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Le Temps du massacre


Dans le camion et dans l’esprit.


Je déteste ma vie et je vomis ce pays. Il faut que je fasse quelque chose, que tout cela change radicalement. Pas de retour en arrière, pas de regrets ni de remords. Mon père vit encore mais on ne se parle plus depuis des années. La femme qui partageait mon lit, qui me donna trois descendants, me les reprit. La justice de cette nation de chiens me dit quand et comment les voir. Mon entreprise vient de faire faillite. Je ne cherche pas à susciter votre pitié, je ne me fournis pas d’alibis. Je voudrais seulement comprendre le vide qui me fonde, cette altérité qui me grise et me déguise. Dans la rue, personne ne me voit. Humain parmi les inhumains, je marche invisible vers mon destin. Qu’ils continuent à vivre dans l’ignorance. Ils découvriront vite l’étendue de ma rage. Au comptoir du magasin de location de véhicules, je montre un permis en règle. Au rayon jouets d’un hypermarché, je fais provisions d’armes factices. Chez moi, ce studio des quartiers nord, comme ils disent, cachée sous l’oreiller, une vraie m’attend. Je prévois de faire ça dans trois jours, durant leur fête nationale. Je sais bien qu’après on parlera de moi, on dira n’importe quoi. Que je priais, que je ne pratiquais pas ; que j’appartenais à la mouvance radicalisée ou à la petite délinquance. Que je battais mon ex-épouse, que je fis une dépression, que je me droguais. Que je baisais avec n’importe qui et n’importe quand ; que je matais de l’extrême violence sur Internet. Je me fous de tous ces ragots. Je défie l’amas des profils psychologiques et des analyses d’experts. Ils ne me connaissent pas, ils ne veulent pas me reconnaître. Vous ne me connaissez pas, ne me jugez pas. Je mange à peine avant l’événement, je me prépare à ma mission. Je relis la page du site détaillant les modes opératoires. Il suffit de suivre le courant, de se laisser porter par la colère, le dégoût, la détestation de soi et d’autrui, par un rêve de grandeur incompréhensible. À partir d’un moment, les êtres en viennent à perdre leur visage, à devenir des abstractions détestables, des quilles à renverser sans tarder, car elles ne méritent que ce sort. Je me fiche de rentrer dans l’Histoire et pourtant, qui, sait, des gosses joueront à me singer dans leurs cours de récré, ici ou ailleurs. Lu ou entendu que le terrorisme réalise la fiction d’aujourd’hui, le drame ininterrompu, seulement en sommeil, dont se nourrissent avec lassitude et avidité les médias internationaux, le cinéma hollywoodien avant eux. Où trouver la vérité disparue sinon dans les cadavres entrevus ou censurés pour cause de dignité, paraît-il. Je dois accomplir un acte magnifique et artisanal, élargir un accident de la route aux dimensions du complot, de la guerre sainte. Je ne pervertis pas une religion, je ne sers pas une organisation, je me donne les moyens de concrétiser une obsession. De me défaire d’un ressassement. De me réinventer dans une gratuité meurtrière. Chaque jour des gens meurent partout. Ce soir, ici, beaucoup vont périr. Je le sais, j’y aspire. Quand je monte dans la cabine, un calme étrange descend sur moi. Me voici enfin à ma place, toute ma courte vie tendait vers ce point et je ne le savais pas, ou alors je craignais de l’admettre. On s’interrogera sur mes origines, mes motifs, mes supposées complicités, mon hypothétique réseau. Je m’installe seul face au volant. Je ne croise pas mon regard dans le rétroviseur intérieur. Mes mains transpirent un peu dans la douceur du soir d’été. Au ciel sudiste, les derniers filaments de couleur s’évaporent, éphémères traînées de cendres. Ce que je vais exécuter va durer, me survivra. Des odeurs d’essence, de gaz d’échappement, de poudre d’artifice saturent mon air tandis que je pénètre, vitre baissée, barrière enfoncée, sur la promenade en bord de mer. Je me souviens de mon enfance perdue en Tunisie, du soleil sensuel, de la terre