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Channel: Le Miroir des fantômes
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Inju : la Bête dans l'ombre : Mémoires d’une geisha

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Suite à sa diffusion par France 4, retour sur le titre de Barbet Schroeder.


Voilà une comédie noire et réflexive sur les apparences et l’arrogance, l’identité puis la naïveté. On sourit et on s’ennuie, on suppute mais n’exulte point (L’Empire des sens ? Osons jolie carrosserie à court d’essence, justement tancée à Venise). Schroeder, en mode mineur, retravaille et transpose, à Paris avant l’Asie, More (dessillement dépressif), Maîtresse (SM inversé) et JF partagerait appartement (guerre de territoires intimes). Malgré la direction artistique irréprochable de Milena Canonero (création de costumes sur Orange mécanique, Out of Africa, Marie-Antoinette), en dépit de la vive lumière de Luciano Tovoli (Suspiria, Amnesia), nonobstant les notes évocatrices de Jorge Arriagada (Le Miraculé, It’s All True, surtout Ruiz), le film ne respire que durant le prologue horrifique et mélodramatique en abyme. L’invisible écrivain, dissimulé derrière le dossier surélevé de son fauteuil à la Ernst Stavro Blofeld (le bossdu SPECTRE chez Bond), fait taire d’un coup de télécommande le rigolard Benoît Magimel (Fayard, comme l’éditeur et le juge de Boisset), tentation du spectateur-veilleur pourtant (assez) bien disposé envers Barbet.




Plutôt que Lika Minamoto, mannequin machiavélique cornaqué par Kenzo, on renverra les amateurs de bondage vers l’hypnotique Aya Sugimoto dans l’intéressant et tout autant méta Flower and Snake. Sans oublier M. Butterfly, suprême allégorie existentielle qui brodait avec un différent brio sur l’érotisme de l’exotisme (pertinent palindrome), le prix (d’une âme) à payer pour rêver sa vie et réaliser ses rêves. Au-delà de l’épilogue révélateur/moqueur – « Tu devrais écrire une autre histoire ! » ricane en voix off la muse mise à nu, sa boule buccale de sex toy et son masque (du démon) d’estampe sexuée remisés dans sa panoplie nippone – demeure un mystère. Comment Saïd Ben Saïd (Total Western, Les Dalton, Lucky Luke, en compagnie de Map to the Stars et plusieurs Téchiné, Bonitzer ou Garrel) se débrouille-t-il pour produire ce genre de téléfilms de luxe anémiés, désincarnés, ironies futiles tournant vite à vide ? Crime d’amour (Corneau), Carnage(Polanski), Passion (De Palma) et désormais Inju : la Bête dans l'ombreen quatuor davantage énigmatique et inquiétant que les textes spéculaires (L’Enfer des miroirs, titre explicite) et « animaliers » (La Chenille, Le Lézard noir) d’Edogawa Ranpo...





La Vénus à la fourrure : Un poisson nommé Wanda

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Des corps, un fouet, le décor et le cadre d’un désaccord recadré : osons la génuflexion entre l’ombre et la lumière…


Un couple en filme un autre, énième variation autour d’un texte assez terne devenu à son corps défendant un étalon de psychopathologie sexuelle, avant l’avatar récent et désolant des rances nuances pour adolescentes béotiennes et mères ménopausées.


Esclave obsédé par la signature d’un contrat commercial (études en droit du réalisateur/directeur de la photographie/producteur), maîtresse amoureuse réticente, vite lassée, elle-même soumise à un « blouson noir » d’opérette – l’histoire de désamour, constamment privée de sexe, ne peut que mal finir, avant même d’avoir commencé pour de vrai.


Facticité des situations, théâtralité (formation de la cinéaste/scénariste/monteuse) assumée, inoffensif jeu de rôle amorcé par un prénom kafkaïen (Gregor) et bercé par un lyrisme d’emprunt (Tchaïkovski, Mahler, Grieg), l’adaptation très libre frise le redoutable exercice arty mais prend soin de ne pas ennuyer au-delà de ses soixante-sept minutes.


