lunettes et poursuivi jusqu’en Amérique par un lion.


La « chute » (le redressement, au moyen du rire, de l’échange, du franchissement des multiples frontières), illogique et poétique ?


« Ça aide à mieux voir », en effet, moralité de la prise en charge du handicap et de la réalisation, de surcroît documentée, sur l’intégralité des plans possibles (politique, économique, esthétique, physique, philosophique, voire spirituel).


Le capitaine dans son bateau, le « fantôme dans la machine » (« molle », dirait William S. Burroughs, et attesté, sous une forme particulière, pendant le calvaire profane de l’inoubliable soldat amputé de Johnny s'en va-t-en guerre), naguère théorisés, dans le sillage de Platon ou René D., par Gilbert Ryle & Arthur Koestler, quadruple source connue des transpositions lyriques de Masamune Shirow puis Mamoru Oshii (Cronenberg s’activait itou dans son laboratoire déjà littéraire et scientifique), illuminent constamment, des deux côtés du champ, ce grand petit film à expérimenter, à célébrer, qui parvient, paradoxe ultime et saisissant, à transcender une tragédie intime en une marche vers la chaleur (climatique, humaine), le lendemain, la fierté retrouvés.


Je suis bel et bien vivant, ici et maintenant, encore là dans ce corps-forteresse (pas vide), avec cet esprit vif ou ralenti, alors regardez-moi droit dans les yeux, écoutez attentivement, sans pitié ni infantilisme, ce que je vous dis, à ma façon, à mon heure, contemplez vos craintes dans mon miroir fêlé, dans ma langue, mes jambes et mes bras esquintés – avec un peu d’humour, de générosité, de pellicule et d’envie, nous pourrons vous et moi, qui sait, finir par nous rencontrer, quitter nos certitudes et nos inquiétudes, partager un beau moment de lumière et de regain.            



La Momie : Cadavres exquis

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Fuir les vivants et fréquenter les morts…


La mort est un mystère, et la sépulture un secret.

Stephen King, Simetierre


Et quand je serai mort

J’veux un suaire de chez Dior !

Boris Vian, J’suis snob



Le vampire charme les amateurs de « sexe oral », la créature de Frankenstein attire les adeptes inadaptés de la « différence », le loup-garou émoustille les zoophiles, le zombie interpelle les marxistes, l’homme invisible paradoxal parle aux pervers, le revenant rassure les croyants, l’animal monstrueux trouvera toujours des protecteurs, le cannibale emballe les gastronomes – et la momie demeure mémorable pour tous ceux qui aiment le cinéma « à en mourir ».


Il ne s’agit pas d’une expression exsangue, notez-le bien : des bandelettes à défaut de paillettes, un fameux fumet faisandé, une démarche de paraplégique, un silence de cimetière (« muet comme une tombe », en effet) : loin du glamour, la momie, mélancolique et immonde, nous regarde sans nous voir avec des yeux témoins de l’au-delà, aveuglés par l’indicible, revenue de tout et surtout d’entre les mort(e)s.


Elle « veille au grain », en vain, elle se tient fidèle au pied du maître mortel, elle garde la porte profanée par les archéologues, puérils pilleurs de sépultures assermentés par les musées (occidentaux, même si l’Égypte construit actuellement son immense mausolée à elle).


La vallée royale, violée par le Capital, déverse ses trésors exhumés, restaurés avec un soin maniaque, dans des salles mutiques en clair-obscur, avant-goût du tombeau offert sans risque aux touristes internationaux.


Que viens-tu chercher parmi ces corps encore embaumés, endormis pour l’éternité, si sages dans leur linceul chimique ?


Pourquoi déranges-tu ainsi, respectueusement, les sarcophages enfouis dans leur univers funéraire ?


De la base posée sur le sable brûlant à la pointe dressée avec orgueil vers le zénith impénétrable se moquant des siècles, des explorateurs, des nations, la pyramide étend son empire pétrifié, son ombre obscure sur les fourmis humaines creusant inlassablement, nantis des meilleures intentions.



Pendant ce temps, vers Palmyre, d’autres spécimens de l’espèce bipède se rient de la « sauvegarde du patrimoine » et détruisent allègrement des statues séculaires, iconoclastes illettrés, vidéastes du dimanche, terroristes drogués à la société du spectacle (et au haschisch des Assassins, d’Alamut ou d’ailleurs).


La mort, mon ami, se vend bien depuis toujours, sous toutes ses formes, dans tous ses déploiements permis par la technologie dans ses incessantes métamorphoses.


Si l’ambre s’avère l’improbable sépulcre de l’ADN renaissant des dinosaures hollywoodiens, si le grand saigneur méchant homme survit à ses victimes, si les fantômes harcèlent les vivants à seule fin de ne point s’en faire oublier (double peine du souvenir aboli), la momie (mentalement, murmurait Murat) se remémore l’autre côté, sidérée par ce qu’elle découvrit, cet absolu néant déguisé en paradis infernal (ou l’inverse), selon le baume infantile de la religion.


Elle ne parle pas, et que pourrait-elle dire, rescapée du désastre génétiquement programmé de l’être pensant, formulant, saignant, jouissant, se reproduisant, s’angoissant pour un rien et notamment son déclin ?


Personne, sans doute, ne supporterait le récit de son odyssée mortifère au pays d’où l’on ne revient pas, apriori, sinon dans les contes de fées pour adultes de l’horreur littéraire ou cinématographique.


Il existe, tu ne l’ignores pas, tu le crains sans savoir pourquoi, des choses pires que la mort, et mourir représente peu de choses, à vrai dire, face à, disons, un excellent cancer colonisant ton corps entier, jusqu’à ton cerveau, un Alzheimer effaçant inexorablement ce que tu prenais pour ton identité assurée, la disparition irréversible d’une mère, d’un père, d’une sœur, d’un frère ou d’une amoureuse, si précieuse pour éclairer la nuit sans fin de tes jours (évitons, s’il vous plaît, les violences, les viols, la vieillesse).