pauvre. Adulte, j’effraierais le gamin d’autrefois. Et cependant je ne m’arrête pas. Rien, ni le Ciel ni la police, ni les hommes à moto ni les larmes, ne peut m’interrompre. J’attends cet instant depuis trois jours, des mois, des années. Il m’arrivait de tout casser, d’engueuler ma famille et mes parents, mais à présent je sais pourquoi j’existe et ce pour quoi je vis mes dernières minutes. Doucement, méthodiquement, j’accélère jusqu’à soixante kilomètres à l’heure et les silhouettes en mouvement, affolées, hurlantes, tombent les unes à la suite des autres. J’aperçois des femmes et des enfants mais je ne défaille pas. Les Grecs, je crois, tuaient leur portée afin d’éviter les représailles. Je zigzague à gauche et à droite, pour faire plus de victimes, pour que se répercute encore et encore sous les roues énormes le choc sonore des chutes, des écrasements. Je respire dans une atmosphère purifiée, je ressens au creux de mes jambes un début d’érection. Le camion comprime l’espace et le temps, deux mille mètres semblent durer une seconde incroyablement dilatée, plus grande que le cosmos, que la nuit étoilée au-dessus de nous. J’assassine sans haine, je poursuis ma course contre les vagues, suivi à la trace par les caméras de vidéosurveillance. Ils finiront bien par me stopper. Ils mettent du temps mais les voilà déjà, de tous les côtés, à me cerner, à tirer à travers le pare-brise. Je riposte pour la forme, je souffre avec plaisir. Mon martyre profane éclairera certains. Je deviens feu dans l’obscurité urbaine, comète mécanique réduisant de force sa vitesse, sa trajectoire de hasard. J’en tuerai combien ? Ferai-je mieux que mes prédécesseurs ? Sauront-ils écrire ou épeler mon nom ? Le verre piqueté d’impacts ressemble à une voie lactée brisée. La fin approche, je le devine. Je sens mon sang s’écouler hors  de mon torse, ma pensée consciente peu à peu me quitter. Les cris et les sirènes s’assourdissent miséricordieusement. Une surprenante fraîcheur commence à m’envahir alors que ma tête, malgré moi, se rejette en arrière. Constatez, admirez ce qu’un homme seul peut défaire, toutes ces histoires abolies dans la sienne, tressées à elle de la plus sinistre et mémorable des façons. Temps nouveaux et haines anciennes. Attraction de la destruction. Anéantissement du doute identitaire. Je règne sur un domaine dévasté, un lieu de vacances violé, sa douceur de vivre définitivement envolée. J’élabore en temps réel une mythologie du chaos, j’administre une gifle aux gouvernants, aux systèmes, aux lois, aux imageries rassurantes. Terroriser pour la terreur elle-même, vêtue d’habits d’emprunt, masquée d’idéaux criminels. Dans mon cerveau en surchauffe, dans mon corps au bord de l’implosion, les mots et les idées s’emmêlent, ne signifient plus rien. Ni empereur romain ni satyre incestueux, je sème le désordre absolu en réponse à l’absurdité de mon souffle. Une brise antique vient caresser mes cheveux collés par la sueur. Mon agonie s’étire sur des siècles et quelques témoins, cinéastes amateurs sidérés puis repus d’horreur, la capturent de loin. Silence surnaturel dans l’habitacle, paix dans mon cœur alangui. Je m’inscris dans une lignée de meurtriers adeptes du haschich, même si je n’irai pas contempler les ruines de la forteresse du prophète à Alamut. Tout s’avère vrai, tout peut être commis. Des frères ou des imitateurs se lèveront sur la planète entière, on illuminera des monuments étrangers aux couleurs locales, on allumera des bougies, on déposera des bouquets, on s’étreindra ensemble, on trouvera des slogans au réconfort de mantras, on se recueillera, on se justifiera, on diffusera des clips œcuméniques, on passera à autre chose. Tout ça ne me concerne plus, jamais ne me concerna. Merveille de ma mort et promesse de mon immortalité. Douceur de ma respiration achevée à l’ouverture inutile de la portière. Je fuis ce pays et je mets un terme à votre vie.


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