Dans un élégant noir et blanc contrasté, velouté, la chair disparaît au profit de l’esprit, et le voyage intérieur du protagoniste revisite la chambre, le train, le zoo, espaces métaphoriques et mentaux d’une liaison sous le signe de la soumission.


Assis sur un banc de marbre sépulcral jouxtant l’entrée utérine d’un possible palais de justice aux colonnes phallique ornées de svastikas, Severin attend Wanda, qui viendra et ne s’attardera pas, perdu dans ses souvenirs, ses projections, ses imaginaires, dans les suites hypothétiques d’un procès après la lettre écarlate et brûlante gravée au fer fumant sur sa poitrine offerte (le S sinueux de Slave).


Si Maartje Seyferth et Victor Nieuwenhuijs peinent (à jouir) à peindre le portrait d’une passion dans ce film trop propre sur lui, sans l’odeur fiévreuse du coquillage mallarméen respirée à pleins poumons par les exploités du divertissement pour adulte, sans le beurre sodomite de Bertolucci usité dans un appartement vide à Paris, sans leglamour de série B transmué par une rousse incendiaire (Rita en Gilda, relecture pirate et inspirée du rapport/transport SM), ils réussissent (leur coup « shooté ») en contrebande, presque par omission.


Ni pacte faustien (on renvoie vers De Palma), ni douleur exquise (on oriente vers Ōshima), l’œuvre s’avère une élégie sur une fidélité d’enfance.


Notre prisonnier volontaire, tigre dans sa cage dorée (aucune contingence matérielle dans cette économie fantasmatique) chipée à Schrader, accessoirement contrôleur ferroviaire (rails du désir à la Lumière, à la Hitchcock), emprunte des sentiers séminaux jadis foulés par Mankiewicz sous l’influence de Tennessee Williams.


Sur une langue de terre entre les eaux (féminines, bien sûr), pourchassé par de sombres Amazones sur le point, croit-on, de le lyncher, le rêveur, centaure d’occasion, pastiche un célèbre cliché de charrette (« mariage à trois » de Lou Andréas-Salomé, Nietzsche et Paul Rée), le regard tendu vers l’érection d’une sorte de terril (« mont de Vénus », sans doute), siège strombolien pour l’épiphanie de sa dominatrice en majesté littérale.


Celui qui, enfant, dévora une vie biographique (et priapique) des martyrs, qui, pubère, connut le climax avec une tante salace et fouettarde adepte des plaisirs inconnus (ceux, disons, de Joy Division), parvient presque à l’extase, en présage du marquage à venir infligé par son rival de paille (on pense à Bataille collectionnant les atrocités prises sur le vif, entrevues dans le musée sectaire du très surfait Laugier).


Voici la source aveuglante de la mélancolie, l’origine (du monde) de l’autarcie ludique puis problématique des amants.


Hélas, l’âge dit tendre ne saurait se reconquérir, à l’instar de l’inoubliable jouissance alpha, pas même au prix de sévices risqués (elle manque de glisser sur le tapis, dans ses escarpins de nuit, à lacérer le dos chéri), futiles, infantiles.


Il faut dire adieu à l’hier identitaire et bonjour aux métamorphoses, aux récits, aux lignages (Botticelli dans un miroir), avant de partir vers d’autres rives, enfin sorti de la galerie garnie des pylônes (faulknériens) du labyrinthe (des passions, nous souffle Almodóvar).


Le passé de documentaristes (d’art) de la femme et de l’homme derrière la caméra, enfants néerlandais de la Seconde Guerre mondiale récompensés à Saint-Pétersbourg et par le syndicat des chefs opérateurs australiens, protège en outre d’une déréalisation totale.


Moins pulsionnel et solipsiste que le petit théâtre primitif (comme la scène en psychanalyse) de Guy Maddin, cette courte mais soignée transposition, bien plus picturale que littéraire, ne renonce jamais au poids des êtres et des choses, ce qui rédime sa beauté dangereuse (et précieuse durant l’actuel règne de la laideur).


