Une chaise longue au goût de tombe et le grand air d’un cimetière à ciel ouvert…
Spielberg versus Visconti, voire l’inverse : de Mort à Venise (1971) aux Dents de la mer (1975), la plage se peuple, le gosse régresse, le sort se renverse – et pourtant Spielberg en parallèle à Visconti, car il s’agit aussi, déjà, d’un homme immobile, d’un (a)mateur de malheur/Mahler, d’une histoire de regard, d’un jeu dangereux au bord de la mer et donc de la mort, identité différenciée de mélodrames maritimes. Désormais impossible à (re)produire aujourd’hui, en raison de sa problématique pédérastie, de son homosexualité pas assez gay, en effet, en tout cas selon les critères du lobby LGBT, Mort à Venise se focalise sur une fascination, carbure à l’obsession, affiche la fin d’un monde en fable funeste, disons de double autofiction, celle de l’auteur, celle du réalisateur, sise au sein molto malsain d’une cité mausolée, puisque par le choléra contaminée, ensuite explorée via le beau trio de Qui l’a vue mourir ?(Lado, 1972), Ne vous retournez pas (Roeg, 1973) et Nero veneziano(Liberatore, 1978), accessit au davantage historique et lubrique La Clef (Brass, 1983). Moins ironique que Mann, même si le maquillage de mort-vivant, artifice factice en réponse au outrages de l’âge et du temps, fit rire un certain Żuławski, Visconti s’avère presque christique, la teinture noire substituée à la « sueur de sang ». Le supposé « male gaze », qui horrifie les cinéphiles féministes, pousse l’actrice trioliste Keira Knightley (A Dangerous Method, Cronenberg, 2011) à proférer une poignée de puritaines, conservatrices et sexistes insanités, en écho de facto au veto de masculin gynéco effectué par quelques femmes de confession musulmane, se tamise chez lui d’un homoérotisme assumé, irréductible au désir sexuel et sexué. Luchino, qu’on se le dise, ne créait à destination d’une « communauté », ne soumettait ses émotions et par extension ses représentations aux admonestations ni aux prescriptions des envahissants VRP d’une « orientation » de saison.
La célèbre et développée nouvelle exposait, on le sait, un secret de Polichinelle, puisait à la mythologie antique et à sa relecture dynamique par Nietzsche l’opposition d’Apollon & Dionysos. Visconti & Nicola Badalucco son co-scénariste gardent ceci et le reste, délivrent un modèle d’adaptation respectueuse, précieuse, néanmoins le maestro, en homme de cinéma, dote l’ensemble d’une évidente dimension méta. Spectateur impuissant hypnotisé par un acteur séduisant, son musicien magnifiquement s’éteint. Au terme et surtout au terminus de cette danse macabre remarquée, remarquable, exercée en sourdine, en tandem, à travers des couloirs de luxueux hôtel, des ruelles pestilentielles, où chacun s’observe, accepte, sinon savoure ou s’amuse, de l’être, dialectique scopique reprise par le compatriote Leone (Il était une fois en Amérique, 1984), avec le concours d’une juvénile Jennifer Connelly, habillée en ballerine à domicile, espionnée puis désapée à l’insu de son plein gré, pour les yeux beaux de l’ado De Niro, l’horizon s’élargit à l’infini, relativise la prévisible, décidée, décisive, agonie, adoube un endeuillé Lido homo, que les hétéros accros se consolent en compagnie de Silvana Mangano & Marisa Berenson, saisissent le suaire stellaire de l’Eurydice de Solaris (Tarkovski, 1972). Avant qu’il ne s’affaisse et s’affale, le pauvre Gustav contemple une dernière fois la silhouette à contre-jour d’amour ou de désamour du trop beau Tadzio. Björn Andrésen, longtemps après recroisé dans Midsommar(Aster, 2019), désavoua vite le rôle de sa vie, à seize ans écœuré que Visconti l’introduise au creux d’un club un brin à la Cruising (Friedkin, 1980) ; quant à Bogarde, précédemment l’un des Damnés (1969), lui-même amant d’un mec, il endura insitu, sur le set, un martyre stoïque de crème suspecte, accident inoffensif face au scandale médiatique sous peu causé par le radical et sentimental Portier de nuit (Cavani, 1974).
