Une traversée de la neutralité, une odyssée du détachement, un pari d’aujourd’hui…
Tu visionnes à domicile « un film de Georges Perec & Bernard Queysanne ». Tu réécoutes un texte remarquable, lu de manière admirable par Ludmila Mikaël. Tu épouses le parcours de Jacques Spiesser, étudiant démissionnaire, tout sauf suicidaire, en « socio géné », en licence, par ses soins licencié. Solitaire fantomatique, miroité à la Magritte, démultiplié par l’optique, le locataire que tout indiffère plonge en pleine déprime, s’imagine « maître du monde anonyme ». La « mise en scène » du réalisateur s’assimile à une caméra très mobile, ivre de travellings, par conséquent à contre-courant du voyage vers le vide, immobile. De l’espace, donc, des déambulations, mais aussi du son, tu apprécies la bande homonyme de Jean-Pierre Ruh, notamment partenaire d’Éric Rohmer & Roman Polanski, la « musique » de 010, inextremis mélodique. Tu repenses au Ballon rouge (1956) d’Albert Lamorisse, découvert hier, tu te souviens de La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache, le Jean-Pierre précité en point commun acoustique. Comme dans W ou le Souvenir d’enfance, l’alternance finit fissa par fusionner, le film se scinde durant l’examen mental, zoom avant sur un visage levé, redémarre sans le moral. Avant les JO fachos, Un homme qui dort se déploie telle une apocalypse de poche. La « bassine rose », aux six chaussettes moroses, paraît délavée en noir et blanc, évidemment. En 1974, les ouvreuses sévissaient, éclairant des salles obscures où s’enfouir en cinéphile esseulé. Le café guère fameux d’un mec très malheureux possède un goût amer tandis qu’en l’air, à quelques mètres des silhouettes suspectes, leur supposée monstruosité similaire à la sienne, réflexive, sous peu révélée par la voix féminine essoufflée, enragée, auparavant descriptive, suave et sarcastique, bientôt murmurée, élancée, sise parmi l’immanence d’une calme urgence, la vidéo-surveillance veille au grain urbain, quadrille la capitale infernale, fatale, en renfort des « boulevards à flics », post-Mai 68.
Le type anémique, assis, fixe un tronc lesté d’une absurdité aussi redoutable que la racine du marronnier de Roquentin dans La Nausée de Sartre. Le spectateur-lecteur pourra également se remémorer La Modification de Michel Butor et son vouvoiement pareillement immersif, moins distancé, davantage abstrait. Sur un banc, yeux fermés, déjà momifié, un presque sosie de Bill Burroughs, car le quidam doté d’états d’âme zigzague dans son Interzone à lui, à Paris, anti-héros d’une co-production franco-tunisienne, tant pis pour le Tanger new-yorkais du Festin nu précédemment paru. Lire Le Monde, « ligne à ligne », surtout n’en rien retenir, cacophonie de la graphie. Rouler en DS de Fantômas, avec au bec un cigare classe, en costard noir. Manger de la malbouffe, se divertir d’ersatz de réussites, signature ludique d’un échec localisé entre quatre murs, au grand air désormais délétère, Madame Hidalgo se recycle en écolo. Se ronger les ongles jusqu’à les ensanglanter, défoncer un flipper au lieu d’une femme, d’un fantasme, à cause du « désir qui te déchire ». Death wish te voici, lavabo de décombres embrasé à la Tarkovski, lueur surréaliste au sein d’un univers spatio-temporel itératif, coercitif, à la Resnais & Robbe-Grillet, revisitez Marienbad l’an dernier. Cependant « l’indifférence ne t’a pas rendu différent » et l’objectif complice, critique, stimulant, s’élève au carrefour des quartiers, se hisse en surplomb, en direction de l’horizon, mouvement panoramique en doublon, lié par un fondu enchaîné. Ni Prométhée ni Joseph K., ni dévoré ni coupable, « cesse de parler en homme qui rêve », qui survit, végète et n’en crève, engouffre-toi en Orphée désargenté, boursier, au creux de la « peur », de « l’attente », de la « pluie », « place Clichy ». L’ultime plan de paysagiste, peut-être optimiste, boucle la boucle avec le premier, le film bicéphale, orphelin, aux limites de l’autobiographique, insuccès en salles, de journal, pourtant primé via Vigo, remercie Franju, citation chevaline du Sang des bêtes (1949) incluse, Rossif, de Roubaix.
Moralité d’actualité de la fable affable : si le cinéma, pas uniquement français, sert souvent à endormir, merci de l’amnésie, de la lobotomie, il sait parfois surprendre, réveiller, pratiquer un mutisme élégant, éloquent. Dehors, ici et maintenant, un air doux remue les arbres verts, le soleil bleu ciel t’appelle. Tu enregistres ton texte, tu le retoucheras au retour, tu éteins ton ordinateur, tu publieras cela tout à l’heure. Contrairement au protagoniste, tu existes. Pour encore combien de temps, invisible survivant ?