Anne van der Ven, actrice éphémère vocalement doublée, blonde gracile et callipyge aux faux airs d’Alison Goldfrapp (et d’Angela Bettis), à la candeur joviale (charmant miscasting, so) et André Arend van Noord, écho d’Amsterdam au Joe Dallesandro selon Gainsbourg et Paul Morrissey, forment un joli couple de cinéma très à l’aise avec sa nudité (« frontale », disent les Américains puritains), avec son évidence lumineuse.


Le cinéma, souvent corseté par une risible et déplaisante imagerie sexuelle bourgeoise,s prend soin de ne pas ennuer n’expose pas assez de pénis (Keitel, Cassel, Anglade, au hasard) ni de toisons (« hardeuses » à foison), ne sait ni ne souhaite montrer de « vrais gens » (Cassavetes) en train de faire l’amour, alors que la filmographie hollandaise (pas seulement celle de Verhoeven, cf. les travaux de Robert van Ackeren) y parvient sans effort, sans drame, sans racolage (différence d’éducation et importance de la peinture, Rembrandt et les autres dans leur belle crudité).


Ne vous méprenez pas : l’érotisme (et la pornographie, sa sœur doloriste, « dégradée », « discriminée ») constitue une question hautement politique, jusque dans sa singularité individuelle, par ces temps de police de la libidosous obédience religieuse, hygiéniste, consumériste, numérique, et à l’heure de l’annexion du réel par des forces de mort, d’inculture, de désespoir, il convient d’en louer avec clairvoyance chaque tentative, par-delà (le bien et le mal) ses imperfections, sa sophistication, son inaction.


Le « dilettante » et la « femme fatale » (en français dans le film), au sein de leur villa quasi sadienne, au miroir spéculaire (pléonasme à défaut d’orgasme) d’un second couple rappelant la loi (du désir, pas uniquement almodovaresque), permet une mise en scène (théâtre accouplé au cinéma) des images érotiques en reflet de l’érotique de l’image.


La fiction s’abouche à la vie et le long métrage à la matrice primordiale, transfert et flux d’énergie fusionnés, poème languide où la pellicule perforée, fourrure (forcément, foutrement « fourrée ») noire ou blanche (hermine, prends garde à ce que je ne te pine, ou, pire, en vienne à t’aimer, ma mie), se mire tel un songe méta de jeunesse, d’insécurité (la demande, l’exigence sexuée d’être aimée), de sincérité, d’artifice.


Rattrapés par la (le « principe de ») réalité, par l’usure des jours qui rend revêche la plus tendre des caresses et tanne impitoyablement la plus pure des peaux, les deux tourtereaux se séparent, privés de silences, d’un au revoir, d’un regard.


Ils aiment trop l’amour, in fine, pour savoir comment s’aimer eux-mêmes, ils ne partagent qu’un bain, des dessins dupliqués jusqu’à la nausée, une carafe d’eau bien claire, une brûlure de cigarette et une solitude à deux.


L’esthète viscontien au visage peint, gisant dans son transat sur la plage majestueusement indifférente, s’amourachait de même d’une illusion charnelle et captivante, enchaîné à l’éphèbe blond contemplé depuis le bord du trépas.



L’opus(premier titre d’un quatuorà l’ombre de Pabst, Polanski, Lynch et… Alina Reyes) de notre duo, omet d’atteindre ces sommets – qui le lui demande ? – cependant qu’il emporte la sympathie (voire l’indulgence) du spectateur, certes moins ravi que Severin en ersatz du bœuf de Dionysos (inventeur « cuit » par sa créature de fer), avec sa belle petite gueule de mannequin dreyerien (et de saint Sébastien), mais au final assez satisfait d’avoir pénétré cet univers bicéphale et finalement tout sauf fatal.