Tout cela, tout ce poids plus lourd chaque jour, cette fatigue prégnante qui laisse un vil arrière-goût dans ta bouche sans baisers, même aux festins entre amis, la survivante malgré elle n’en souffre plus.


Elle se traîne sur le sol marbré des nécropoles, elle traverse les pièces vides et poussiéreuses (du Louvre hanté à minuit par Juliette), elle traque au ralenti les hommes arrogants osant troubler son sommeil de veille, mais les contingences d’une existence ne l’atteignent plus, allégée des soucis, des hommages, des obligations, des étreintes.


Dans son sillage de cendres, sa traîne de malédiction glisse avec douceur sur les malheurs des voyageurs trop curieux, trop avides, de gloire ou de dinars.


Blanche obscurité baudelairienne car recueillie, vengeresse et asexuée, elle poursuit le présent en hommage au passé, elle ne se presse guère sous ses compresses balsamiques.



L’infini lui appartient depuis des millénaires, ses mouvements élégants, émouvants, baignent dans la lenteur extrême des apesanteurs suprêmes ; elle n’attend rien, ne se hâte pas, n’espère plus – à oser soulever sa gangue antique (un ruban autour d’une bombe, dixit Breton à propos de Frida Kahlo), on ne susciterait à coup sûr que l’épiphanie d’une disparition, son pauvre corps putréfié aussitôt tombé à nos pieds frais (surtout les tiens, ma chérie, sur cette plage enfuie), réduit à la poudre poétique de Villon.


Assénons un truisme : le trépas ne possède aucune poésie, l’odeur douceâtre d’un cadavre, sitôt sentie, ne saurait se confondre avec une fragrance, les râles d’agonie perforent l’oreille et le cœur, le grand sommeil, chez ceux qui restent en arrière, génère mille et un cauchemars diurnes, le poison des regrets, des occasions manquées, bu jusqu’à la lie à chaque putain de repas.


Pourtant, la momie, et cela participe de sa discrète grandeur, nous présente un visage apaisé, dissimulé, voilé par une cuirasse efficace.


Alternative au vertige, réponse muette aux questions terrassantes, force aveugle de vie qui va tout droit sur la voie de sa vengeance – punir une profanation et enrager d’un réveil –, elle se révèle en majesté, en vétusté, pure silhouette de cinéma recouverte d’une pellicule méta.


L’art funéraire des images animées, de la projection dans les ténèbres, de la momification bazinienne du mouvement, ne pouvait, en vérité ontologique, scopique, fantomatique, que rencontrer puis servir cette émanation du cercueil, cette trace résistante du devenir commun opposée aux outrages infligées à la chair.


L’égyptologie, une passion française, affirment les médias, à l’instar de la cinéphilie, non ?


Les adorateurs de la caméra, du fantasme réalisé, lui savent gré de sa présence récurrente (depuis les origines hexagonales), de ses incarnations plus ou moins admirables (Freund & Terence Fisher, of course, accessoirement Andrzej Żuławski, voire l’avatar rigolard et nostalgique de Don Coscarelli, mais aussi, hélas, Stephen Sommers), lui paient sans se l’avouer, dans l’ignorance de leur conscience, un juste tribut.


Au miroir de l’écran ouvert sur le temps, puits horizontal via lequel plonger vers un exotisme familier, gentiment colonial, empreint de la trouble innocence de l’enfance (continent oriental plutôt que noir de la féminité), orné des arabesques du frisson, de la masculinité, des légendes, du châtiment et de la lignée – le genre fantastique réfléchit toujours à l’héritage, quitte à verser dans le conservatisme, le rétablissement réactionnaire d’un ordre social (et d’un régime d’images) après son apparent saccage, sa remise en cause sous l’alibi lucratif de la folie cathartique, du déferlement dit pulsionnel – ressuscitée.



Finalement, absurde et véridique, contradictoire et limpide, songeuse et volontaire, la momie nous apprend à mourir, philosophie stoïque appliquée à un divertissement qui tient, par moments fulgurants, de la cérémonie surnaturelle, qui atteint l’envoûtement clairvoyant, qui donne à voir, ici et maintenant, la valeur immarcescible d’une vie.


Momies de film nimbées de votre lumière noire, davantage poignantes qu’effrayantes, amoureuses que hargneuses, romantiques qu’horrifiques, nous vous saluons depuis le territoire éphémère (exaltant, décevant, inquiétant, désolant) des vivants.

Réservez-nous une place au calme parmi vos semblables : nous ne tarderons pas à vous rejoindre, nous vous visitons déjà grâce au visa (de censure) du cinéma, le visionnage en exercice métaphysique et ludique, l’enfouissement dans les fictions du monde en répétition du fondu au noir final, à ne plus redouter, désormais.   
                                  

Aftermath : Les Chroniques de l’Après Monde : Les Ruines

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 Trilogie dite des Qatsi « et compagnie », « planant » Yann Arthus-Bertrand ? Ou bien une singulière odyssée à espérer, comme en secret ?...    


Récit eschatologique et euphorique, narré avec un détachement (canadien) constant, cet essai de prospective appliquée, abreuvé aux sources disparates mais reliées de l’écologie, du film catastrophe, du millénarisme, de l’éducatif, de la SF et des travaux spéculatifs du journaliste Alan Weisman (Homodisparitus en VF), débute de nos jours en juin à Berlin et s’achève 25 000 ans plus tard, dans le froid polaire enserrant la planète Terre (l’hémisphère nord, surtout), légèrement détournée de son orbite « habituelle ».


