Un métrage, une image : Lastrada (1954)
« Pour ne pas vivre seul, on vit avec une croix », philosophait la suicidaire Dalida. Celle de Gelsomina s’appelle Zampano, voire l’inverse, car la « pauvre » fille, la fille pauvre, la fille de pauvres, vendue par sa mère aux pleurs et aux promesses de comédienne, au pragmatisme d’ermite sous-prolétarienne, pour une poignée de dollars, pardon, de lires, tel jadis le Christ, selon ce salaud adoré, suicidé, de Judas, s’avère en définitive une « malade » à semer, une (é)preuve vivante, pleurnichante, de culpabilité, un cadavre invisible, revenu hanter, terrasser, l’esseulé alcoolisé, au bord de l’eau, au bout du rouleau, visage levé vers les étoiles, point futiles, points utiles, affirmait le Fou, en dépit de l’absurdité ontologique, cosmique, énoncée à la Camus. Afin que s’effondre le colosse rosse, que survienne l’épiphanie en pleine nuit, transalpine, pas de Gethsémani, il faut (dé)tailler la route, connaître la déroute, parcourir une Italie rurale, résumée en mariage d’occasion et religieuse procession, pâtes à volonté, vêtements du veuf à (em)porter, à peine aperçoit-on la médiocrité moderne d’immeubles anonymes, de terrain vague de vague à l’âme, de banlieue de mieux que miséreux, décor en or de l’explorateur Pasolini, pardi. Dans Mlemaudit (Lang, 1931), un air sifflé permettait à un aveugle d’identifier le puéril meurtrier ; dans Lastrada, où le mec musclé incite les plus sensibles à ne le regarder, à cause des risques gore du métier, un air à la trompette vrille le vrai-faux vaudeville, revient idem en leitmotiv, Rota le place, le replace, Grieg dégage. Le funambule incrédule, impitoyable, secourable, ne comprend pas l’attachement de Gelsomina/Giulietta, tandis que la bonne sœur, elle-même en déplacement incessant, épouse métaphorique, christique, envisage la similarité des « voyages », le spirituel, le cruel. Matrice apocryphe de BreakingtheWaves(von Trier, 1996), démuni d’ironie, le film de Fellini (dé)montre la puissance et la souffrance de l’amour, besoin humain aux accomplissements divins et malsains. Cadré au cordeau et en boucle bouclée, diagonales de sable inversées, sa plage et son personnage à l’instar, déjà, de ceux de la coda de Ladolcevita(1960), pourvu d’une scène d’exposition modèle, fiel et miel, Lastradas’apprécie ou se déteste en mélodrame chrétien, à dame, Abel & Caïn, « artiste itinérante », martyre répétante. Dès l’orée, trépas de Rosa, le spectateur anticipe l’épilogue tragique, alors que le réalisateur, assorti de ses co-auteurs, Pinelli & Flaiano, en écho à Zampano, possède la main un peu lourde en matière de mélo, en mode Chaplin, chapeau en prime, mais moins coco, plus catho. La rédemption de conclusion, après passage par la prison, du brutal sentimental, capable de dépuceler, violer, violenter sa compagne, de la (re)couvrir d’une couverture, de lui laisser son instrument, fera frémir les féministes, se gausser les cyniques, en sus des athées blasés. Fellini himself, dépressif, finira par regretter ces larmes maritimes d’humanité retrouvée, cette émotion de perdition, de déréliction, dans laquelle excelle l’irrésistible Quinn. Pourtant l’opus conspué, primé, produit par De Laurentiis & Ponti, picaresque, pourvu de rudesse, tendresse, d’un homicide accidentel, hiver guère éternel, du soleil et d’une crème glacés, de draps immaculés, mérite ce (re)visionnage estival, clair, caniculaire, dialogue distant, au-delà, avec Les Nuits de Cabiria (1957), oui-da…