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Le Juif Süss : Ils sont partout


Imprimez la légende, recommandait John Ford – démontons la baudruche, mein Herr… 


Imaginez Sissi impératrice revu et corrigé par Joseph Goebbels, l’insipide Kristina Söderbaum, souris du cinéaste, substituée à la juvénile Romy Schneider (Magda, sa mère, par ailleurs fan amicale d’un certain Adolf Hitler). Obéir aux ordres, même et surtout les plus ignobles, déporter des populations, diriger un film de saison : s’il existe, en effet, une « banalité du mal », à la Hannah Arendt, il existe en miroir une médiocrité du cinéma, réduit à la propagande la plus flagrante, même déguisée en costumes d’époque. Mélodrame manichéen à prétentions historiques, son antisémitisme consubstantiel effrontément affiché, avec une candeur de caricature outrée, outrageuse et outrageante, Le Juif Süss, souvent risible, fait souvent sourire, alors que l’on redoutait un peu de vomir. Le spectateur, Dieu merci, ne fonctionne pas comme un interrupteur, et cette reconstitution en carton-pâte, bavarde, statique, impersonnelle, ne suscitera aucune « haine raciale » particulière, bien qu’elle puisse conforter dans leur insanité les adeptes de l’abject. En 2017, la phobie des bouclettes se porte toujours bien, notamment en France, migrée des discours traditionnels de la droite dite dure vers des slogans de manifestions d’extrême gauche (l’antisionisme, marotte de quelques altermondialistes) ou des cours d’histoire de la Shoah chahutés en établissements scolaires (la « banlieue », extension fantasmatique de la Palestine) ; en 1940, en Allemagne, elle s’illustre donc précisément par cet opus, à la gloire très injuste. Ouvrage de studio, entreprise coûteuse, succès public et parfois critique (Antonioni à Venise s’extasie, pauvre de lui), le métrage de Veit Harlan ne mérite après visionnage estival – masochisme ? Dison curiosité de temps libre – que l’ennui, à égale mesure du mépris.


Jamais on ne croit à cela, jamais on ne se soucie du destin (couru-connu d’avance) des pantins agités par un marionnettiste mesquin, entiché de « pureté » du sang. Car la chair constitue le cœur de la mascarade inanimée, trop mal intentionnée pour être prise au sérieux, malheureux. Süss, débaptisé au profit du générique « Juif », ne finit pas pendu pour ses manigances de capitaliste décomplexé, cosmopolite, lascif, aux conséquences individuelles et collectives désastreuses – imposition, inflation, destruction familiale, division gouvernementale, torture de rebelle et guerre civile évitée de justesse, ouf. Non, son vrai crime, le plus impardonnable, situé au lit, dans l’ellipse doublement bienséante du montage, se désigne sous l’euphémisme judiciaire de « promiscuité ». Pour le formuler crûment, Oppenheimer nique (sa race de chrétienne) Dorothea, la viole en échange de la libération de son marié express molto aryen et la contraint à aller se noyer puis à être repêchée par des figurants aux flambeaux, ersatz de Wagner sur l’eau (son père patiente en prison). Nul lyrisme, hélas, pas même dans l’immonde, rien qu’une convention à la con, basée sur le sexe, sur la survie de la « race », sur la corruption du pénis étranger, par nature contaminateur et agressif (Griffith, grand réalisateur, ne fit guère mieux dans Naissanced’une nation, quand il impose de voir pourchassée sa blanche colombe sudiste par un satyre à la peau noire, à liquider fissa grâce aux cavaliers crétins à capuche immaculée, n’en déplaise à un James Agee magnanime). La neige finale vient laver les âmes et les mains des assassins, assortie d’un petit discours sur la vigilance à préserver, à perpétuer longtemps après, message rétrospectif reçu cinq sur cinq sur la radio du ghetto et réponse laconique aux trémolos humanitaires de Chaplin dans la coda du Dictateur.