Stephen Milton (scénariste et producteur) John Whitcher et Barry McMann (monteurs), Christopher Rowley (réalisateur et producteur), signent ici une chimère alarmiste et ludique, documentaire fictif (oxymoron de saison) que l’on imagine plausible sur le plan scientifique, description découpée en secondes, minutes, heures, jours, mois, années, siècles, d’une disparition, celle, bien sûr, de l’espèce humaine, seulement et brièvement présente à l’ouverture et durant l’épilogue en fond de générique.


S’il semble s’inscrire, en surface et à l’échelle télévisée (co-production de National Geographic Channel, diffusée en simultané avec le similaire Life After People du concurrent « sensationnaliste » History), dans un sillage hollywoodien exemplairement illustré par, disons, Emmerich ou Petersen, le film se distingue très vite de ses prédécesseurs sur grand écran.


Son apocalypse, en effet, ne donne à aucun moment dans la redécouverte des vertus communautaires, dans l’épopée internationale (voire volontiers américaine) de survivants décidés à surmonter les « rigueurs du climat », au sens littéral de l’expression, à pratiquer la concorde « bio » après les errements mortifères du capitalisme généralisé, pollueur de consciences, de territoires, d’imaginaires bien connu, souvent pourfendu de manière scolaire par ses enfants gâtés et ingrats.


On ne nous ressert pas, Dieu merci, l’édifiant destin collectif en parabole pétrie de bonnes intentions lucratives, puisque les hommes quittent bien vite la scène (PopulationZeroindique le sous-titre de la VO), la laissant, en bonne logique édénique, aux animaux (dressés), nouveaux rois et anciens maîtres remontés sur le trône, même contaminé au plutonium.


Ceci nous vaut un détour vers le documentaire animalier, avec attaque de chiens cannibales (si, si), rats russes occis par la nourriture « atomique », éléphants grelottant aux oreilles gelées, lémuriens prisonniers et terrifiés derrière leurs vitres de zoo.






L’œuvre ne rechigne certes pas aux effets, de son (coups massifs soulignant la chute à répétition de fenêtres d’immeubles, par exemple) ou de montage (l’exposé des « répercussions » du titre frise l’épilepsie iconographique, avant qu’un rythme plus posé ne vienne accompagner le compte-rendu des jours d’après), mais elle s’interdit aussi la surenchère spectaculaire, se bornant à enchaîner quatre « morceaux de bravoure » (l’explosion du barrage de Glen Canyon, la submersion de son homologue Hoover, le double effondrement de la tour Eiffel et de la Statue de la Liberté) avec une retenue de bon aloi, ma foi, imputable en partie aux crédits budgétaires, sans doute, également à l’esprit de sérieux de l’ensemble (pas de répliques puériles ni de sermons mormons – on respire et on remercie).


Certains critiqueront le rendu des CGI, mettront en cause l’exactitude des modélisations, des chiffres, des évolutions : cela ne gêne guère le plaisir pris au visionnage et au ton particulier adopté.


Sous ses allures de « mise en garde » à « message » (il ne s’agissait que d’une « pure invention », la planète peut se passer de nous, pas l’inverse, conclut la rassurante et inquiétante coda, tandis qu’une gamine en maillot s’ébroue sous un jet d’eau citadin, dépositaire éveillée de l’avenir, pour les étourdis qui ne suivraient pas), la projection affiche tout au long de ses quatre-vingt-dix minutes sans temps mort une misanthropie décomplexée, assumée.


Fi du désespoir irriguant les mélodrames hyperboliques de l’usine à rêves et à cauchemars, voici un procès-verbal en forme de portrait à charge, où les bipèdes pensant brillent par leur absence et les conséquences éphémères (« sous l’aspect de l’éternité », dirait Spinoza) de leurs forfaits.


Infine, le bassin ne refroidissant plus les déchets nucléaires, bombes ensevelies dans des sarcophages fragiles (les sphinx, les pyramides et la Grande Muraille survivront au phallus d’Eiffel, à l’allégorie de Bartholdi, monuments provisoires ou politiques inexorablement rouillés par l’usure du temps), fera « profil bas » face au puissant Colorado délivré des murs en béton transformant son cours en énergie, et les pins rougis par l’irradiation reverront leur feuillage reverdir, alors que la jungle couvrira sans faillir l’asphalte des villes désertes, à Paris, Londres, New York ou Las Vegas.


Plutôt qu’à la fin du monde, nous voici conviés à celle de l’Homme, à une renaissance « résiliente » permise par sa carence définitive, tout autant mystérieuse, en dépit du texte off objectif, factuel, chronologique (écho du canular martien de Welles), que celle des Mayas dans leur propre « enfer vert » (parallèle itou de l’auteur-enquêteur).


Demain les chiens, oui, et tant mieux ainsi, même si ceux-ci, contrairement aux personnages sur pattes du roman de Clifford D. Simak, ne prennent pas la parole au coin du feu pour se raconter nos vies annihilées.






Au-delà des clins d’œil et des relectures – tel plan de chameaux se restaurant/divaguant dans un cimetière évoque l’errance inaugurale, dans un décor pareillement funèbre, des jeunes gens de La Nuit des morts-vivants ; l’amputation du bras « flambé », la décollation de la dame couronnée, renvoient vers l’ultime image, « iconique », de La Planète des singes ; le souvenir liquide et rural de Tarkovski épouse l’actualité passée de Hiroshima, Tchernobyl, Katrina, clairement cités –, Aftermath : Les Chroniques de l’Après Monde déploie une utopie négative, à favoriser davantage qu’à redouter (Houellebecq s’interrogeait à raison sur la vraie nature de la dystopie chez un Aldous Huxley : avertissement ou assouvissement ?), teintée d’une stimulante ironie stellaire (une empreinte, « carbone », de botte, une automobile immobile, un drapeau à l’horizontale, signes lunaires, artefactsintacts, de la feue Présence humaine).


