Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Werner Herzog.
La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
Camus, Le Mythe de Sisyphe
Après le camion du Convoi de la peur (William Friedkin, 1977), le bateau de Fitzcarraldo(Werner Herzog, 1982), à la place du pétrole, le caoutchouc, au lieu de desperados, un idéaliste, comme une réponse optimiste, comme si Herzog, pas encore « le Client » de The Mandalorian, déjà prenait en compte le « new hope » de George (Lucas, La Guerre des étoiles, 1977). Fitzcarraldo, un film sur la folie ? Que nenni, davantage deux métrages en un seul : d’abord, durant une cinquantaine de minutes, une comédie satirique et sentimentale, ah, la molto cara Claudia Cardinale, à base de colonialisme occidental, pléonasme, et de « racaille de nouveaux riches », chiche, ensuite, pendant une heure quarante, un thrillerd’altérité, qui esquive les écueils, hélas souvent racoleurs et racistes, de l’imagerie dite exotique, où Herzog à nouveau dialogue avec un confrère, corrige le nihilisme méta de CannibalHolocaust (Ruggero Deodato, 1980). Pourvu d’un patronyme très connoté, le « great » Gatsby ne me contredit, le protagoniste mélomane, aimé, aimant, financé par une maquerelle amène, ex-concepteur de chemin de fer en faillite, à présent fabricant de pains de glace surréalistes, se transforme fissa en émissaire pragmatique d’une mythologie messianique, immédiatement muni d’une main-d’œuvre mutique. Pas de « réducteurs de tête » à (bâ)bord, mon trésor, mais un second équipage énigmatique, lui-même doté d’un projet conduit par la « pensée magique ». La colline surmontée, lucide et lumineuse idée du cuistot constamment alcoolisé, « Fitz » se dégrise vite, se réveille à la dérive, sur un « bateau ivre » peu rimbaldien, quoique, sur un « vaisseau fantôme » guère wagnérien – clin d’œil inclus à Parsifal, plus tard dirigé en Espagne par le principal intéressé –, plutôt transalpin, presque « puritain », Bellini dit oui.
Infine, tout finit bien, en dépit d’un décès prévisible, imprévu, d’indigène écrasé, dommage, happy ending de navire racheté, de sourire à cigare. Revenu au point de départ, l’aventurier vaincu et vainqueur boucle la boucle de la moralité musiquée, pas que par Caruso, car Popol Vuh remplace Tangerine Dream. Si Friedkin, de « bel canto » idemamateur, pareil apôtre de la pudeur, utilisait la nitroglycérine, Herzog manie la dynamite et survécut à son tour à un tournage insitu assez agité. Si Fitzcarraldodoit bien sûr beaucoup au candide et intrépide Klaus Kinski, vigoureux Woyzeck(Herzog, 1979), ici bien entouré par un castingchoral, local, mentions spéciales à Huerequeque Enrique Bohorquez, Miguel Angel Fuentes, José Lewgoy, Grande Otelo, David Pérez Espinosa, remarquez les caméos de Milton Nascimento & Jean-Claude Dreyfus, fichtre, le directeur de la photographie Thomas Mauch mérite sa part de la réussite, tandis que Herzog confie au compatriote Werner Schroeter la mise en scène opératique et remercie un certain Sam Shepard au générique. Co-produit par son propre frère, primé à Cannes, descendu par Daney, modèle de réalisme documentarisé, de romantisme allemand déraciné, Fitzcarraldo affiche ses artifices, cf. la doublure vocale un brin brechtienne, se confronte au carré à la résistance du réel, magnifie et minorise ses rêves, à moitié réalisés. Il passe, littéralement, d’un plan au suivant, de la toile picturale à celle du de l’écran géant, il (s’)immerge au sein d’un univers sensoriel, toujours lesté du « principe de réalité », d’une mégalomane humilité, a contrario du cinéma pseudo-immersif, de facto démonstratif, narcissique et risible, pratiqué par exemple par TheRevenant (Alejandro González Iñárritu, 2015).
Ni remake de Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972), ni présage de ApocalypseNow (Francis Ford Coppola, 1979), Fitzcarraldo envisage le survivalvietnamien de RescueDawn (Herzog, 2006), annonce la romance rémunérée de Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans (Herzog, 2009), préfigure les enfants fortuits de Salt and Fire (Herzog, 2016). Il s’assortit, en sus, d’un instant sublime, d’une délicatesse exquise, lorsque les Indiens découvrent le marin, et non l’inverse, « ethnocentrisme » de « conquête » suspecte. Une décennie précédente, un autre Teuton, d’itemsis, cette fois-ci, sous le sceau du western« révisionniste », filmait un métissage similaire et différencié, une rencontre des classes, des cultures et des cœurs « colorés » – le Rainer Werner Fassbinder de Whity (1971), of course. Herzog, moins mélodramatique, voire didactique, immortalise le mec impassible, aux cheveux décolorés, au costume immaculé, effleuré, touché, caressé, par les doigts sombres des curieux (sens duel) « basanés ». Ceux-ci, a priorisoumis, sinon exploités, spoliés, lui réservent, en vérité, un revers d’infortune, ironique et tonique. Fitzcarraldo, en parfaite logique éthique et acoustique, se termine sur un spectacle démocratique, sur une représentation en plein air, en pleine la mer, offerte à la terre, au public multiple de la rive vivante. On passe, ainsi, de la solitude individualiste, de l’obsession égoïste, à une masse amie, à une alternative altruiste. Le parcours précis, pénible, désespéré, dessillé, du petit industriel pas si cinglé, rejoint par conséquent le destin et surtout le désir du cinéaste, à l’instar des deux rivières inextremis réunies. Afin de s’extraire de « l’enfer vert », d’arriver à hisser sa nef (des fous) au-dessus de la forêt, Fitz, infantile, trop sérieux, actif, courageux, doit (faire) souffrir, redouter le pire, évacuer l’échec et apprendre à partager.
Déconstruire un opéra, le donner à voir et à entendre en pièces détachées, en éléments de décor transportés, revient à (dé)faire du cinéma, à monter des moments (en) majeurs et (en) mineurs, musicaux, avec brio. Fi des métaphores, dispensables symbolismes : Fitzcarraldofascine et s’affirme tel un art poétique et politique, un défi de phonographe et une fable d’épiphanie. Puisque les cyniques et mercantiles simulacres menacent (la cinéphilie, nos vies), notamment ceux des « nouvelles images » émergentes, bientôt régnantes, afortiorià l’orée des années 80, le ciné concurrencé, contaminé, par certains (dont Daney) aussitôt enterré, nécessite(rait) une aventureuse et valeureuse virginité retrouvée. Délestée de sa superficielle « inutilité », l’entreprise en reflet, pionnière, de Fitz & Werner s’avère en définitive salutaire, consiste, entre clarté, obscurité, à chanter le monde, la Terre, à la Giono, à la Mahler, à en faire l’expérience éprouvante, ravissante, appauvrissante et enrichissante, à vivre l’existence et le cinéma, (d’)opéra ou pas, en aventure périlleuse et précieuse, antonionienne ou non, « pour de vrai » et « pour de bon ».