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Le Pornographe et le Gourou : Le Miraculé

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Les voies du Seigneur sont impénétrables, paraît-il, contrairement à celles des « hardeuses », impénétrables d’une autre manière, nues, disponibles et pourtant parées d’un masque professionnel : le fraternel Jean (sans évangile) soulève un coin du voile (et du loup, dorcelien ou non) ; écoutons avec attention sa confession fictive, riche d’enseignements (voire de lubrifiant) sur lui et nous… 


Utilisez la puissance de la parole dans le sens de la vérité et de l'amour.

Ce que les autres disent et font n'est qu'une projection de leur propre réalité, de leurs rêves,
de leurs peurs, de leurs colères, de leurs fantasmes.

Communiquez clairement avec les autres pour éviter tristesse, malentendus et drames.

Acceptez de ne pas être parfait, ni toujours victorieux.

Miguel Riz, Les Quatre Accords toltèques

Ce court (mais bon) roman s’ouvre sur un évanouissement, durant une partouzenaturiste au Cap d’Agde, et se ferme sur un ravissement, au sein (matriciel) d’une communauté utopique (à cheveux courts) : entre la chute (dans la mousse filmée, aux visages floutés, captation vendue trente euros sur clé USB) et l’envol (final « quantique » en forme de défi scientifique, de sérénité supraterrestre enregistrée « en rafale » par l’amoureuse indienne au téléphone portable), le lecteur suit les mésaventures tragi-comiques (son dérisoire calvaire rendra hilare son ami le gourou) de Valentin, alterego (excessif) de papier de l’auteur, bien sûr prénommé ironiquement, en écho à la fête sentimentale, à My Funny Valentine, autant qu’au fameux contorsionniste « désossé » du Moulin Rouge (L’Os de Dionysos, hélas, lui pose bien des problèmes).

Si l’opus précédent de John B. Root, l’agréable, documenté, désabusé, déjà, PornoBlues (citons de mémoire les origines d’un pseudonyme voulu ridicule, involontairement « racinien », le Sopalin en meilleur ami du masturbateur, l’émotion par-delà les positions, insaisissable à qui ne sait voir, les poissons privés de la conscience de l’eau) choisissait la voie (étroite) du récit, du pronom personnel, celui-ci participe assurément de l’autofiction (on pense pas mal au Houellebecq de Plateforme, La Possibilité d’une île, La Carte et le Territoire, en moins sarcastique, socio-historique et polémique, certes).

Que les amateurs (psychanalytiques) d’autobiographie et (salaces) de pornographie « passent leur chemin » ; savoir ce qui relève du fait ou de la fiction n’importe guère, en vérité (je vous le jouis), et l’unique passage « explicite » (tantra, of course, en double clin d’œil au site adulte et à la société de production diégétique), sis dans un salon de massage parisien/thaï, refroidira les plus volontaires, par sa pure mécanique mercantile et méprisante (insupportable reflet « dégradé » de soi-même, au miroir du verre et d’autrui).


Souvent drôle, parfois émouvant, toujours juste dans ce qu’il dit et la façon dont il le dit (écriture précise, limpide, à la bonne distance du sujet, comme une caméra sachant enfin filmer des ébats), cette plongée, rapide et vive, dans l’univers du X (et la psyché troublée d’un « pornocrate », pour parler tel François Chalais naguère), procure un vrai plaisir de lecture et de réflexion, croyez-le ou non.

En chapitres brefs, rythmés, non chronologiques, chacun introduit par une citation idoine (patchwork de « pensées de sagesse », de phrases appartenant à Brel, Einstein, Kundera, Hawking, Mercer & Resnais, les Monty Python, parmi d’autres), en périodes datées à l’image d’un journal intime objectif (inclure et exclure, dans le corps représenté, dans l’événement autiste : grande problématique du bluemovie), Le Pornographe et le Gourou s’avère en définitive un conte de fées pour adultes (définition possible de l’imagerie interdite aux moins de dix-huit ans, abstraitement délestée de la solitude, de la maladie, de la mort, alors que ces trois éléments obscurcissent le beau soleil de toute sexualité, devraient donc se retrouver dans sa représentation sexuelle).

Précisons, pour les non « spécialistes », que dans une vie « antérieure », sous son nom « civil », Jean Guilloré écrivit aussi des ouvrages de « littérature jeunesse », bouclant aujourd’hui la boucle, ou creusant son sillon, au choix, avec son cheminement « bressonien » vers la grâce et la paix (intérieure et extérieure), les derniers mots des amants réunis reformulant ceux de leurs homologues dans Pickpocket, similaire fable de compulsion puis de libération.

Alourdi par un œdipe « carabiné », par un amour-haine pour sa maman castratrice (édentée, de surcroît !), « Reine Blanche » (et marâtre à la Grimm) très éloignée de celle de Jean-Loup Hubert, incapable de surmonter son impuissance (littérale) à aimer, à lier le désir aux sentiments, l’orgasme à l’émotion, à substituer le partage au partenariat (rémunéré, commercialisé), Valentin, Un héros de notre temps, dirait Lermontov avec un rictus, veut mourir, arrivé au bout de sa (bi)route et « du rouleau », saint Sébastien hétéro (les « homos » connaissent-ils un septième ciel plus clément ? Doutons-en) crucifié par les flèches (phalliques) du fisc, de l’enfance blessée, d’un prodigieux dégoût de sa personne.

Le livre ne peut être instrumentalisé ainsi, brandi par les pharisiens des associations bien-pensantes, et mal-baisantes, mais il constitue un réquisitoire narratif impitoyable envers l’exercice pornographique (comprendre : sa praxis au plus près), dépeint en enfer laïque, en extension (du « domaine de la lutte » houellebecquien) glaçante et glacée de l’exploitation amorale au cœur de l’économie capitaliste (offre et demande, patronat et prolétariat, conservatisme et révolution en couples inséparables, ici et ailleurs).

Contre ce régime d’images et de « produits », l’humour, la tendresse, la complicité, la légèreté, représentent peu et tout à la fois, même si l’on doit avouer, avec franchise, que certains films de John B. Root (notamment Dis-moi que tu m’aimes et Ludivine) demeurent davantage des notes d’intention, sympathiques, respectueuses et ensoleillées, que de réels aboutissements, des essais à saluer plutôt que des œuvres majeures à (re)découvrir en cinéphile, pas seulement préoccupé par les questions sans réponse (ou sans imagination) du « porno » paresseux et mainstream (celui visionné gratuitement sur la Toile, en partie responsable de la « crise » de l’industrie).

Ses longs métrages s’apparentent un peu à des homemovies tournés en colonies de vacances, leur naïveté revendiquée à des années-lumière des sombres odyssées méta et mortuaires de Café Flesh ou Perfect, deux titres, au hasard, vantés ici même (penchant ou préférence, ce diptyque étasunien nous correspond mieux, admettons-le).


B. Root, personnalité aimable (plusieurs femmes, « libertines », chroniqueuses ou ex-actrices, signent des notules favorables sur son livre, à raison et en toute amitié) d’un petit milieu (afortiori hexagonal), partisan pédagogique du safesex et ne supportant pas les vidéos du sinistre et « schizophrène » Pierre Woodman (deux « bons points » pour lui), quinquagénaire malicieux aux faux airs de Thierry Jousse (si, si), homme a priori sensible, intelligent et enthousiaste, réussit mieux en écrivain qu’en cinéaste, et son ouvrage ferait certainement un bon scénario (à défaut d’un film de valeur, puisque l’on ne doit jamais confondre l’un avec l’autre, pas même dans le cas d’école du Voyeur, le travail de Leo Marks en guise de sidérant script détaillé avant sa traduction par Powell, autre victime de l’ordre moral établi de la « société du spectacle » d’alors, particulièrement britannique).

Les désillusions du cinéaste, son mea culpa sans amertume, son aveu d’échec, nous rappellent les propos gémellaires d’un Jean Rollin, compagnon cyclothymique d’infortune, œuvrant quant lui au moment de la « parenthèse enchantée » (vraiment ?) des années 70, commettant, renommé Michel Gentil, de mauvais films troussés dans la bonne humeur : on ne peut réaliser de la pornographie différente, intéressante, mutante, parce que le « porno » seul suffit au « cochon de consommateur », parce qu’il ne demande rien d’autre (et exige si peu de lui-même, en tant que spectateur, en tant que citoyen, les deux dimensions, esthétique et politique, enlacées à nos yeux) que de la laideur, de la proximité, du « petit fait vrai » (épargnons-nous les détails organiques, anatomiques).

Cette trinité « profanée », on l’observe désormais avec désolation en fonds de commerce d’un célèbre site amateur bicéphale (pour lequel, clairement reconnaissable sous son masque à double prénom, Valentin finit par travailler, tombé très bas dans sa déréliction, plié aux diktats lucratifs de l’injure, de la misogynie, de l’analphabétisme filmique), ou alors on la fuit dans le glamour artificiel de la gymnastique US, filmographie ontologiquement puritaine et réactionnaire, avec ses décors de parvenus, ses figures d’athlètes, ses risibles exclamations à base de religion (Jesus, Holy Shit, Oh my God et consorts).

Le portrait plus ou moins spéculaire effleure l’évolution d’un métier (sacre de Budapest, démocratisation généralisée par le numérique, dans le sillage d’une Laetitia proposant, autrefois, des instants « d’intimité violée par une femme », rien que ça) qui caricature le cinéma « traditionnel » et en expose, dans une lumière crue de cabinet gynécologique, la part la plus noire, la moins fréquentable, fondée sur le rapport de forces, les jeux de pouvoir (et de dupes), la réification du corps en monnaie d’échange ultime (au-delà, on tue « pour de bon », on viole des nourrissons, serbes ou non, on renchérit sur les atrocités avérées ou manipulées du JT).


Il se focalise sur un candide « déboussolé », exilé, qui, avant d’atteindre son nirvana(contradictoire état de béatitude éteinte, osons gloser), de connaître la radieuse épiphanie des énergies colorées, des flux cosmiques, devra passer par Louxor (je n’adore pas, je n’arrive pas à bander avec la fille de ma « première fois », ou presque, puisque le dépucelage par une prostituée ne compte pas réellement), rencontrer Sidonie, « magicienne » et guérisseuse, sa Beatrice (dantesque) Portinari à lui, Agathe, la mère, et Josefa, l’interprète praguoise, belles figures féminines in fine abandonnée (séparation), ou perdue (dans un accident de voiture), Sheyla, la touriste déçue, Bouznik, le financier « interlope ».

Il lui faudra mater les bandes« délavées » de Burd Tranbaree, Jean-François Davy, Gérard Kikoïne, Gerard Damiano, Francis Leroi (on compatit, car on visionna quasiment les mêmes), se réinventer en Paul Forguette (« oubli » sous le signe de Moebius), connaître une gloire éphémère via ses « livraisons » pour une imbuvable chaîne française cryptée, sa reconnaissance médiatique et critique par la presse dite branchée (aux Cahiers du cinéma, entretien chaleureux de JBR avec Brisseau), aller à Old Goa, s’y faire renverser par un taxi « karmique », renaître au contact d’un guide spirituel énamouré de baleines et de sa charmante nièce (Rachana Banerjee et Anandita), profiter d’une grève providentielle d’Air France (pléonasme national), lutter contre le « principe de réalité », improviser une conférence, apprendre à rire (surtout de lui-même), à lire (des traités de spiritualité) et à revenir (au pays natal) solder tous ses comptes.

Après un dernier avatar en « clochard des Buttes-Chaumont » adoubé par TF1, notre attachant personnage devient à son tour gourouà « Mandalore (Lucas et StarWars ou la mandragore des pendus en bandaison ?), Bordure extérieure de l’Empire », son royaume naturel et son ashram rural, entouré de ses fidèles (adeptes ? Non, le lieu et le mode de vie dissociés de ceux d’une secte, quoique) et de ses collaborateurs (car il faut bien vivre, diantre, et vivre plutôt bien, si l’on peut), dont Mademoiselle Belluci (Nikita, pas Monica, sans Besson, donc), rebaptisée en sadienne Eugénie, et un certain Abdellatif, réalisateur palmé du côté de Cannes, apparemment plus à l’aise pour mettre en scène des amours lesbiennes qu’un triolisme avec « double pénétration », défendu par la « performeuse » en démonstration incongrue d’amour, de gaieté, de mysticisme, là aussi, inopinément, pour ainsi dire.

La coda l’immortalise et l’immobilise en émule d’Yves Klein, suspendu dans les airs et défiant les lois de la physique classique : chutant vers le haut, à contre-courant du temps (et de la roue bouddhiste des réincarnations selon le saṃsāra), Valentin semble ne jamais devoir atteindre l’eau de la rivière (sans retour) en-dessous, être enfin libre et réconcilié, amoureux et aimé, créateur et (juvénile) patriarche de son domaine dépourvu de hiérarchie (un « code couleur » vestimentaire identifie les membres et les compétences).


Adieu à la masturbation monomaniaque, à la désolante sociologie sexuelle des mœurs contemporaines, à la sorcière maternelle devenue rédactrice en chef d’un magazine féminin, au père trop tendre et vaguement gay, à toutes ces années perdues à chercher désespérément la clé (de la diariste Stefania Sandrelli) de la pornographie, toutes ces nuits (bleues, à la lueur d’ordinateur) à monter jusqu’à la saturation, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’abrutissement, des images d’une absolue et « empirique » tristesse (invitons le lecteur ou la lectrice à parcourir notre « essai » sur le thème, à se poser ses interrogations essentielles, au-delà de la cinéphilie, ou sinon, à l’instar des « escortes » aux petites annonces ingénues et lacérées de fautes d’orthographe, nous nous déplacerons pour les châtier comme il se doit), et bonjour au grand air, aux jambes édéniques (pas ta mère, ni une poupée gonflable, petit sacripant, grand enfant immature) de la première femme, ouvertes à l’unisson de lèvres généreuses, rassurantes, stimulantes, ludiques.

La parabole s’achève par conséquent dans la beauté, « en beauté », baignée dans les eaux de l’ermitage, du don, du couple, du plaisir (de parler, d’être ensemble, de se sourire, de se regarder, pas seulement de faire l’amour), du pardon – happyend assumé et boucle bouclée (inversée), pour un conte gentiment pervers et constamment honnête, écrit (et lu) avec du sang, du sperme, de l’ordure, de la mélancolie mais également de la ferveur, de la douceur et un bel élan rafraîchissant vers le champ infini des possibles, cinématographiques, littéraires, sexuels, relationnels et existentiels.

Commentaire immédiat et flatteur de lauteur en PS :  

Lu. Merci beaucoup cher monsieur Jean-Pascal. Quelle érudition :O Et quelle perspicacité dans l’analyse. Votre lecture me fait d’autant plus plaisir que ce texte a suscité bien peu d’échos lors de sa publication. Je publierai le lien vers la page sur FB, Twitter et ici très bientôt.
                                                      

A Scene at the Sea : Waterworld

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 « Retour aux sources », et spécialement à celle qui ne se tarit pas…


À l’inspiratrice de minuit

Quand on naît au bord de la Méditerranée, quand on nage face à une petite ville où surgit le train méta du cinéma, quand on marche sur le sable d’une plage grise et industrielle en hiver, la mer fait partie de votre corps, de votre histoire, cette marenostrumdevient vite vôtre, son souvenir salé jamais ne peut s’effacer.

La discutable « mémoire de l’eau » ?

Celle de l’enfance et de l’adolescence, du dimanche et du silence, des morts et des survivants, assurément.

Pourquoi Fellini y finit-il sa douceur de vivre, pourquoi La dolce vita s’achève là ?

Pourquoi Kitano, à la fin de Hana-bi, décide de s’y flinguer, après avoir délivré d’une balle son amoureuse condamnée par la maladie ?

Pourquoi A Scene at the Sea et Sonatinecomportent-ils de mémorables scènes maritimes, entre jeu et contemplation, joie légère et amère déréliction ?

Pourquoi Laurent Boutonnat, dans Sans contrefaçon, fait défiler un cirque sinistre le long d’un magma liquide et dépressif, transforme sa muse d’alors en marionnette muette ?

Pourquoi Jean Rollin revenait-il toujours aux falaises esseulées de Pourville ?

Pourquoi l’amie nordiste nous parle-t-elle, avec brio et photos « à l’appui » (ah, ce phoque irrésistible, à faire se pâmer BB !), de la poétique Côte d’Opale (Jean-Pierre Pernaut kiffe sa race la Baie de Somme – so what ?) ?

Pourquoi, si l’on revient vers nos origines, dans ce Sud quitté mais, au cœur, indéracinable, Marius continue-t-il à se faire son petit cinéma dans le bar de son papa, jusqu’à délaisser Fanny, à franchir le pas « pour de bon », à sauter sur le pont d’un navire imaginé, qui n’existerait que pour faire rêver ceux qui restent à terre le restant de leur vie ?

La mer, et pas seulement au cinéma, nous apprend l’horizon, nous démontre en douceur l’autre côté du monde, les mille et un possibles de l’existence, que nous laissons passer par paresse, par peur, par lâcheté, planté au milieu de notre histoire pas même emplie de bruit et de fureur, avec pour uniques certitudes la solitude, la maladie, la terre avide, ennemie naturelle de la mer chérie.

La mer s’avère un réservoir de fictions et de récits, une matrice littéraire de Melville à Kerouac, de Baudelaire à Mallarmé, un enjeu énergétique dans la mondialisation économique du temps présent.


Des livres, des poèmes, des contes pour faire briller les yeux des gosses, des éoliennes au large et Besson en apnée (qu’il y reste), les boues rouges déversées vers Sormiou et les tsunamis nippons, la déesse océane de Miyazaki dans Ponyo sur la falaise (on y revient), la mer Rouge séparée en deux par cette « grenouille de bénitier » SM de Cecil B. DeMille (redécouvrez les cinquantenuances intenses et « interraciales » de son vénéneux Forfaiture) durant la rédaction divine et lapidaire des Dix Commandements.

Les vagues vont et viennent, s’écrasent sur la grève et repartent en arrière, vers une inaccessible ligne de fuite : la dimension sexuelle de cette machine naturelle, son rythme hypnagogique, sa binarité duelle, son ressac permanent (salles stakhanovistes et « spécialisées » du siècle dernier), n’échappèrent point à Catherine Millet, esthète parisienne, qui évoquait la « sensation océanique » d’une partouze (on suppute, on ne vérifia pas, on se refusera à faire un jeu de mots à propos des senteurs du « coquillage » mallarméen) dans son comportementaliste La Vie sexuelle de Catherine M.

La mer, la mère, la mort : voici de quoi réjouir les « psys », cinéphiles ou non !

Trilogie affolante, en vérité (je vous le prescris), trinité profane propre à façonner les marins, les solitaires, les « blogueurs » amateurs, les orphelins et tous ceux pour qui écrire ne relève ni du métier, ni des contrats, ni de la promotion à la TV, ni du divertissement (ou alors pascalien) mais participe d’une impérieuse nécessité, abolie par l’évidence de la mer.

Ici, on se tait, ici, on s’abstient de penser, ici, on avise, paparazzoà genoux, une gamine qui pourrait vous sauver la vie, rédimer votre âme remplie d’ordures, d’épuisantes luxures, de ragots prophétiques des actuels « réseaux sociaux », du dégoût abyssal de vous-même.

Regarde, Marcello, regarde ce que les pêcheurs remontent dans leur filet sans pitié (fishnet disent les sites de X pour décrire la petite tenue de certaines « performeuses », camarade branleur, travaille donc ton anglais avec le pathétique et peu révolutionnaire adult entertainment).

Ce monstre aux faux airs de raie (aucun lien avec ce qui précède, bien sûr), tu le reconnais, va, il te ressemble « comme deux gouttes d’eau », expression idoine, il s’étouffe au grand air, prisonnier des mailles, de la nasse, de l’existence de vitellone armé de son Rolleiflex (et son œil vide, figé pour l’éternité, rime avec celui de la pauvre Marion Crane, voleuse violée par le « jeune homme d’à côté » dans Psychosede Hitchcock, lui-même filmant le cadavre d’une femme à la dérive en pleine Tamise dans Frenzy, sans parler du canot de sauvetage trop chargé d’un échantillon choral de vile et valeureuse humanité dans Lifeboat).

La mer, mes chers, enseigne la patience, la distance, le « calme plat » et le « gros grain » qui ne pardonne pas.


Tandis que Nicole Kidman, encore jeune, encore dotée de son vrai visage de beauté rousse australienne, et non de ce simulacre cireux de spectre aryen massacré par la chirurgie esthétique hollywoodienne (Nic, Nic, comme l’appelait Tom, pourquoi consentis-tu à commettre cela sur toi ?), se fait arracher son short dans la cabine du bateau de plaisance (ou jouissance) par le dangereux intrus (Billy Zane, ersatz huilé de Brando) de Calme blanc, relecture de Clément (duo homo en Plein Soleil), Polanski (premier coup magistral du Couteau dans l’eau) et de la mythologie pulsionnelle (Poséidon veut planter son trident dans le flanc tendre des sirènes, l’ignoriez-vous ?), l’orage se prépare, la voile se tend, le mari noyé essaie de pas boire la dernière tasse fatale.

L’équipage homoérotique de Moby Dick proposait certes d’autres plaisirs, et les bittes d’amarrage de Fassbinder brillent dans la lumière dorée (bordel pour gays ou « douche dorée » de backrooms) de Querelled’après Jean Genet.

L’écume et l’enclume, le sel et le sperme, le pendule marin et les coups de reins – la mer ignore les genres (et ses théories universitaires ou politiciennes, deux maux terrestres), mêle les désirs dans un vertige, un enlacement, un élan vers autre chose, inconnu, d’autres visages, ceux, au hasard de l’inspiration, d’un Brel exilé aux Marquises, chantant le refuge des peintres et des Occidentaux « au bout du rouleau ».

Ah, le joli raz-de-marée qui vendra nous délivrer de nous-mêmes, dans le grand spectacle étasunien, dans les eschatologies collectives et utopiques de Petersen ou Emmerich (Allemands aussi américains que les passagers/pionniers du Mayflower, nouveaux hérauts de la Nation chamarrée, à l’image du drapeau en mosaïque du chapiteau de BroncoBilly– et souvenez-vous de la mer mortuaire de SuddenImpact, poignant tombeau de la blonde Sondra, Némésis et ange de la vengeance sans Ferrara, rôdant autour de Carmel pour y occire les tortionnaires de sa sœur).

La mer peut faire peur, la mer peut abriter des créatures indicibles et nuisibles, issues du bestiaire xénophobe de Lovecraft ou du traumatisme impardonnable de Hiroshima (et Nagasaki, « seconde couche » passée pour le salut du monde libre et de la démocratie, encore merci).