Au spectateur d’approuver (avec un sourire solitaire) ou de refuser (par élémentaire humanité) cette vision de l’avenir, qui résonne (et prolonge) évidemment avec les « théories Gaïa » d’une interdépendance « homéostatique » des êtres, « animés » ou non, d’une auto-régénération planétaire, d’un épanouissement (belle scène de la fleur multicolore, ouverte en accéléré tel un joyeux sexe féminin, retravaillant un motif courant de l’imagerie scientifique, maîtresse du temps et du gros plan microscopique) naturel une fois éteinte la race des tourmenteurs, pilleurs, bonimenteurs (et artistes, en Afrique ou en Australie, mais l’opus fait l’impasse sur cette nature-là et sur ces continents pourtant pas lointains, impliqués dans la métamorphose globale déjà active).


Il convient donc de saluer à sa mesure, partiale mais plaisante, cette sorte d’animatique « grandeur nature », ce regard un brin réactionnaire porté sur le devenir terrestre et celui, problématique, de ses « locataires ».


Au bout de la nuit revenue d’entre les lumières artificielles (des casinos dans le désert, des mégapoles voraces d’espaces), une fois atteint l’assourdissant silence des bêtes, des végétaux, des torrents (un peu de cela, dans ce déferlement de plans, de données, d’archives, d’événements non plus reconstitués à l’imparfait ni au passé composé, mais anticipés au futur, voire à l’impératif, biblique ou écologique), l’épiphanie des ruines (en plastique, increvable cellulaire avec personne en ligne) advenue, peut enfin surgir et régner (pour longtemps, qui sait) un nouveau monde, plus radicalement étranger que l’imprévu cartographié par Colomb.





En bon littéraire se délectant d’autodafés (en pensée), en bon cinéphile n’ignorant pas la précarité d’une pellicule, en bon citoyen « écoresponsable » pratiquant le tri dérisoire de ses déchets ménagers (de surcroît dépourvu de véhicule et de téléphone mobile, croyez-le ou non), ce renversement de valeurs (végétarien, à défaut de nietzschéen), finit par emporter notre sympathie, à contre-courant de la bonne conscience estampillée verte, des prophéties (justifiées et justifiables, hélas) des Cassandre assignées à la « protection de l’environnement » (et qui pour nous protéger de nous-mêmes, alors ?).

La beauté romantique du chaos, la poésie du désastre, le regain (second sens spécialisé du terme aftermath) après le rien, la table rase en promesse d’extase impersonnelle, cosmique : discutable et souhaitable programme, dont ce joli mensonge nous donne un précis et convaincant avant-goût, pas mauvais du tout.    

Le Miroir à deux faces : Voir vraiment le visage

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Face à face, volte-face et face à l’effacement…



Le cinéma pourrait renoncer à beaucoup, y compris à lui-même, mais en sacrifiant la face humaine, il perdrait son humanité.


Les informaticiens le savent bien, les programmateurs de « capture du mouvement » ne l’ignorent pas : il faut recouvrir la face du modèle de capteurs permettant de la modéliser, de donner corps à une chimère binaire à base de pixels.


Sans ces informations à la source, sans ce réseau de fils, la créature des Frankenstein du divertissement et de la publicité se montrerait encore plus ratée que le bâtard engendré un soir de canular par Mary Shelley, puis magistralement adopté par James Whale, Boris Karloff et Jack Pierce.


De même que la rotoscopie aligne le dessin (animé, mû par une âme, donc) sur le corps en mouvement, les CGI (de Zemeckis en train, ou leur making-ofpar Carax en limousine) se branchent littéralement sur la tête anonyme à reproduire, à trahir, à pétrir, selon les desideratade la mode et du moment.


Fil d’Ariane ou cordon ombilical évoquant la célèbre glande pinéale du docteur Pretorius (celui de Stuart Gordon aux portes de l’au-delà, cette fois, pas le scientifique atteint d’hubris chez la « souris » de Shelley), le maillage rend hommage à sa matrice figurative (et le cinéma, pour le meilleur ou le pire, demeure un art de la figuration, même quand il revendique l’abstraction, par sa seule nature de praxismimétique, d’aventure intérieure, subjective, tissée à la surface du réel).


Le visage s’affirme en phare insubmersible, en point d’ancrage de tous les navires rapiécés, incendiés, poussifs, rageurs, de la fiction, le point focal au-delà duquel débute l’empire vaguement terrible des choses et des bêtes, des artefacts laissés en arrière pour le plus grand plaisir masochiste des prophètes de malheur (Homme ingrat, tu finiras bien par disparaître, crois-moi, voici comment et pourquoi).


Jusque dans le double hommage paradoxal de l’horreur et de la pornographie (genres féroces et sentimentaux), le visage survit, s’affranchit des outrages, rayonne d’une lumière à nulle autre semblable, qui n’apparaît pas ailleurs.


La « reine du cri », ses traits maculés de sang, déformés par le hurlement, les grimaces de souffrance, tout son corps d’animal traqué comme déchiré de l’intérieur par la cruauté absurde du monde et des hommes, la « performeuse », son sourire ravalé sous l’éjaculation finale, ses yeux fermés afin de recevoir l’offrande dérisoire et lactescente du cahier des charges (décharge sur mon mascara, bébé), toute son intimité faussement exposée devant l’objectif glacé, exploiteur, « libéral » – chacune se voit hissée au rang de la statuaire moderne, chacune dresse sa face en ultime rempart à la sauvagerie, à l’ordre établi (du désir, des images), à la découpe du montage.



Dépourvue du visage, de la présence féminine (voire masculine, dans son homologue gay) apparemment soumise et inversée (sucer au lieu de parler, disons, engloutir plutôt que proférer), la fellation révélerait son caractère risible, ridicule (mais la tendresse ne le craint certes pas, mais la noblesse peut se nicher là où l’on ne l’attend pas, où l’on se dégoûte de la trouver), aussi grotesque qu’un accouplement non oral (tristesse de nos ébats, malgré la joie possible d’une étreinte, le grand soleil ruisselant au creux des sueurs).


