Un métrage, une image : Stromboli (1950)
Doté d’un sous-titre explicite,
introduit selon une citation biblique, porté par la partition précieuse de
Renzo Rossellini, presque celle d’un péplum sentimental, Stromboli constitue donc
un conte molto catho, donne à (re)voir un chemin de croix laïc, tragi-comique,
dont l’épilogue en forme d’impérative épiphanie bouleverse sans cesse, du haut inferno
de ses soixante-douze années restaurées. Ingrid en espadrille vaut bien Empédocle
et son (im)possible suicide, n’en déplaise aux adeptes des violences faites aux
femmes, qui ne supporteront la rouste express,
mâle malaise, aux énamourés des animaux, qui pleurnicheront à l’occasion d’une
épique pêche au thon, après le trépas pas sympa d’un lapin fissa dessoudé à
cause d’un furet. Film monde jamais immonde, plus immersif que les mers à millions de James Cameron, Stromboli parvient à
capturer la morsure du réel, la violence de la vie, l’ombre du jour et la
clarté de la nuit. Roberto Rossellini ne se soucie d’ethnographie, ni d’un
vaudeville sur une île, gare au gardien de phare, pourtant il parvient à
portraiturer avec maestria, avec majesté, la certaine mentalité d’une certaine
insularité, le triangle étrange d’une « menteuse », d’un pécheur,
d’un second prisonnier de guerre, ensemble empli de solidaire dissonance,
qu’accompagne un curé cordial et lui-même en catimini tourmenté, puisque soumis
à la tentation de la tentative de l’attirante Karin. Stromboli la surface et
le symbole manie, amitiés miroitées au Wilde préfacier du Portrait de Dorian Gray,
la « pécheresse » lituanienne reflète en en effet la transfuge
hollywoodienne, le film duplique l’exil, dédouble l’adoption, porte la
maternité au carré, sortit d’un tournage documentaire, documenté, commenté. La
remarquable Bergman y incarne une femme in
fine fervente, suppliante, existentielle, près du ciel, majuscule
optionnelle. Des barbelés de l’orée au verticales du final, Stromboli
affirme sa sienne et singulière géométrie, passe de l’internement à
l’enfermement, du nocturne au diurne, accumule les communautés, aux masculines
et féminines rivalités. Karin doit s’adapter, en baver, recevoir sur son visage
digne d’hommage l’écume que procurent les poissons eux-mêmes piégés, gentiment
massacrés, giclées aussitôt essuyées, semblables à des crachats, ceux des trois
voisines en visite peu magnanime, comparses des Parques, ou à du sperme, celui
d’un mari jeune et infantile, dévoué, déconcerté. Du mariage arrangé,
l’Argentine, quelle déprime, l’Allemand amouraché, quel passé, jusqu’à la
révélation et à l’imploration de la conclusion, Karin/Ingrid découvre un
écosystème, nous itou, troque la camelote amerloque, malgré Fleming, Curtiz & Cukor, d’accord, le macabre Hitchcock,
contre un certain cinéma italien, aérien et terrien, matériel et spirituel, non
professionnel et superbe. Marie Madeleine se prénomme désormais Angelina, moins
ironie que témoignage de foi, l’éruption rapide réduit en cendres l’imagerie
catastrophe de circonstance. Sur cette « terre de Dieu », les deux « malheureux »
apprennent à se connaître, à se reconnaître, les mecs en barque ne peuvent pas
ne pas percevoir toute la trouble « lumière » de la souriante et
récalcitrante étrangère. Huilé à la Elvis, en débardeur à la Brando, l’aimable Mario Vitale
évoque une fragile virilité, en arrive à la porte de l’épouse barricader. Peine
perdue, désir d’absolu, la voici sur les cimes sublimes et « terribles »,
silhouette presque embrasée, à l’instar de Jeanne au British bûcher (Jeanne d’Arc, Fleming, 1948 + Jeanne au bûcher, Rossellini, 1954). Leçon de réalisation, d’utilisation de la
bande-son, Stromboli incite à la « modestie », s’assortit d’une
sérénade drolatique et tragique, d’un « miroir » pour mieux voir, pas
que les « poulpes » des petits ludiques et mutiques, en train de
pleurer, en écho à l’héroïne au propre et au figuré. Dans LePetit Prince a dit (1992),
Christine Pascal, future défenestrée, dépressive hospitalisée, accompagnera une
gamine condamnée, assomption d’oraison. Au creux tendre et rugueux du
minimaliste et majestueux Stromboli, une survivante cynique et
une actrice authentique fusionnent en somme, se transcendent, se transforment, pragmatisme
devenu mysticisme…