Godzilla se dresse au-dessus des ondes irradiées, créature de cinéma et de mémoire, d’artisanat et de mythe, remords vivant et vengeur (lui aussi, car on passe pas mal de temps à se venger dans les arts, à linstar de Momte-Christo, reclus dans sa prison insulaire au toponyme hypothétique, à quelques brasses de Marseille, en bonne « légende urbaine » et surtout touristique).

La mer, par essence, nous impose l’éphémère, la pleine conscience de la brièveté de nos trajets, plus encore que le tronc de séquoia effleuré doucement par la main de Kim Novak, fausse somnambule souffrant de Sueursfroides.


Ava Gardner & James Mason finissent par disparaître dans ses flots antiques et symbolistes, hispaniques et sentimentaux, à se réduire à deux mains métonymiques étreintes dans le sable humide, corps morts et mouillés embaumés par le hideux « principe de réalité », dans le somptueux écrin de Pandora.

Une femme russe attend le cosmonaute de Tarkovski volontairement pris au piège de la planète-océan mémorielle de Solaris(ne nous demandez pas notre avis sur la version de Soderbergh), cristallisation stellaire de la mer en principe féminin, en zone amniotique, en utérus élargi aux dimensions d’un astre (et d’un désastre, d’un enfouissement funèbre dans les replis de la conscience endeuillée).

Plonger en elle comme on plonge dans un sexe de femme, et l’inverse, pénétrer sa mer intérieure, tel le gentil violeur de Parle avec elle, telle Raquel Welch (puis Meg Ryan) explorant la géographie interne des organes, des arcanes de l’organisme (on imagine et on frisonne de voir le sex-symbol métissé s’aventurer vers la prostate du patient alité !).

Si la mer revient si souvent au cinéma, fait autant retour, pour utiliser la langue plâtreuse des études littéraires et de celles de la psyché, sans doute le doit-on à la double nature de l’élément mouvant et du « septième art » : l’espace, le temps, tous les deux réunis dans l’animation, la projection (d’embruns, de photogrammes).

Dans la cale de la salle (obscure), à Vingt mille lieues sous les mers désespérantes de la surface (ne plus suivre les « actualités », ne plus leur permettre d’empiéter sur un temps dédié à écrire, à écouter de la musique, à aimer, un peu et mal), le spectateur, scaphandrier délesté de tout ce qui lui fait « baisser la tête » et « courber l’échine », part à l’aventure, croit encore à un destin, une rencontre, une présence humaine transfigurée par sa représentation.

Le paysage, toujours sous-marin même sis dans le ciel, se déploie à travers le hublot de l’écran.

Les coraux de la peau, les grands fonds des émotions, les longitudes sensuelles et le trésor improbable n’attendent que lui (ou elle), le séduisent à nouveau, dans son individualité partagée, reliée à celle des silhouettes mutiques) à l’entour.

Cousteau, emmerdeur de mérous bien connu, peut aller se rhabiller, son bonnet rouge remisé au vestiaire de la Calypso spoliée à Homère, le mystère marin et cinéphile s’accomplit là sous nos yeux, la cérémonie secrète et offerte, mystique et minable, rageuse et populaire, s’accomplit comme au premier jour, à la première séance, sortie d’usine ou de pine(dans le cinéma privé des « maisons de passe », vraie caverne platonique où les « filles », déjà, annoncent La Mécanique des femmes contemporaine, reproduisent, sans « réalité augmentée » ni « casque virtuel », les fantomatiques figures imposées, anonymes et en gros plan).


« Une âme d’enfant », une innocence d’adulte, nous avouons ignorer de quoi il s’agit, voire le redouter (vieillir s’apparente à un naufrage, affirmait à raison de Gaulle, cherchez cependant ailleurs pour donner dans le jeunisme « pédophile »), mais le cinéma, sorte de thalassothérapie mentale, autorise la « régénération des tissus », une Évolutionvers la régression fœtale, vers « l’émerveillement » des premiers temps, quand chaque être, chaque chose, possédaient cet éclat aveuglant, troublant, ravissant, de la vision originelle, expérience intime du monde pas encore totalement séparé de soi, posé à l’extérieur de l’esprit et de la chair, derrière la frontière de verre du regard, des années, des échecs, des amours mortes et des films inutiles.

Il semble que le suicide permette de regagner cet état (cf. le raté/attachant TheSunchaser de Cimino, capitaine Nemo du Nouvel Hollywood et Fantôme de l’Opéra jouant à présent de son harmonium mélancolique), pourtant, la vie paraît plus forte, et tant pis pour la vertu idéale des stoïciens.

Nous aimons la mer, nous « respirons » le cinéma, nous écrivons comme on se jette à l’eau, comme on embrasse (et embrase) et au dernier jour, à l’ultime souffle, lorsque toutes ces pages virtuelles n’existeront plus, lorsque la « table rase » d’un parcours infime et singulier accueillera la Faucheuse, invitée à tous les banquets, ombre familière en ce moment même penchée sur mon épaule et mes mains qui tapent, tapent, contre le monde, le sort, la langue et le désespoir, on se dévêtira pour entrer en toi, mer liminaire, mer solaire plus radieuse que mille soleils, mer solide capable de porter un corps d’homme avec tes doigts fluides, ta texture insaisissable, davantage que sable écoulé du sablier improvisé par la main d’un gamin brun.

La mer, le temps, le vent, les absents, une île verte et une eau claire, des coquillages noirs et nacrés en décoration de boîte d’allumettes, un pont transbordeur marseillais reparu, délocalisé, à l’orée des Demoiselles de Rochefort, le son de l’océan au creux de la babiole de bazar étrangement belle dans la maison de la grand-mère (de la sorcière, dirait HPL), et qu’importe qu’il s’agisse en définitive du bruit de sa circulation sanguine, des énigmes à deux sous de ce précieux « corps de boue » (mystique et carmélite Thérèse, citée en parfait athée).

Le cinéma aussi constitue une illusion, une « lanterne magique », une attraction foraine, et cela nous va, cela ne nous rebute pas, car une indéniable noblesse, une irrécusable vérité, émanent de la machine, du mécanisme, du logiciel.

La mer, la mère et la mort nous appellent, nous réclament au quotidien, avec l’exigence et l’impatience des femmes seules et abandonnées.

Nous les rejoindrons vite, bientôt, comme nous reverrons Laura Palmer échouée sur les galets dans son sarcophage transparent, son bodybag de province, dans Twin Peaks : Fire Walk with Me, en même temps que, montée au ciel de la Black Lodge tapissée de tentures rouges, elle pleure et sourit flanquée du bon Dale Palmer, son ange gardien zen, son amant et son fils, son frère d’infortune et de ravissement (d’assomption, donc).


Oui, la mer épouse le cinéma, lui survivra, balancera au gré de ses courants notre bouteille littéraire, la fera se briser contre un esquif ou atteindre le havre inespéré.

Mer asséchée en Russie, mer souillée ou protégée (en Corse, par exemple), mer nourricière baudelairienne chérie par les hommes (et les femmes) libres, par les cinéphiles du monde entier, mer qui incite au départ, qui nous assomme de nostalgie et nous élève à la hauteur de ses emportements, mer première plutôt que primale, mer louée par les aèdes et les VRP pétroliers, mer où l’on fiche des plates-formes afin de forer tes tréfonds ténébreux, d’en extraire les atrocités du « puissant pouvoir de l’amour » (martyre laïc d’Emily Watson dans Breaking the Waves), mer sans nom et sans limites, mer fragile et destructrice, du Sud et du Nord, des alizés et des rêveries exotiques ou érotiques, mer taboue de Murnau avec ses amants maudits, mer en colère des Révoltés du Bounty (Marlon avant Mel au paradis provisoire), mer que je connais, mer qui servit de suaire de plongée au génial François de Roubaix, mer faramineuse et à réinventer, je te salue depuis le territoire de la Toile, autre océan de mots, d’images, de sons, souvent désolant, parfois exaltant.

Les Archers t’utilisèrent pour une plaisant conflit naval (La Bataille du Rio de la Plata) mais l’on se gardera bien de te faire la guerre, mer essentielle, et l’on ne s’éloignera de toi que pour mieux te regagner, se lover en toi à l’instant suprême de la voix éteinte, feu malheureux et joyeux réduit au silence des cendres par tes eaux salines.


Avec une lenteur extrême, la mer se retire, et la trace vivante se dissout dans sa caresse universelle.  
                       

Nolaclark : Nola Darling n’en fait qu’à sa tête

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Ouvrir les fenêtres de l’intime et aérer la chambre (verte, filiale) mentale…


On connaissait Audrey en critique, photographe, bloggeuse, journaliste : la voici réinventée, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, en artiste graphique.

Parce que les mots ne lui suffisaient plus (à qui peuvent-ils suffire, sinon à ceux qui s’en payent, dans leurs imbuvables ambitions présidentielles ?), parce qu’elle se sentait parmi eux un peu à l’étroit, parce que l’esprit s’avère, pour le meilleur et plus souvent le pire, inséparable du corps.

La voilà travaillant de ses mains, enfin, découpant avec ses doigts fins des images pas si sages, dont elle révèle, en adroits collages évocateurs, la poésie naturellement polysémique.

L’Occident aime à signifier, à relier les éléments, à raconter d’édifiants récits, afin de conférer en vain un sens à l’existence, beau défi dérisoire placé sous le double signe de l’intelligence et de la beauté, qui suffirait à racheter, à grandir, à partager.

Elles ne suffisent pas, ne suffisent jamais, tandis qu’au final triomphent les démons familiers de l’espèce, la laideur, la bêtise, la souffrance (subie, à faire subir), la solitude, la maladie et la mort.

Leurs ombres affleurent ici – et comment pourrait-il en être autrement, puisque notre auteur possède un corps, un parcours, un regard, qui n’appartiennent qu’à elle et se retrouvent en chacun, pourtant ? –, mais Audrey (contrairement à votre serviteur, enclin aux autodafés, à la drôlerie désespérée, à l’analyse lyrique, ou voulue telle) parvient à les tenir à distance, à les dominer, à les inverser, dompteuse généreuse et inspirée.

Laissons à l’internaute le plaisir de sa découverte, de la reconnaissance de visages, de paysages, d’œuvres gentiment détournées, recomposées avec rigueur et liberté, pour saluer la douceur et la candeur de l’ensemble, pertinent, en devenir.

La clarté d’écriture – « Tu peux être tellement dur avec certains… Qu’est-ce qui te plaît tant, dans la mienne ? » (Toi, justement, car l’une exprime l’autre, sans l’asservir, la réduire à cela) – guide la découpe et l’assemblage, le caractère ludique du montage spatial et temporel (deux réalités hétérogènes placées sur le même plan) « saute aux yeux », fait sourire, émeut.

Que l’on nous prête les plus noirs desseins, que l’on nous couvre de crachats honorifiques, que l’on s’effarouche de notre prose sudiste, insulaire et sanguine – nous n’écrivons pas pour « cirer des pompes », pas même les escarpins de la demoiselle, nous ne louons pas pour récolter les remerciements (appréciables), voire une (discutable) bonne réputation.


Ces quelques lignes, rapides, se justifient par la qualité des travaux exposés, par le charme de la galerie en ligne, puisque la bienveillances’interdit la flagornerie.

Dans ce monde volontiers immonde, où l’on s’habitue à tout, surtout au plus vil, à ce qui tire vers le bas, obscurcit les yeux de l’âme, l’élan spirituel vers un au-delà ou un absolu (seul un athée matérialiste devrait se permettre d’exiger cela, au risque inoffensif du ridicule), des fleurs inattendues et parfaitement logiques – cf. « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie », noces atroces et loquaces ravissant Lautréamont grimé en Maldoror – éclosent parfois, sur la Toile et ailleurs, dans la « vraie vie », au Nord, durant la trentaine, avec une passion féline pour le cinéma et bien d’autres choses ou gens.

Parcourez donc ce musée imaginaire au féminin (l’identité féminine, un leurre de plus, on s’en fiche), cette invitation au voyage colorée, légendée, en français et en anglais, perdez-vous avec joie dans ces aperçus d’une sensibilité, d’un questionnement, d’une foi (en soi, en autrui, en l’art et la vie).

Vous ne le regretterez pas, croyez-moi, vous en reviendrez plus fort, plus confiant, plus rassuré sur le sort d’une certaine humanité, avec l’envie d’y retourner, de pratiquer, une autre fois, l’interprétation et l’exégèse, ou la dérive sensuelle et intellectuelle entre les îlots de papier scannés, fertiles énigmes offertes en lettres d’amour discrètes et en autobiographies rêvées.

Prompte préface de catalogue esthétique ou simple salut amical impudique (et sans retouche), ce texte t’appartient, Audrey, comme une partie de mon attention, de mon temps, de mon cœur – mais cela, tu le savais déjà.          


Pollock : Ivre de femmes et de peinture

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La biographie d’un peintre ? L’autobiographie d’un acteur, surtout…


Projet porté durant dix ans (en parallèle à des versions inabouties avec Barbra Streisand/De Niro et Pacino), qui n’intéressa personne, ni les compagnies dites indépendantes, ni les « grands studios », film tourné en cinquante jours, pour lequel Ed Harris paya de sa poche (il co-produit), de son poids (quinze kilos pris sous la surveillance d’un entraîneur) et de sa santé (repos de quarante-huit heures en réparation d’une carence globulaire, cinq points de suture sur une main suite à la « cascade » avinée en vélo), Pollock retrace les quinze dernières années terrestres d’un artiste « réformé P4 », alcoolique, immature, au fil du temps de plus en plus violent, envers les autres et lui-même, jusqu’à une sortie de route à trois en forme de suicide « involontaire ».

Il suffit parfois d’un mot ou d’une réplique pour résumer une œuvre, à tout le moins « éclairer » (non élucider) son protagoniste, et le spectateur attentif doit écouter l’une des femmes de la « tribu » de proches et d’amis disant au passage, sans s’attarder, que les enfants à l’étage écoutent l’histoire de Peter Pan.

La gloire pour un temps accueillie dans la (« vraie » à l’extérieur, aux intérieurs reconstitués) maison des Springs à Long Island, dans cette solitude à deux, rurale et provinciale après le meublé, les rencontres et les expositions à New York, Pollock fait penser au héros de James Barrie.

Homme autodestructeur – créer/détruire : la vie d’un artiste, spécialement celui-ci, oscille entre les deux activités contradictoires, cependant spéculaires – et brûlé de l’intérieur par l’on ne sait quel feu noir (Harris, bien lui en prend, aidé par l’économie du budget, élude les scènes d’enfance à vocation explicative et ne suggère aucun « traumatisme fondateur »), Jackson lutte avec des tubes puis des pots de peinture contre ses démons intimes qui finiront par lui voler son talent, le volant et sa vie (il ne peignait plus depuis un an).

Lee Krasner, son ange gardien, son point d’équilibre, son amoureuse maternelle et sa tendre rivale de toile (très juste et « oscarisée » Marcia Gay Harden, au look et au personnage en rime à ceux de Diane Venora pour Birdd’Eastwood, autre biopic sur une ascension puis une chute « à l’américaine »), le quittera sans retour (elle gérera toutefois, fidèlement, la succession, sa propre palette épanouie par la disparition), à bout d’insultes (misogynes, antisémites) et de chaise cassée, de table renversée (à Thanksgiving, de surcroît), d’aventure sexuelle imposée sous son nez (Jennifer Connelly, la belle et jeune « dernière chance » condamnée à ne briller qu’en luciole, dans une époque obscurcie par Pearl Harbor et le « péril atomique » démontré au Japon, cf. le guilleret Panique sur Florida Beach situé dans les sixties).

Il survivra deux semaines à la séparation, solitaire incapable de vivre en compagnie d’autrui autant que de rester seul entre les quatre murs d’une chambre, enfant dans un corps d’adulte recroquevillé en position fœtale, sur un lit de propriétaire ou, plus tôt, un grabat « de fortune » en pleine rue, sous les yeux de gamins incrédules.



« Recueille-moi » implore-t-il Lee, dans sa crasse et son désespoir constitutif, et elle va le protéger une décennie, le hisser jusqu’à la renommée, héraut inlassable de sa grandeur, intermédiaire lucide et dévouée auprès de Peggy Guggenheim (Amy Madigan, Madame Harris à la ville) et du si petit monde de l’art (new-yorkais, international).

Après une nouvelle critique (amicale, du mentor Clem Greenberg), Pollock hésite à maculer son tableau, puis, une fois la célébrité advenue, s’en gargarise, lecture de revues étrangères à l’appui, avec une compréhensible insistance auprès de sa famille, qui s’en fiche et le renvoie à ce qui importe vraiment (les gens, les sentiments).

Que devenir quand votre principal soutien vous abandonne, et pour de bonnes raisons ? Comment exorciser une béance identitaire capable de vous rendre improductif, stérile, hargneux et saccageur ?

Disons, en se laissant porter par la vitesse excessive d’une automobile vintage, votre dernière conquête et son amie en passagères épouvantées, hurlantes en vain dans la nuit campagnarde, bleutée, silencieuse (joli travail autarcique sur la perception sonore du conducteur).

L’hiver des saisons (Lee utilise quelques lignes d’Une saison en enfer au début de leur rencontre) répond à celui du cœur, tandis qu’un chien gisant sur la route (Pollock le ramène pieds nus à un vétérinaire, incarné par le père de Harris) s’avère un bien mauvais présage.

« La roue tourne », impitoyable, et l’aisance financière, la reconnaissance désirées, ne durent qu’un temps, le bonheur éphémère glisse entre les doigts infine délivrés du pinceau, de la bouteille.

Pollock, homme-enfant probablement vierge lors de sa première étreinte avec Lee – elle se déshabille à contre-jour et il la rejoint lentement dans la profondeur de champ d’une perspective « purement visuelle » (commentaire audio de l’acteur-réalisateur), pour le plan le plus érotique et réfléchi du film –, piètre amant auprès de sa mécène, paraît perdu à l’ouverture du récit, signant un autographe (Debbie Reynolds en couverture de Life) dans un élégant costume mais échangeant avec celle qui l’aime et qu’il aime, même mal, un regard « d’une infinie détresse », que le montage complétera plus tard dans le déroulement, puisque la narration se voit ainsi « contextualisée », sur les conseils en effet avisés de Walter Murch.

Harris, pour son premier opus derrière (et devant) la caméra (Appaloosa, sympathique, soigné, superflu, convaincra moins), s’entoure dans la diégèse et sur le plateau de femmes courageuses, audacieuses et talentueuses (citons Candy Trabacco en assistante de production et « bras droit » dissimulé par l’objectif, Lisa Rinzler à la photographie, Lisa Lawley en « copieuse » et coach inspirée).



Les scènes de peinture « à proprement parler » se signalent par un usage maîtrisé du steadicam, parvenant à saisir et à transmettre l’énergie de l’artiste, cet élan vers la toile immaculée, à recouvrir en entier, pendue au mur ou couchée au sol.

Le jeu de l’acteur, la musique vive et fine de Jeff Beal (Americanaélégiaque du reste de la partition), s’accordent avec le geste créatif, cette chorégraphie mystérieuse, alchimique, rétive à tous les discours et toutes les exégèses (« Je ne fais que peindre »).

Celui qui voudra résoudre l’énigme (esthétique, existentielle), mettre en scène l’événement à sa façon, enregistrer son avènement équipé de sa caméra 16 mm, Hans Namuth, perfectionniste et directif, capturant Pollock à travers une vitre horizontale, bien avant la transparence verticale de Clouzot au service de Picasso (« J’emmerde Picasso ! Il a déjà tout fait », l’une des premières lignes de dialogue, dans un escalier où trébuchent les deux frangins « imbibés », en écho objectif aux frères van Gogh), précipitera le déclin, dans un mouvement inverse de celui du film, approche tout sauf scolaire (ou universitaire) et célébration respectueuse mais honnête.

Alourdi de bravos, se donnant « l’impression d’être bidon » (phony, dit la VO, le doute de soi en soupçon d’imposture), voulant passer à autre chose que les fameux drippings, découvrir et pratiquer une technique différente, Pollock va sombrer dans une rage et un isolement qui l’attendaient patiemment depuis le départ.

Que les « spécialistes » du peintre identifient dans la fiction l’anecdote et la chronologie, séparent le faux du vrai, que les cinéphiles pressés confondent classicisme et académisme, expérimentation et agitation, trouvent l’œuvre un peu trop sage et policée, presque appliquée ; Ed Harris réussit un plaisant essai qui séduit par son humilité, son absence de pathoset d’introspection, sa distance et sa proximité avec son sujet, par son impeccable direction artistique et d’acteurs (la « moindre des politesses », ici).

On le posait d’emblée : ce portrait d’époque, « traduit » d’un ouvrage nanti du Pulitzer (par la scénariste Barbara Turner, naguère adaptatrice de Cujo sous pseudonyme et accessoirement la maman de Jennifer Jason Leigh), représente à la fois une stimulante introduction au corpus du peintre, à son parcours, à sa psychologie en actes, et une esquisse transposée, en miroir, de Harris himself, de sa tendresse et de sa colère, de sa présence et de ses absences, de sa force et de sa fragilité, qui en font l’un des acteurs les plus appréciables et les plus secrets de sa génération, malgré une filmographie assez inégale (mentions spéciales au sentimental Abyss, à l’ironique A History of Violence et à l’épique Les Chemins de la liberté).

« Débutant » exigeant et dépourvu de complaisance envers son travail, il se refusera à commenter son jeu (« Je n’en parlerai pas, c’est trop personnel »), effleurant des blessures et des failles au détour d’une séquence (le dégrisement dans les larmes) ou le temps d’une dédicace parentale assortie de remerciements pudiques à ceux qui surent le faire demeurer dans le « bon chemin ».



Si Minnelli, Kurosawa et Pialat choisirent d’autres voies, immersive (volonté avouée, quasistendhalienne, du peintre originaire du Wyoming « d’être littéralement dans le tableau », à force de « marcher autour », de « travailler à partir des quatre côtés »), onirique ou naturaliste, pour illustrer la trajectoire de Vincent, si Julie Taymor laissait entrevoir la psyché réalisée, extériorisée, de sa Frida christique, si John Huston transforma José Ferrer en hédoniste Toulouse-Lautrec (Moulin Rouge) et Jacques Becker Gérard Philipe en sensible Modigliani (Montparnasse 19), Ed Harris suit son anti-héros avec empathie et modestie, loin des écueils du picturalisme et de la pose auteuriste, des conventions de « l’artiste maudit » et par nature « asocial » (échange significatif avec l’épicier complice, à propos du rêve « masochiste » de meurtre perpétré par ses frères).

