À l’amical Jamel, spécialiste enthousiaste des imageries d’Asie
Classe tous risques pour un Piège à grande vitesse ? Certes et davantage dans ce « premier » film lucide, désenchanté…
Mobilis in mobile devisait le mélomane Nemo dans son Nautilus misanthrope : Yeon Sang-ho réinvente les huis clos de Romero viaun mouvement méta, le train du cinéma (des Lumière à Lucio Fulci, de la femme disparue de Hitchcock à la Max androgyne de Missionimpossible) à nouveau requis pour un aller simple au pays de la métaphore sociétale. Le film de zombies, sous-genre prolifique de la dite horreur, prolongé en BD ou à la TV (interminable TheWalkingDead, soap eschatologique), présente toujours un miroir du temps, le tend à l’humanité afin qu’elle s’y mire et s’y retrouve, littéralement. Si, dans le western(structure de l’assaut par l’altérité ici conservé), les Indiens (ou Amérindiens, plus exactement, sinon Natives) servaient souvent de repoussoir, de menace anonyme, de meute colorée, hurlante, à peine bonne à mettre en valeur les vertus civilisatrices de l’homme blanc (je schématise et je vais vite à dessein), les morts-vivants permettent désormais d’interroger le concept d’utopie, la notion de « vivre ensemble », après la faillite meurtrière des idéologies brunes ou rouges du vingtième siècle et dans le sillage des problématiques mondialisées d’aujourd’hui (flux migratoires, guerres orientales, alternatives face au maillage global du capitalisme). Dans les ruines d’hier, il s’agit d’élaborer demain, de reconstruire la Cité, de tisser encore un lien social défait à coup de dents voraces. Les zombies, automates dénués d’âme, conduits par une faim insatiable et cannibale, prédateurs impitoyables ou cibles faciles, nous symbolisent et nous avertissent. Leur mise en garde et leur portrait ne peuvent que connaître les faveurs de la mode à une époque aussi inquiète et mouvante que la nôtre.
En 2016, l’épidémie sévit également en Corée, nation à l’ombre d’une menace bien réelle (fraternelle) et cinéma peu porté au gore. Dernier Train pour Busan(le titre original fait l’économie de l’adjectif millénariste) s’avère ainsi un survival en milieu fermé filant droit (déraillant vers la fin en numérique) sur des rails autrefois majoritairement posés par le grand George (taille et talent). On y retrouve une femme enceinte, des soldats, une origine du désastre biotechnologique, une saveur marxiste n’évitant pas le manichéisme (personnage du P-DG, « sale bâtard », en effet, quelques secondes racheté par sa piété filiale) ni le sentimentalisme (la gamine du gestionnaire de fonds pleure beaucoup). Fondamentalement, le long métrage (deux heures passées sans compter) n’invente rien, mais il retravaille avec énergie, sérieux et habileté des motifs pérennes, des figures de style et des situations diégétiques dont le faisceau dresse un tableau très sombre, cruellement juste, de la figure humaine, défigurée par son égoïsme, son manque de solidarité, sa lâcheté, son incapacité, en situation extrême ou non, à aimer, respecter, créer un présent décent (Moretti apprécierait). La fable chorale épouse le parcours tragique, dans le fond (tous périssent, ou presque) et la forme (sacro-saintes unités de temps, lieu et action), d’un échantillon voulu représentatif de l’espèce humaine, avec un salaryman dépressif, une gosse de divorcés mal aimée, un mari musclé ouvrier, une parturiente résistante, deux vieilles sœurs séparées, une jeune équipe de baseball (pom-pom girl incluse), un contrôleur vêtu de l’uniforme bleu réglementaire et un chef d'entreprise improvisé conducteur de locomotive. Le réalisateur ne pousse pas cependant le vice pédagogique de sa mosaïque jusqu’à lui conférer un caractère « racial » (le fameux effet Benetton) ou nécrologique (l’aréopage des starsdéchues du film catastrophe et gérontophile hollywoodien de la décennie 70).
