Exils # 103 (17/04/2025)
Sans doute ulcéré par le succès des adaptations infidèles et personnelles de Pagnol (Jofroi, 1933, Angèle, 1934, Regain, 1937, La Femme du boulanger, 1938), idem né en 1895, date symbolique, Giono créé sa société de films homonyme, démarquage de celle de Marcel, productrice ensuite du languissant Un roi sans divertissement (Leterrier, 1963), s’acoquine au « conseiller technique » Claude Pinoteau, à Costa-Gavras à l’assistanat, illustre illico son propre et original scénario. Jamais si bien desservi que par soi-même ricanent quelques critiques, hormis les plutôt positifs Cahiers du cinéma, bientôt itou dépités par le tandem d’items de l’égaré Romain Gary (Kill, 1972). On peut en partie les comprendre tant Crésus (1960) se réduit à l’anecdotique, sous couvert de conte économique, doté d’une morale sentimentale indeed« à deux balles ». L’estimable romancier du Chant du monde et le poète loupé d’Il n’y avait plus qu’à marcher n’y vise à aucun moment le lyrisme des éléments, à moins de faire semblant de confondre hommage et nuages. Au sujet du Jardin du diable (Hathaway, 1954), l’acerbe et lucide Bernard Herrmann déclarait ne pouvoir ranimer un cadavre : au lieu de matérialiser le mouvement du jeu et des enjeux, la multiplication des vains et vides travellings souligne ici le caractère immobile du métrage en forme de mirage. Chez Pagnol, le moindre plan, surtout -séquence, en plein air et pleine lumière, respire et inspire, le dialogue ou le monologue procède de la durée, déploie sa sensorialité. Cette double inscription disons deleuzienne au creux de l’espace et du temps, du corps de l’acteur ou de l’actrice, par exemple Jacqueline en Manon & Naïs, et de la puissance de l’instant, confère à ses meilleurs films leur brute beauté, leur séduisante singularité, leur revigorante vitalité.
Face à un tel feu à la fois triste et joyeux, qui nourrit le drame et la comédie, qui éclaire une terre et des caractères précis, cependant à dimension de mondiale mythologie, le premier et dernier essai de Giono s’avère vite falot, ressasse en ersatz, retour de Rellys en prime. Crésus ne se contente d’arriver trop tard, il individualise et donc dévitalise le conflit collectif, transforme la dynamique tragique, au sens du théâtre grec antique, du solaire Manon dessources (Pagnol, 1952) en « véhicule » sans essence pour le professionnel Fernandel, lecteur orateur du fameux catalogue de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne, amen, casqué 14-18 ou chapeauté Magritte. Via ce paria pourvu d’une longue vue, voyeur râleur installé au sommet d’une montagne des Alpes provençales et pourtant point pauvre roi à la Zarathoustra, l’écrivain paraît se mettre en abyme, incarner sa rancœur en mineur, défaire ceux qui naguère lui reprochèrent son pacifisme et ses ambivalences envers le nazisme. Toutefois le filigrane autobiographique ne produit nulle énergie, ou entropie du « bouffeur » Ferreri, la scène, sorte de Cène tout sauf obscène, en dépit d’une réplique de l’institutrice Sylvie, maîtresse d’arithmétique à main armée, comme Lillian Gish jadis (LaNuitduchasseur, Laughton, 1955), du repas à la Pialat, acmé écourtée, circulaire et stérile, retombe en effet façon soufflé. Titre unique en rime au précité, Crésus manque d’élan et de générosité, s’étire durant quatre-vingt-dix minutes démunies de tumulte, une « bombe » à la con, au contenu presto récupéré par des men in black un chouïa Kafka, y cristallise l’Occupation, ses billets trempés, repassés, cramés, au final aussi factices que le film. L’ennemi voulait en définitive « bousiller l’économie nationale », soixante-cinq années après, Monsieur Macron et ses sinistres sbires y travaillent, alors que l’Europe de camelote grelotte, puisqu’aux prises avec le protectionnisme trumpiste.
Les milliards de milliards de l’éleveur en hauteur semblent ainsi dérisoires si on les compare aux « quarante milliards d’euros » à dégotter rapido, sa moralité bon enfant, vivre d’amour et non d’argent, un conservateur et volontaire aveuglement, incapable d’en démonter de manière claire, sinon marxiste, les mécanismes maléfiques et métaphysiques, on renvoie vers Bresson (L’Argent, 1983) & De Palma (Scarface, 1983). Tout ceci (d)écrit, constaté, n’empêche de prendre un peu de plaisir à pareille parabole assez drôle, de sourire grâce au casting, mention spéciale à Marcelle Ranson-Hervé en veuve vigoureuse in extremis remariée, la tactique de la lampe en appel de l’amante relecture délocalisée de la « red light » de The Police (Roxanne) et des quartiers classés spécialisés, appréciez au passage pendant l’exposition le fiat lux domestique du directeur de la photographie Roger Hubert, collaborateur de Carné, Marc Allégret, Gance & Duvivier. Quant au dénuement des paysages, il s’accorde en (Fran)Scope et à bon escient à celui des personnages. Tandis que Paul Préboist creuse une vraie-fausse citerne, que des banquiers débiles se débinent, Jules se dépouille et termine bredouille, file fissa chez la fidèle Fine, dont la porte arbore un cœur en or. N’en déplaise au pionnier Astruc, la « caméra-stylo » ne remplace la plume dans ce cas-là et Crésus, ni riche ni nu, ne dépasse hélas le stade de la curiosité désincarnée, du divertissement inconsistant, aux promesses de rudesse et de dessillement à ne pas « prendre pour argent comptant ».