Son film, très  contrôlé, à l’image d’un artiste qui ne croyait pas à l’accident (bien que le hasard participa de la « manière » à laquelle on le rattache désormais), constitue une preuve d’amour (à son père, qui lui donna l’idée, lui offrit un livre catalyseur d’une passion) et un laboroflove adressé à un peintre dont les tableaux, retravaillant pour une part la calligraphie chinoise ou les peintres indiens de l’Ouest, alliant le geste, le rythme, la matière et l’abstraction, peuvent se lire en ardents (à l’instar de Lavender Mist, par exemple) chants de couleurs, en rhizomes harmonieux, en compositions (picturales, musicales, abreuvées de jazz, celui de Billie Holiday, Benny Goodman ou Charlie Parker) tressées au corps même de l’artiste, aussi reflété, identifié, dans ces entrelacs inspirants et vibrants que Klein dans son bleu et les empreintes anatomiques de ses modèles apparues sur le néant du rectangle (ou du carré, pourtant pas celui de Malevitch).

De ce « petit » long métrage simple et mélancolique, bien écrit, bien documenté, on retiendra une scène en particulier (un salut à Audrey, of course, bienfaitrice postale elle-même artiste graphique), celle de la fresque murale commandée par Miss Guggenheim, exécutée pendant quatorze heures, après une longue immobilité sidérée de statue désespérée scrutant l’espace aboli (« Si j’avais eu du courage, j’aurais fait un plan d’une minute entière » regrette l’auteur).

Pollock/Harris, ses grands yeux gris en gros plan, conçoit quelque chose que personne d’autre ne voit, envisage une possibilité, une expression, une liberté, à répandre en coups de pinceau déterminés, méconnaissant enfin l’hésitation, le remords, l’errance ou l’absurdité (de l’art, de l’existence).

Plus tard viendront les souveraines arabesques de la baguette et du bâton au-dessus de la toile, ne touchant plus sa surface, la constellant de galaxies subtiles, assez irrésistibles, mais Pollock, celui de Ed Harris et celui du film, naît à cet instant, ombre dédoublée sur la toile blanche gigantesque, homme en train de peindre, cela et rien d’autre, cela et rien de plus (« Bon qu’à ça », répondait Beckett, interrogé sur le pourquoi de sa nature d’écrivain).

L’épiphanie pratique, profane, voire spirituelle, se manifeste, alerte et souveraine, oublieuse des heures et des astres, des contingences, des relations, des défaites.


« Peinture d’action » (actionpainting) et « Action ! » du cinéma, figure totémique de l’art moderne, contemporain, du vingtième siècle étasunien (en privé, paraît-il, individu « névrotique », « bipolaire », patient jungien) et acteur majeur du « septième art », sans Meurtre dans un jardin anglais surfait ni longuette Artemisia.

Ed Harris, à la dérive, au sommet, dans le reniement, avec des faux airs de James Cagney (pas le même usage du pamplemousse, certes) ou de Gustav Klimt, compose via sa troublante ressemblance un double attachant et « accouche » (Lee ne veut pas d’enfant, pas en tant que peintre(s), pas maintenant, dans la pauvreté, pas avec lui, trop peu adulte, juge-t-elle) d’un film à redécouvrir, jamais arty, hollywoodien, indie ou pédagogique, un film sensuel et triste sur un peintre fraternel, par ailleurs fils de fermier (beau plan de doigts creusant la terre, y déposant des graines) et lecteur de Joyce (que l’acteur n’obtint pas le droit de citer, tant pis), sur la joie douloureuse de peindre, d’aimer, de vivre – un vrai film de cinéma, par conséquent.     

Visionner la scène détaillée supra sur le site de Jeff Beal :


Lire l’article enthousiaste signé Roger Ebert :


En attendant la mer : Le Bateau

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Bakhtiar Khudojnazarov.


Ouvert par une prière, fini par une épiphanie, ce conte cinématographique, produit par plusieurs pays (Allemagne, Belgique, France, Ukraine), passé inaperçu ici, programmé à un horaire indécent par la chaîne franco-allemande (pour découvrir la création contemporaine, il faut donc être insomniaque ou posséder un ordinateur connecté à la Toile) et résumé à tort par celle-ci en drame écologiste, le (vraiment) dernier film de Bakhtiar Khudojnazarov, prématurément disparu à Berlin au seuil de la cinquantaine, formé à la TV, à la radio et au VGIK, remarqué en Occident dès 1991 avec Bratan, le frère ou On est quitte (1993, primé à Venise), s’apparente à une « comédie humaine » flottant au-dessus des grands fonds de la tragédie.

Il ne faut guère beaucoup se pencher par-dessus bord ni attendre longtemps dans le déroulement, avant de voir s’avancer vers le bateau de pêche un immense mur d’eau et de nuages sur le point de l’engloutir.

Les offrandes féminines et collectives du début, les bulletins météorologiques alarmants, l’étrangeté de poissons rentrant dans la baie, le mauvais pressentiment de Dari, l’épouse du souriant et entêté Marat, qui tient à monter à bord, laissant Tamara, la petite sœur de sa moitié, sur le quai, une colombe lâchée par l’enfant, antique injonction de protection – rien n’y fera, le désastre adviendra hors-champ (l’absolu contraire du spectacle immersif élaboré par Wolfgang Petersen pour En pleine tempête, par conséquent).

Échoué sur le sable à l’instar du Hollandais volant de Pandora, unique rescapé, le capitaine devient prisonnier durant quelques années (là encore, seulement un élément de dialogue) puis revient au village, à ce qu’il en reste, plutôt, puisque la mer, disparue elle aussi, ne laisse voir qu’un paysage lunaire à perte de vue, un désert bien plus religieux (celui de l’Exode, celui des quarante jours du Christ, celui de saint Simon tenté par une putain diablement diabolique chez Buñuel) que politique (le cinéaste tadjik, Dieu merci, ne « pond » pas un pensum bien-pensant à destination des convaincus de la « conscience verte »).

Au préalable, dans un train méta, il va croiser la gamine d’autrefois, devenue grande et toujours amoureuse de lui ; leurs retrouvailles nous vaudront une belle scène sexuelle, intense et désespérée, manière de se noyer à deux après le naufrage inaugural.

Marat, malgré la morale de la fable et du film – vivre avec les vivants, dans l’impossibilité de ressusciter le passé –, ne peut oublier ce qu’il fit, les vies défaites à cause de lui, et va entreprendre un projet insensé, absurde, dérisoire et magnifique, le seul, finalement, qui vaille : rejoindre la « mare salée », reliquat de l’ancien océan, à bord de son Vaisseau fantôme à lui, afin d’y retrouver ses chers disparus (« La mer ne tue pas. Elle rend tout » affirme-t-il, au risque de se faire lyncher par les familles endeuillées).






Œuvre fervente sur la foi, sa nécessité, sa folie, son énergie et sa beauté, En attendant la mer ne craint pas de mélanger les genres, les tons, les larmes d’un père nanti d’un fouet avec le sourire d’un gosse amateur de tambour local, la violence exercée contre des camionneurs transportant de l’aide humanitaire et les aspirations d’ailleurs d’un jeune voyou au cœur tendre.

Davantage qu’au lyrisme festif d’un Emir Kusturica (Chat noir, chat blanc), à l’ironie stimulante d’un Pavel Lounguine (Taxi Blues), au sens de l’espace et de la vitesse d’un George Miller (surtout dans la tétralogie des Mad Max), voire au surréalisme primitiviste d’un Herzog (le navire incongru dans la jungle amazonienne de Fitzcarraldo), on songe souvent à l’univers de Robert Guédiguian, ensemble de paraboles parfois crûment réalistes (le très noir La ville est tranquille) sous le soleil du mythe (et Marat, bien sûr, rime un peu avec Sisyphe, recommençant chaque jour la besogne de la veille, à bout de bras et de souffle, sans cesse contraint ou aidé par les éléments picaresques du récit).

Khudojnazarov paraît en outre prélever une scène célèbre de L’Atalante, ce moment étourdissant où le marin plonge dans l’eau lumineuse et obscure, à la recherche du visage de son amour, et travailler ce fragment durant une heure quarante, l’étirer aux dimensions d’une aventure à la fois épique et intimiste.

Que cette histoire simple (d’une simplicité biblique), linéaire et allégorique, constamment généreuse envers sa distribution chorale irréprochable (mention spéciale à la séduisante, talentueuse et dédoublée Anastasia Mikulchina, au solide Egor Beroev), paraphée en continu par un plaisir de filmer présent à chaque plan (amples mouvements de grue ou virtuosité discrète dans la saisie des visages, des corps, de la roche, du sel, du ciel et de la chaleur), en dépit de son bel élan, de sa mélancolie adulte habillée de gaieté « résiliente » par politesse « slave », ne connut qu’une réception critique infime et indigne (ces « gens-là », pourtant payés pour cela, et quasiment tous les autres, sur les « réseaux sociaux », passent leur temps à commenter misérablement des produits étasuniens méprisants et méprisables), portraiture assez bien l’époque aride, ce désert de cynisme, de passivité, de reniement généralisé (à soi-même, à autrui, à des valeurs, à des idéaux, esthétiques et civiques).

La dimension utopique et individualiste d’un film qui n’oublie jamais les seconds rôles (mémorables Mardouni, Balthazar, Iassan, Kvidak), les esquisse joliment dans la douleur d’une mère commère orpheline ou l’arrogance d’un petit trafiquant capitaliste s’invitant à dîner, littéralement, dans l’embarcation privée (épave riche d’espoir, de sens et de but), balaie toute cette mélasse audiovisuelle et verbale, cette immobilité mortelle de troupeau discipliné, bien en ligne sur le chemin de l’abattoir, pour ouvrir en grand les fenêtres de l’écran et des sentiments, aérer le cadre et le panorama, ceux de l’existence et du cinéma.





Le spectateur ne trouvera dans En attendant la mer aucune tiédeur, aucun ressentiment, nul auteurisme, pas le moindre signe de faiblesse ni de doute (dans le désir, l’ardeur, la volonté, la caméra).

Conscient ou non de sa maladie, Khudojnazarov savait parfaitement – et cela rend son décès encore plus « injuste » – que cet art funéraire ne se justifie qu’en tant que lutte contre la mort, au quotidien du tournage et dans l’imprévisible destin d’une distribution commerciale ou d’une réception cinéphile.

Populaire, lucide, sensuel et blessé, son opus en forme de testament vital et vivant réalise un miracle d’illusion (cf. le personnage de la voyante, incarné, peut-être, par l’herboriste errant qui partage sa « borie ») et offre au héros une seconde chance, un horizon marin revenu à la faveur d’un tremblement de terre « bénéfique ».

Loin du deus ex machina, de l’eschatologie et du catéchisme (horrible coda de Prédictions, assimilable à un chromo issu de l’imagerie douceâtre des Témoins de Jéhovah), l’ultime traversée débouche sur l’affirmation de l’action (à son père lui demandant où elle va, rejetée une dernière fois par le trop fidèle Marat, nouvel Orphée « au cœur des cendres », Tamara répond en riant tristement : « Travailler ! Je vais travailler ! »), de la transpiration, de la propension à vouloir croire à la croyance (Fox Mulder en miroir).

La foi déplace des montagnes, dit-on, mais elle peut également, le temps d’un beau morceau musical (partition signée Shuhei Kamimura), d’une citation religieuse (avant-dernier chapitre de l’Apocalypse, dédié à l’avènement de la « nouvelle Jérusalem, préparée comme une épouse qui s'est parée pour son époux », précise le verset suivant), d’un renversement bouclant la boucle, faire réapparaître la mer, se prolonger l’histoire dans l’imaginaire.

« Prendre le large », revenir en arrière, apprendre à partir et à mourir (Max Renn, suicidaire dans la cale du cargo de Vidéodrome), autant de possibles, de réponses, à appréhender selon sa propre sensibilité (athée, pour la nôtre, en alliage matériel et spirituel).


Avec son improbable aérodrome, son musée pour écoliers documentant, en abyme, une réalité économique et géographique révolue, avec ses chevaux de western(oriental) et ses chameaux (ou oasis) empruntés à David Lean (déjà, dans Lawrence d’Arabie, une nef inattendue parmi les sables du canal de Suez), avec son humanité concrète, sa vérité profondesous la surface « naïve » et stylisée du conte (privilège du genre littéraire), En attendant la mer attend d’être (re)découvert sans tarder (les Doors, eux, attendaient le soleil).

Comme le dirait « notre » Audrey « Vive le replay ! », en effet.
            

Cinéma : Le Professeur

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 « La voix (discutable, discutée) de son maître », comme l’affirmait un slogan d’autrefois, dans une collection À voix haute (malgré quelques baisses de régime épistémologique)…


Dans dix ans ou quasiment, Gilles Deleuze se suicidera, peut-être à cause des problèmes respiratoires qui l’accompagnèrent sa vie entière ; pour l’instant, dans la France banlieusarde et mitterrandienne, il parle longuement à des étudiants, depuis un « baraquement » (disent les auteurs du coffret, Claire Parnet et Richard Pinhas) traversé par la circulation (du périphérique parisien) extérieure, tandis qu’à l’intérieur (un sifflotement égaie parfois les fantomatiques couloirs universitaires) circulent ses idées, ses notions, ses concepts, sa philosophie du cinéma (« l’image-mouvement » et « l’image-temps », évidemment, « avec un petit trait, un tiret », mais pas seulement) et ses indignations souriantes (un scandale, que l’épuisement du tirage de Matière et mémoire du cher repère Bergson). Les disques font l’impasse sur sa lecture de la Critique du jugement de Kant, « un livre de vieil homme, que l’on n’attendait pas », en partie consacré au distinguo entre le beau et le sublime, mais les cinq heures trente en sa compagnie passent vite (et bien), au fil de cette voix à la Artaud, d’un monologue mental dévidé qui suscite, par l’intensité du discours, par la puissance d’évocation sonore du support, sa propre réalité incarnée, mélange d’un corps (de sexagénaire, pas « sans-organes ») et d’une pensée (cinéphile, celle d’un défenseur de L’Essayeuse adepte de « pornologie »).

Les éléments, doublement historiques (la protohistoire analytique du geste selon Muybridge, la cassure irréparable, figurative et méthodologique, de la Seconde Guerre mondiale, avec son « impuissance absolue » pavant la voie, royale et critique, à Rossellini, Fellini, Antonioni, cinéastes de l’action suspendue, insignifiante, au sens fort du terme, avec leurs personnages dérangés prisonniers éblouis de récits en dérangement), théoriques (voyance rimbaldienne de l’éternité retrouvée, de l’expérience audiovisuelle de « situations optiques et sonores pures »), voire poétiques (un mot en clin d’œil à Aristote, davantage qu’aux poèmes de l’adolescence ou de la publicité : le « cristal en décomposition » de Visconti, et Proust, miroitant de « nappes de passé ») se mêlent et se mélangent, « rhizomes » parfois scolaires (les principaux types d’images, de la perception vers l’affection) ou, de façon inattendue et salutaire, d’inspiration révolutionnaire (généralisation des « schémas sensori-moteurs » pour expliquer la torpeur totalitaire de la société, une réflexion mise en actes et en scène par le Carpenter loachien d’Invasion Los Angeles). Le voyage vaut par conséquent le détour, et surtout le retour dans le futur, à l’heure du numérique dépourvu de « l’équidistance des perforations » de la pellicule (ontologie du matériau, questionnements du temps présent).        


« Un cours de philosophie et non de cinéma… Vous m’emmerdez : chaque fois que je vous regarde, vous êtes hilare, ça me fait perdre le fil de mes idées… Vous voulez bien fermer ? Les portes ouvertes m’angoissent… La catastrophe, ce serait de penser qu’Ozu équivaut à Sartre… Je croyais que cela nous occuperait un semestre : fallait pas toucher au cinéma…  Si vous êtes fatigués, vous me le dites et j’arrête tout de suite… C’est sadique, les amphithéâtres… Tout ça pour dire : N’emportez pas les chaises !... La métaphore, c’est la honte de la littérature… Y a rien à comprendre, y a qu’à se laisser aller… La virtualité n’a pas d’actualité, mais elle a une réalité…»


La Cité de l’indicible peur : Préhistoire, Platon, pénurie

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Suaire ou chrysalide ? Sortir, s’en sortir, être hors de soi ; mourir immortel au cinéma… 


L’art apparut dans l’utérus-tombeau d’une grotte à Lascaux (euphonique et lapidaire, la langue anglaise dit womb/tomb, différencie d’une seule lettre deux réalités vertigineuses).

Voici une possible préfiguration de la salle de cinéma, car le musée, sédentaire, patrimonial, accueille davantage le jour, et gare à ne surtout pas confondre réalisation et peinture.

Pour que surgisse et s’épanouisse, d’un seul geste collectif, cette production rupestre, troglodyte, anonyme, qui fascina tant Bataille, il fallait la lumière fragile du feu, la toile dure, naturelle et accidentée de la roche, les « pigments » broyés et maniés sensuellement, avec une habileté, une sûreté saisissantes.

Production (définitivement humaine) et déjà reproduction, traduction du monde, immense et mystérieux, au-delà de la caverne.

Les animaux de créent pas, ils se contentent de souffrir, capacité récemment reconnue par le droit, et dans leurs yeux expressifs, les plus sentimentaux lisent l’équivalent de notre conscience de la mort.

Nécessité de ténèbres autarciques, pour recueillir l’éclat d’une œuvre doublement intérieure, image mentale déposée sur l’écrin d’un sarcophage-abri, parfois promis à un engloutissement sous-marin.

Exigence du silence, pour que résonnent les cris d’animaux et d’hommes stylisés.

Condition impérieuse d’une pétrification, de scènes et d’instants, pour leur animation magique à la lueur de la flamme, à l’éclaircissement de l’âme (voir, donner à voir, vraiment pour la première fois, l’univers extérieur, perçu à travers la subjectivité esthétique de l’espèce).

La fonction de cette pratique défunte demeure aujourd’hui incertaine et hypothétique, son sens exact perdu dans la nuit insaisissable des origines.

Il s’agit, cependant, d’un art fondamentalement lié à la mort, aux ombres, au retrait, un art de mémoire et d’artisanat, de technique et de métaphysique.

L’unissent au cinéma, art commercial, industriel, narratif et populaire (dessein, non destin), une généalogie poétique, imaginaire, une parenté spirituelle et intellectuelle.

La protohistoire du « cinématographe » (Lumière puis Bresson), anecdotique et nostalgique, renseigne sur le goût et l’esprit des siècles (dix-huitième, dix-neuvième), bien plus qu’elle ne retrace un parcours chronologique et sémantique.

Les procédés précédents, avec leur exotisme désignatif (le nom des appareils), leur inscription dans la tradition du spectacle (de foire, à vocation scientifique, à destination d’enfants), n’expliquent rien du cinéma, se limitent à souligner les principes certes premiers de l’animation (illusion perceptive due à la physiologie, à l’optique) et de la projection.

Cinéma d’animation – pléonasme de créneau lucratif, de résistances nationales – en identification essentielle d’une expression sans cesse au passé, ensemble de décès (naguère, dans la régularité successive de la perforation analogique, à présent, dans l’unicité du code binaire de l’information numérique) ressuscités le temps d’un divertissement (oublier la mort au cimetière, ou dans un son et lumière), profusion de natures mortes (idéales, dirait Rimbaud) ranimées sur les écrans multipliés.   

Cinéma de transsubstantiation (et de distanciation, jusque dans l’émotion), puisque la chair du monde, des corps, des êtres, le poids létal des objets, l’immanence éphémère des pensées, s’y voient transformés, selon une technologie et une idéologie profanes, en impures images sonores, spectrales, abstraites, y compris dans leur revendication réaliste (la pornographie, imaginaire avéré, libertaire et réactionnaire, démocratique et ploutocratique, basé sur l’instant de l’événement, la véracité itérative des refus du récit). 

Le mécanisme de l’imagerie animée, directement et mimétiquement prélevée sur la réalité reconstituée, contrôlée (du décor naturel, oxymoron souvent touristique, du studio loué, de la rue bouclée), ne pouvait que rencontrer, accompagner, préparer, celui des massacres séculaires d’hier – chaque train ciotaden (le film en machine méta) part pour le front ou les camps d’extermination.

La reconstitution des guerres (filmées, infilmables) vise à substituer à leur absence iconographique et discursive – silence des autorités, des rescapés, impossibilité à témoigner autrement qu’avec l’imperfection lacunaire de l’impressionnisme lexical, ignorance insouciante des héritiers, fonds de commerce conventionnel, bien-pensant – une mémoire partagée, une rhétorique volontiers héroïque ou pathétique, à permettre une expérience de la mort par procuration. 

Les films d’horreur (inanité pratique des genres, indivisibilité de l’art, septième ou autre), par un ancrage agressif et ludique dans cette finitude physique redoutée, inexorable et inacceptable, quotidiennement mise à l’écart grâce à l’artillerie conservatrice des sentiments (renaître au sein d’une famille, rajeunir au foyer d’un amour), à l’horizon consolateur des projets (projection du devenir dans l’espace temporel des possibles), au flot anxiogène et pourtant dérivatif de l’actualité (une scénarisation en soi), au baume du travail et au répit du rêve, rappellent l’omniprésence du danger, du champ (et du hors-champ) miné de l’existence, en essayant, magnifiquement, vainement, de renverser l’ordre spéculaire et spectaculaire des choses, d’inciser la rétine et le cœur du spectateur, afin qu’il visualise son trépas prochain et reconquière, de haute lutte matérialiste (le spirituel se situe dans le fantastique, avec la promesse indécise d’un au-delà), l’envie de vivre, survivre, vainqueur exténué, mais souriant, de la somme terrassante de ses peurs.     
    

The Main Point : The Life and Work of a Porno Film Maker : Divergente

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Tu oublies ou négliges le point (G) principal, lui reprochèrent ses commanditaires…


Cette biographie, fausse ou vraie (un récit de vie relève toujours de l’invention, plus ou moins volontaire, évidente, volumineuse), du mystérieux et marginal Bernd Töst, apparemment auteur de The Liebe Series (1958), Fick Alles (1965), Super Bitch in the Hall of The Sex Warriors (1969), The Absence of Real Desire(1971) et The Sick Room (1975), se lit (vite, agréablement) tel un roman historique et psychologique, avec pour protagoniste un pornographe cosmopolite, polyglotte, élevé dans des bordels puis à l’anglaise, bon fils amoureux (incestueux) de sa sœur (à demi, tant pis) et jamais remis du départ de Melanie (surnommée Minou, allez savoir pourquoi, elle inspira un film à son nom), davantage préoccupé de réaliser « des films sur le sexe », montrer sa joie, sa beauté, sa violence et sa laideur, parfois, que des bandes érectiles à vite consommer (ce qu’il fit aussi, car il faut bien vivre de son art mercantile).

En bonne logique fantasmatique et narrative, l’histoire, signée d’un ancien scénariste, publicitaire et cuisinier, s’achève par une mort mystificatrice et un paradis sexuel (en jeune, blonde et explicite compagnie) un peu trop idyllique pour rester dans la crédibilité, tandis que des annexes donnent directement la parole au sujet (par ailleurs admirateur de Rivette, des séries B) et aux survivants d’une ère éphémère, avant que le X lucratif, sociologique et médiatique des années 70, lui-même évanoui sous l’hégémonie du gonzonumérique, ne vienne mettre un terme à ses activités (tout d’abord de « monteur » à Soho, quartier chaud, indeed) méta, mafieuses (argent sale et sperme rémunéré, ou des noces de raison et d’intérêt, accouchant d’innombrables bluemovies catégorisés dirty au pays de l’Oncle Sam anal) et mercenaires (ah, ces riches californiens en train de forniquer en bonne société autarcique, quelque part entre Chabrol et le Brian Yuzna de Society…).    