Si certains « pervers » fixent leur attention sur la décoration intérieure à la place des exercices de gymnastique sexuelle, un monteur aguerri gagnerait à ne mont(r)er que les visages des « hardeuses » (ceux des hommes, hélas, bien moins « loquaces », réduits à l’effort, au minable transport, à la fatigue reconnaissante), à les assembler en orgie d’expressions, de placidité, de simulacres, d’authenticité.


Le visage, en vérité, ne nous quitte jamais, dans la glace ou les yeux d’autrui.


Nous le voyons à notre façon, quand nos proches ou nos ennemis regardent un autre, banalement rimbaldien.


Le « stade du miroir » de l’enfant, inoffensive et identitaire expérience de schizophrénie appliquée, dédouble ce masque promis à la ruine, aux rides, à l’affaissement.


L’existence (et les films) nous démaquille au quotidien, creuse ses sillons de déconstruction au sein du visage-paysage, adoré par Dreyer ou Cassavetes.


Plaine et puits, ouverture et frontière, évidence et mystère (l’énigme de l’épiphanie, cristallisée dans la fameuse formule cartésienne du « Je m’avance masqué »), le visage captive et sidère, inquiète et ravit.


La stupéfiante possibilité de l’espèce évoluée en position debout, son aptitude à reconnaître des traits familiers le temps infime de quelques millièmes de seconde, explique l’attachement génétique à nos faces diverses et pourtant communes.


Le visage fraternel du bourreau, du tourmenteur, de l’assassin, je le reconnais encore, je les avoue miens, sans oser confondre le mien avec les leurs.


Au miroir de l’écran, la ronde des « races », des teints, des configurations me regarde et me reflète, le cinéma en beau remède à toutes les tentations de racismes, de repli labellisé communautariste, d’altérité revendiquée, instrumentalisée.


Ce qui rend si bouleversant ce territoire éternel, divisé en vallons d’époques et d’âges, en esthétiques datées, en louanges qui s’ignorent ?



Sa fragilité, sa maturité, sa magie factice et la gamme sans cesse convoquée des sentiments, des émotions, des instincts, des dissimulations.


Cruise, les yeux grands ouverts, autant que ses oreilles, ne croyant pas ce qu’il entend, justement, fait la découverte renversante d’un adultère par procuration, en révélation du double (ou triple, ou quadruple, ou à l’infini, signe géométrique sous lequel se déroule la partouze funèbre et BCBG) visage de sa moitié, cette Nicole Kidman au visage d’ange à lunettes, délicieuse Janus en robe du soir sur le siège des toilettes, mère irréprochable et putain (en pensée) faisant pipi durant le premier plan.


Pacino sur sa civière, dans sa gare ferroviaire, en train de rendre l’âme, dans son assomption proustienne vers un paradis tropical, témoigne à sa manière de ce dernier instant, de la farandole des déguisements portés tout au long d’un parcours achevé en destin (tous, un jour ou une nuit, nous prendrons le dernier train, endormis du grand sommeil).


Les métamorphoses d’un visage, la tératologie des années, le cinéma, art du temps et des fantômes, sait les saisir « naturellement », à l’instar des dîners enchaînés du citoyen Kane flanqué de sa compagne.


Dans le pire produit audiovisuel réside la rédemption fugace d’un visage, l’œuvre rédimée (ou presque) par ceux qui la portent sur leurs visages, comme, dit la rumeur, l’honnêteté ou son contraire (vice livide de la syphilis romantique).


Avenant, clos en « porte de prison », « l’esprit ailleurs » – « Ne pense à rien, songe à tes impôts » murmure Rouben Mamoulian à Greta Garbo, sphinx saphique, reine homo/bi, diablement divine à la proue de sa légende, accessoirement, une femme drôle, cassante, talentueuse et courageuse, qui sut s’arrêter au meilleur moment, se contrefoutre de la gloire, de tous ceux qui la dévisageaient, sa beauté absolue cependant assez peu généreusement démythifiée par un certain Ingmar Bergman, à la lueur vacharde de sa lanterne magique autobiographique –, le visage raconte toujours une histoire, alors peu importe, finalement, celle du récit, que le réalisateur s’échine souvent à conduire, dans les rails bien trop balisés, polis, de son travellingpsychologique déjà caduc au siècle dernier (en littérature, surtout).


Oui, on passerait des heures à regarder ces visages, à sonder leur défiguration, à s’étonner de leur expressivité extrême (ah, Mademoiselle Scob sans visage mais pas sans yeux, prisonnière de la clinique paternelle, errante dans son parc nocturne avec sa colombe à faire se pâmer John Woo).


Le visage, la sale gueule dans la glace, le cher souvenir du passé à la Trenet, sert par conséquent de matériau élémentaire au dit septième art, de charbon pour la bête humaine dévorant les êtres et les embaumant avec sa mécanique organique, son rendu numérique.



Visages de la mère qui ne vous reconnaît plus, de la sœur méconnaissable, de l’amoureuse devenue Méduse depuis le divorce, du frère aux faux airs de Iago, vous nous dévoilez à travers votre subterfuge, vous nous mettez à nu bien mieux qu’un déshabillage en règle et aux normes (souvenir de l’intenable exameninaugural de Losey à la poursuite du dénommé Klein, archéologie de la criminologie, Lombroso et ses semblables, stupides au point de délivrer leurs autoportraits dans les descriptions phrénologiques des coupables « à vue d’œil », et gardons-nous d’évoquer les facéties des charlatans nazis, adeptes de la « purification ethnique » dans ce domaine précis).


Michèle Morgan s’offre un nouveau visage, magnifique, celui, réflexif, de l’actrice enlaidie, et plus rien ne va, tandis que dans la « vraie vie », on soigne les visages meurtris via la reconstruction faciale, unique forme de chirurgie esthétique digne d’être remboursée par l’insécurité sociale.