Secondé par les fidèles Piero Tosi aux costumes, Pasquale De Santis à la direction de la photographie, Ruggero Mastroianni au montage, Visconti donne d’abord à voir la cruelle tendresse de « wild boys » à la Burroughs ou de « ragazzi di vita » à la Pasolini. Ils se battent sur le sable, ils s’humilient au lieu de se sodomiser, ils s’enlacent et se séparent. Crépuscule et adieu des adorables, adorés et démoniaques dieux ? Corps à corps de classes, fougueux, fiévreux, filant la fièvre au témoin tout sauf serein, patraque, cardiaque. Au spleenhumide, à la défaite de l’idéal, à la revanche de « l’esclave », visage écrasé sur les grains salés, succèdent les tremblements et les halètements du dégoulinant Gustav, apprêtée épave. Lang se moquait du large écran, le réservait aux « enterrements », aux « serpents », tandis que Visconti l’utilise à bon escient, cadre ad hocle couple allongé, le cadavre décadré, isolé. À son côté, son point de vue adopté, nous assistons à un accès rêveur, voire rêvé, de violence atténuée, désolée, réconfortée, pas pardonnée, dont la sensualité distancée s’illumine de mille feux rosés, d’un scintillement en mouvement. Ici, sans malice, les deux solitudes principales in extremisaboutissent, se réunissent. Un zoomavant du ciné de son temps, en sus bien viscontien, vient resserrer le champ, se centrer sur l’homme en blanc à moitié vivant. Le plan pictural suivant associe la verticalité de l’éphèbe et de l‘appareil photographique à l’horizontalité du décor à la fois matériel et mental, réel et onirique. Le voile noir s’agite, le lointain type son pied agite, préfiguration sensorielle d’imminente épiphanie. La caméra accomplit pendant la coupe un éloquent changement d’axe, se rapproche du visage sur le point de faire naufrage. Von Aschenbach semble sourire à proximité du pire, apercevoir un invisible espoir parmi son désespoir.
Idem modifié d’échelle, peut-être au moyen d’un téléobjectif very seventies, observez l’absence de profondeur de champ, Tadzio marche au milieu de l’eau, ni Jésus ni Virginia Woolf, ouf, il s’arrête, se détourne, paraît l’observateur aviser, ainsi exaucer le tacite et intense souhait du moustachu anémié, retourne-toi, regarde-moi, je t’en prie, je t’en supplie. Alors survient ce geste gracieux, subjectif, serein, surhumain, d’une main tendue en hauteur, vers l’ailleurs, indication de direction et divine invitation d’un « psychagogue » d’élection, à laquelle l’artiste en train de crever refuse bien sûr de résister, exquise douceur d’un ordre supérieur, lui transmettant aussitôt la force et le courage de se redresser, de se relever. Il convient d’admirer au passage la perfection du minutage, le climax des cordes apposé sur sa propre mimine avec difficulté levée, miroir mouroir au texte originel rajouté par le cinéaste inspiré. À présent au plein centre de l’écran, de la composition épurée, pure image d’impur mirage, Tadzio n’absout, ne se dissout, ange étrange du décès annoncé. Au cours de Théorème(Pasolini, 1968), tous les membres d’une même famille BCBG, incluse domesticité, revoilà la svelte Silvana, (re)connaissait, au sens biblique et explicite du lexique, le transcendant étranger. Visconti, rempli d’empathie et toutefois lucide, à sympathies sociales, socialistes, communistes, ne saurait accorder cette grâce ultime à son dérisoire et désœuvré, platonique (ou platonicien) et poignant personnage, engoncé dans son silence transi, son costume souillé, d’une rose flétrie orné. Le plan de double coda, symphonique et cinématographique, paraphe sa détresse discrète, souligne l’inaccessible, prend acte (de décès) d’un échec existentiel, le sien et celui de n’importe qui, peu importe son sexe, sa richesse, ses aspirations et ses désillusions.
Ludwig (1973), pareille co-production italo-française, à participation allemande et non plus américaine, remplacera Mahler par Wagner, la lubie par la folie, conférera à la catastrophe personnelle et fissa collective une forme opératique, correction de toujours mortelle admiration au requiem marin. Le Sisyphe esthétique de Visconti par conséquent s’épuise et s’ennoblit, toucher l’étoile de la toile il veut et ne peut, divorce fertile et féroce des Idées et de la réalité, du cher et de la chair, de la projection (mécanique, psychologique) et de la décomposition, certitude de finitude affiliée à la nécessité d’une essentielle et anecdotique immortalité : celle de la littérature, celle du cinéma, oui-da.