Viscères : Vipère au poing

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Vous qui entrez ici, dans ces 440 pages dévorantes et (vraiment) à dévorer, abandonnez, en effet, toute espérance… 


Blonde et britannique (deux motifs de sympathie, sensuelle et anglophile), Mo Hayder ne craint pas les ténèbres (malgré son air angélique) ni les huis clos (pas ceux d’Agatha Christie, moins inoffensive qu’il n’y paraît, aux jeux de massacre feutrés, au Vallonmélancolique adoubé par un certain Houellebecq) et ses lecteurs (dont votre serviteur) l’accompagnent depuis désormais une quinzaine d’années, en amie de plume souvent inspirée, souvent inspirante, sur le marché en surproduction du thriller (variation « graphique » mais anodine du polar ricain et « dur à cuire » des années 30 et suivantes, quand le « genre » populaire proposait encore une vision politique du monde, pas réduit à une lecture de plage stéréotypée ou des sagas de briques nordiques, volontiers, de surcroît, réactionnaire, dans ses épilogues en forme de remise en ordre de l’injuste réalité, pourtant tout juste bonne à faire « nettoyer » par le flic exterminateur et rigolard du 1275 âmes de Thompson, la tueuse fragile et provinciale du Fatalede Manchette ou le serialkiller vadrouilleur et mémorialiste du Un tueur sur la route d’Ellroy).

Notre auteur signa en 2004 un chef-d’œuvre, Tokyo, mémorable portrait (autobiographique ?) d’une jeune femme borderline tressé à une évocation mémorielle et visuelle (l’auteur possède un diplôme de cinéma, cela n’étonne pas) des atrocités de Nankin. Pig Island, bien moins réussi, brodait sur la monstruosité, au propre et au figuré (adolescente à la difformité insoupçonnable, secte insulaire), tandis que Les Lames, plus convaincant, narrait une disparition de progéniture sur fond de rivalité entre sœurs ; Viscères, quant à lui, vient boucler la série (on recommande l’éprouvant L’Homme du soir et le schizophrénique Les Proies) dédiée au duo « Flea » Marley/Jack Caffery, la plongeuse et linspecteur du Somerset, comté antinomique (et lieu de résidence de l’écrivain, elle-même en couple avec un ancien plongeur de la police) peuplé d’hivers, de pluie, de folie, d’assassins, de pédophiles, de spectres du passé. Pour cet opus, que l’on devine ultime, Caffery affronte seul deux ravisseurs qui entreprennent de torturer/terrifier une famille bourgeoise et bien installée dans sa demeure aux tourelles surplombant la plaine (oui, le début rappelle Funny Games du plaisantin Haneke). Grave erreur et page-turner avéré, pour cette septième intrigue en fable presque mythique (Antigone se réincarne en Lucia, trentenaire « gothique » et diabolique, aussi impitoyable que la gamine cannibale mangeant sa maman dans La Nuit des morts-vivants de Romero) sur l’enfer du foyer (en circuit fermé de vidéosurveillance), sur l’obscurité des proches, sur la maltraitance généralisée (ne pas déclarer son amour revient pour Jack à s’enfouir dans sa douleur, à peine ragaillardi par le marché du Marcheur et les bras de la belle Breanne, barmaid au visage défiguré).


Mademoiselle Hayder, dotée d’une écriture précise, élégante, manie le laserencore mieux qu’Oliver, et achève son conte de fées pour adultes par une boucle bouclée enfantine (la petite Amy se rêve en uniforme), une révélation à l’insupportable ironie : Caffery s’avère responsable, par ricochet vengeur (la complice se nomme contradictoirement Tracey Lamb), de la mort de son frère adulte, qu’il croyait enterré quelque part, après sa profanation, enfant, par un réseau pédophile (l’ogre sinistre se nomme Penderecki, comme le compositeur élu par Kubrick dans l’espace !). « Vive le sadisme ! » s’écrie, en français dans le texte, le trop tendre Honey/Honig, criminel imposteur qui périra pour une bonne action, mais le sentiment dominant, au sortir de ce roman-requiem, demeure une grande tristesse et la preuve brillamment nocturne que l’axiome nietzschéen sur le regard reflété de l’abîme vaut également pour les hommes au service de la loi, tel celui-ci, superbement capable, parmi cet océan de noirceurs, de duplicité, de manipulations (Molina, amoureux servile et violent, esquisse une larme avant d’entailler le bras de Matilda), de coups du sort (ou de pic à glace bucolique et orgasmique), de déposer, « sans savoir pourquoi », un pudique et filial baiser sur la tête d’une vieille femme (Madame Frink) cocufiée par son colonel de mari, émouvant relais solitaire et transi d’un fait divers rejoué aujourd’hui, à l’heure du loup (Wolf, titre original préférable à l’organique « traduction » nationale) bergmanienne (ou de Bath). Les mères peuvent enfanter des vipères, certes, mais qui dira jamais, au côté de la talentueuse et maternelle Mo Hayder, leur courage inutile, ainsi que la détresse inguérissable de leurs fils orphelins ?      

Les Lyonnais : Le Prix du danger

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Suite à son visionnage en direct sur le service Pluzz de France Télévisions, retour sur le titre d’Olivier Marchal.


L’aimable Marchal (apprécier à la TV son féminin Borderline, redécouvrir son très noir MR 73) passe de l’autre côté (de la loi) et vise à l’évidence l’opéra (omniprésence asphyxiante de la partition signée Erwann Kermorvant) : hélas, il rate la reconstitution historique et frise la paresse formelle et narrative (pas de canasson décapité façon Coppola, rien qu’un grand clébard noir pendu à une piaule d’architecte) ; ce ratage, toutefois honnête dans sa peinture de gens malhonnêtes, ce ressassement (tout sauf déplaisant) de morale illégale, d’amitié sacrée, de passé à conjurer, valent surtout pour une violence sèche, la belle présence (trop brève) de Valeria Cavalli et un intéressant (voire attachant) personnage de traître (remarquable Tchéky Karyo, par ailleurs voyou intense, théâtral, dans L’Amour braque ou émouvant flic coupable et estropié dans The Missing, face au solide Gérard Lanvin), aux circonstances atténuantes sous forme de brutalités policières, rôle à l’origine destiné au regretté Bernard Giraudeau, destinataire d’outre-tombe d’une œuvre, en effet, de spécialiste(s).   

Les deux hommes se retrouvent dans une grange prêtée par un prêtre (grand crucifix songeur posé contre un mur). L’un apporte des papiers d’identité, un passeport, l’autre arbore une nouvelle coupe de cheveux et des lunettes d’employé chic et respectable. Lanvin dit : « Serge, t’as vécu trente ans comme une balance : essaie de mourir comme un homme. » Karyo le regarde, presque au bord des larmes. Le complice fidèle et rangé s’éloigne, rejoint au ralenti la double haie de policiers à l’extérieur, sur le point d’intervenir. Une détonation retentit à l’arrière, tandis que son visage affiche un masque de virile mélancolie.

Durant une fête dans la villa, Janou danse avec Monmon, Valeria Cavalli avec Gérard Lanvin, donc. « Tu sens bon » sourit-elle, une main sur son épaule, sa tête penchée dans son cou. Le mouvement lent, à peine plus qu’une étreinte en public, fait resurgir une autre danse d’hier, dans la jeunesse, la détermination et l’arrogance sentimentale d’un couple élu dès le premier regard, à l’orée des années 70. Au final, Edmond Vidal négociera avec la flicaille et perdra tout, dont cette femme l’observant du haut d’une fenêtre truffaldienne, qui fit de la prison pour lui, en preuve amoureuse, désormais hors d’atteinte du récit, a contrario de la biographie. 

Vivre sa vie : Notre histoire

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Suite à son visionnage en direct sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jean-Luc Godard.


Modeste, narratif, guère distancié (doxa paresseuse sur Godard), le film file droit comme une balle, pour toucher en plein cœur le spectateur et cette pauvre petite sœur de la nana de Zola, hélas ! Douze tableaux/chapitres, autant de stations (christiques) pour cette putain sans lendemain, Marie-Madeleine errante dans l’enfer hédoniste, popet brutal (Algérie du Petit Soldat rappelée) de la société de consommation (sexuelle) advenue, sirène sublimée par la conscience réflexive/intertextuelle de la « modernité » au cinéma. Elle fume, elle refuse d’embrasser, elle se lave les mains, elle pleure devant Dreyer (nous itou), elle s’interroge sur le cadre législatif de la prostitution (il s’agit d’une œuvre d’adoration profane, non de dénonciation documentée ou documentaire), elle affirme, stoïcienne existentialiste, la quotidienne, triviale, continuité de la responsabilité, elle engage la conversation avec l’ancien professeur de philosophie du réalisateur et découvre la nécessité du silence, de la distance, de l’ascèse, afin de mieux revenir et mieux parler (filmer ?). 2 000 francs, 80 minutes, un patronyme imprononçable et une coupe à la Louise Brooks, autre catin mythique pour Pabst : grandeur persistante de l’épure et gravité tendre de la légèreté.         

Nana et un client amoureux dans une chambre ; il lit les Œuvres complètes de Poe, elle regarde par la fenêtre, songe à sortir, aller au musée goûter un peu de beauté. Ils se parlent en sous-titres, tels Renée Falconetti et Antonin Artaud, auparavant mis en abyme méta. Jean-Luc Godard, de sa voix (off) chuintante, narre Le Portrait ovale : « C’est notre histoire : un peintre peint sa femme. Tu veux que je continue ? » Oui, lui répond doucement Anna Karina, sans ouvrir les lèvres, elle idem. Double aveu factuel et mortel, élégamment impudique, le lyrisme sensuel, coloré, en Scope, du futur Pierrot le fou libéré du format carré sans horizon, du noir et blanc racé de Raoul Coutard, des cadres serrés sur le visage et les déplacements dans l’espace (du Paris gris des années 60) de la muse mélancolique, petite fée/prostituée scandinave promise à un trépas, urbain et cinéphile, relisant celui de Belmondo (essoufflé), deux ans plus tôt. 

Un billard à l’étage (plus tard, l’héroïne au turbin sur le trottoir, on apercevra derrière elle un bout de l’affiche française de L’Arnaqueur). Le mac (Sady Rebbot, pas encore Papa Poule) et son pote au prénom italien papotent à une petite table, puis celui-ci se lève et mime un ballon en train de se gonfler (car on sourit souvent dans et devant les premiers films de JLG). Nana s’approche d’un juke-box (elle vend des disques chez Pathé-Marconi et Jean Ferrat, discrètement goguenard, écoute au bistrot l’une de ses propres chansons d’amour rouges), un morceau jazz de Michel Legrand (échos de Bach dans le thème de l’égérie, prise  de face et de profil) débute. Anna/Nana se met à danser, à onduler, chorégraphie yé-yé assez risible et grâce de ballerine, quand elle enlace un pilier (que les gentilles filles de poledance aillent se rhabiller). Godard joue les Demy à demi, immortalise et remplace (point de vue subjectif en dolly) sa Lolaà lui. On pourrait passer l’éternité à la suivre des yeux, à épouser son sillage et son sourire, emporté par l’élan de la tragi-comédie musicale – mais Une femme est une femme, elle en mourra presque aussi salement que Moira (Shearer), écrasée par le train féerique des Archers (Les Chaussons rouges).   
            

La Colline des hommes perdus : In memoriam of Debra Hill

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Détruire, dit-elle, affirmait Marguerite Duras ; produire, plutôt, si l’on en croit le riche parcours de la regrettée Debra Hill…


Que reste-t-il d’une carrière de productrice ? Quels souvenirs de vous demeurent après votre disparition définitive, le corps ravagé par un ennemi interne ? Quelles traces ne s’effacent dans la mémoire et le cœur de cinéphiles sentimentaux, pas uniquement hexagonaux, qui firent pour partie leur éducation (flaubertienne ou autre) au cinéma dit d’horreur ? Debra Hill, on le sait, produisit La Nuit des masques (sa naissance à Haddonfield, la ville de Laurie Strode, l’aida un peu, sans doute) et Dead Zone, deux sommets passés conservant une insolente jeunesse, deux mélodrames d’Americana cristallisant brillamment le caractère anxiogène des banlieues résidentielles juvéniles (Tim Burton, adolescent, sculpte son gazon au coin de la rue) et la subjectivité métaphorique (Johnny Smith en voyant, en artiste, en martyr, en schizophrène) d’un Christ de middleclass déguisé en précepteur solitaire et en David (contre Goliath et Cronenberg, bien sûr) médiatique (Donald Trump, avatar de Greg Stillson (ofabitch) se saisirait-il d’un enfant pour se protéger d’un tireur à la JFK ? On n’en doute pas une seule foutue seconde).


Amoureuse et collaboratrice de John Carpenter, lectrice assidue de Poe (rememberl’exergue onirique des naufragés fantomatiques), Debra Hill co-écrivit Halloween(les accusations de machisme faites au scriptne pouvaient que lui donner le sourire), participa ensuite à l’aventure méta de Fog(puissance du passé, de la parole, féminine et narrative, du cinéma symbolisé par presque rien, par un brouillard poétiquement inversé), au côté de John mais non plus avec lui (remplacée dans le cœur du réalisateur, en douceur ou presque, par Adrienne Barbeau, aussi brune que Debra se montrait châtain/blonde, aussi charnelle que l’ancienne élue affichait une silhouette fine et menue, telle Sondra Locke, angélique et masochiste, flanquée de son Clint sadique), qu’elle retrouva une quinzaine d’années après pour le dystopique, divertissant, roboratif et rageur Los Angeles 2013, une œuvre identificatrice d’une époque (et de son langage audiovisuel), à l’instar de Diary of the Dead ou Redacted. Ainsi vont les sentiments et les vies, sur l’écran et au-delà, ainsi s’enchaînent les films et les suites, celle dédiée aux aventures de Pee Wee, par exemple (le premier volet du vélo rouge suffisait pourtant largement, pas vrai, Tim ?), celle, inutile mais gentille, de Rick Rosenthal au souverain slasher de Carpenter.




Elle figure également (liste non exhaustive) au générique du sympathique opusde Banderas, La Tête dans le carton à chapeaux, développement vintage (et involontaire) de la dernière scène de Seven, à celui du passable The Fisher King : Le Roi Pêcheurdu surfait Gilliam, produit par sa société indépendante fondée avec son amie Lynda Obst, du remake amorphe et brumeux commis par Rupert Wainwright (on lui pardonne) et du lacrymal (quelques minutes, notre patience s’amenuise) World Trade Center soufflé par Stone. Chris Colombus, Uli Edel, Robert Rodriguez (redoutable trio, en vérité), Disney (métrages à destination de parc) croisèrent son grand (et trop court) chemin, débuté par des postes d’assistante de production, de scriptsupervisor sur Les Rues de San Francisco et des documentaires, puis ce dernier titre, assorti du valorisant assistanteditor, pour Assaut (elle réalisa aussi des épisodes de séries à la TV).


Puissante à Hollywood (et Sundance), féminine davantage que féministe (mais bel exemple de ce que peut accomplir une femme dans un milieu essentiellement masculin), « actrice » à l’occasion (une voix d’ordinateur dans New York 1997, une mimine enfantine tenant un couteau de giallo sous le masque du gamin Michael Myers), Debra succomba en 2005 à un cancer, au milieu de sa cinquantaine, après trente ans passés dans l’industrie du divertissement étasunienne, qu’elle connaissait, pratiquait, avec une habileté, une présence et un engagement singuliers (guère enrichie par le succès commercial du premier Halloween, elle suivait de près ses productions, sur le plateau et en dehors). Aucun parent ne devrait avoir à enterrer son enfant (relisez Simetierre), ce que firent pourtant les siens, car il existe en réalité des terreurs bien plus impitoyables, bien moins abstraites, que The Shape, évadé de son asile et poursuivi par le bon docteur Loomis/Donald Pleasence. Un projet de documentaire « orienté » (tendance girl power, on en frémit d’avance) et ce texte parmi d’autres : moyens modestes, mais sincères, de saluer une vraie personnalité, de la mettre en lumière, reine de la nuit (des salles, des demeures obscures) et des journées (de travail), diverse et passionnée.

Peu importe une décennie : nous n’oublions pas et nous continuons d’aimer Debra Hill.                               

Feeling the Graze : Évocation d’une possession

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Some outlaws lived by the side of the lake
The minister's daughter's in love with the snake
Who lives in a well by the side of the road
Wake up, girl ! We're almost home

Jim Morrison, Celebration of the Lizard

Kafka décrivit un combat ; voici un ressenti – ceci et rien de plus.


Une femme blanche, oh, sa peau si blanche (d’albâtre, diraient les littéraires de naguère), à la tête renversée, nous offre sa gorge (physiologie et euphémisme du dix-huitième siècle désignant la poitrine féminine) comme un long cou de cygne, surmonté de l’anguleux visage à la forme de marteau (les lèvres sensuelles révèlent Isabelle), certes pas celui de la philosophie appelée de ses vœux impies par Nietzsche.

Une ombre violette nimbe les mâchoires, collier estompé dessinant la base de la face, son sommet surmonté par des narines fines.

Sa chevelure bruisse d’un entrelacs racinien de serpents bruns, répugnant et séduisant amas de courbes en mouvement, partouze élégante et labyrinthique de mille désirs tressés les uns aux autres, dont l’une descend, parvient à se libérer, jusqu’à son sein gauche, reproduisant le geste suicidaire de Cléopâtre (mords-moi mon mamelon, soupire la reine à sa vipère altière), tandis que l’ophidien duo lui sert de décolleté vivant, robe sifflante pour sa chair laiteuse et maladive en sautoir.

On ne voit pas ses yeux, seulement sa posture amputée, sa cambrure arquée, cette tension du buste (et du corps en dessous, deviné) pouvant exprimer aussi bien l’agonie de la victime volontaire, son « bonheur dans l’esclavage » (Jean Paulhan à propos d’O) de ses bras liés, que l’extase de la religieuse renversée dans sa transe, pénétrée de toutes parts, de partout, par les auxiliaires de son plaisir supraterrestre, à l’instar de Georgina Spelvin découvrant les joies serpentines de l’au-delà (sous la ceinture) sexuel.

Crie-t-elle ? Gémit-elle ? Appelle-t-elle au secours, noyée dans sa transsubstantiation océanique (moi très fort, mon amour) ?

Au spectateur-voyeur, croyant ou athée, célibataire ou marié, cinéphile ou mélomane, de se faire son petit film pour adultes (consentants).

Méduse médusée, l’inconnue se met à nu for your eyes only, ou quasi, puisqu’elle semble surgir de l’esprit d’un(e) enfant également privé(e) de regard, créature asexuée, décapitée, silencieuse dans l’ombre de son col rouge (pull-over judiciaire ?).  

L’innocence enfantine n’existe pas, pas plus que l’éternité, la vie après la mort, la grâce ou le pardon.

Le sens se dérobe à chaque fois, plus glissant qu’une anguille, il incite à faire l’épreuve des choses, des êtres et du monde, des œuvres humaines, à éviter de plaquer sur cet instant de présence absolue un faisceau de significations, une histoire ressassée, une rhétorique critique.

Pratiquons la dénotation et cédons volontiers la connotation (dehors, Rorschach et son foutu test).

Dans sa conscience, tant de monstruosités, tant d’ardeurs inusitées.

Dans son cerveau bouillonne une propension à s’ouvrir, à souffrir, femelle offerte à la marée masculine, ce mascaret de la puberté, ce grouillement figé d’élans naturels et culturels (le soir, dans l’intimité de son lit solipsiste, elle explore le champ ravissant des possibles de son anatomie nubile).

La créature de Carlo renvoyait à l’emprise charnelle et spirituelle d’un dédoublement, à un accouplement hideux avec sa propre identité scindée, la Belle et la Bête copulant dans une comédie noire à Berlin, ville blafarde, utérine (s’auto-accoucher dans le métro), matérialiste et communiste, territoire damné d’une quête religieuse et existentielle.

Ici, la belle dame sans merci, avec sa coiffure de morsures, s’épanouit dans l’imaginaire d’une gamine, en miroir du marié Henry perdu à Philly et rencontrant une jolie chanteuse défigurée dans un radiateur mental.

Femmes entre elles et loin de Michelangelo ? Pas tout à fait.

Un homme se tient à l’arrière-plan, plaqué sur le fond souffreteux, au jaune des flammes souterraines en rétribution de nos péchés.

Ses lourdes mains (une montre à son poignet gauche, pour minuter la durée itérative des châtiments incessants) s’appuient sur une sorte de pupitre, peut-être pour un prêche (adressé aux perverses revêches), un procès (kafkaïen), une allocution à la foule (à nous tous), un meetingélectoral d’avocat du mal (mâle) floral.

Un troisième bras, le sien ou pas, enserre les seins de la suppliciée, vient se ficher dans son aisselle, presser sa peau de morte.

Costume noir et chemise livide, bague de dandy baudelairien au doigt, ce membre traverse l’image en son centre ou presque, rompt les diagonales et les cercles, dynamise une géométrie graphique et symbolique.

Du signifiant à foison, jamais de signifié avéré, affirmait à raison Michel Chion au sujet des masques orgiaques de Stanley Kubrick.

Le collage des éléments, l’assemblage des moments, le télescopage des références, provoquent un effet d’ensemble à lire à la façon d’une allégorie sur la captivité, choisie ou subie, sur le droit de propriété appliqué à la sexualité, sur l’enfer privé (Rollin remue) de la subjectivité individuelle (et générationnelle).

Ne craignons pas de nous répéter : cette analyse précise, cette lecture aimablement immature (ah, le sexe, cet opium épuisant, surfait, sentimental), ne valent qu’en tremplins, en parfums suscités par la sensibilité d’Audrey, sa cinéphilie et son talent graphique.

Au cœur de ses collages s’épanouissent les promesses d’un décollage, qui se moque assurément et royalement d’une quelconque sémiologie, même amie.

La poésie, verbale ou visuelle, toujours sonore (entendez-vous les sifflements des tiges souples et tendues ? Nous, oui), explication orphique de l’univers, pour paraphraser le cher Mallarmé, jamais ne s’abolit en un sens précis, univoque, invite avant tout à son expérience sensorielle, tel un corps amoureux donné dans une étreinte (d’où l’échec congénital de la pornographie, royaume pauvre à deux dimensions, surface faussement spéculaire réduite à deux plans, la profondeur de l’espace et des sentiments uniquement repérable par effraction).

