JC par PPP, Matthieu par Mattei…
À Jacqueline Waechter
Connu, reconnu, commenté, documenté, L’Évangile selon saint Matthieu (1964) conserve encore sa clarté obscure, son rayonnement d’absent, à l’instar, bien sûr, du protagoniste de prestige, qu’il ressuscite avec succès, public plutôt que critique. Conclusion d’une trilogie apocryphe, avant celle dite « de la vie », on le sait constituée par LeDécaméron(1971), Les Contes de Canterbury (1972), Les Mille et Une Nuits (1974), L’Évangiledéveloppe la religiosité pas si diffuse de Accatone (1961), Mamma Roma (1962), annonce/énonce le théorème amoureux, sinon scandaleux, de Théorème(1968). A contrario de celui-là, du satirico-méta La Ricotta (in Rogopag, 1963), pas de procès, pas cette fois. Une quinzaine d’années après le Rossellini des Onze Fioretti de François d’Assise (1950), le poète polémique entreprend par conséquent un biopic christique, délivre un métrage au message urbi et orbi. Face au mutisme de Terence Stamp, le juvénile Enrique Irazoqui, ici doublé par Enrico Maria Salerno, croisé dans Été violent (Zurlini, 1959), revu dans Le Dernier Train de la nuit (Lado, 1975), qui remettra ça selon Le Messie (1976) du même Rossellini, ne cesse de parler, de s’exprimer, prend la parole, évidemment d’évangile, comme on prend les armes, jamais ne désarme, ni ne se tait, sauf, of course, in fine crucifié, en sus devant la maman du cinéaste, hosanna à la douloureuse Susanna. Escorté par Nino Baragli, monteur amical, pour lui ou Comencini & Bolognini, dont Le Bel Antonio (1960), co-écrit par Pasolini ; par Alfredo Bini, estimable trésorier, d’ailleurs co-producteur d’un Bresson en carton (Lancelot du Lac, 1974) ; par Tonino Delli Colli, fidèle directeur de la photographie, collaborateur de Leone & Fellini ; par Danilo Donati, costumier régulier, oscarisé, citons le Roméo et Juliette (1969) de Zeffirelli, Le Casanova de Fellini (1976), notre athée supposé illustre de sa stylistique « magmatique » un texte célèbre, feuilleté à la façon d’une épiphanie.
L’urgence intense de cette lecture d’occasion contamine le moindre plan, confère au film sa puissance d’immanence et sa désarmante sincérité. Le Christ au ciné, on commence à connaître, on se souvient de ceux de DeMille (Le Roi des rois, 1927) & Duvivier (Golgotha, 1935), de Wyler (Ben-Hur, 1959) & Fleischer (Barrabas, 1961). On verra vite ceux de Jewison (Jesus Christ Superstar, 1973) & Zeffirelli (Jésus de Nazarethà la TV, 1977), Scorsese (La Dernière Tentation du Christ, 1988) & Gibson (La Passion du Christ, 2004), Ameur-Zaïmeche (Histoire de Judas, 2015) & Reynolds (La Résurrection du Christ, 2016), sans omettre Marie Madeleine (Garth Davis, 2018), liste subjective, peu exhaustive. Pasolini s’empare de tout cela, deux mille ans d’amas, du lexique, de l’iconographique, du mystique, de la musique et donc du cinématographique, afin de le décaper, de lui accorder une seconde virginité, tant mieux ou tant pis pour l’immaculée Marie. Poétique, politique, L’Évangileévoque l’Afrique, Le Christ s’est arrêté à Eboli (1979) de Rosi anticipe. Film de visages, de paysages, de ramages, d’outrages, vrai-faux reportage, L’Évangile évacue le prosélytisme, se fiche de l’autobiographie, humanise le mythe, magnifie des enfants, immortalise de mémorables gueules de gorgones, presque à la Leone, sacralise la tendresse d’un sourire, du traître triste saisit le sinistre plaisir. Œcuménisme marxiste, homoérotisme intrusif, moralisme intempestif, en codicille à la déréliction de La dolce vita (1960), autre incontournable, fellinien toutefois, chemin de croix ? Je ne le crois pas, moi qui ne crois pas, pas à ça, en tout cas, je préfère formuler mes réminiscences, dialectiser une poignée d’extraits, associer L’Évangile de Pasolini au Stromboli(1950) de Rossellini, d’un volcan fervent au suivant.
Abstrait, concret, en caméra portée, aux cadrages composés, en travelling, immobile, de jour, de nuit, via des zooms zélés, L’Évangile selon saint Matthieudonne à voir et à entendre un point de vue, une représentation de représentations, cristallisée durant la scène d’adresse aux pharisiens, mise en scène au carré, monologue théâtral, harangue à muraille, en écho aux chorégies d’Orange, mon ange. L’auteur réalisateur ose alors une coupe du public et des disciples sur la nuque de l’écouté, de l’esseulé, face ensuite à demi tournée. Tandis qu’il descend au sein de l’hostile mouvement, bain de foule à rendre fou, Jésus soudain se retourne, raccord dans l’axe surprenant, efficient, panoramique express, d’une malédiction de destruction, amer amen. Co-production entre l’Italie et la France, ouvrage d’enfance(s), de souffrance(s), l’évangile invincible du visible, de l’invisible, des invisibles, s’achève en vitesse, tombe ouverte dépourvue de détresse, explication céleste, incitation à la liesse, solaire promesse. Peu importe, pour l’instant, passé toujours au présent, le futur enfer des fascistes tortionnaires, effarante cartographie de Salò ou les 120 Journées de Sodome(1976), puis le trépas de fait divers en bord de mer, peut-être de complot pétrolier, déjà ordonné en délocalisée Judée : L’Évangile selon Pasolini resplendit, invite à la révolte, affirme la fraternité, documente les sixties, s’émancipe de la Sixtine. Film de/en famille, il affiche son fils, ses hommes, ses femmes, il réchauffe à ses flammes, il ne s’attarde sur les larmes, ne souhaite rassurer, consoler, absoudre, davantage en découdre, enfin nous dessiller, à travers une cinquantaine d’années, sur ce qui fonde, voire rédime, notre humanité, depuis longtemps abandonnée, accessoirement sur les capacités du ciné, a fortioricelui du capital, irremplaçable, Pier Paolo Pasolini.