Pensons un instant aux « gueules cassées » de la Grande Guerre, au trouffion de Dalton Trumbo momifié, amputé, son visage aboli (Kubrick et Beethoven nous montrait le masque de la fidélité, le « coco » de Hollywood nous fait assister au calvaire d’un Christ laïc, et l’on sait que l’islam, désormais, interdit la représentation du visage du Prophète, mais pas celui de Jacques Audiard).


L’univers finira bien par imploser, les films par brûler en merveilleux et nocif autodafé dans la nuit virtuelle, les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards, par se dissoudre dans l’éther et la terre oublieux de tout, notamment de nous, qui nous attachons amoureusement à des méplats, à un front, à une bouche, à des fossettes, à des cils, qui croyons lire une âme dans des yeux, qui réclamons de l’attention, de l’émotion, du jeu, de la confiance.


Le cinéma nous dévisage et nous contemplons notre mirage avec un innocent narcissisme, comme si cela pouvait durer pour l’éternité, comme si le défilé des traits ne devait pas un jour cesser, au même titre que la peinture de portraits royaux.


Faire l’histoire de la figuration équivaut également à narrer sa disparition, à placer en parallèle, en montage alterné à la Griffith ou avec le split screend’un De Palma, l’ascension et le déclin, le climaxet la chute, l’avènement du visage, superbe, arrogant, en contre-plongée favorisée, autant que son effacement, dans les masques priapiques des affiches de Francis Delia (ou un clip de Laura Branigan par Bill Friedkin), dans les cadavres survivants de la Shoah.


Tout conspire à nous nuire, à nous anéantir, mais, l’espace d’un instant de cinéma, notre pauvre visage se donne à célébrer en majesté, à aimer en fraternité, à désirer par-delà le temps, le pays, la langue et l’origine.



Le visage, contrairement à l’imagerie Benetton, ne fonctionne pas en patchworkinternationaliste, en perles multicolores enfilées pour rassurer et faire consommer le « cochon de client » (ou de cinéphile) : il existe pour nous rappeler à nous-mêmes, nous enseigner la beauté, pour susciter la charade ou l’embrassade, pour recueillir la mousse à raser, le rouge à lèvres, le sperme ou le rimmel, pour récolter la gifle ou le baiser.

Tant qu’il agira ainsi, les cinéastes continueront à tourner, même en HD, même sans caméra, et le monde, à leur image, tournera à son tour, un peu moins vite et un peu moins mal.    

   

Quand tu liras cette lettre : Se taire, se délester, s’enfuir

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Le droit baudelairien de « se contredire et s’en aller », ou celui de rester, de persister, de s(a)igner ?



Longtemps je crus au cinéma.


Art du siècle, art dans le siècle, art des « extases » classées X et du double désastre de la Grande Guerre, de la Shoah, je ne crains pas d’avouer que je crus en toi, crois-le bien.


Je fis ta connaissance à l’orée de la crise des années 70, dans un port sudiste ouvert sur le monde, sur la mer, sur la Méditerranée aussi ancienne qu’Ulysse, ballotté/bercé dans son exil nostalgique par la lumière verticale et les ombres fraîches.


Visualisez, je vous prie, une place de village provençal, une fontaine vive en son centre, sous les arbres abritant des vieillards noueux, taiseux et sans âge à leur image.


Voici Manon, la sauvageonne des sources venue régler son compte à la tribu de parvenus, Jacqueline Pagnol si blonde parmi les hommes bruns, quelque part entre la sainte, la martyre, l’avatar d’Antigone et la « performeuse » inconsciente prête pour son gang bang.


Les mots de son mari, écrivain et cinéaste, proférés avec sa voix de petite fille outragée, rageuse, de femme antique dans ce corps solaire pas encore détruit, la chaleur du temps mort et le poids de toute chose, être, pierre, rivière, broussailles, à l’intérieur du cadre, cette magie de voir et d’entendre comme pour la première fois une familiarité de naissance, un univers spéculaire agrandi aux dimensions de la fable incarnée, sensuelle, cruelle, à chaque projection présente.


Longtemps je crus à cela, je voulus y croire, et à mille autres paysages, que tu me dévoilais avec générosité, prodigalité, intensité de l’enfance puis de l’adolescence.


Des « enfants de la télé » ?


Pauvres d’eux, au cœur et en esprit, spoliés, dès le berceau cathodique, de beauté, d’originalité, de sincérité.


Si la « petite lucarne », et je l’en remercie (ses « passeurs » à la Serge Daney, surtout), me permit de découvrir d’autres visages de toi, à d’autres moments, dans d’autres circonstances, jamais je ne les confondis avec ta face véritable, jamais je ne les pris pour ta peau de pellicule qui se dévoilait en salle, l’obscurité propice à ton déshabillage lumineux, quand tu laissais tomber à terre tes parures, tes fourrures, tes arabesques de Vénus.


Je t’aimai à la manière d’une femme, à la façon stendhalienne d’une émanation cristallisée, sublimée, de toutes celles surgissant sur l’écran.


Au plus profond des ténèbres, au cœur de la nuit artificielle et climatisée, je tissai avec tes égéries, tes muses, tes « salopes », tes déesses, un rapport érotique, une constellation d’étoiles au centre de laquelle la Mort, rayonnante en son royaume de matrice, me souriait volontiers, prisonnier volontaire dans sa toile spectrale.


Cela, ces noces aux allures de funérailles, cette attraction vers la destruction, je le savais déjà, je ne le formulais pas encore, je crois, sinon en classe de terminale, transformant tous les élèves de lycée général en philosophes de « cour de récré ».