Parler avec elle ou écrire sur sa production revient infine, hélas, à exposer à satiété sa propre personnalité, chaque texte consacré à un film, un livre, un disque, à prendre au final en simple et (très peu) détourné autoportrait.

Parviendra-t-on un jour à s’extraire de sa chair pensante et bandante (ou humide) afin de vraiment découvrir autrui, de se découvrir devant lui (elle, de préférence, merci), histoire de percevoir l’extérieur – éprouver l’écorchure, implore le titre-caresse – dépourvu des filtres innombrables (éducation, civilisation, mémoire, croyance) qui obstruent plus qu’ils ne tamisent, qui emprisonnèrent Anna/Helen chez Andrzej, alors qu’elle tentait d’exister dans « l’heure de la sensation vraie » (Peter Handke) ?

Exercice profitable, Monsieur (Lang), Mademoiselle (Jeamart) et tant pis s’il aboutit à une défaite, un petit article/présent de convalescent (l’âme en rade) écrit au présent dominical ; d’autres accidents de voiture surviendront, ma chérie, d’autres occasions de s’épancher en complicité, en fidélité (je garde Sophie Marceau et te laisse sans regret Guillaume Canet), d’autres images de toi catalyseront ma prose.

Si cela te dit, prenons la pose et osons penser ce qui nous excède et nous identifie, en partie.
     
          

Soumission : Guignol’s Band

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Inch’Allah ou Mektoub? Michel ou Manuel ? Se soumettre ou se démettre (dirait Turenne) ? On se détend et on boit frais, au joli mois de mai agité… 


Rions un peu, tant qu’on le peut, à l’abri des balles et des drames médiatisés, au côté de François (son prénom, en ancien français, indique sa nationalité), universitaire atrabilaire, avatar thésard du héros houellebecquesque, spécialiste reconnu de Huysmans et auditeur connaisseur de Nick Drake.

Sis dans la France de 2022, ce court roman vite lu (vite écrit ?) nous narre avec un brio rigolard (et alerte) ses mésaventures sexuelles et professionnelles, sentimentales et existentielles.

Autour de lui, à Paris, le monde change, le temps d’une élection présidentielle remportée par Mohammed Ben Abbes, leader forcément charismatique et coranique de la Fraternité musulmane, flanqué de… François Bayrou en Premier ministre.

Domicilié à « Chinatown », le protagoniste décide, au vu des événements inquiétants (tensions communautaires de mouvements identitairesdisparition des oppositions traditionnelles, vol invalidant d’urnes de vote, alliance contradictoire et scrutin sous surveillance policière) de l’entre-deux-tours, d’émigrer vers le Sud-Ouest, le confit de canard lui paraissant à juste titre « peu compatible avec la guerre civile ».

En Dordogne déserte, il suit l’actualité à la TV, entrevoit un ou deux cadavres, écoute avec avidité les exégèses informées d’Alain Tanneur, membre mis à pied de la DGSI.

Depuis le petit village de Martel (oui, d’après Charles), une escapade à Rocamadour donne à (re)lire et entendre (récité par un acteur polonais) Péguy ; hélas, la foi ne se manifeste pas et le « principe de réalité » (administratif) incite à revenir dans la capitale.

Tandis que sa maîtresse, l’émouvante Myriam, s’exile à la suite de ses parents en Israël, sa mère honnie décède (suivi de son paternel abhorré) et le voici découvrant, sans le beurre de Brando au dernier tango, les joies du sexe rémunéré avec Nadia, Babeth, Rachida et Luisa (ces deux-là dans un passage à trois).

Remis d’une dyshidrose et réfléchissant sur le distributivisme à la mode musulmane (dans les rues, les femmes et les filles adoptent une autre mode, moins dévêtue), François fait un saut à l’abbaye de Ligugé, toujours sur les traces de son cher Joris-Karl (on lui proposera la direction d’une édition complète dans la Pléiade).

Nouvel échec religieux et rencontre décisive avec Robert Rediger, le frais et sémillant président de la Sorbonne (III), dans son petit palais privé de la rue des Arènes, naguère propriété de l’égratigné Jean Paulhan (mais bel et bref éloge de l’impitoyable chef-d’œuvre de Pauline Réage), occupé en agréable et gastronome compagnie avec ses deux épouses, la mineure Aïcha et la cuisinière Malika.

S’ensuit une conférence-confession visant à (le) convaincre (de réintégrer la fac), brassant la non existence de Dieu, la beauté de l’Univers, Nietzsche et le nihilisme, Newton et la chrétienté, l’Europe et la Première Guerre mondiale.

Les deux hommes se quittent chaleureusement au crépuscule, le premier remettant au second son opuscule à succès, 128 pages pour dix questions sur la religion de Mahomet.

Au risque du blasphème, le Prophète, pas si étonnamment (cf. le sens du terme islam) que cela, épouse O : le bonheur, subjectif et collectif, semble résider dans une soumission de chaque instant au Créateur, la poésie (par extension, la société) constituant une louange renouvelée à la beauté de Ses lois.

Quelques zones d’ombres subsistent (domination mondiale d’un monothéisme, inégale répartition des richesses, patriarcat de retour), certes, mais une illumination matérialiste (les « plaisirs simples refusés par la vie » à JKH) survient en Belgique, elle aussi gouvernée par des pratiquants de mosquée.

Préface bouclée, une cérémonie dédiée à l’intronisation d’un confrère, l’improbable Loiseleur, sorte de Tournesol expert en Leconte de Lisle, et un ultime dialogue pratique (avantages du mariage arrangé) avec le désormais ministre (des Affaires étrangères) Rediger, finissent de convaincre notre Candide moderne de participer à l’ambitieux projet de ressusciter l’Empire romain en terre méditerranéenne, accessoirement, de se convertir, à l’instar de Huysmans in fine charmé par le catholicisme.

L’ouvrage s’achève au conditionnel, par la projection-description du rite et du futur à venir (purification au hammam, formule prononcée phonétiquement, cocktail amical, sérail souriant, aimable/à aimer).


Parvenu au paradis de cette « deuxième vie », sans aucun regret (ni houri) pour l’ancienne, François s’abandonne à sa rêverie éveillée, nous abandonne au bout de 300 pages drolatiques et mélancoliques, avec le souvenir d’une révolution douce, d’une odyssée singulière et familière abreuvée à la politique-fiction, à la satire, au conte, au récit picaresque et d’initiation (même vécu durant la quarantaine).

Paru sans une once de polémique en Allemagne, cet opus jamais raciste, scandaleux, misogyne, francophobe (version US), moins encore islamophobe, suscita, on le sait, l’ire d’un certain Manuel Valls, critique littéraire risible vite rattrapé (et rendu temporairement muet) par un sinistre massacre imprévu (?), en répétition caricaturaled’attentats déroulés en direct et en état d’urgence.

Michel Houellebecq, que cela plaise ou pas, promène depuis vingt ans (Extension du domaine de la lutte, 1994) sur l’Hexagone son miroir stendhalien (fidèle, déformé, déformant, au lecteur adulte, éclairé, honnête, de juger).

Avec Emmanuel Carrère et Mo Hayder (deux noms au hasard, à retrouver ici, parmi les très rares auteurs d’aujourd’hui méritant leur lecture suivie), nous l’aimons pour ceci – « un livre qu’on aime, c’est avant tout un livre dont on aime l’auteur, qu’on a envie de retrouver, avec lequel on a envie de passer ses journées », en effet – et bien d’autres choses encore.

Ainsi, en guise d’énumération impressionniste, son essai réflexif sur Lovecraft, ses poèmes fragiles, son corpus romanesque, balzacien dans le dessein, anti-célinien dans le style (understatementà chaque phrase, ironie flegmatique et britannique à la Swift), au sommet duquel placer Les Particules élémentaires, Plateforme et La Possibilité d’une île (2000, 2001, 2005), et même sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy ou son disque avec Bertrand Burgalat (Présence humaine en exigence textuelle).

Parlons de politesse plutôt que d’audace (mais il fallut, naguère, sans conteste de l’inconscience et du courage à un Salman Rushdie), dans l’acte de regarder ses contemporains, de se moquer (de soi-même) de leur tragi-comédie humaine, de leurs travers universels, peu importe la couleur de peau, le genre, la langue ou le culte.

Dans le primé La Carte et le Territoire, Michel imaginait sa propre mort (violente) ; ce Soumission cartographie un avènement de velours, une eschatologie (occidentale) tranquille, comme au fil onirique (cauchemardesque, diront d’aucuns) des volutes d’un narguilé dégusté à l’Institut du monde arabe (bâtiment d’ailleurs détesté par le narrateur, contrairement à votre serviteur).

Shéhérazade, pour sauver sa vie, devait raconter la nuit mille et une histoires ; François, piégé par sa solitude nationale, électorale et historique, nous invite à le suivre dans un paysage en mutation, dans sa nécessaire tentative de Rester vivant, si possible à La Poursuite du bonheur.

Houellebecq ne le prénomme plus Michel (Ballard utilisa son patronyme pour Crash, belle manière de se mettre en danger, de fixer son autoportrait dans la glace fictionnelle) mais le moindre mot lui revient, de l’incipitenchaînant les propositions subordonnées séparées par un point-virgule, à la coda laconique et quasi janséniste (mystère de la grâce injuste).

Le rythme allègre du livre, son humour lucide, sa pornographie triste (pléonasme), ludique et ponctuellement poignante, son sens de la prospective et des probabilités, ses lignes de fuite fantasmatiques et symboliques, méritent attention et recommandation, loin des diatribes, des a priori et des avis de partis.

Parce qu’il écrit au présent, dans un futur déjà passé, prophétie rétroactive permise par la littérature, l’ami lexical parle à chacun de nous – à nous de savoir l’écouter, l’apprécier, le louer le temps d’un (insoumis) billet.    
                     

Les Évangiles écarlates : Les Élixirs du Diable

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Un cube énigmatique, une fissure dans le mur, une odyssée dantesque, une espérance commune et un talentueux artiste polymorphe, à nouveau éloquent…


Qu’attendaient donc les lecteurs (critiques et fans anglophones) du dernier Clive Barker, pour le recevoir ainsi, avec une apparente tiédeur ? Un choc des titans, trente ans après, un affrontement ultime entre D’Amour et Pinhead, un feu d’artifice gore et SM ? Une relecture réellement infernale de Dante, Bosch (le peintre, pas l’inspecteur de Michael Connelly) ou Milton ? La résurrection, faustienne et littéraire, de leur propre jeunesse, quand ils découvrirent les prémices d’un univers à part, suscitant l’admiration royale et (un peu vite) prophétique de Stephen King ?

Plutôt que de s’interroger sur ces possibles attentes et cette probable déception, écrivons sur le livre définitif (entendre, largement dégraissé de ses 2 000 pages originales, réduit à 353 en traduction française), sur l’opus« tel quel » (dirait Nietzsche), qui se lit avec une étonnante rapidité, chaque chapitre limité à quatre ou cinq feuillets, parfois moins, l’auteur maintenant un rythme soutenu, frisant ce que l’on nomma, à l’époque du Da Vinci Code de Dan Brown, les « unités de lecture » enchaînées avec vivacité, aux dépens de développements, psychologiques ou autres.

Actioner, catégorisent-ils (péjorativement) outre-Atlantique, et fun, de surcroît, avec une patine pulpdont l’équivalent hexagonal (même signé Enid Blyton) pourrait être représenté par le Club des cinq ; Harry, Norma, Caz, Lana, Dale : le compte s’avère bon, ce groupe gay friendlyà la poursuite du prêtre de l’Enfer – patronyme/statut préféré au surnom dépréciatif, accolé au Cénobite depuis les débuts filmiques de la franchise, mais le détective de l’occulte lui réserve quelques variantes encore pires dans ses insultes scatologiques – ravisseur de la voyante aveugle (Noire dans le noir éclairé par les colorées présences spectacles) et parti au royaume de Lucifer à la recherche de « la forme secrète de son âme ».

Génocide de magiciens (Ragowski revient inutilement à la vie, Theodore Felixson, le malheureux mal nommé, finira en animal de compagnie servile et débile, au visage asymétrique écartelé, littéralement coupé en deux), pillage de grimoires, tatouages protecteurs, voyage de La Nouvelle-Orléans (piège domestique évité) à New York (trauma de la perte d’un co-équipier), en passant par Pyratha, la capitale obscure, en faisant un crochet par Welcome, Arizona (drolatique épisode avec un prêcheur itinérant), préscience sudiste et proposition (à ne pas refuser) de boulot d’évangéliste (témoigner de la plasticité des atrocités, de l’hubris révolutionnaire, de la rencontre avec l’Adversaire, ou ce qu’il en reste, après son suicide sentimental), territoire damné à l’étrange beauté désolée, géométrique, peuplé d’âmes aux prises avec d’improbables métamorphoses (sous l’effet d’un brouillard bien peu carpenteresque), « cathédrale » sépulcrale et armure dérobée, aussi seyante que du latex, destruction générale du ciel pétrifié, de la terre stérile, à l’aide du Quo’oto, monstre marin anthropophage et glouton, séraphins spectateurs bouffons, retour en Amérique, sain et sauf, pourvu d’une éclairante cécité mais au prix de l’amie maternelle, incompréhensiblement violée par l’assassin obsessionnel de l’Inconsumé, puis relais compassionnel et nouvelle activité de voyant surnaturel, guide d’esprits en déroute (un garçon et sa tante, joli duo) : ce résumé en accéléré donne une idée du champ parcouru, des motifs effleurés, de la simplicité (biblique ou satanique) de l’intrigue.

Après le cinéphile Coldheart Canyon (2004), après le réflexif Jakabok : le Démon de Gutenberg(2010), diptyque adulte (car Barker écrit à destination des enfants itou) convoquant les figures de Dracula, Norma Desmond (Boulevard du crépuscule), le souvenir du Necronomicon et la raison d’être (œdipienne, salvatrice) de la « littérature d’horreur » en deux ouvrages agréables mais guère inoubliables, le précieux Clive, au Maître des illusions (en tant que réalisateur) loué ici même, revient à sa mythologie première, qui lui apporta gloire et reconnaissance, se met à réécrire, prolonger, voire brûler, un Livre de sang, à l’instar de King en pèlerinage à l’Overlook pour l’émouvant et apaisé Docteur Sleep, la suite tout sauf kubrickienne de son méta Shining (salut fantomatique final en point commun).

Le lecteur familier retrouvera la dimension volontiers mythique du récit, plus proche de l’allégorie que de la dramaturgie, pourtant riche en rebondissements et renversements ludiques, autant que le filigrane personnel (sans verser dans la psychobiographie, le face-à-face démoniaque et masculin semble transposer une douloureuse séparation amoureuse, dans le sillage amical de Cronenberg, ouvrant autrefois la voie autobiographico-organique avec la Nola Carveth divorcée, névrosée, sectaire, infanticide – n’en jetez plus ! supplient les féministes – de Chromosome 3).

Pareillement, au rayon des topoï et des idiosyncrasies barkeresques, ce roman épique et intimiste baigne dans un climat et une imagerie homoérotiques assumés, parfois aux limites de la caricature amusée (qui possèdera in fine« la plus grosse », de l’ange déchu ou de l’adepte de la douleur, se demande un narquois Harry), assortis d’une trivialité pour ainsi dire rabelaisienne, à la fois à grande échelle, dans la description des anatomies mutantes, suppliciées, et dans le détail (diabolique, affirment les Chinois) incongru, farfelu, trouant la « véracité » diégétique (le Diable, marcheur revenu anonyme parmi les hommes, copule six fois – chiffre connoté, comme chacun sait, surtout en trinité, tandis que Pierre renia le Christ à trois reprises avant le chant du coq – dans un motel avec Alice, une automobiliste éprise, et décide d’opter pour les pizzas en guise d’unique régime alimentaire).

Constamment drôle et tendre (love story impromptue entre Caz, armoire à glace, tatoueur et tatoué, et Dale, prophète énamouré, rapporté), Les Évangiles écarlates se déploie dans une prose énergique, humoristique, poétique et raffinée, surchargée, reprocheront les paresseux, laquelle fait parfois penser à « l’effet de traduction » utilisé par Lautréamont pour exprimer la folle logorrhée, la démence incantatoire, la luxuriance lexicale des Chants de Maldoror, autre cartographie chtonienne (malgré une évidente absence de filiation pour Harry et ses amis, ou ses adversaires, l’ensemble telle une mosaïque d’orphelins incapables de se revendiquer « fils du requin »).


Dans une reformulation rédemptrice de la tradition romantique (plus ou moins ouvertement homosexuelle), Lucifer, « Étoile du Matin » inconsolable de son exil divin, rebelle bien-aimé, s’attire les faveurs du privé hétéro, se surprenant à souhaiter sa victoire sur l’homme à la tête d’épingles, croque-mitaine aux chaînes serpentines et à la mélancolie discrète, par-delà une grandiloquence innée (les joutes à coup de flux étincelants, rageurs, rappellent les sorts du Docteur Strange de la Marvel).

Norma Paine, quant à elle, le personnage le plus attachant du roman, retravaille la Dorothea Swann du Maître des illusions, Mère mémorable, cependant sans enfant, d’un long métrage en matrice apocryphe du rebootlittéraire (la magie mortelle, au propre et au figuré, le puits enflammé remplacé par un « trou de ver », pratique artifice à la mode selon Roland Emmerich, Richard Kelly ou Christopher Nolan, par exemple, cf. Stargate, la porte des étoiles, Donnie Darko ou Interstellar).

Le plaisir d’écrire de Clive Barker, délicieusement contagieux, se sent constamment, son envie de suivre une ligne élémentaire, de s’éloigner des confrontations attendues, également (pour mémoire, Stoker et le King du Fléau expédient en une poignée de lignes ce rendez-vous obligé, facilement manichéen, lui préférant la traque et les batailles à distance, avec leurs pertes collatérales).

Selon la belle édition Bragelonne, Barker peint une superbe (orageuse, embrasée) illustration des gardes, recourt aux titres latins pour le prologue et l’épilogue, cite John Locke, Coleridge, Benjamin Franklin, Melville, Shakespeare (Henri V), Anatole France et Gide, dédicace la balade (et ballade) échevelée, maîtrisée, à un homme (« Mark, sans qui ce livre n’existerait pas »), n’hésite pas à s’aventurer (réminiscence de Hellraiser à l’écran) à la fermeture vers le mélodrame, terreau souterrain de l’horreur, au cinéma et en littérature.

« Compliqué, les sentiments – l’Enfer, ce n’était rien à côté » découvre un Harry relativiste, peut-être attaché à Lana « à l’insu de son plein gré », et aucun flamboyant tableau de ténèbres, aucune description maniaque et hyperbolique d’une torture surnaturelle ne sauraient, ne sauront, jamais égaler la terreur personnelle, la déréliction absolue et la souffrance inguérissable régnant sur une chambre d’hôpital, éprouvées dans le jour impitoyable de la conscience malade et mortelle (l’art prépare, apprivoise et transcende, remercions-le déjà pour cela).    

Harry D’Amour peut bien répéter tel un mantra« Personne ne meurt », Norma périt pourtant, puis survit, l’épopée légère, à cent à l’heure, à lire finalement en fable sur le deuil, en affirmation des puissances de l’écriture (par conséquent, de la lecture) pour conjurer l’absence, la disparition (le prêtre méphistophélique succombe, beau joueur, à un deus ex machina vraiment providentiel, au sens fort du terme, « une main invisible en train de faire le ménage »), en virée dans des abysses (le « genre » procède souvent à l’inverse, faisant se détraquer la réalité sous l’action d’un élément perturbateur hétérogène) à l’exotisme et au dépaysement horriblement enchanteurs.

Livre de foi et d’ardeur, de rire et d’espoir (les fantômes, preuve « bouleversante » d’un au-delà, d’une continuation du chemin humain), Les Évangiles écarlates fonctionne a contrario d’une « boîte de Lemarchand » (renvoyée ad patres par un shoot de Caz), sa configuration ne relevant pas des lamentations, n’ouvrant pas (seulement) sur l’Enfer : au bout de la route, une lumière immortelle éclaire la nuit urbaine et le cœur du héros, au patronyme so Frenchy et si explicite, à son image, à celle de Barker, à la nôtre, peu importe le nom qu’on lui donne, et paraphe in extremis du divertissement déliquescent, sexagénaire et juvénile, pervers et bon enfant, la populaire grandeur.    


Amour : Gerontophilia

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Suite à son visionnage en direct sur le service Pluzz de France Télévisions, retour sur le titre de Michael Haneke.


Assez chambré par nos soins pour sa finesse éléphantesque (sauvagerie scolaire et quasi complaisante de l’espèce humaine), sa propension à donner des leçons (spécialement sur la violence au cinéma), sa posture puritaine d’auteur démonstratif (mettre le spectateur à distance de ses vils plaisirs scopiques, le malmener en faisant des manières maniéristes), Haneke se refait une santé en compagnie contradictoire de la maladie.

Le possible masochisme à s’infliger une large part (Benny's Video, Code inconnu, La Pianiste, Caché, Le Ruban blanc) de la filmographie de ce cinéaste prisé par William Friedkin – que nous aimons entièrement, lui, en semblable et mémorable explorateur des nuits de l’âme – paierait donc in fine ?

Oui et non, seulement en partie, tant le naturel, conceptuel et visuel, finit toujours par revenir (au galop lent de Trintignant), y compris entre les quatre murs d’un huis clos.

Avec son film le plus aimable/aimé (sauf par Cronenberg, irréductiblement organique, qui réalisa sa propre romance dédiée à l’obsolescence avec La Mouche), le plus primé (bien trop, puisque au royaume des aveugles, etc), il délivre un genre d’oxymoron, un mélodrame autrichien discipliné, géométrique, rationnel, une sorte d’anti-Sissi dont le pathos discret n’échoie qu’à Eva, la fille adulte et lointaine (Isabelle Huppert, irréprochable, pianiste sans clavier papotant d’investissements, gentiment « recadrée » par son père, pleurant toute seule, comme une grande).

Haneke vient du théâtre et de la TV, cela se sent à chaque plan, dans ce film théâtral très écrit, Kammerspiel terminal sans doute facilement transposable sur scène (frontalité à deux axes des dialogues, ensembles perspectivistes en profondeur de champ, immobilité de la prise de vues en accord avec l’espace, sépulcral, et le sujet, épuisé).

Maître des lieux,  du discours et du son (amusant et presque poignant effet brechtien, avec cette pianiste doublée par un CD), flanqué du doué productiondesigner Jean-Vincent Puzos (La Note bleue, La Fidélité, Lord of War ou… Hercule) et du fameux directeur de la photographie Darius Khondji (une douceur « naturelle » rappelant la lumière du catastrophique Chéride Frears, très éloignée de l’ambre habituel pour Jeunet, Fincher, Parker, Polanski ; le chef opérateur éclaira aussi le remake US de FunnyGames), le réalisateur déploie une drôlerie (souriante, ironique, cf. la lecture de l’horoscope, le récit de l’enterrement, les premiers déplacements avec le fauteuil électrique), une tendresse (pour, entre les deux protagonistes) et une subjectivité (le cauchemar « asphyxié », les pieds dans l’eau, avant le Moretti de Mia madre, le dernier rêve-métaphore, Georges, silencieux, suivant une Anne ressuscitée, ménagère, bouclant la porte de l’appartement et du film, avant l’épilogue réalistement vide) sinon imprévues, tout au moins appréciables.

