Vomir ses voisins ? Maudire l’immobilier !
Faire un film avec/de/sur une maison hantée manifeste toujours le cinéma méta. « Esprit, es-tu là ? » demande traditionnellement le médium et les médias, intercesseurs souvent intéressés, rarement intéressants, entre les régimes du réel et du surnaturel, délivrent indeed des « œuvres de l’esprit ». La maison soumise à la hantise métaphorise la salle, la caméra, le cerveau, le tombeau, sacro-sainte trinité de subjectivité placée sous le signe et le sceau du suaire. Au seuil de Inferno (Argento, 1980) ou L’Au-delà(Fulci, 1981), il faut en effet abandonner toute espérance, en reprise de la devise de la danteste porte infernale. Si l’architecture transalpine, délocalisée, à domicile, repose sur des fondations à la Charon, l’Overlook en surplomb du Colorado s’enracine dans un cimetière indien, point commun de « génocide » national reliant Shining et Pet Semetary, romans + adaptations. Imagerie optimiste, Kubrick le comprit à sa manière ironique, le « film de fantôme » se glisse aisément dans ce décor plus fort que la mort, fusion des « genres » et des temporalités permise par la mécanique quantique d’un art par nature funéraire. La spiritualité, phénoménologique ou mystique, ainsi matérialisée ose même se préoccuper de comptable mondanité, des triviales vicissitudes des résidents tourmentés. Amityville : La Maison du diable(Rosenberg, 1980) relève pour partie de la sociologie, expose des difficultés fiduciaires et financières, participe de L’Horreur économique abordée par la rimbaldienne Viviane Forrester, Stephen King le remarque à raison dans son essai « anatomique ». Vouloir devenir propriétaire peut coûter cher, au prix de la raison, pacte faustien de saison et problématique symbolique d’acquisition, de transmission, d’immortalité de la lignée.
Hélas, la possession se plaît au palindrome et l’on se retrouve vite possédé par des entités peu prêteuses, qui n’hésitent pas à vous ravir votre progéniture (Poltergeist, Hooper, 1982) ou à violer votre intimité (L’Emprise, Furie, idem), littéralement et plus profondément que l’ex-patron « porcin » de Miramax. Les personnages du « deuxième sexe » semblent prédestinés, en bonne logique fantasmatique, un brin victorienne, à ressentir les présences intempestives, tandis que Jack Torrance, père stérile, pantin impuissant, prisonnier volontaire de son dédale de démence, constitue l’exception réglementaire. Dans The Haunting (Wise, 1963), la catherinette tristounette sert de paratonnerre psychique et d’aimant à affolements, à déformations, à suffocations, sonores et visuels. Elle sert par conséquent à faire du cinéma, Eurydice déjà morte avant que de mettre les pieds – devant, évidemment – au manoir apparemment avide de sa virginité très troublée ; par charité cinéphile, on se gardera de s’étendre sur le Hantiseinutile torché par le mauvais de Bont en 1999, estouffade de CGI incapable de saisir les puissances de la suggestion. Bien sûr, le rire noir, jaune ou rouge, sait s’inviter dans la propriété, rememberBeetlejuice(Burton, 1988), L’Esprit s’amuse (Lean, 1945), High Spirits (Jordan, 1988) ou House(Miner, 1986), cortège d’ouvrages mineurs toutefois sympathiques. Après tout, selon une perspective purement matérialiste, esthétique et politique, par exemple celle de votre supposé spirituel serviteur, tout ceci, huis clos de malheur en famille et d’esprits estampillés frappeurs, frise le risible, s’innerve de sous-texte réactionnaire, tu ne convoiteras pas un bien qui ne t’appartient pas et autres chacun chez soi. Mais la drôlerie cède aussitôt face au mélo, véritable colonne vertébrale des itemset, peut-être, du cinéma lui-même.
Sylvia Kristel, mise à nue mentalement, y laisse sa peau devinée douce (Alice ou La Dernière Fugue, Chabrol, 1977), Ava Gardner y joue les gardiennes chthoniennes d’immeuble à quelques kilomètres de la statue de la Liberté (La Sentinelle des maudits, Winner, idem), Nicole Kidman, auréolée du déni de Bruce Willis dans Sixième Sens (Shyamalan, 1999), y fuit le soleil et y cherche le sommeil d’amnésie (Les Autres, Amenábar, 2001). La filmographie affirme à son tour « Les femmes et les enfants d’abord », notamment dans Les Innocents (Clayton, 1961) et The Changeling (Medak, 1980), le Dark Water de Nakata (2002) les réunissant dans son appartement nippon inondé, submergé d’émotions, à des années-lumière du misérable remake commis par Salles en 2005 et subi pour Jennifer Connelly. Individualiste, veryaméricain, le « film de maison hantée » s’avère en outre choral, cf. La Nuit de tous les mystères (Castle, 1959) et son whodunit cynique de farces et attrapes maritales. En cette matière foncière comme ailleurs, les sommets s’associent aux abysses et les réussites de Boogeyman(Kay, 2005) ou The Grudge 2 (Shimizu, 2002), loués par qui vous savez, paraissent venger des lucratives franchisesanémiques et mercantiles de Conjuring, Insidious, Paranormal Activity et tutti quanti, le vintageet anecdotique The House of the Devil (West, 2009) sis au milieu, davantage proche du médiocre que du passable, tant pis pour son satanisme adolescent. Et puisqu’ils élargissent le cadre privé à l’établissement public, nous ne visiterons pas L’Échine du Diable (del Toro, 2001) ni L’Orphelinat (Bayon, 2007), le dernier bien plus abouti que le premier, que le lecteur ne nous en tienne point rigueur.