Le cinéma m’enseigna, injecté dans les tourments de mon sang, qu’il existait un ailleurs et un au-delà, qu’il n’existait rien, en vérité, que le présent « pris pour argent comptant » se forait de l’intérieur en un songe nervalien, un vide abyssal davantage vertigineux que l’utérus marin de Cameron, recouvert en hymen sanitaire – garder sa raison face à l’absurdité invincible de l’existence – par un consensus poesque afin d’éviter le goudron et les plumes, une fiction de reproduction (la biologie et Bourdieu), une histoire à raconter dans le noir, à de grands enfants orphelins d’un destin, privés de combat, de foi, d’idéologie, vieilles lubies encore plus dévaluées que les chutes de rushes inutiles piétinées au sol dans une salle de montage. 


Amoureux de toi, je te trompais avec la littérature, la musique, la peinture, les arts dits graphiques, mais je te revenais toujours, mon amour, non pas comme à une vieille maîtresse, le havre confortable où « reprendre ses aises », où « repartir à zéro », mais comme au jour éternellement renouvelé, à l’aube rouge (pas celle de Milius !) purificatrice, stupidement riche de promesses et de pardons.


Tu ne m’en voulais pas, tu m’accueillais à fauteuil ouvert, à ticket modéré (aujourd’hui, huit euros suffisent à peine pour ingurgiter de l’eau de Javel audiovisuelle, s’en estimer misérablement heureux, la commenter en compagnie de faux amis sur de dérisoires « réseaux sociaux »).


J’aimais ta gorge polyglotte et tout le spectre de tes couleurs, j’aimais tes sous-titres cosmopolites et tes formats exotiques, j’aimais ta lenteur et ta vitesse, ce rythme imposé au récit, à son déroulement, par Antonioni, par exemple, cette belle idée de filmer également des creux, des instants non déterminants (apparemment), cet écoulement subjectif étranger aux horloges, équivalent cinématographique, disons, des silences en musique.


Tu sus me ravir et m’agonir, me faire grandir et réagir, tu pus m’agresser en toute amitié, ne pas chercher à me consoler, à m’appauvrir, à me faire croire aux lendemains meilleurs et (chantant) plus justes.


Je devenais un homme entre tes bras, accessoirement un cinéphile, jolie maladie inventée par une époque sauvage et sinistre, soyeuse et superbe.


Il te semble peut-être, ou alors au lecteur pressé, que j’écris et (te) regrette au/le passé, mais détrompe-toi, je n’appartiens pas au « chœur des pleureuses », a fortiori insulaires.


Je maudissais déjà le contexte de ma biographie, ces times enserrant la life dans les ouvrages US dédiés aux célébrités.


On ne devrait écrire que pour célébrer, pour partager, pour s’élever ensemble au-dessus des marécages, des sables mouvants, où se meuvent avec une adresse incessante les viles créatures enfantées par nos cœurs remplis d’ordure (Pascal, incapable de rester allongé sur un lit à fixer le plafond, tandis que Nougaro, insomniaque, y projetait ses fantasmes, au mépris de Brigitte Bardot).


Oui, cela pourrait fonctionner ainsi, dans une utopie vraiment démocratique, intelligemment éclairée, subrepticement eugéniste, aussi, hélas ou tant pis.


Les hommes et leurs arts ne connaissent pas la « pureté », l’intégrité d’une citadelle imprenable, pour parler tel Lawrence immortalisé (ou transfiguré) par David Lean et Peter O’Toole, et le cinéma, « art impur » par excellence, selon le mot idoine de Bazin, reflétait les mélanges et les métamorphoses au quotidien, à la seconde, dans l’esprit et la chair de chacun (des spectateurs, des individus, des citoyens).


Alors ils écrivent et filment contre le monde d’aujourd’hui vite enfui, à contre-courant d’un fleuve où nul, en effet, ne se baigne à l’identique, la rivière et le nageur interdépendants, à l’intérieur de leurs changements successifs et impératifs.


Je ne crois pas une minute à un « âge d’or », à une ambroisie perdue, à la sacralisation de tes premiers pas muets en noir et blanc.


Tu me troubles et tu m’émeus ici et maintenant, je te l’assure, je t’en conjure, pourtant je peine à te reconnaître, sous tes déguisements de marketing, d’auteurisme, de « placement de produits », dont toi-même, putain qui parades sur les chaînes qui te payent, qui viens vendre ton brouet programmé pour dans quelques mois, autour de vingt heures, « en VM ».

Une fois accordée, je ne retire pas mon affection, ou bien par dégoût, par fatigue, par usure, et je continue à t’aimer, malgré toi, en dépit de moi.


Peut-être la vieillesse, ignorante de la sagesse, nous rend-elle moins magnanime, plus radical, peut-être faut-il interroger dans la jeunesse le vrai conservatisme, la réaction rassurante, jusque dans le mal-être nocturne et debout, la revendication scolaire, les colères éphémères, allumées en feux follets ou feux de paille.


Dans la vie et au cinéma, la première fois et le premier film ne comptent pas, pas réellement, même consacrée à une amoureuse, même attribué au citoyen Kane : les sentiments, l’œuvre et le parcours ne valent que sur la durée, le travail « au jour le jour » (et durant la nuit, méconnaissant les mots « sommeil » ou « insomnie »), la persistance entêtée, occasionnellement équilibrée par des embrasements imprévus, somptueux et uniques dans leur rareté refermée sur elle-même (Rimbaud, Luc Dietrich, Charles Laughton, Leonard Kastle, au hasard).    



L’injonction ne s’emploie pas, paraît-il, en matière de passion, et je n’écris pas pour donner des leçons ni en recevoir, mais je voudrais tant que tu comprennes (Francis Lai ou Mylène, « Jujube » ou Jean-Pierre Melville) mon « point de vue », cette envie vorace, parfois, de me « réduire au silence », de me fondre en lui à l’instar d’une forêt qui ne ferait plus frissonner à son seul souvenir (et il faut abandonner l’espérance, à la porte de l’Enfer dantesque ou ailleurs, aux tenants du statu quo, souvent armés des meilleures intentions, puisque la révolution ne se paie pas d’espoirs mais de violences, rarement enrobées, certes, de velours praguois).   


