Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Werner Herzog.
Kinski le cinglé, le dingue, le taré, accessoirement, l’un des meilleurs acteurs de sa génération, surtout dirigé par son « ennemi intime », le meilleur de ses harceleurs, Werner Herzog, who fucking else ? Qui ne le voit en Woyzeck d’opérette ignore encore ce que jouer veut dire, ce que « crever pour vivre », clin d’œil à l’intitulé de son autobiographie, signifie. Dans la première scène du film, recouverte du générique, il déboule à l’écran en courant, comme dans un slapstickà la trique, accéléré de caserne où il goûte les délices SM du subalterne. On pense, bien sûr, au plaisir que dut prendre le cinéaste à immortaliser, sinon recommencer ad nauseam, ses exercices de troufion, à manipuler le fusil, à s’accroupir jusqu’à venir presque toucher l’objectif, à ramper au sol dans son uniforme blanc et à recevoir les coups de pied d’une botte noire anonyme, celle, qui sait, du directorhimself, émule de von Sternberg dirigeant son petit monde teuton, moins hollywoodien, à la badine, dans son pantalon gonflant et idempour Lang, natürlich, muni de son monocle à la Paul Meurisse. Woyzeck, là-bas, dans cette foutue petite ville de province au bord d’un calme étang, je paraphrase le carton d’introduction, révélée en deux ou trois panoramiques aux orientations contredites, gauche-droite, droite-gauche, on se croirait à une manœuvre en rase campagne, avec son église à bulbes testiculaires, sa grand-rue déserte, ses maisonnettes factices, entre le décor de Nosferatu, fantôme de la nuit(1979) et Hostel (2005), Woyzeck en chie là-bas, croyez-moi, telle la chèvre à la fête foraine, tel le chat jeté du premier étage par le savant sarcastique, afin de tester ses réflexes.
Le médecin, badin, taquin, Mengele de sa localité trop tranquille – quelques lignes finales s’extasieront sur l’assassinat commis, conduit, enfin advenu, dans un ultime trait d’humour aussi noir que le cercueil dans lequel finit Marie sous son drap immaculé au bord de l’eau, à la Laura Palmer, pour ainsi dire, sans plastique ni paillettes, entourée de quatre types au ralenti, édiles, croque-morts –, s’amuse avec le soldat surmené, trop rapide dans ses gestes, ses pensées, ses soupçons, se plaint, magnanime, au sujet de son urine en public ; le capitaine, de son côté, venu se faire raser, philosophe sur l’éternité, parle de l’esclave à la troisième personne du singulier. Le disciple d’Hippocrate diagnostique un cas sévère d’aberration mentale, et son régime à base de petits poids pendant un mois, rien que cela, n’arrange certes pas les choses. Tout se complique et s’accélère, dans ce long métrage très court, à peine soixante-quinze minutes, très dense, lorsque le tambour-major, coq dans sa tenue d’apparat, se rapproche un peu trop près de la femme non mariée lisant, seule, avec son enfant attablé, derrière la fenêtre fermée, qu’elle finit par ouvrir, trop de chaleur, principalement entre ses cuisses, l’histoire biblique de la femme adultère in fine, aussitôt, pardonnée par Jésus. Ne plus pécher, ne plus réfléchir ni fléchir, ne plus sentir sous ses pieds le vide creux de la Terre et autour, le froid glacé d’un enfer déjà là, à demeure, où une invisible présence menace le protagoniste. Au-dessus de la ménagerie humaine, trop humaine, flanquée d’une seconde, singe de cirque exhibé en costume d’homme, tapé sur le crâne pour se rebeller, ou « cheval astronomique » calculant 2 + 2, désignant un âne dans le public bipède, le ciel semble si lourd, épais, que l’on voudrait y « planter une poutre » – les officiers salaces ne rêvent que de planter la « belle garce » du détraqué, idiot dostoïevskien, désargenté, insomniaque du village et de garnison voyant trop clair dans l’absurdité de l’univers – et de s’y suspendre, de s’y pendre, confesse le pauvre Woyzeck à son pote Andrès interloqué, auquel il cèdera ses maigres reliques biographiques, extrait de naissance inclus.