En vérité, en résumé, la maison hantée au ciné ne désemplit pas, subit de multiples ravalements de façade, continue à occuper l’écran, petit ou grand, adossée au bazar faiblard du paranormal, océan sensationnaliste abreuvé au deuil, aux légendes, à la crédulité, au besoin humain d’une transcendance, d’une rémanence, d’une persistance pas seulement rétinienne, sereine. Auberge espagnole ou Maison aux esprits (August, 1994) chilienne, l’édifice complice abrite une histoire en témoignage de l’Histoire, un espace intériorisé, des pièces disséminées, propices à la tension heuristique, sur le modèle du couloir anxiogène du Loup des steppes de Hesse repris par le Polanski de Répulsion (1965), cristallisation du hom(m)einvasion et inversion de la romance marine de L’Aventure de Madame Muir(Mankiewicz, 1947). L’ensemble du corpus, avec ses cathédrales et ses bicoques, avec ou sans (haut) niveau, érige une demeure menacée, menaçante, une forteresse aux faux airs de train fantôme, où se faire peur en toute sécurité scopique. Sous sa patine érodée, voire régressive, ce type de films nous dit néanmoins quelque chose de sérieux, de valeureux, au sujet des spectres assis des deux côtés de la fenêtre ouverte de la projection, de la vision. Il essaie en sus, ici réside son « injuste grandeur » à la Luc Dietrich, de donner à voir un espoir, de donner corps à un invisible, de mettre en récit une improbable épiphanie. Croire aux maisons hantées, au moins à celles explorées jusqu’à la nausée au ciné, revient in fineà croire aux pouvoirs de l’objectif, à sa poésie optique, à son jeu dramatique et ludique autour de motifs esquissés, réguliers, retravaillés. Que l’on fasse le choix de Rebecca (Hitchcock, 1940), que l’on préfère Nightmare (Francis, 1964), que l’on traque les « dames blanches » de routes rurales ou les relous crocodiles d’égout (L’Incroyable Alligator, Teague, 1980), notre âme animale ne parvient à se pleinement satisfaire de la chair, condamnée à dépérir dans sa matérialité de mortalité.
Il convient désormais d’incarner des souvenirs, de ressusciter des passés, de se confronter à des trajectoires au hasard corrigé, enfin signifié. Avec leur décorum sensoriel, avec leur mélancolie implicite, les fantômes domestiques magnifient en chocs électriques, en frissons parfois faciles du fantastique, une condition par expérience éphémère, fragile, transitoire, qui néantise toute velléité de propriété, de longévité, de murmures au creux des murs. Quatre parois et un toit ne font pas un foyer, le feu des cœurs, des ardeurs, des terreurs doit l’habiter sur la durée, lui conférer sa propre narrativité, accueillante ou hostile. En écho à la moule et au rocher de Balzac, au capitaine et au navire de Descartes, le locataire, polanskien ou point, finit par s’identifier à son logement, à le configurer à sa (dé)mesure autant qu’à se pénétrer de son usure, de son imposture, de sa culture géométrique et oblique, je renvoie vers Lovecraft et l’éprouvante lecture des Rêves dans la maison de la sorcière, maladroitement transposé par l’aimable Stuart Gordon intronisé en Master of Horror. Notons en conclusion que si l’on peut s’extraire d’un enfer limité, mensualisé, à crédit, conjugal ou célibataire, on ne saurait quitter le burroughsien « film-réalité » de la modernité – en fuite et en marge, on réintègre fissa l’asile général, celui du Système du docteur Goudron et du professeur Plume explicité par Poe, surtout à l’ère des commentaires, des gestionnaires, de la « résilience », du réseau, du politiquement correct, du délicieux infect, du storytellinget du statu quo. Ce qui nous hante, via et par-delà le cinéma, pour le meilleur et le pire, saurons-nous un jour le faire advenir ou alors le conjurer pour de vrai ?