Certes, l’œuvre ne se départ jamais, même aux toilettes ou dans la salle de bains, d’une élégante bienséance bourgeoise, à l’image du couple portraituré (adepte de l’urologie et des chairs vieillies, tourne-toi plutôt du côté d’Ulrich Seidl, des « niches » pornographiques numériques), d’où son adoubement unanime, rassuré, a contrario du clivage provoqué par ses opus précédents à la radicalité apprêtée, au discernement colossal.

Chez ces gens-là,  chantait Brel, cela ne sent pas exactement la merde (reproche de Barthes à Sade), à peine un relent de décomposition et de fleurs fanées (ouverture allongée, momifiée, citant l’Ophélie de Millais).

Alentour, passée l’éternité de Schubert et Beethoven (adoré par Ellroy), outre les toiles bucoliques et romantiques accrochées, mont(r)ées en fenêtres fixes, le monde se réduit à un concert inaugural, une maladroite tentative d’effraction au tournevis, la lecture des pages internationales du Monde, à un serviable concierge portugais (sa femme fait le ménage), une russe infirmière revêche (Mademoiselle Huppert maltraitait davantage Annie Girardot, sa génitrice), un mari étranger, adultère, un élève glorieux et reconnaissant, ces signes d’extériorité, de classe, ces silhouettes creuses et instrumentales, pouvant révéler la fausse bonhommie et la misanthropie foncière, voire xénophobe, de l’auteur (on note aussi du pardonnable « placement de produit » pour Evian et Virgin, dans un long métrage à succès, un peu long, un peu lent, en dépit du renoncement au plan-séquence, au coût de revient estimé, quand même, à huit millions d’euros).
  
Inscrit dans l’autobiographie, porté (écrit pour lui) par l’un des meilleurs acteurs du cinéma français depuis plus de soixante ans (Trintignant excella partout, au fil d’une carrière libre et variée, particulièrement dans Le Fanfaron, Merveilleuse Angélique, Le Grand Silence, Z, Ma nuit chez Maud, Le Train, Trois Couleurs : Rouge, signa derrière la caméra deux curiosités à redécouvrir) et une actrice singulière (ah, cette délicieuse diction, entre l’affectation et l’émotion), la valeureuse Emmanuelle Riva (Hiroshima mon amour, bien sûr, mais également Thérèse Desqueyroux de Franju ou Trois Couleurs : Bleu, histoire de rester au pays de Kieślowski), ne rechignant pas à friser le ridicule en ânonnant, bouche tordue, Sur le pont d’Avignon (les jurys, surtout américains, raffolent de telles performances physiques, confondant ingénument l’être et le paraître, l’éclat et l’effort), Amour, à son rythme languissant, selon son itinéraire balisé (vieillesse naufragée à la de Gaulle), va jusqu’au bout de sa lovestory octogénaire, avec des crochets vers Le Locataire (claustrophobie identitaire) ou 37°2 le matin (oreiller meurtrier, même si la Riva se débat moins que Béatrice Dalle, même si le chat ventriloque de Beineix se voit remplacé par un pigeon égaré).


Abrégeons (les souffrances d’Anne suicidaire, volontaire pour une euthanasie tacite) : Michael Haneke, confondu par les paresseux et les amnésiques avec Bergman (nulle hystérie mystique, aucune acrimonie de la vie conjugale), ne dit pas grand-chose (de neuf), décrit avec un brio certain, une précision mature (cadres, tons, construction de la narration), une femme refusant de retourner/mourir dans un hôpital hexagonal (on la comprend, on confirme, on compatit) et un homme prêt à la tuer par amour (mais pas comme chez Resnais, celui de L’Amour à mort, justement, ou de Mélo).

Au final, à défaut d’une incarnation véritable, d’un sentiment existentiel de déchéance, de perte, de solitude, le titre (manque de chair, pas d’esprit, délicat équilibre atteint récemment par Je suis, le documentaire d’Emmanuel Finkiel, célébré ailleurs sur ce blog) séduit grâce à ses interprètes, sa modestie et son climat aux frontières du fantastique (Haneke, nous itou, admire Psychose, autre mémorable allégorie de la Mère morte, cela se voit ici, et la lettre ultime de Georges rappelle celle, froissée, de Judy dans Sueurs froides).

Jean-Louis le dit : cet homme « parfois un peu terroriste, aime les gens » (Emmanuelle, quant à elle, éprouva « du bonheur dans quelque chose de dur », tandis que la rousse Isabelle le compare un peu vite à Flaubert, « auteur présent dans l’absence») et réussit inextremisà le prouver, à son échelle et avec une rigueur (une hauteur, cette fois à louer) refusant tout sentimentalisme (Bresson, une autre de ses « idoles », parvenait à bouleverser avec ses « modèles » au bord de l’autisme, miracle laïque de son « cinématographe »).

Que reste-t-il (de nos amours, celles de Trenet ou Pialat) d’une trajectoire, quelle trace (« digne » ou non) laisse un parcours ?

La réponse se trouve dans un vieil album de photographies (« C’est beau, la vie » affirme Anne en off, citant inconsciemment Isabelle Aubret fredonnant Ferrat) ou dans des souvenirs masculins (cinéphile lacrymale et colonie de vacances « aryenne » à base de diphtérie, telle une rime inversée de réminiscence à la situation présente, le vieil homme, alors adolescent, contemplant sa maman en visite derrière une vitre) énoncés après la crise (de paraplégie, de mutisme) et avant le passage (définitif) à l’acte, jolis soulignements de la puissance poétique et dramatique de la parole, dans un film « mis en scène » mais ne relevant jamais, pourtant et heureusement (un laudateur de Pagnol à l’écran s’exprime), du « théâtre filmé ».

« Ça ne mérite pas d’être montré » défend Trintignant, musicien dépourvu de portée spéculaire, « propriétaire » pudique d’un « trésor » autrefois amoureux, aujourd’hui douloureux, dérobé par une simple carotide engorgée, spectre fragile (ombre régressive d’elle-même, bavoir et couches inclus) rabaissé à des râles automatiques, qui vient de boucler à clé la chambre (verte) de sa moitié (plus tard, il la fermera hermétiquement, bricoleur du malheur), de la cacher à sa progéniture, détaillant en résumé la routine éreintante du « mal en pis » à venir, déjà là, « triste et humiliant » pour les deux individus âgés, cependant juvéniles (passion vraie, dans l’agonie présente et l’extase du sexe passé, auprès duquel Vera, gamine, se rassurait, les élans du cœur prouvés par les transports du corps).

Amour, à l’opposé, malgré ses faiblesses, ses baisses de tension, les réserves de notre bref diagnostic critique, mérite assurément d’être vu.               
      

Moderato cantabile : Illusions perdues

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Godard n’en ratait pas une et lui fit un clin d’œil en chair et en os dans Une femme est une femme (loué sur ce blog) : chantons donc, immodérément, les louanges d’un météore d’amour à mort… 


Hasard du présentoir, deux euros et deux heureux (votre serviteur-marcheur, le bouquiniste-photographe) ; sur la couverture, Jeanne Moreau et Belmondo dans l’adaptation – pas vue, pas vraiment pressé de la voir, au vu d’un extrait en ligne – par Peter Brook ; avant de partir, une petite conversation sur l’auteur, sa fameuse face à lunettes sur une revue défunte, la rareté, pour ne pas dire l’absence totale, de ses films en DVD.

Signe(s) des temps, chantait feu Roger Nelson, temps des signes du roman d’alors, étiqueté nouveau, pas même moderne, comme si la nouveauté vouait à l’autodafé ce qui se faisait jusqu’à elle (l’omniscience, la conscience, l’histoire, l’évasion, la séduction, pour aller très vite).

Marguerite Duras et sa réputation « duraille », les moqueries de Desproges, sa phrase stupide sur la génitrice du « petit Grégory » (ah, la recette du cocktailpar Poelvoorde dans le Cannibal Holocaust belge), L’Amant languissant, à peine remémoré, en sus de la transposition touristique et publicitaire commise par Annaud (Jane March coulée corps et âme l’on ne sait où) – cela fait beaucoup et bien peu, cela ne fait rien, le livre attendait sagement son enlèvement, ton ravissement (imaginée Lol V. Stein).

Constate sa brièveté, témoigne de son bon état (l’achevé d’imprimer mentionne 1993 en toutes lettres).

Combien, oh combien d’ouvrages ainsi, à rester fermés sur eux-mêmes dans une espérance d’ouverture, de rencontre silencieuse et fatale ?

Tu devais l’acheter, ce court roman, tu devais le lire en un couple d’heures, moins, avec son couple impossible réuni par la fatalité du fait divers, ce cri déchirant la toile du réel, de la diégèse dévolue à une leçon de piano sans Jane Campion ni Michael Haneke. 

Un enfant anonyme, récalcitrant, à tête d’or dépourvue de Claudel, interprète, refuse d’exécuter correctement, une sonatine pas si diabolique, presque guillerette, de Diabelli.

Chez Mademoiselle Giraud, le soir « éclaté » le fait « frémir », et nous avec (sur quoi se décident parfois l’achat, le déclic, de Manara ou pas).

Rituel de l’apprentissage, rituel du breuvage, bu à deux après la sidération du crime passionnel, révélation obscure, épiphanie que le récit janséniste va s’attacher à redéployer, à creuser sans cesse, au gré des dialogues sans issue, des jours répétés (un vendredi, veille de week-end, promesse banale de temps libre, pas libéré).

Elle s’appelle Anne Desbaresdes (des bas raides ? Se débarrasser de soi-même ?), il se nomme Chauvin (faux cocardier, vin chaud, réchauffé par la main qui tremble).

Ils parlent pour ne rien dire, pour dire le rien de la vie des morts, celui qui étrangla, en devint fou, s’allongea familièrement auprès du cadavre à la bouche rouge, celle qui succomba, alcoolique, souriant à son trépas.

Elle voulait, peut-être, mourir, il la combla hors-champ, scène primitive absurde, au sens à jamais évanoui, que les deux protagonistes vont ressasser à satiété pour (s’)inventer leur propre histoire, en miroir (dans le dossier de presse en annexe, Dominique Aury, avatar civil de Pauline Réage, évoque à raison Platon et sa caverne, un an avant la déflagration irradiée, recherchée, mémorielle et sensuelle, de Hiroshima mon amour).

La prose précise jusqu’au vertige de Marguerite Duras, musicale, lapidaire, racée, d’une hypnotique économie, saisit à la gorge avec la douceur du vent portuaire apporté par la mer immense, celle découpée par la fenêtre du professeur acariâtre, celle qui borde la villa tout au bout du boulevard, avec son parc embaumé par les magnolias (pas ceux de Paul Thomas Anderson), tellement que la nuit, il faut fermer afin de dormir en paix, à l’abri de la fleur entêtante.

Cette écriture si peu cinématographique, chirurgicalement littéraire, patiente du cinéma et le réclame à chaque page (la faim sexuelle dévore ces chastes).

Le souvenir des nuits antonioniennes refait surface, ces mots épars dans le noir intime des êtres, langue précieuse ou ridicule, selon les avis, en coups de sonde dans autrui, dans sa nuit spéculaire.

Jean-Paul ou Jean (Gabin) ? Il la regarde tel Pépé le Moko Mireille Balin, la presse de (lui) parler, de se hâter face au temps qui presse, à la ville qui chuchote, aux invités qui s’impatientent.

L’avant-dernier chapitre, morceau (de saumon, de canard) de bravoure vers lequel tend l’ensemble, décrit par le menu un cérémonial social, de classe, une chorégraphie polie, vite scandalisée, achevée dans le vomi.

Anne Desbaresdes (cette femme-là, si proche, émouvante, désespérée, il faut pourtant l’appeler par son nom entier) éructe sans bruit au pied du lit de son fils, petit roi endormi, se déleste de la vinasse et de son existence dorée, asphyxiée, « entre les temps sacrés de la respiration de son enfant ».

Le mari, ombre dans l’ombre de la chambre, se tient à l’embrasure, dans le couloir où elle défilait, prisonnière volontaire depuis dix ans, à errer dans un luxe de propriétaire tandis que les ouvriers triment gaiement à l’arsenal, de retour au bar à heure fixe, eux aussi.

Elle déambulait pour le regard de l’ancien ouvrier désœuvré, de l’espion transparent et opaque assis aujourd’hui à la table triviale, elle paradait en secret depuis cette ennuyeuse réception paternaliste, nue sous sa robe, un magnolia entre ses seins, Delphine Seyrig fera de même chez Resnais flanqué de Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad) ou dans India Song sur l’air addictif de Carlos d’Alessio (chanté par la Moreau).


L’offre et la demande, l’exemple et l’excès, l’illusion et la peur : Anne Desbaresdes souffre assurément de bovarysme, bien qu’elle ne lise pas, bien qu’elle s’épuise à rejoindre son amant verbal.

Boucle bouclée de la musique, piano ou radio ; vedette qui passe au large, envies d’ailleurs, d’une autre vie, seule ou à deux, qui trépassent ; variations du t’aime unique dans l’incapacité à le dire, à agir, à étrangler une gorge tendue.

Mains et lèvres posées l’une sur l’autre, gisant à peine grisant, simulacre de passion et d’étreinte.

Demain, sans faillir, « ça recommencera », tu peux en être sûr(e), autant que du coucher de soleil, de l’appel sonore de la sirène, de la pièce de musique déversant sur le monde, magnifiquement, sa beauté enfantine.

Moderato cantabile, modéré, enchanté (plutôt qu’en chantant), fait entendre la sienne depuis l’éternité de 1958.

Le découvrir en 2016, à l’heure du vide généralisé des discours oraux, écrits, audiovisuels, procure la sensation de pénétrer dans une boucle spatio-temporelle, itérative et, osons le dire ainsi, racinienne, une parenthèse empruntant à Brève Rencontre et à La Princesse de Clèves, un univers abstrait, incarné, spectral, damné, succinct, évocateur.

Tout le monde ne connaît la chance de creverà l’instar de Tristan et Yseut, Roméo et Juliette, Jacquie et Michel, la faute à « l’incommunicabilité », à la lâcheté, au confort étouffant, à un deathwish (gâchette souriante de Bronson) craché, virtuellement réalisé.  

Le romantisme de la fin des années 50, période embourgeoisée dans le sillage du désastre de la guerre, de ses compromissions, de ses omissions (elles reviendront avec le crâne rasé d’Emmanuelle Riva), prépare le terrain à la gaieté factice et à la sexualité ludique, candide, des années 60, guère troublées par les « événements d’Algérie », avant la gueule de bois glacée des années 70, sous le signe de la crise, du terrorisme, du libéralisme dit libertaire (règne éphémère du X), du soupçon (Nathalie Sarraute et Richard Nixon).

Ce grand petit livre primé par Barthes, Bataille, Louis-René des Forêts, contient tout ceci et davantage, il nous fait également penser à Fanny et Marius, autres rêveurs d’un autre port, la première promise à l’enfantement, au mariage plus ou moins gentiment arrangé, le second, à l’exil aveuglé, au retour mélodramatique.

Si O, poignante mystique lubrique, trouvait infine la mort dans son tendre calvaire, Anne, oui, cette fois, je te désigne de ton seul prénom, dans Calcutta désert ou pas, dans ma petite ville provinciale de province à moi, survit et reste là, ou bien part avec son petit homme dans un pays chaud promis, Chauvin laissé dans le café, invisible, elle « ayant déjà quitté le champ où il se trouvait ».

On peut ainsi continuer comme avant ou quasiment, ressusciter d’un amour mort-né, repartir chez soi et laisser à d’autres, désormais, le soin d’accompagner l’élève rebelle à ses cours abrutissants et ouverts sur l’immatériel.

Faut-il s’en féliciter, s’en contenter, se satisfaire de se défaire, tant pis pour eux et pour nous, amoureux insultants, étrangers (à eux-mêmes, ou se connaissant trop) dans un pays jamais nommé ?

Célébrons, en tout cas, au présent, avec nos moyens, la réussite mélancolique de Marguerite, étonnamment détentrice ici, dans cette façon de voir, d’écrire, de faire ressentir, d’une part solaire et nocturne, brève et intemporelle, d’immortalité, modérée, réenchantée.  
                      

Liberté, Égalité, Choucroute : Société, sécession, cinéma

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I know what I am talking about when I am talking about the revolutions. The people who read the books go to the people who can't read the books, the poor people, and say, « We have to have a change. » So, the poor people make the change, ah ? And then, the people who read the books, they all sit around the big polished tables, and they talk and talk and talk and eat and eat and eat, eh ? But what has happened to the poor people ? They're dead ! That's your revolution. Shhh... So, please, don't tell me about revolutions ! And what happens afterwards ? The same fucking thing starts all over again ! 

Juan Miranda, Il était une fois la révolution

Ça ira, ça ira ou ça n’ira pas, cela ne va déjà plus, et la roulette (russe) s’affole, et la mise consiste en vies dévaluées, étalées à terre sur le tapis vert – nécessité de se poser (des questions), de souffler (sur les braises), de relever la tête (coupée ou pas)…  


I

Redonnez-nous le soleil et nous ferons la révolution un autre jour, mon amour.

Rapportez-nous la mer, le sable, la chaleur, les gamines en string à Ipanema, les barbecues entre amis, l’anis frais, la montagne en été, les congés payés avec le sang durant le reste de l’année dévorée.

Rendez-nous les pénis et les vagins afin d’y enfouir nos peines et nos vagues à l’âme, les criques lubriques, les parades d’hormones, les régimes misogynes décrits dans les magazines dits féminins, des étreintes estivales d’adolescents immortels protégés au latex.

Offrez-nous des bronzettes où incubent nos cancers vivaces, nos mélanomes pugnaces, là sous la peau, quelques centimètres à peine sous l’épiderme enduit de crème et pourtant rougi malgré les campagnes hygiénistes, les préventions étatistes.

Servez-nous au quotidien des enfants à sodomiser, des femmes à éventrer, des vieillards à maltraiter, car nous raffolons de ces atrocités trois fois dans la journée, de préférence à l’heure des repas, car sans elles, comment épicer, rassurer, nos vies vulgaires et banales ?

Organisez-nous des festivals du cinéma, histoire de mater les stars derrière des barrières de sécurité, d’admirer leurs pieds nus sur les marches rouges en velours, de faire concourir des films comme aux comices agricoles, de leur décerner des prix palmés.

Cédez-nous du sport filmé à la TV, à consommer vautré sur le canapé, cet accessoire primordial de la scène primitive du X numérisé, de la logorrhée de sitcom, le premier déversé dans la seconde et inversement.

Élisez-nous des présidents parvenus, méprisants, des ministres arrogants et incompétents, appliquant, en toute impunité, vulgarité, sans une once de légitimité autre qu’institutionnelle (ah, cette belle et terrible tentation insurrectionnelle), la démocratie du 49-3.

Informez-nous de gosses de riches classés gauchistes incendiant une bagnole de police, de blocages corporatistes, d’émois bourgeois, de décorations en chocolat, de déclarations indécentes proférées par d’imbuvables donneurs de leçons indignes d’une balle au front.   

Cartographiez-nous un petit pays à l’agonie, nostalgique de sa feinte grandeur, gouverné par la peur, émietté en communautés, en intérêts spécialisés, en territoires républicains paraît-il perdus, en poches préservées de tourisme eugéniste élues villages préférés des Français. 

Louez-nous des appartements minables dans des viles avilies, une pollution polymorphe pour nos poumons d’acier nécrosés, ainsi nous pourrons vite courir à l’hôpital public juste avant le grand déremboursement et, qui sait, avec un peu de chance, attraper une saleté.   

Inventez-nous Internet pour perdre notre temps, notre vue, nous donner l’opportunité tarifiée de cracher notre bile inoffensive, surveillés à distance par les Mabuse de la cybercriminalité, dénoncés par les concierges vichystes, démasqués par notre adresse IP.

Emprisonnez-nous dans un corps pour jouir et souffrir, pisser, chier, saigner, pleurer, se blesser, se caresser, se faire opérer, décapiter, enfanter, tendre vers l’éther et boire goulûment au Léthé, se (dé)battre au quotidien ou bien, enfin, savourer un salutaire suicide.   

Ouvrez-nous après notre mort les portes de tous les supermarchés familiers, lieux de culte climatisés plus fréquentés que les églises et même les mosquées, royaumes immanents remplis d’aimables abominations conçues pour relancer la consommation.

Parlez-nous comme à des imbéciles, à des béotiens, à des ingrats, pire qu’à des chiens, parlez-nous pour ne rien (nous) dire, dans une langue exsangue, circonscrite à deux ou trois centaines de mots fonctionnels, fictionnels, impersonnels, générationnels.

Poignardez-nous la poésie et surtout les poètes, baisez la beauté à sec, brûlez les livres inutiles, lacérez les toiles intérieures, cassez les jambes des cruelles chorégraphies, percez les tympans juvéniles, effacez jusqu’à l’idée même de grandeur dans le secret de nos cœurs.  

Traitez-nous de l’unique façon qui convienne : mal, encore plus mal, à la dure, à coup d’impostures, de messes basses dans les coulisses, nous méritons cela, nous implorons ce traitement, tant la vraie liberté, sauvage, indépendante, responsable, nous effraie.

Enfoncez-nous au fond de la gorge et du cerveau, de l’anus et de l’œil, vos tombereaux d’horreurs si colorées, si acidulées, si agitées ; vous connaissez mieux que nous notre incapacité à nous passer du divertissement qui nous égare si joliment.

Apprenez-nous à voter, à favoriser le renouveau des énergies, à prendre soin de notre nutrition journalière, à dire non à la drogue, à l’alcool, au tabac, à la violence domestique, à la vitesse au volant, faites retentir la sirène télévisuelle des alertes enlèvements.

Maquillez-nous les statistiques, les études sociologiques, abreuvez-nous de chiffres, de données, d’identifiants, de mots de passe (à défaut de maison, politiquement incorrectes), proposez-nous de merveilleux forfaits et d’affolantes formules pour nos funérailles.

Reliez-nous les uns aux autres pour mieux nous atomiser, nous assourdir, nous asservir, nous conforter dans l’illusion d’une parole libre et respectée, écoutée, prise en compte, violez avec notre consentement les derniers lambeaux de l’hymen de notre intimité. 

Achevez-nous via la défense de nos droits, le décès dans la dignité, les substituts de salaires, le déguisement de la réalité sous des euphémismes ou des sigles, tenez-nous la main tout au long de notre défaite programmée, quitte à la couper s’il lui prenait l’envie de (se) dérober.

