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Outrage + Outrage Beyond : L’Ange exterminateur



Anatomie d’un meurtre ? Précisions à propos d’une passion triste.


Très cher Takeshi,

Je viens de visionner d’affilée, en VF puis VOST, les deux premiers volets de votre trilogie. Connaissez-vous Fritz Lang ? Il détestait le Scope, le cédait avec dédain aux serpents et aux enterrements. Au format large, Outrage + Outrage Beyond portraiturent et enterrent un nœud de vipères. Après le ratage estimable de Aniki, mon frère (2000), après le trop beau Dolls (2002), dernière collaboration avec Joe Hisaishi, après le dispensable revival de Zatōichi (2003), suivirent trois titres disons expérimentaux, pas encore vus par votre serviteur. Vous fallait-il vraiment revenir aux yakuzas, citons de surcroît Ryuzo 7 en 2015 et Outrage Coda en 2017 ? Vous-même vous déclariez naguère et hier être fatigué de la violence au ciné, en tout cas de sa représentation, y compris par vos soins. Je constate aujourd’hui le succès commercial des Outrage et la tiédeur critique qu’ils suscitèrent. Je crois comprendre parfaitement ce que vous voulûtes essayer ici, à savoir jouer un ange exterminateur pas un brin buñuelien parmi un grand jeu de massacre. La morale, dans une organisation criminelle, n’existe pas, ne peut exister, sinon sous la forme d’un cimetière, mon salut à Kinji Fukusaku, qui vous dirigea d’ailleurs dans Battle Royale. Face à votre vrai-faux diptyque, Le Samouraï de Melville paraît déborder d’humanité, de chaleur du cœur. Vous signez deux films glaçants, glacés, vous organisez une funeste valse des pantins à faire suffoquer Scorsese, vous tirez sur tout ce qui bouge, c’est-à-dire sur rien, puisque personne ne vit réellement dans chacun de vos plans comme évidés de l’intérieur, réduits à des tiroirs impersonnels pour futurs trépassés. Vous observez avec une délectation morose ces silhouettes grotesques passant leur temps à papoter, à se gueuler dessus, à se trucider avec une régularité itérative, compulsive.

En réalité, vous filmez l’enfer, vous accompagnez en noir ou en blanc, couleur du deuil en Orient, une danse macabre que rien ne vient parasiter, pure autarcie d’extermination(s) de saison. Dans le volume 2, votre personnage semble désireux de s’amender, de formuler certaines limites, il ira même jusqu’à s’associer avec un ancien défiguré. Mais Ôtomo, au fond, ne souhaite que « faire le ménage » et « brûler de l’encens », exactement ; inextremis, en contre-plongée, il flingue un flic un peu trop sûr de lui et de son rôle de maître des marionnettes abjectes. Si quelques meurtres incluent un soupçon d’humour, mention spéciale au restaurateur embroché par l’oreille avec des baguettes, ses phalanges illico coupées à déguster en assaisonnement d’un bol de nouilles, les opusne prêtent guère à rire, et nos féministes occidentales s’affoleraient devant vos esquisses de femmes. Quelque chose de mauvais émane de Outrage + Outrage Beyond, une colère encore plus singulière que celle de Hitchcock à l’époque de Psychose. Je me contrefous de la psychologie, a fortiori de celle des artistes, et cependant les deux œuvres interrogent, posent, au fond, une unique question : qu’advint-il de Takeshi Kitano, ce cinéaste magistral qui compta tant pour moi durant les années 90, auquel on doit Violent Cop, A scene at the Sea, Sonatine, Kids Return, Hana-biet L’Été de Kikujiro, films toujours originaux et souvent bouleversants ? Mourut-il voici seize ans ? Convient-il désormais de le compter au nombre des victimes de la cinéphilie jolie, en compagnie, disons, de Joe Dante, similaire septuagénaire ?



Une immense fatigue innerve Outrage+ Outrage Beyond, un manque d’âme absolu ôte à tous la sienne, le pilotage automatique manœuvre les bagnoles, les manipulations, les cadres, ceux de l’image et de cette caricature nippone du capitalisme à main armée. Vous n’aimez pas ces gens, comment pourriez-vous les aimer ? Dépourvus de la moindre lumière, ils s’enfoncent dans les ténèbres du fidèle DP Katsumi Yanagishima. Délestés de la plus infime rédemption, ils s’agitent, immobiles, au rythme des beats de Keiichi Suzuki. Au générique, vous vous désignez en tant que Beat Takeshi. Je croyais, naïvement, retrouver Takeshi Kitano, l’acteur de Furyo, de Tabou, de Blood and Bones, l’auteur autobiographique de Asakusa Kid, l’intervieweur de ses pairs, par exemple Imamura, Kurosawa, « l’imprévisible » dépeint par Jean-Pierre Limosin. Je dois hélas me rendre à l’évidence : ce type quitta le tableau, ce polymorphe s’absenta dans un repli du passé, ce réalisateur d’une extrême valeur vient de se voir remplacé par un professionnel soigné, insipide. Des mauvais films, Outrage et Outrage Beyond ? Pire, des films pour ne rien dire, pour empiler les inoffensives atrocités, pour encaisser du fric de la part de spectateurs pas trop regardants sur le contenu dégradant. Pierre se renia trois fois avant le chant du coq, permettez-moi cette référence d’athéisme – pendant presque quatre heures, vous bradez, désossez, réduisez en cendres hivernales ce qui fit en partie votre cinéma, ce qui le constitua, ce qui le rendit tellement important. La violence, l’amitié, l’amour, la beauté, la mélancolie, la mer, le jeu, les enfants, tout disparaît, rien ne surnage. En découvrant, sidéré, ce sidérant doublé, je ne pensais pas à vos autres items, je me souvenais plutôt de La Baie sanglante, pareil sommet de misanthropie, de joie maligne, de régression, de dégoût de soi et de son temps.

Croyez-moi, vous qui ne me lirez pas, je crois savoir ce que vous ressentez, je connais bien ce territoire de désespoir, et pourtant je ne peux me résigner à vomir mon voisin, à me complaire dans le mesquin, à macérer dans ma risible supériorité. Cher Takeshi, ressaisissez-vous, je vous en prie, allez vous acheter de nouveaux tubes de couleurs, revenez au lyrisme, au non-linéaire, au mélodrame, avec ou sans armes. Promis, je pardonnerai volontiers vos outrages d’un autre âge, je saurai me montrer magnanime en oubliant rapidement ces pitreries d’ambassade supposée africaine reconvertie aussitôt en casino. La vie va vite, la mort davantage encore ; s’il vous plaît, à l’avenir, évitez de me décevoir ainsi, réinventez-vous, donnez-moi mille raisons supplémentaires de vous célébrer. Ou alors, pointez le canon sur votre tempe et appuyez sans tarder, sans flancher, loin de ce monde immonde que vous ne pouvez plus voir en peinture ni apparemment au ciné. Dans plusieurs années, qui sait, je vous rejoindrai peut-être, et nous sourirons ensemble de ma lettre…


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