Ne ressens-tu pas, toi qui me lis derrière l’écran, le désir brûlant d’incendier ta vie, de saccager tes archives, de « liposucer » tes souvenirs, toute cette graisse encombrante des expériences, des espaces, des arbustes taillés au cordeau (par le limier de Mankiewicz) dans le labyrinthe social ?


Le cinéma donnait/donna brièvement/donne encore, au compte-goutte, à voir une représentation du monde, une imagerie sonore malaxée avec le matériau premier de toute activité, de la moindre pensée : le corps (animé, spirituel), celui-ci représenté généreusement, dans sa variété, son énigme, avant que les épiciers de la pornographie, sous prétexte de « libéralisation (comprendre : libéralisme sexuel) des mœurs », ne viennent « fourrer leurs sales pattes » (et d’autres orifices) de petits comptables dans nos ébats prohibés, dévalués, commercialisés honteusement, « sous le manteau » porno, bientôt rejoints, en partouze internationale, par tous les innombrables camelots de la came audiovisuelle, du ragot, du buzz, du vide bruyant et chronophage.           


Se coudre la bouche (ou se couper les mains), ainsi que la maquerelle de Sade, dans son boudoir à des années-lumière d’un « café philosophique », use du fil et de l’aiguille, afin de fermer « l’origine du monde », acte puissamment atroce de sécession face au réel, à la norme, aux diktats du sexe (genre, activité, problématique, industrie, opium), de l’anatomie, de la fonction.


« Prendre le large » et ne pas revenir, ne pas se renier, pas cette fois, pas trois fois avant le chant du coq, assumer son indépendance (de pensée, d’écriture, de vie), quitte à se saborder, à couler profond tout au fond de soi-même, dans des abysses dangereuses et radieuses, à ne pas assimiler aux foutaises de la psychothérapie (un « cri primal » bancal, un « enfant battu » rebattu, des « analyses » psychiques à faire hurler de rire en Afrique, polygamie contre névrose, ou en Australie, dreamtime contre « sublimation », sans parler de l’Inde, ego dévoilé en peureuses posture et imposture).

  
Ce « je », que j’utilise tel un jeu avec moi-même, avec la lectrice, avec toi, cinéma de rien, cinéma vaurien pasolinien, embourgeoisé dans tes perfusions avec des chaînes « cryptées », phagocyté par des opérateurs aux patronymes évocateurs (une couleur, la liberté, du BTP), que je renforce avec des italiques épistolaires, je ne le connais pas assez ou trop bien, et notre séparation procède aussi de cela : je dois te quitter pour me retrouver ou me perdre.


Mais écrire que l’on renonce à écrire tient de l’oxymoron, de la double contrainte, de la contradiction inoffensive quoique farcesque, non ?


Je reviendrai donc vers toi, « fidèlement infidèle », telle Stefania Sandrelli magnifiée par Tinto Brass, femme de chair et de cinéma, lumière humide au cœur des ténèbres fascistes, et Charon en jupon conduisant aux Enfers d’un cimetière marin son coureur de mari, décédé, en bonne logique métaphorique et poétique, d’un arrêt cardiaque.  


Je m’enthousiasmerai encore et peut-être à tort pour ce que tu me donnes au présent, à toute heure et sur tous les supports, dans cette médiathèque dématérialisée, globale, élargie à la superficie de la planète à l’agonie (mais continuons à « danser sur le volcan », chérie, à baiser sur une tombe, décrivait l’orageuse Régine Deforges).

J’écrirai par luxe, par lucidité, par arrogance, par foi, et tant mieux si cela ne vous plaît pas, à toi et aux autres, que je ne connais pas, que je ne tiens pas à connaître, qui me font l’honneur injuste de me parcourir (identification d’un homme à travers ses textes, hors du brouillard de Ferrare), qui m’accordent des sourires et des remerciements, carburants pacifiques de feux de joie numériques.


Ce foutu pronom détestable, cette première personne du singulier, autre selon Arthur R. (car, comme dit dans une lettre célèbre adressée à Paul Demeny,« Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute »), ce moi « haïssable » (le penseur de Clermont, bis), ils reparaîtront ici pour donner des nouvelles de tes incarnations contemporaines, de tes masques prolixes, parlant de moi pour mieux parler de toi, ou l’inverse.


Tes serviteurs, rencontrés au fil des pages en ligne, je continuerai à les célébrer un peu, quelque temps et bien vivant, à écrire sur leurs ravissants forfaits, à m’aventurer là où d’autres vont itou, mais en prenant mon chemin à moi, ma voix tissée de mes « propres mots » appartenant à tous, ne m’appartenant plus, une fois parus.


Cinéphile un jour, cinéphile toujours ?


Certainement, et plus que jamais, à l’heure de sa pratique électronique, de tout ce flot incessant, navrant, excitant, de peu d’importance, en définitive, et cependant majeur, dans ce qu’il permet d’exprimer, de construire (même sur du sable binaire), cette parole individuelle et fraternelle abreuvée à l’esthétique, à l’économique, au politique, au mystique et à l’athéisme.     


Dans la coda de ses nuits fauves (et des nôtres, générationnelles), Cyril Collard, serein et souriant, fixe l’horizon, condamné à mourir, à aimer, arrivé au bout de la magnifique énergie dépensée à perte dans son film, brasier orphelin du cinéma français ; ce regard ultime, sur le jour en train de naître, le soleil en train de se coucher (fusion des instants et du sens, dans la mémoire imprécise), sur sa mort prochaine, sur la délivrance en partie acquise, la paix réconciliée, la respiration reprise, module l’incipit d’un premier livre, sur la « sensation d’une imminence », liée à l’écrit, à la subjectivité, à l’élan.

Longtemps, je croirai en toi, bienheureux cinéma de malheur, tant que tu me donneras cette part puissante, fougueuse et tendre de toi.  


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