Dans ce monde immonde à la Mondo cane, reconstitué, mélange habile et fluide de la théâtralité la plus évidente, du réalisme des rues, des tenues, des intérieurs, on ne fait pas long feu, on ne conserve pas longtemps sa raison. Woyzeck le sait mieux que quiconque, que son gros lard de supérieur lui faisant la morale à propos de moralité, de fils illégitime non baptisé. Son « nous autres » vaut pour des milliers, des millions, paupérisés que l’on sacrifie sur les plaines embrumées, bientôt dans la promiscuité des tranchées. Herzog, réalisateur-bourlingueur, se borne ici à l’étroit, à l’exigu, et ce Woyzeck-là respire mal, ne respire pas, coincé entre un champ de naufragé rural à la Heimat, où le cinéaste apparut, ou les quatre murs de sa lubie, de sa folie, idée fixe l’immobilisant comme au garde-à-vous de rigueur. Kammerspiel ne manquant pas de style, superbement éclairé par un directeur de la photographie inspiré, fidèle Jörg Schmidt-Reitwein, ah, matez-moi ce champ de nuit ou de jour au vert surréel à faire défaillir d’envie l’Antonioni du Désertrouge ou le Demy des Demoiselles de Rochefort, peintre notoires du réel selon leur vision intérieure, névrosée, acidulée. Mais l’obscurité domine, les espaces, les cœurs, les rancœurs, et le rouge sang de la presque putain, ancienne prostituée, viendra tacher les mains du meurtrier malgré lui, acheté pour « deux sous » à un commerçant vraisemblablement juif, style Alec Guinness chez David Lean adaptant Dickens, qui le traite d’ailleurs de « chien » au vu de son mépris pour l’argent, et un peu avant un comparse aviné, monté sur une table de bar, incitait à « pisser un coup sur la croix pour faire mourir un Juif ».
Antisémitisme latent, déréliction patente, état de sidération permanent du personnage principal manipulé, contaminant le reste, le film tout entier : on sourit jaune et l’on ne s’esclaffe point à ce tableau vitriolé, apaisé, d’une Allemagne pas si lointaine, en écho dans le passé à la Weimar fantomatique, méphistophélique et méta d’Ingmar Bergman dans L’Œuf du serpent. Le pantin programmé pour devenir in extremisassassin subira un sort de noyé, enfoncé dans l’eau nocturne à bout de souffle, sa disparition signalée dans la clarté d’un rayon aquatique horizontal, irréel. Il jette l’arme du « beau crime » et s’échine à l’aller repêcher, à s’en débarrasser plus loin, plus profond, dès fois que des nageurs d’été la retrouvent, même rouillée. Le meurtre lui-même s’englue dans un lent ralenti, une fureur de somnambule, Caligari ressuscité trucidant à plusieurs reprises sa brune Ophélie sur la berge. Tout, dans ce film, sent et pue la mort, peut-être plus encore que les mésaventures horrifiques et tragiques du poignant vampire épris d’Isabelle Adjani. Car Herzog abandonne le symbolisme animalier, délaisse les rats lustrés, de cinéma, au profit d’un chenil versatile, à la fois, du même mouvement, ce demi-tour sur soi, de trois quarts, propre à Kinski l’acteur-danseur, grotesque et inquiétant, inoffensif et cruel. La cruauté, on connaît, et Alban Berg également, écoutez son Wozzeck (1925), pourtant l’on n’entend pas sa musique d’aliéné, de salle de concert transformé par l’atonalité en asile (in)audible. Un quatuordisons d’époque, le Fidelquartett de Telč, mène bon train des airs grinçants, au violoncelle allongé, aux cordes en rasoir à la John Cale pour le Velvet et sa banane tranchée au fouet, pas de cuisine, tandis que Vivaldi et Beethoven s’occupent du générique de fin, des secondes doucereuses avant celui de début.