Le récit alterne pauses occupées à suivre l’actualité sur un écran du compartiment (rassurants mensonges gouvernementaux en allusion transparente là-bas au naufrage du ferry Sewol en avril 2014), à chercher à joindre au cellulaire ses relations familiales (ex-épouse injoignable) ou professionnelles, et poussées d’adrénaline provoquées par l’intrusion itérative des assaillants gourmands retenus derrière une vitre masquée de journaux ou de gaz carbonique (double jolie trouvaille graphique), égarés par l’obscurité bienfaisante des tunnels et agités de spasmes sis quelque part entre l’épilepsie et la danse contemporaine (ils courent, de surcroît, à la même allure véloce que selon L’Armée des morts de Zack Snyder). Ce RunawayTrain coréen ne mène évidemment nulle part, l’unique arrêt dans une gare en quarantaine (à Daejeon) tournant vite au fiasco et au départ illico, puisque les morts faussement aveugles, leurs yeux recouverts d’une cataracte empruntée à L’Au-delà, pourchassent sans s’épuiser (armée acrobate et zombifiée). Le second arrêt contraindra les (rares) survivants à quitter définitivement l’équivalent local du TGV hexagonal pour se réfugier à bord (sur le bord, plutôt) d’une antique motrice, à laquelle s’accroche une grappe de macchabées délogés à coup de pied par le père héroïque enfin rapproché de sa petite progéniture (dans une discrète intention ironique, l’aventure horrifique constitue un mémorable cadeau d’anniversaire pour la gosse esseulée puis traumatisée). Celui-ci (impeccable Gong Yoo, vu notamment dans She’s on Duty), hélas mordu à la main, rejoint les autres victimes précédentes, son suicide superbement illustré en une ombre chinoise tombant vers le ballast (formation d’animateur du réalisateur), ses souriantes larmes paternelles (il se remémore son bébé dans un bref souvenir à la douceur immaculée) à l’unisson de celles de sa fille (notez que seuls les protagonistes féminins affichent une innocence certaine, même quand l’une des sœurs ouvre la porte en verre dans une tendre vengeance désabusée venant châtier l’immoralité discriminatoire des passagers).
Respectant le dogme romeroesque, Yeon Sang-ho démontre la nécessité d’une guerre, d’abord urbaine (Séoul en feu sur la vitre d’une portière de voiture), ensuite étendue aux dimensions d’une géographie nationale, pour que les hommes et les femmes commencent à vraiment se parler, à dépasser les apparences (les a priori), à se découvrir, à œuvrer dans la même direction (se sauver, sauver les siens, sauver sa peau) – ou bien à s’abandonner à leurs pires travers, à jeter en pâture, de manière littérale, leur malchanceux prochain transformé en bouclier humain de leur fuite indigne. Fable alerte et adulte sur le sacrifice en preuve ultime d’amour, de partage, d’élan vers la vie, Dernier Train pour Busan– succès critique (sous-texte politique souligné en France) et commercial (le libéralisme annexe même sa mise en cause) projeté à Cannes hors de la compétition – s’achève sur une voie ferrée délabrée, parsemée de cadavres, la future mère et la fillette vieillie traversant un tunnel utérin donnant sur le terminus de la ville portuaire (ouverture sur l’horizon, so) liée à un célèbre « périmètre » durant la guerre de Corée (enclave d’indépendance). De l’autre côté du conduit, passage du Styx vers une improbable renaissance, un peloton en faction les attend, le doigt sur la gâchette et l’oreille collée au talkie-walkie (ordre lapidaire et funèbre). On se dit que le cinéaste-scénariste bientôt quadragénaire va relire le final désespéré, désespérant, de La Nuit des morts-vivants, mais l’enfant se met soudain à chanter, admirable et ontologique signe d’identité, la comptine scolaire, naguère interrompue par l’absence du père au bureau, enfin exécutée jusqu’au bout, car il faut toujours finir ce que l’on commenceenseignait l’homme de portefeuille et de cœur.
Le dernier plan apparaît alors en rime signifiante du premier, en cristallisation du sujet autant qu’en résumé de l’odyssée existentielle : du visage simulacre du pantin de la circulation (barrage inaugural peu efficace, contamination-résurrection animalière surprenante) à la face défaite d’une bambine en pleurs, nous venons d’assister à une course carcérale vers ce qui nous définit, à un trajet au centre de l’humanité (de sa spéculaire monstruosité), à une tentative de réappropriation des traits incarnés du futur au moyen d’une défiguration généralisée. Au cinéma (spécialement dans le X) et en dehors, le visage d’autrui nous ramène à nous-mêmes (étrange familiarité du djihadisme volontairement voilé, au propre et au figuré), nous reflète naturellement (par sa ressemblance, par sa différence) et nous contraint à réfléchir (à ce que nous voulons faire de notre vie, au prix à payer pour survivre, échanger, enfanter). Comme le lecteur connaît notre passion (pas exclusive, heureusement) pour les filmographies asiatiques, nous ne développerons pas plus avant des qualités intrinsèques déjà largement vantées sur ce blog (la préquelle animée SeoulStation semble associer le clochard du live à une relecture de Hardcore) ; on se bornera donc à l’inciter à prendre sans tarder son billet pour ce train aux tons multiples, à l’aisance de débutant (classicisme progressif, maîtrise à étoffer), à l’émotion généreuse, fougueuse et si précieuse dans la glace et la grisaille d’une époque apeurée, anthropophage, effarante, infectée, malade jusque dans son altruisme, à confiner en soins palliatifs ou à revitaliser de façon radicale. Les zombies de Corée ou d’Amérique nous posent depuis longtemps une question vitale – saurons-nous y répondre, avec le cinéma et sans lui ?