Dans ce bazar de plumard et de partouzards (le Duc aime la culbute, s’en lasse champagne à la bouche), on trouve itou un Noir hilare, portier pas vraiment de nuit, et une Rebecca liminaire à l’épaule dénudée, possible catin de « rue juive » suçotant explicitement, un chouïa incestueuse, et un rabbin chafouin (duelle acception) de constater les infidélités (à l’exégèse du Talmud, au code vestimentaire) guidées par l’hubris de son complice infine adoubé. On ne cesse de répéter à Süss qu’il ôte son masque et l’ultime scène, tribunal + gibet, le démasque pour l’éternité du millénaire hâtivement instauré par le Reich, c’est-à-dire lui rend sa panoplie capillaire et pileuse, auparavant coupée-rasée afin de mieux se glisser dans la société (et peut-être même entre les draps de la Duchesse, allez) germanique, modèle de probité conjugale, familiale (le Duc, incarné par l’ancien communiste Heinrich George, crève d’une crise cardiaque, juste punition pour sa propension à la copulation avec des gamines à peine nubiles, ouvertement inquiètes). Le nazisme en tant qu’hystérie nationale puritaine et par conséquent sexuellement obsédée : la thèse de Wilhelm Reich, soutenue dès les années 30 dans La Psychologie de masse du fascisme, se vérifie ici. Le Juif Süss utilise aussi la métaphore entomologique et renverse la perspective des victimes, puisque les Juifs, enfin admis administrativement à Stuttgart, s’apparentent à des insectes (variantes : vermine, chien) aux allures de files d’exode (celui de juin 40 dans l’Hexagone, par exemple, ou clin d’œil implicite au déplacement biblique mené par Moïse). Goebbels (ne négligeons pas le rôle ni la responsabilité du scénariste Ludwig Metzger flanqué du dramaturge Eberhard Wolfgang Möller) ne connaît pas la nuance et pas davantage le servile (ou contraint, se défendit-il) Veit ; il faut « chasser le Juif », il convient de lui faire subir le même sort (suppliant, devant une foule courroucée, déjà très contrôlée) que le forgeron, littéralement placé sur sa route vers le pouvoir de la ploutocratie.


Contrairement à une Leni Riefenstahl (conseillère de fuite en Suisse, paraît-il), notre piètre Harlan, qui fascina tant Kubrick, accessoirement époux de sa nièce (souvenez-vous de la chanteuse-pleureuse des Sentiers de la gloire), on se demande encore pourquoi, ne démontre pas l’once d’un regard, d’un point de vue, du redoutable talent de sa consœur alpestre et athlétique dans la composition et l’agencement des plans. La géométrie rythmique du Triomphe de la volonté ou des Dieux du stade, leur érotisme sinistre et sportif, leur dimension spectaculaire, opératique, leur témoignage de mythologie documentée, mise en scène au carré, il s’en tamponne le coquillard, il torche son pamphlet en fonctionnaire assermenté, après mes huit heures de plateau à la UFA de Babelsberg, je rentre chez moi, oubliez-moi (et il sortira blanchi des procès d’après-guerre). Gardons-nous de nous attarder longuement sur cette pantalonnade opportuniste, anodine et déplorable, à la genèse/réception largement retracée, analysée, incluant, dans le désordre, la supposée trahison du roman signé Lion Feuchtwanger (le Duc y viole la fille de Süss, bigre), l’obligation de projection de Himmler (et celle, procédurière, de destruction du négatif original), les hésitations-dénégations plus ou moins sincères de Ferdinand Marian & Werner Krauss, la version philosémite (et britannique) de 1934 avec Conrad Veit ou même la distribution en arabe au Moyen-Orient, sans omettre la dispensable mise en abyme commise par Oskar Roehler, l’adaptateur scolaire des Particules élémentaires, intitulée en VF Goebbels et le Juif Süss : Histoire d'une manipulation. Interdit en Allemagne et en France, disponible en ligne, son copyright détenu par… la fondation Murnau (!), Le Juif Süss de Veit Harlan s’avère, en résumé, en vérité (subjective, à l’instar de l’intégralité des articles de ce blog), un spécimen sociologique plutôt que cinématographique, un indigeste strudel et un ratage kolossal. Au fond (de l’affront), personne ne s’en plaindra, en tout cas pas moi.

     

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