Retour à Klaus Kinski, « Soleil noir de la Mélancolie » des cinéphiles, dément captivant capturé par une caméra captive et captivée. Il domine facilement, un peu trop, de manière discrètement terrible, une distribution à l’unisson, et la belle, Eva Mattes, récompensée à Cannes, familière de Fassbinder, comme Irm Hermann en caméo cancanier, ne démérite pas, loin de là, statue de chair à la colère contenue, à la pure innocence de pécheresse, à la douceur de mère esseulée, solitaire, destinée tôt ou tard à périr, petite sœur de Carmen ou Tosca, moins fière, moins forte. Face au fou jaloux, elle conserve noblesse et goût dangereux du danger, elle admire ses boucles d’oreilles offertes, brillantes, dans un pauvre miroir de pauvre, alors même qu’elle possède des lèvres autant rouges que celles des dames de la dite bonne société. Surcadré par la glace tremblée, tenue en main, son visage sensuel devient une vanité, une figure de mort, de victime imminente, définitivement privée de sa panoplie adultère d’amante. De la pièce fragmentaire du « révolutionnaire » Georg Büchner, au père médecin militaire, un salut aux cinéphiles férus de psychanalyse, saluée par Rilke ou Brecht, Herzog fait une satire frontale, de caméra, d’intention, de l’armée, de la médecine, du couple, de la société à un moment et dans un lieu donnés, oui, assurément, et davantage encore cartographie les stations christiques et foutraques, démoniaques, d’une horreur métaphysique suintant par tous les pores de l’acteur, modèle de mesure, de justesse, d’équilibre, de présence ponctuée d’éclats de tendresse, avec lèvres féminines caressées, un sourire enfantin, poignant, devant le spectacle itinérant.
Woyzeck, film de l’urgence tourné, monté, par la complice Beate Mainka-Jellinghaus, au même rythme, dans la foulée du résident tchécoslovaque des Carpates, enregistre un épuisement de contexte et de sous-texte. Cette fois, le réalisateur-scénariste-producteur ne s’intéresse pas à des figures au-dessus de la nature, dévorées par elle, les Aguirre, Fitzcarraldo, Cobra verde et compagnie. Il ne se soucie guère de revival historique à la Invincible, de survie en « milieu hostile », cf. Rescue Dawn, Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans ou le documentaire Rencontres au bout du monde. Il ne scénarise plus un canular lacustre à la Incident au Loch Ness avec pour base un fait divers sexuel. Non, il accompagne dans sa spirale de détresse un être finalement moins perturbé que tous les autres, plus lucide, plus influençable et, à cause de tout cela même, capable d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’irréversible. Woyceck, symbole et symptôme, cristallise et incarne de façon mémorable, dans la durée retenue, tendue, des plans au bord du plan-séquence, la démence d’une ère, de la première moitié du dix-neuvième siècle, en miroir et présage de la nôtre, de celles entre-temps. L’anti-héros fraternel, honnête, impuissant et extrême s’avère ainsi le révélateur de la dinguerie généralisée, reconduite, des hommes, des femmes, criminels ou suicidaires, le paratonnerre foudroyé, immergé, de l’insanité, de la beauté indifférente du monde alentour, eau, herbes, pierres, de préférence tombale, de sa laideur constellée de « vomissures ». « L’homme est un gouffre, il est pris de vertige celui qui y plonge le regard » affirme, en aphorisme outrageusement nietzschéen, en épitaphe de son destin, le magistral Klaus en regard caméra, réplique suprême résumant admirablement la plongée altière, à la M le maudit, allez, de ce grand petit film admirable. Vive Werner Herzog !