Puis contemplez-vous à notre miroir, constatez la parfaite ressemblance entre vous et nous, dédoublement désolant à la source des innombrables blessures, salissures, meurtrissures, et sachez qu’en nous exterminant, vous érigez vos propres gibets.         

II

Au théâtre, la réplique n’existe que dans l’instant  de son énonciation : pas de seconde chance pour le comédien qui la profère, bien ou mal, au bon moment ou à contretemps (timing mécanique de la comédie), enfin chez lui sur scène ou guetté par le trac, à l’aise dans le maquis mnémotechnique du texte ou trahi par sa mémoire ; d’où l’inutilité de lire des pièces, exercice autiste dont la stérilité rejoint, pour les dépasser, celle du survol de scénario ou du parcours de partition. Certes, la musique des mots ou des notes peut se laisser entendre, son charme agir dans la solitude silencieuse, individuelle, excentrée, mais l’œuvre ne se réalise, ne se concrétise, que dans son exécution publique, sa représentation éphémère, unique, fleuve (voire rivière) jamais identique, chaque soir différent, renouvelé, modifié par le lieu de son avènement, comme la physique quantique inclut dans le résultat de l’expérience ses conditions d’élaboration et de perception, en souligne l’interaction subjective. Les arts dits vivants relèvent de l’événement, tandis que les expressions de conservation (boîtes de conserve, jugent les mauvaises langues) s’en détournent et l’abolissent par le déploiement infini, itératif, d’un champ des possibles, à peine limité, figé, par les contraintes économiques, matérielles et temporelles, de leurs industries respectives.

On peut réenregistrer une chanson, refaire une prise, réécrire une phrase. Le disque, le film et le livre, sages sarcophages dépendant de la technologie, de systèmes d’enregistrement, de lecture, de distribution et d’exploitation, de relais commerciaux (claires librairies, salles obscures, plates-formes de téléchargement, légal ou pas) et municipaux (médiathèques, ciné-clubs, bibliothèques), attendent leur exhumation facile et quotidienne, afin de témoigner d’un choix, d’une forme parmi des milliers. Unicité contre multiplicité, apparition contre reproduction, durée contre mémoire, participation contre passivité, existence contre archéologie, vitalité contre spiritisme – les oppositions à foison, volontiers schématisées, au risque du clivage simpliste, demeurent cependant révélatrices de chaque domaine esthétique, avec pour point commun et foyer partagé la triple tangente du corps, du sens et du vide. Les hommes créent avec leur chair, leur voix, leur énergie, cernés par l’absurdité de leur destin, désireux de célébrer une quelconque divinité, de satisfaire un monarque, de vendre un produit (culturel selon le goût social), en preuve de passage, en réponse provisoire à des questions irrésolues, en tentative de combler avec/en beauté un manque fondateur, d’y substituer l’évidence fragile de leur brève présence, avant l’engloutissement banal de la mort iconoclaste.

Les artistes, inconnus, subventionnés, précaires, officiels, ceux qui méritent ce nom ou l’usurpent, vrais soleils noirs ou piètres étoiles clignotantes au ciel encombré de la société spectaculaire, spéculaire, totalitaire, cristallisent et informent les aspirations de la masse, la bercent de romances, la soignent par des placebos, la consolent de ses lâchetés, parfois la scandalisent sur un malentendu ou la révèlent à elle-même avec une cruauté à chérir, qui fait vraiment grandir, et toujours inférieure à la morsure du réel (le danger des planches reste mesuré, surtout dispensé face à des enfants dans un hôpital, prodigué en parenthèse compromise, salvatrice, par temps guerrier). La révolution, circularité astronomique et balistique, s’impose, par sa seule désignation, en phénomène répétitif condamné à revenir à son point de départ, à l’origine (ordre) mise à nu (maintenu) du monde injuste, et l’art ou la science, cette sœur infidèle, sectionnée, sculptrice planétaire modélisant l’univers, matrice orphique dont surgit l’anéantissement ultime, le superbe et suprême brasier nucléaire, installation-sidération bien plus évocatrice et radicale que les mobiles de musée, savent en devenir les auxiliaires dociles, les muses complices. Ce conservatisme déguisé sous les audaces de la création, de l’explication, de l’interprétation, artistique ou scientifique, soutient l’ensemble de l’édifice social, en assure l’infrastructure surplombante, au côté du régime politique (démocratie, dictature) et financier (capitalisme, communisme) installé.

Là encore, les temporalités s’affrontent en surface, l’urgence révolutionnaire rêvant de retrouver l’éternité de l’utopie ou l’alternance mythique des remplaçants. Il presse de perdurer, il tarde d’entériner le passé, revêtu d’habits à la mode (le vert pâle de l’écologie, le brun blanchi des extrémismes). Si le renversement, dans sa finalité insoupçonnée, généreuse avec les idéaux d’autrui, vise la continuité, la reprise du drame avec une mise en scène, une troupe, une diction, un rythme, à peine modifiés (pour un dénouement identique, on s’en doute, l’insatisfaction généralisée provoquant un nouveau soulèvement, inscrit dans la chaîne rassurante des mouvements immobiles), l’insurrection mise sur la ponctualité, le coup de sang populaire, l’affrontement physique et localisé. Elle ne consacre pas une seconde au projet d’amélioration, à sa rédaction théorique, elle passe directement aux travaux pratiques, elle fonce tête baissée dans le mur gouvernemental, lui offrant par conséquent toute latitude (démagogique) pour répliquer à son avantage, en arrogant gardien du droit, de la sûreté des biens et des personnes, en assureur des vitrines et du Surmoi. Cette carence d’assises idéologiques, une chance supposée après un siècle propice aux insanités du dogme hitlérien, stalinien, maoïste, explique en partie l’échec des groupuscules anarchistes des années 1900 et suivantes jusqu’à nos jours. Ici règnent l’esprit de clocher, la vindicte incestueuse, l’exclusion sans sommation, les discours obscurantistes, désincarnés, stéréotypés, ressassés entre fraternels ennemis au périmètre réduit.

Contrairement à cet élan centripète, le terrorisme contemporain essaime et joue la carte informatique du recrutement hollywoodien, du romantisme de la transcendance, du dépassement par la prière, du paradis promis aux serviteurs de la cause sacrée. Vieilles recettes de l’Europe bourgeoise et en crise pétrolière de naguère, vengeances œdipiennes en Allemagne et en Italie, remises au goût du jour misogyne, hyperbolique, la condamnation sociétale se voyant (littéralement, en direct, en temps dénommé réel, sur tous les écrans de la fiction avérée, mondialisée) élargie aux dimensions d’un conflit de civilisations, de religions, masques tragiques sous lesquels se dissimulent une béance identitaire et un malaise moral insondables, pas inexplicables, comme une variation décuplée, explosive, narcissique, de l’étrangeté existentialiste. Le cinéma, art de la préservation, de la transmission, abandonnant au théâtre la sensation, l’incarnation, devient un langage d’embrigadement islamiste, une source d’inspiration et d’entraînement pour les interventions américaines en Irak, un méta récit collectif bouclant la boucle avec des films prophétiques et rétrospectifs, la répétition du défilement des images alignée sur le bégaiement de l’actualité, le ressassement des tropes patriotiques – à l’échelle de valeurs supérieures suffisamment vagues pour s’avérer consensuelles, sacrificielles, telles la liberté, l’égalité, la solidarité – harmonisé sur le piétinement des troupes, au moral à soutenir, aux vétérans à honnir (ou soigner), pieux mensonges à message non plus en illustrations, à l’obscène douceur, d’un hypothétique irreprésentable, mais paravents plus ou moins captivants placés devant une invisible guerre à corriger, monter (surtout pas montrer), remaker au besoin.

Imaginons Kirilov, avec ou sans turban, pourvu d’une barbe ou glabre, citoyen belge ou apatride sis dans l’arène vidéo, affirmant, à l’inverse de son avatar littéraire, la survivance de Dieu et l’abolition de toute permission (compromission). Le nihilisme à visage humain aime à s’adorer dans son reflet télévisé, pixélisé, au-delà immédiat qu’il meurt d’envie de regagner grâce aux armes lourdes, aux massacres d’écoliers, de caricaturistes, de spectateurs. Avec sa guérilla interminable, modulée, dans les rues de Paris ou Tel-Aviv, en Afghanistan ou en Afrique, avec ses patronymes métamorphosés, ses rhizomes de succursales, de dissidences, d’antennes, avec ses boutiques en ligne et son implantation dans les quartiers paupérisés de partout, pas uniquement ceux des banlieues de capitales hexagonales (la surveillance du territoire procède aussi de la cartographie, au carrefour de la statistique, tout sauf ethnique, mystique républicaine oblige, de l’urbanisme et de la criminologie), le terrorisme baptisé religieux emprunte à la révolution sa chronologie différée, à l’insurrection, ses accès stupéfiés de violence, cancer métastasé travaillant en réseau ou cellules singulières à la ruine du corps social occidental, dont il fait bien sûr partie, par naissance, langue, imaginaire fantasmatique, héritage historique, cette appartenance redoublant sa rage froide et artisanale, amplifiant sa pugnacité méthodique ou improvisée.

Davantage qu’une illusoire altérité, démentie par l’espéranto de la génétique, par la pauvreté pandémique, on cherche à exterminer ce qui nous ressemble, à mettre un terme à son insupportable proximité, spatiale et mentale, à se réinventer en croisé faussement musulman (victimes itou, sinon premières et principales). Le ressassement des épisodes contestataires fatigue autant que l’usure des jours, que l’écume nocturne déposée sur l’oreiller, que la face méconnaissable recroisée au matin dans la glace carrée, ce cadrage géométrique adopté par les preneurs d’otages cagoulés, pour leurs exactions relayées ou à dissimuler (ne pas désespérer Billancourt, ne pas froisser les sensibilités scopiques). L’insurrection, l’anarchisme, la révolution, le terrorisme, chapelet de positions inconfortables, de possibilités impossibles, de terrains minés explorés avec l’on sait quels résultats (et réussite désastreuse). Que s’élaborent, alors, d’autres stratégies de libération, d’ascension, d’éjaculation. Que prennent corps, par-delà la page codée, une résistance à tous les niveaux, de tous les instants, à remodeler, à accomplir sans héroïsme ni défaitisme. L’altermondialisme, l’humanisme, l’écologisme, la somme inépuisable des ismes soldés, remâchés, gentillets, que les gardent ceux qui croient encore au grand soir mais pas à la longue nuit, ceux qui, Janus dos à dos, manifestent, cassent, tabassent, votent, rabâchent, pérorent, ricanent, se victimisent, se mobilisent, se lavent les mains du prochain, pratiquent la charité en chansons, louent la cinéphilie récréative, créative, continuent à croire au débat, à la force, aux frontières, à l’immunité monétaire et nationale. Voici l’unique alternative, en définitive : se transformer sans tarder ou s’éteindre à tout jamais.                  

III

Peut-être que l’on se trompe depuis le début. Que le cinéma ne mérite pas notre passion ni notre écriture. Qu’il ne mérite rien. Finalement. Pas même du mépris. Tout ce temps passé à regarder une imitation de la vie. Tout ce temps perdu qui ne reviendra jamais plus. La vie rugissait pourtant au-dehors. Une réalité enterrée vibrait à l’extérieur. Tant de corps à étreindre. Une infinité de visages. De paysages. De quoi occuper une vie entière. L’épuiser dans la félicité blessante. Et alors ? Qu’attendre de ceux qui s’abritent dans des tombeaux isothermes ? Au sein des cimetières en été ? Entre les pages dépassées ou les coursives immobiles des musées ? Un casque vissé au crâne. Un regard levé au ciel antérieur. Pas grand-chose. Rien. Sans doute. Maladie honteuse et populaire de la cinéphilie. Platonisme d’adolescent. Affaire de fric. L’insulte américaine du mot art. On ne saurait leur donner entièrement tort. Delerue s’y exila. Y décéda. La façon dont on traite la culture dans ce pays. Entre étatisme. Mécénat. Intermittence. Corporatisme. Bonne conscience. Bénévolat. Désormais financement participatif. L’argent demandé autrefois à sa tante. Ses amis. Sa petite amie. L’argent probablement. Rechercher une certaine sécurité. Nathalie Baye déclarant jadis toucher des allocations chômage. Comme si l’économique pouvait se dissocier de l’esthétique. Ne nous parlez pas de politique. Laissez-nous rêver. Priser le peu de beauté. Là sur l’écran. À portée de main. À quelques mètres d’un destin. D’un festin. Le faisceau fabuleusement fasciste nous enchaîne aux images améliorées de nous-mêmes. Jusque dans l’abjection nous nous ébrouons. Il ne suffit pas de se leurrer. Il convient de s’humilier. De remercier la main du petit maître tournant la manivelle. Appuyant sur le bouton. Réclamant l’action des simulacres afin de réduire à l’inaction les spectateurs volontaires. Qui n’attendent que ça. Qui attendent si peu d’eux-mêmes. Une place achetée le mardi garantit une place gratuite. Opérateur de téléphonie mobile pourvoyeur de rabais en multiplexe. Croissez et multipliez. Reproduisez l’état des choses et vos rejetons sans mémoire. Mercredi jour des enfants. Des grands enfants de quarante ans ou plus en file docile à l’entrée du sépulcre qui sent le pop-corn et des dizaines d’autres saloperies à s’empiffrer. Accompagnement au piano du muet. Accompagnement au prorata de la glycémie. Lénine ou Vertov et l’opium. Pas le même. Presque. Religion de l’image et image des religions. Un siècle laïc durant des croyances iconoclastes. Une foi taillée sur mesure. Mesure du réel à la démesure des discours. Une impuissance nous saisit à embrasser l’expérience du monde. Nous vivons chacun dans le nôtre. Celui-ci cousu dans l’étoffe des cauchemars aimablement fournis de la naissance à la mort. Indiscernables du reste. Avec lui confondus. Quand le référent vient à disparaître de la conscience elle-même ne demeure qu’un vague malaise. Une douleur lancinante. Prescription de morphine et d’anamorphose. Le septième art de corbillard. Cachez ce dessein que je ne saurais voir. Enfoncez l’humanité tout au fond de votre fosse. Voici le lieu. L’ultime locomotive. Le dernier motif irreprésentable de la représentation. Chambre noire et chambres à gaz. Angle mort des actualités reconstituées. Heureusement pour eux ils conservèrent les costumes à rayures. Une maquilleuse russe effectue un raccord sur un figurant malingre. Allez parler de révisionnisme après. Après quoi ? Après les passeurs et les cinéfils ? Les cahiers jaunes et les vagues internationales ? La modernité de Fellini. Antonioni. Hitchcock. Powell. Godard. Stop ou encore ? De la rupture pour quoi faire sinon réinventer notre manière de voir et de vivre. Implosion de la narration. Disparition du sujet. Abolissement de la structure projetée. L’aventureuse touriste embourgeoisée s’évanouit sans fin entre les rochers. La voleuse charmeuse. Immaculée. Esseulée. Sous la douche elle n’en finit pas de hurler. Chuter. Fixer le vide d’un œil translucide. Auparavant un drain pour évacuer les résidus d’hier. Toutes ces consolantes imageries enfantines ordonnées et aux ordres. Bien propres sur elles. Bienvenue à l’abattoir. Chez vous. Dans votre miroir. Le cinéma classé d’horreur laisse vos mains moites. Cœur battant et battu. Obscurcissement instantané ou momentané. Tel l’orgasme du reste. Telle la tête coupée roulant délicatement dans le panier en osier de l’échafaud. Et la colère au bord des larmes de Rod Steiger chez Leone. Le dindon de la farce tragique. L’éternel péon cocufié. Le charme canaille des activistes teutons ou transalpins. Les filles amoureuses de Baader. Les lèvres rouges des brigades. Une gare et un film qui sautent. Différemment. Pareillement. Révolution au cinéma et dans ce qui le nie au quotidien. L’épuise et le rend caduc. Tuer des hommes pour tuer des idées. Mais les coercitions subsistent et les crimes s’accumulent. Meurtres ou attentats en répliques modélisées de la violence étatique. La justifiant par l’absurde et le sang. La légitimant dans ses maléfices autorisés ou réclamés. Alliés objectifs et entente transparente. Instrumentalisation des captations. Appareils d’État et de prise de vues. Rodeur sur le seuil et rêveurs dans les salles. Du cinéma en ersatz. En lot de consolation qui console quatre-vingt-dix minutes. S’injecter dans la pupille une diversion relative. Forer la fovéa pour atteindre des pleurs de contentement. Accommoder sa vision et s’accommoder du monde tel quel. Légion écrit à l’international. Il tapote et donne son avis de vieille fille. De tribun falot. De nostalgique lobotomisé. Le bon vieux temps de nos meilleures jeunesses. Qu’elles aillent se faire mettre. Soumettez-vous ou bien démettez-vous. Vitres brisées. Sondages en berne. Déficit d’image. Pénurie d’essence. Raffinées raffineries à confisquer en confiseries cégétistes. Marche ou crève. Va à vélo. Énergie verte et voleur de bicyclette. Providentielles inondations et incendies perturbant des projections pas très catholiques. Des mots vomis à la minute. Une aphasie à sa guise. Œdipe se crève les deux yeux pour mieux voir l’origine du monde et le père éternel. Pauvre diable truqué. Pauvres guignols paradant sur le petit écran. Qui ose écrire les dialogues obscènes de cette attristante comédie ? Qui nous délivrera du bien ? Du bien qu’ils nous veulent tous. Qu’ils nous imposent. Vers lequel nous aspirons de toutes nos faibles forces et pendant le court temps intégral de nos existences infinitésimales. Alors s’exiler ? Escalader la paroi dangereuse ? Se jucher au sommet des Alpes intérieures ? Regagner en heureux ermite la réclusion de la sécession ? Se déconnecter du réseau risible ? Une autre solution. Une échappatoire définitive. Le beau couteau du giallo repose sur la table de nuit. Il ne faudra pas trembler. Se louper. Gare à l’incision maladroite. Au remords tardif. Pas de seconde chance. Rien qu’une prise unique. Une prise maximale de risque. Quand la ville dort trépasse le marchand de sable. Tu trouveras bien la dernière des putains pour te seconder. Pour t’assister en assistant à ta plus grande défaite. Elle sentira aussi bon que la mort en public de l’Autrichienne au milieu de la foule agressive. Tous nous montons sur scène. Tous en scène pour la vibrante cérémonie. Au moment où s’abat la lame aiguisée une extase légendaire émane de la foule réconciliée. Un mouchoir parfumé. Une trace effacée. Une évasion intériorisée. 


Les Ragazzi : Les Garçons sauvages

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Lost in a Roman wilderness of pain
And all the children are insane
All the children are insane
Waiting for the summer rain

Jim Morrison, The End

Marcher du côté sauvage (de la ville, de la vie), recommandait Lou Reed (et Nelson Algren) : ne craignons pas d’y rejoindre Pasolini, cet opus introductif en passeport précieux…


Le Frisé (Ricetto, en VO, pas ricotta), petit enfant de putain, avec tes bouclettes à la Ninetto Davoli (amant, acteur) et ton lexique à la Sergio Citti (peintre en bâtiment, futur réalisateur, ami, voisin, « dictionnaire vivant » de l’écrivain), avec ton pantalon serré, avec ton passé absent, comme aboli, puisque tu vis dans l’instant, orphelin sans pain et créature existentialiste ou néoréaliste (voire ultra), premier communiant adolescent aux allures de prostitué roué, on te suit dans la banlieue romaine du romanesco(argot un peu vieillot de la traduction de Claude Henry en 1958, moins fidèle que la nouvelle signée Jean-Paul Manganaro, tant les langues « périphériques », « marqueurs » identitaires, communautaires, donc leurs « locuteurs », vieillissent vite et disparaissent définitivement, surtout dans un pays de dialectes, à l’unité nationale récente, sous la « novlangue » capitaliste/consumériste de l’après-guerre, plus tard durant le « miracle économique » des années 60 : le sujet implicite du livre, celui-ci en témoignage, hommage, compagnonnage assumé), au plein cœur blessé, blessant, de cette zone interdite, infernale, nocturne, rurale, autour de la ville dite éternelle (piazza di Spagna, tu arnaques gentiment les touristes, avec le sourire et un jeu de cartes).

Soleil noir, esclave libre, représentant malgré toi du lumpenprolétariat(tu ne symbolises rien, tu respires entre les pages du bouquiniste, dans la chaleur écrasante, « africaine », suréclairée, du Ténèbresd’Argento), tu parcours des kilomètres à pied, en charrette, en tram, tu voles un sac à main, du métal (plaques d’égout) et le refourgues à d’autres arnaqueurs, flanqué de tes confrères de misère, réduits à des surnoms (le patronyme, la lignée, luxes aristocratiques, même si Visconti, « comte rouge » aux premiers héros prolos, prit soin, élégamment, d’abréger le sien, d’omettre son titre de noblesse), des silhouettes enfantines à la banale « laideur » de pauvres (la « beauté », les manières de l’entretenir, appartiennent également aux riches), saisies de l’intérieur, en leur compagnie, au moyen de leurs mots, de leurs gestes, de leur Weltanschuungdépourvue d’horizon (sinon sentimental, cf. l’épisode drolatique des trois filles du chapardeur de choux-fleurs), par un poète nordiste déclassé, au chômage, non un observateur au zoo(ah, nos propres ceintures urbaines cartographiées à charge par des journalistes extérieurs, des « enquêteurs » racoleurs, ripolinées par des associations bien-pensantes, alibis de la « paix sociale », dépeintes avec cynisme par quelques rappeurs puérils, en variante financièrement intéressée de « l’économie parallèle »).

Découvrir le premier roman (publié, au succès de scandale) de Pier Paolo Pasolini aujourd’hui, que certains inscrivent dans la tradition courte et picaresque de Boccace (sa transposition joviale et triviale du Décaméron date de 1971), alors que nous préférons y voir un compagnon esthétique (quasi métaphysique) du cinéma de Cassavetes, pas de début, pas de fin, pas de « grand récit » édifiant (malgré la pieuse défense d’un ami à coup de piété, quand l’ouvrage se vit poursuivi en justice pour obscénité, à sa parution en 1955, après cinq ans de labeur, l’auteur alors âgé de trente-trois ans « christiques »), pas de transcendance narrative ou religieuse, au profit de la chronique (d’une mort annoncée, celle, par exemple, d’un gosse sur un lit d’hôpital, selon une pietà en présence de la mamma en larmes et des copains écrasés, rendus muets, par le chagrin, morceau de bravoure mélodramatique délivré avec une sécheresse rageuse rappelant, bien sûr, les mésaventures d’Anna Magnani, mère et louve romaine, cependant éloignée de Fellini) elliptique, laïque, éthique (une évidente tendresse, aucun voyeurisme, dans ces esquisses crûment pudiques), au fil coupant des jours d’un incessant été (hors l’ombre de la prison, où la société hypocrite t’envoie pour t’apprendre la vie (« la morale »), ragazzo di vita, garçon de « mauvaise vie » auréolé de candeur, liminaire sauveur d’oiseau), revient à pénétrer dans un territoire éminemment politique – décrire cette réalité aux portes de la cité (« ouverte » chez Rossellini), la donner à lire dans son « imitation linguistique », la jeter à la face du lecteur, telle cette rivière sale dans laquelle barbotent les gosses en contrebas de l’usine d’eau de Javel, « pieuvre » pas mafieuse (quoique), constitue de facto un acte « citoyen », irrécupérable par la bonne conscience de droite ou de gauche (irritation-collusion de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste italien).




