L’infâme veut s’enfuir à Rotterdam, gare aux représailles de la dame…
À nouveau voici l’assez sublime Simone Signoret, cette fois-ci en dépressive prostituée. Une femme, trois hommes, plusieurs possibilités, une seule impossibilité : la sudiste Dédée, maltraitée par Marco son proxo, s’offre fissa à Francesco, selon le souhait du sentimental M. René. Certes, Dédée d’Anvers (Yves Allégret, 1948) doit beaucoup à son actrice principale, capable de composer avec habileté, sensibilité, une entraîneuse jamais oiseuse, emmerdeuse, toujours attachante, émouvante, y compris lorsqu’elle écrase en voiture son souteneur saoul, assommé, assassin mesquin de marin italien. Mais ce métrage d’un autre âge, en sus d’être bien servi par des acteurs de valeur, je parle de Bernard Blier, par procuration papounet, de Dalio, impitoyable et pitoyable salaud, de Marcel(lo) Pagliero, amoureux bienheureux, malheureux, ne se contente pas de ressusciter un fameux romantisme maritime, déjà illustré durant les sombres années 30, par exemple par Carné & Co. (Le Quai des brumes, 1938), par Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937), d’ailleurs aussi basé sur un bouquin du romancier Henri La Barthe. Film féminin, sinon film féministe, Dédée d’Anvers décrit donc une désormais « travailleuse du sexe » rêvant d’une vie alternative, moins sordide, se donnant les moyens de la vivre, c’est-à-dire de vite partir, dommage pour la consœur en pleurs, amène Germaine, qu’incarne l’aimable Jane Marken, sorte de mère pas si maquerelle, au contraire. Après six années de guerre internationale, interminable, dont quatre d’occupation allemande, suivant trois ans de Libération en demi-teinte, le ciné de studio français, même doté d’un sujet délocalisé en Belgique, ne verse plus le colonial exotisme, la consolation factice.
Les personnages d’Allégret, tout sauf allègres, s’aiment et se détestent, se sauvent et se perdent en adultes, en mesuré tumulte, pas en adolescents du temps d’avant. Le mélodrame devient fait divers, à la tragédie se substitue une fausse fatalité, une fable ni misogyne ni misandre sur la féminité, la masculinité. Dédée prend son pied à observer une nocturne bagarre de rue, crucifixion de mauvais garçons, funérailles à flicaille, cependant elle reconnaît aussitôt la sincérité de son estimable matelot, elle prend le risque de se confier, de défier le pénible portier redouté, qui la gifle, qui brûle son sein d’une cigarette, qui trafique de la came de son côté, idem moqué, recalé, vain voleur de malheur. Le cinéaste magnifie sa muse, immortalise son épouse, sans une once de misérabilisme, de victimisation, de complaisance, de paresse. Ainsi Dédée d’Anvers ne se livre à aucune apologie de la sexualité commercialisée, pas davantage ne profite de la situation, malsaine par définition, pour en exploiter l’imagerie rassie. L’ouvrage dépourvu de racolage, de fastidieux enfantillages, s’apprécie par conséquent pour sa modestie, par la précision et l’application de sa réalisation, remarquez un mémorable plan en POV d’une Dédée affolée descendant un escalier. Bien sûr, on peut lui reprocher de tourner en rond, dès le plan d’incipit, à 360 degrés panoramique programmatique, de manquer de profondeur, de ne pas être novateur. Il n’en demeure un petit opus de valeur point mineure, puisqu’il sait, au cours de quelques secondes gracieuses, à défaut d’audacieuses, saisir la tendre sensualité d’un baiser allongé, prolongé, d’une main blanche en train de caresser, de recoiffer, des boucles noires, un soir, à bord d’un bateau.
Magnifique, magistrale, maternelle, en mode nostalgie américaine, froidement et matinalement cruelle, elle veut que le médiocre souffre, elle se fout du reste, Simone Signoret y brille en soleil noir, en putain de presque familial Big Moon plutôt que d’impersonnel pavé, effrayée par des « filles » plus âgées, plus abîmées, je ne voudrais pas devenir comme ça, emmène-moi. À l’opposé de Dédée, incapable d’aller loin, de réussir son destin, elle connaîtra, émancipée de sa persona, le sort de stardisons citoyenne l’on sait, elle reste, plus de soixante-dix ans après, la meilleure raison de (re)découvrir cette œuvre un peu polyglotte, guère falote, au scriptco-signé par Jacques Sigurd, fidèle scénariste-dialoguiste, auquel devoir de surcroît le méconnu Les Amants de demain (Marcel Blistène, 1959), (re)lisez-moi, à la direction de la photographie soignée, due au régulier DP Jean Bourgoin (La Grande Illusion, Jean Renoir, 1937, Dossier secret, Orson Welles 1955 ou Mon oncle, Jacques Tati, 1958), visionnée par votre serviteur énamouré avec un certain plaisir, pas mieux, pas pire.