Virgile guidait Dante à la recherche de sa Béatrice (bref exergue du chapitre VI), Pier Paolo épouse les pas d’un détrousseur d’aveugle, flatus vocis (dixit l’essayiste) pas spécialement « aux semelles de vent » (Rimbaud, météore homo, déréglé, « encrapulé », marchand d’armes africain amputé dans un établissement marseillais, possédant sa dérisoire statue honorifique dans sa Charleville-Mézières natale), fiché là dans le présent itératif de l’enfer sous-prolétaire, dans un immense terrain vague à ciel ouvert (celui longeant la plage d’Ostie, arpenté en vespa par Moretti dans Journal intime, attendra vingt ans le démembrement du contemporain vraiment capital, Osiris possiblement écrasé, défiguré, par sa putain mineure au masculin et au volant, « à moins que », supputent les complotistes, un temps menés par la complice Laura Betti), volontiers ignoré de tout le monde ou presque (cela gêna, davantage que le langage ou les situations explicites, sordides, cette réalité ressentie, lucide, énamourée, prise dans le prisme d’une prose sensuelle et impitoyable, à l’opposé déterminé, parfois biaisé, arbitraire plutôt que documentaire dans sa décomposition épidémique, sa déréliction généralisée, de tous les dépliants touristiques rattachés à la capitale, dont le féérique Vacances romaines de Wyler, certes), terreau noir, crasseux, en construction, à l’abandon, de souriante désespérance (écoutez-les rire, assistez à leurs jeux parfois cruels, à l’instar du gamin napolitain, à la voix bouleversante dans ses chansonnettes contraintes, accroché à un bûcher amateur).     

Le pandémonium profane (méconnaissable dans le synopsis des Garçons de Bolognini), pas pire qu’un autre, à bien y réfléchir (disons bidonville brésilien ou indien), à y vivre dans des conditions pourtant intolérables, plus fréquentable, en tout cas, que certains beaux quartiers glacés, pourris sur pied dans leur antiquité, s’étend du « Ferro-Bedon », usine (inexistante, apparemment, dans une « vraie » topographie) de fer et de béton, à l’intitulé français déformé par l’acclimatation langagière, vaste marché quelque part entre le débarras et la cour des Miracles, avec ses Allemands incongrus, reliquat du conflit mondial, à la verdoyante et obscure Villa Borghèse, des bords pollués, mortels, de l’Aniene, au groupe scolaire Franceschi, terminusde populations réfugiées, promis à s’effondrer sur elles (Adèle, la génitrice du Frisé, ne se relèvera pas), triangle des Bermudes transalpin, agrégation de solitudes, pas seulement masculines, peuplés par le colosse Amerigo, amateur compulsif de passe (le jeu, pas le sexe), Nadia et l’Elina, felliniennes catins de cabine de bain surchauffée, asphyxiante, de « cube éclairé » au sein de la désolation banlieusarde (Cabiria, te revoilà), des travailleurs probablement sous-payés (leur honnêteté négligée), un « vieux pédoque » dragué intra-muros, en bordure de Tibre, puis conduit à une grotte excentrée (tous ces passages sexuels tenus « hors-champ », laissés à l’imagination dégueulasse des censeurs), par une mère poignardée (pas avec gravité, suppose-t-on) par son « sauvageon » à bout de nerfs, par sa fille (et sœur) juvénile, enceinte et au désespoir dans l’injurieux couloir.

Là-bas, au bout de la rue, dans une insupportable proximité, où se vole une appétissante tranche de gruyère, où s’esclaffe mécaniquement, poupée cassée en deux, une « travailleuse du sexe » sicilienne, constatant au bordelune éjaculation précoce, où se déroule cruellement une noyade, en présage du plongeon inaugural, de mauvais augure, ouvrant Accatone (1961), avec Franco Citti, le frère de Sergio, dans la peau d’un « Christ à cran d’arrêt » (dirait Buñuel) désigné par son surnom de mendicité, les travellingsépousant l’errance, la caméra de Pasolini, après sa plume (ou sa machine à écrire), « tout contre les personnages », cette fois-là, au contact de Bach, fournisseur régulier, « mathématique », d’un sens de la tragédie, d’une religiosité pas encore picturale, en parallèle avec de sismiques manœuvres militaires (absentes de Salò ou les 120 Journées de Sodome, testament involontaire sur la coercition armée, en chemise noire, libérale, libidineuse ; dans FelliniRoma, des escadrons de motards envahissaient l’épilogue) et la fille de l’usine faisant ses vitres, espionnée entre les roseaux, la Camarde (titre de l’ultime segment) promue deus ex machina de cette boucle bouclée, inversée, avec le commencement, l’hirondelle sauvée rendue dérisoire par le « meilleur ami » du Frisé sombrant dans la colère du torrent, sous ses yeux humides et impuissants (Lawrence d’Arabie peint par David Lean secourait lui aussi, vainement, un adolescent), loin des cris paniques des frères, des aboiements fidèles du petit chien blanc au faux cocard.


Pasolini cite Tolstoï (« Le peuple est un grand sauvage au sein de la société ») et s’inscrit dans un puissant sillage, celui de Sciuscià (1946, en écho à l’incipit du  chapitre II : « Été 1946 »), Allemagne année zéro (1948), Los Olvidados (1951), trois morts d’enfants filmées, trois outrages (avant De Palma), tel un sacrifice symbolique, mythologique, ou la réactualisation métaphorique des crimes de l’ogre fasciste ; il ne dénonce pas, au-delà de ses dires (« dénonciation, organisation interne de la structure narrative selon une idéologie marxiste, lumière interne », « la littérature vient à la rescousse de l’action, est édifiante »), ne dévoile pas les rouages imbriqués d’un mécanisme inique d’exclusion, de mise au ban, de criminalisation ; il ne donne pas dans la sociologie, le fait divers (reconstitué, mode actuelle déjà passée), le pathos hagiographique de la légende ombrée (à défaut de dorée), il n’écrit pas pour des chapelles, des partis, des électeurs, des exégètes, des « communautés » (LGBT) ; sa clairvoyance, son indépendance, préfèrent louer le « paganisme », le « vitalisme pur », le « monde moral préhistorique » survivant chez ces ragazzi de mort et de vie, « en dépit du bombardement idéologique très intense, du « panem et circenses » de la bourgeoisie démochrétienne et américanisante », qui « n’a pas encore touché chez eux, sinon génériquement, les problèmes du sexe », l’amènent à conclure, avec une tristesse républicaine, que « L’optimisme, l’espérance aprioriste, sont toujours des données artificielles : je sais bien que la Liberté et que la Justice ne signifient pas le bonheur de la plénitude morale : et ce serait un mensonge que de promettre cette dernière comme un corollaire, comme un résultat mécanique de la mutation de la structure. »

Dans leur avatar 10/18, inséré dans la série Domaineétranger, LesRagazzi se prolonge en double « appendice » transcrit par Gérard-Georges Lemaire, relais français (avec Philippe Mikriammos et Sylvie Durastanti) des WildBoysapocalyptiques, drolatiques et priapiques de William S. Burroughs (adaptation lacunaire, paraît-il, de Claude Pélieu et Mary Beach, toujours chez Christian Bourgois) : La méthode de travail, paru dans Cittaaperta(Rossellini, bis), numéros 7-8, avril-mai 1958, et Les Locuteurs (rédaction en 1948, publication dans la prestigieuse revue Botteghe Oscure en 1951, cahier VIII), pépites, analytique et poétique, illuminant rétrospectivement (et en « retour vers le futur ») le corpus (delicti, délicieux) central, auxquelles nous puisons une poignée de (belles) citations : « mon réalisme, je le considère comme un acte d’amour (…), contre l’esthétisme du vingtième siècle intimiste et para-religieux (…), une prise de position politique contre la bourgeoisie fasciste et démochrétienne qui en a été le foyer et le fonds culturels », « Aujourd’hui, les deux composantes de mon inspiration, celle qui est sensuelle et stylistique et celle qu’on pourrait dire naturaliste et documentaire, avec un arrière-plan politique, sont, je crois, j’espère, mieux équilibrées », « Dans cette joie immédiate, qu’il recherchait de fête en fête, de jeunesse en jeunesse, persistait cependant toujours un fond d’angoisse, une traître sensation de ne pouvoir jamais atteindre le centre de cette vie, tellement attirante et enviable, qui se déroulait au cœur de tous ces villages. »

Les Locuteurs, évocation linguistique (« ma candide passion »), érotique, nostalgique de sa Casarsa frioulane, de Pordenone tamisée par Hölderlin, nous ramène à Proust et à son Noms de pays : le nom, partie (injustement) peu étudiée de Du côté de chez Swann, rêverie sur Balbec et Venise à partir d’horaires de trains (à l’instar du jeune Hitchcock), et substitue à la madeleine une tache d’humidité sur le mur d’une maison voisine, suggérant un ours ou un poisson pour le marmot de six ans, alors que Pasolini, grandi, s’en va courir à bicyclette la campagne édénique et mélancolique, garnie d’autres garçons dotés, eux, de prénoms (Stefano, Pieri, Armido), le tout dans un glissement caressant de l’autobiographie vers la fiction (sentimentale), première ébauche du Rêve d’une chose (possible définition de la littérature) inédit à l’heure des Ragazzi, le fragment clos sur un adieu (à l’adolescence, à la romance) et la promesse (poignante, de celles que l’on ne tient pas) d’un retour l’été prochain ; s’y lit en outre cette phrase synthétique, à propos des parents de Stefano, l’étranger riche de trésors lexicaux, qui pourrait servir d’épitaphe à l’ode tendre et violente étudiée par nos soins (assez peu pasoliniens) straight, cinéphiles et littéraires : « leur pauvre légende et leur déclin ignorant » – oui, il faut urgemment (re)lire ce grand petit livre, et revenir avec reconnaissance, fraternité, vers la lumière noire, redoutable et accueillante, de Pier Paolo Pasolini. 

Koyaanisqatsi : Holocauste 2000

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À cet instant, la circulation sur le pont était un flot qui n’en finissait pas.

Kafka,Le Verdict

De la grotte (préhistorique) au champignon (atomique) ; du ravissement (stellaire) à l’anéantissement (prévisible)…


Au cinéma, art jeune et centenaire, « impur » et singulier, rien n’apparaît exnihilo, aussi d’autres films-flux, de similaires « points de vue documentés », précèdent celui-ci (nous n’aborderons pas les prémices de « l’environnementalisme », Thoreau and Co.) ; limitons les citations (aubes, paysages, villes, visages, modernité, montage, mutisme) et les ascendances (célèbres) à Berlin, symphonie d’une grande ville (Ruttmann, 1927), L’Homme à la caméra(Vertov, 1929), À propos de Nice (Vigo et Kaufman, par ailleurs frère de Dziga V., 1930), intéressant trio enthousiaste, méta et satirique ; Reggio, de son côté, fait allégeance à Buñuel (Los Olvidados, 1951), dont l’influence (spectre miséreux de Terre sans pain) se sent surtout durant l’épisode sis dans des quartiers paupérisés (population noire du Bronx ?), puis à détruire, à Saint-Louis (le réalisateur vient de la Nouvelle-Orléans voisine). Histoire de faire bonne mesure cinéphile, n’oublions pas l’orée du jour fordienne (à Monument Valley), la chère Marilyn Chambers seins nus, sirène quasi subliminale dans le torrent du zapping (Dick Cavett, Burt Reynolds, Sammy Davis Jr., émissions d’évangélistes, JT, publicités, séries policières, soaps, soupçon du générique de Superman2, football américain), un plan de chaîne de montagnes non utilisé pour Shining (survol d’un lac en clin d’œil) et le fameux raccord os-vaisseau spatial présent dans 2001, l'Odyssée de l'espace, retravaillé par l’ouverture, passant de hiératiques peintures rupestres aux moteurs incandescents d’une fusée, ni les présages de Candyman, avec ces vues aériennes d’autoroutes ou de « barres d’immeubles » surplombées par les notes épiques de Philip Glass (ceci expliquant cela, en partie).

« Présenté », au bout de six ans de travail (collectif : Walter Bachauer, figure méconnue de la musique électronique allemande, suicidé à la fin des années 80, crédité en Dramaturge  et un certain Bradford Smith promu CreativeConsultant), par Francis Ford Coppola, qui y trouva l’inspiration pour les cieux précipités de Rusty James, édité en DVD par MGM (en parallèle avec la distribution du dernier volet de la trilogie, Naqoyqatsi) deux décennies après sa sortie en 1982 (la deuxième du règne de Reagan), à cause de vicissitudes juridiques (même les « poèmes » cinématographiques se voient soumis ainsi aux lois du commerce US), Koyaanisqatsi mérite sa « résurrection », alors que son impact d’hier semble aujourd’hui quelque peu dilué, à l’heure du tourisme patrimonial télévisé (Des racines et des ailes), de la « conscience verte » façon Benetton (le duo Home/Human commis par Yann Arthus-Bertrand, Icare friquépréoccupé par son « empreinte carbone ») ou du survol de l’espace mondial au moyen de drones dociles (cf. notre article), sans jamais se réduire à leur simple matrice dépassée, se confondre avec ces épigones inoffensifs, ignorant jusqu’au nom de Marx et adeptes de l’écologie light. Le triumviratà l’origine de l’œuvre – Reggio, Glass, Ron Fricke, directeur de la photographie, co-scénariste et co-monteur – nous invite à un double voyage, immobile et silencieux (hors le son du vent), d’une part, au niveau géographique, aux États-Unis (Arizona, Californie, Hawaï, Missouri, Nevada, New York, Utah), d’autre part, à celui symbolique, dans les entrailles de la « Bête brillante » (le métrage dure moins d’une heure et demi, non 666 minutes, un camion de mineur arbore pourtant le chiffre 6 et un oléoduc paraît un interminable serpent menaçant) technologique, les deux logiquement superposés (une mise à jour se déplacerait en Chine, deuxième puissance internationale en matière de « PIB nominal »).

La dimension eschatologique de l’hybride audiovisuel financé par l’IRE (Institute for Regional Education, auparavant responsable d’une campagne médiatique dédiée à la  protection de la vie privée, au contrôle individuel par le pouvoir technique), sorte de chimère se désirant « œuvre ouverte » à la Eco, délivrée d’un sens précis, laissant la narration à la fiction, l’explication (scolaire) au documentaire, le prêt-à-penser/consommer à la propagande et à la publicité, résonne dès la basse abyssale d’Albert de Ruiter scandant la prophétie hopihomonyme et s’amplifiera, apriori, au fil des pans suivants du triptyque, au risque du désespoir, arme principale de l’Adversaire (Godfrey Reggio, ancien membre des Frères chrétiens, connaît sans doute tout cela). Malgré la liberté d’interprétation revendiquée, Koyaanisqatsi, sous ses allures de Fantasia revue par Cassandre, n’omet pas de saluer (Inspirations & Ideas) au générique final Guy Debord, Jacques Ellul et Ivan Illich, trinité notoirement contestataire, désireux d’aiguillonner les spectateurs inattentifs ou atteints de troubles cognitifs, l’opus, guère paysagiste, en relais vers le langage (écrit) mais s’en passant aisément, à l’intérieur de « l’écosystème » iconographique et sonore soutenu/élaboré à moitié par la partition continue, assez inouïe, du grand Philip (drolatique dans le supplément du disque). Le cinéaste, à juste titre, considère le verbe (tentante majuscule biblique) dans un « état de vaste humiliation (…) Il ne décrit plus le monde dans lequel nous vivons » : dès lors, cette mission incomberait au « septième art », expression temporelle (à l’instar de la musique) capable d’endosser une dimension d’augure, à l’échelle individuelle (Rosemary’s Baby et la vie de Polanski) ou collective (l’explosion céleste et dérisoire en coda ne manque pas de rimer avec celle de Challenger survenue en 1986, la poussière cataclysmique parmi la perspective de buildings avec les cadrages « sur le vif » du 11-Septembre).

Quant à la deuxième prophétie antique, Near the day of Purification, there will be cobwebs spun back and forth in the sky, le lecteur numérique fera lui-même le lien avec la Toile mondiale tendue sur nos têtes et au fond des océans « câblés ». Le « en avant et en arrière » du texte traduit révèle par inadvertance (?) l’un des motifs récurrents de Koyaanisqatsi, à savoir, son utilisation du ralenti et de l’accéléré (merci à la fonction intervallomètre et à la double exposition, au sujet desquels les techniciens apprécieront la maîtrise novatrice et le rendu « grisant »). Rythmes contraires, échelles, également, avec cette saisie à la verticale du quadrillage urbain associé au labyrinthe de poche d’un circuit intégré (architecture des lieux d’habitation équivalente à celle des microprocesseurs). Reggio sacrifie parfois à un rapprochement ludique (danseurs sur une piste disco suivis par Pac-Man, entré depuis au MoMA), ironique, lourdement didactique, propre à faire hurler (ou réjouir son spectre) Eisenstein, par exemple pendant la séquence dite du Grid (réseau), tour de force d’un quart d’heure, qui tresse ensemble fabrication de hot-dogs(l’un des emblèmes de l’Amérique, dixitl’ex-séminariste), foule sur escalators(à Grand Central Station ?), piles animées de billets (Scarface en embuscade) et de journaux, chaîne de montage automobile en réflexe méta (René Allio démontrait déjà un sens de la métaphore similaire dans Pierre et Paul, 1969, où Pierre Mondy, bien avant le Michael Douglas de Chute libre, « pétait les plombs » et jouait au sniper depuis sa tour lugubre, rat petit, anonyme, stressé, prisonnier du béton brutal, sinon brutaliste, et d’une vie à crédit).





Dans ce film fasciné par la vitesse et la lenteur, les flots de véhicules (voitures à Los Angeles, chars d’archives en Russie) et de passants (sur Times Square, capturés à l’improviste ou posant volontairement, telle ces hôtesses en brochette à Las Vegas), la manipulation des énergies primaires (le prologue mythique, « alchimique », avoue Glass, avec ses quatre éléments intemporels) et premières, fossiles, non renouvelables (l’électricité, le nucléaire), des charges explosent dans le désert, des familles se baignent à proximité d’une centrale d’uranium, un pilote de jet pose crânement devant son appareil phallique (probable réminiscence « inconsciente » de DocteurFolamour, of course). Lune nocturne, tangente à un totem moderne chipé à King Kong, nuées mousseuses miroitées dans d’orgueilleux gratte-ciels (l’un estampillé Microdata), Boeing 747 en mirage massif et dentelle chorale, armada muette de pylônes électriques et superbe bombe ovale, à ravir Sterling Hayden chez Kubrick, enseigne GrandIllusion sur l’avenue principale de la Big Apple (un écran publicitaire informatique annonce InvasionLosAngeles), gamin reflété sur l’écran d’un jeu vidéo d’arcade (Wargames date de 1983), immobilité hypnotisée d’une femme et d’une enfant devant la TV, dans un magasin d’électro-ménager capitonné, automates tout droit sortis d’un Bresson jouant, mangeant, faisant du shopping, assistant à une projection, cousant, s’ennuyant – la grâce au hasard (Balthazar) et l’itération infernale s’entremêlent dans ce ballet alarmé, cet éloge rosse, à double tranchant, au succès surprise (sa « bande originale » itou, concerts compris, éditions diverses pour rassasier l’auditeur).

Mentionnons encore une virée en décapotable flanquée de lumières nocturnes à l’horizontale (Dave Bowman avalé par un vortex prismatique), l’explosion de téléviseurs en batterie (reduxréduit du saccage emphatique de ZabriskiePoint), une ancêtre attristée de Paris Hilton dans sa limousine aux vitres teintées, des pompiers fatigués au milieu d’une inondation, des mains serrées à l’hôpital, un ivrogne au sol, un clochard comptant sa monnaie, des courtiers à la Bourse (possible souvenir de L’Éclipse), patchwork immersif, rageur, mélodramatique, en échantillon de nos magnifiques et immondes temps modernes, conclu par l’orgue mélancolique de Michael Riesman (chef d’orchestre attitré de Glass), un chœur funèbre apaisé, par le retour des énigmes de pierre liminaires, la silhouette couronnée du début remplacée par un groupe de personnages (contrechamp du public). Koyaanisqatsi adresse des remerciements particuliers à Georgia O’Keefe, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, Roger Spotiswoode et Rudy Wurlitzer, à Jonas Mekas (Anthology Film Archives NYC) et s’achève, via sa bande-son urbaine, radiophonique, brouhaha de voix où capter les fluctuations des devises, en Babel boursière et fantomatique, en fable sensuelle et intellectuelle sur la rapidité, son abstraction incarnée, sur la « fuite en avant » d’une société (occidentale) vers le panneau (droit dans le mur) Dead End aperçu sur la « petite lucarne ».

« Monseigneur » Reggio voulait « offrir une expérience » (Stanley K. habillé en cosmonaute, sors de ce corps), libre à vous de n’y percevoir que « a piece of shit » (un « navet », en sous-titrage poli), une ode inquiète à un « monde non remis en cause et donc vécu dans un état religieux », admirablement portée par la première création cinématographique de Philip Glass, convaincu/séduit par (narcissisme amusé) une « piste temporaire » habilement composée de ses morceaux. En effet, « les images et la musique fonctionnent de manière organique », les treize ou quatorze séquences découpées par lui-même remontées à partir de la pulsation lyrique, dans un désordre inspiré, propice à faire surgir un « espace » entre celle-ci et le film, à l’opposé de la publicité, totalitarisme mercantile empêchant de réfléchir, de s’entendre. Par la vitalité de sa brièveté, son élargissement du champ expressif, cet exercice-essai sentimental de « communication directe », de portrait subjectif, partial, de « la beauté sublime, la beauté terrible, la beauté de la Bête », séduit et interroge, laissant à d’autres, moins doués, plus dialectiques, les fadaises du « message », les délices du désastre et les arabesques du formalisme « humaniste », « citoyen », « engagé » (rayez avec férocité les trois mention foutrementinutiles), pour s’orienter vers la « poésie », dynamique et nécrologique, d’une espèce présente, au redoutable futur, comme déjà condamnée au passé de sa vieinvivable, de son évanouissement véloce.     

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