Girl in the Park : La Cité des enfants perdus

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Comment réapprendre à vivre après l’indicible ? Le « drame domestique » tourne vite à la redite convenue et aseptisée, mais l’unique survivante du Nostromo lui confère heureusement un « cachet » particulier…  


Méfions-nous des enseignants qui écrivent (Mallarmé en suprême exception) et des dramaturges qui réalisent (leur désir inavoué ?) des films : David Auburn, détenteur d’un Pulitzer, élabore en trois actes – séparés par seize ans, une année, deux fondus au noir – un récit de résilience et de renaissance après la perte d’une enfant (sujet scandaleux propice à tous les traitements obscènes, ceux, par exemple, des téléfilms pour ménagères dépressives diffusés l’après-midi à la TV française, à des années-lumière du Lang de M le maudit). Le parc homonyme possède une aura sinistre, ciel gris, vent d’automne, solitude après les jeux des gosses et la surveillance papoteuse des mères. Il suffit de quelques secondes à peine à Sigourney, détournée afin de ranger ses affaires, pour que l’irréparable se produise, advienne littéralement dans son dos, au sein anxiogène du hors-champ. Allées vides, passants indifférents, feuilles brunes fragiles souffletées par l’air mauvais ; la scène primitive du rapt et du traumas’achève sur un inutile cri maternel. Pas de « travail de deuil » puisque pas de cadavre (le présumé meurtrier décédera en prison, incise anecdotique du dialogue). Puis surgit une jeune femme « à problèmes », voleuse et menteuse, parasite de partenaires (sexuels), assortie d’un frère malade porté sur le Scrabble. De Louise à Maggie (d’une clé domestique à une décoloration capillaire), un glissement de prénom parviendrait presque à conjurer le passé, à l’abolir dans une illusion soumise à une marque de naissance à la cheville. L’ancienne chanteuse de jazz, reconvertie en cadre banquier, bel appartement, vie de zombie, finira par se « rabibocher » avec son ex-mari (famille recomposée, merci pour lui) et son fils sur le point de devenir père – aimons les vivants, laissons reposer les morts.




Stuart Dryburgh (Jane Campion et Mafia Blues) éclaire l’ensemble avec délicatesse, les dialogues tiennent debout (politesse élémentaire pour un homme de théâtre) et la distribution s’avère au diapason de l’actrice principale. Ce soapà la mode WASP s’avère presque malgré lui un nouveau chapitre de sa personaplongée au hasard des histoires dans les affres d’une problématique maternité, sous les métaphores de la SF, du fantastique et du biopic (Ellen Ripley, Dana Barrett, Dian Fossey). On aime « Mademoiselle » Weaver, ici magistrale « orpheline » endeuillée, esseulée (hors une étreinte rigolarde et tendre avec Elias Koteas à contre-emploi), y compris dans les comédies faiblardes de Friedkin (Le Coup du siècle) et Daniel Vigne (Une femme ou deux), en « pute de luxe » pour Bob Swain (Escort Girl) ou en « femme d’affaires » pour Mike Nichols (Working Girl), deux aspects spéculaires d’une certaine féminité estampillée années 80, dans le psychodrame autobiographique signé Polanski (La Jeune Fille et la Mort), en « psy » perturbée face à Harry Connick, Jr. (Copycat), en marâtre narcissique (Blanche-Neige : Le plus horrible des contes), dans l’auto-dérision méta (Galaxy Quest), en cougar arnaqueuse et maman pas si indigne de l’opulente Jennifer Love Hewitt (Beautés empoisonnées), en scientifique pour Cameron (Avatar) et en « éminence grise » de Sans issue ou La Cabane dans les bois (fin provisoire de l’énumération, vous pouvez respirer, allez vous chercher un verre, regarder ailleurs). Girl in the Park permet au moins de la retrouver au meilleur de son talent et de sa cinégénie, des rides attendrissantes jointes désormais à ses légendaires haute taille et traits prognathes. Une comédienne lectrice de Fitzgerald, amie avec Jamie Lee Curtis et francophone, ne peut que s’attirer notre sympathie ; Sigourney, in fine, sans un Cukor, hélas, pour la sertir dans un irréprochable écrin identitaire et divers (cf. le parcours de Katharine Hepburn), sut ainsi, avec élégance, avec aisance, surpasser sa plaisante filmographie établie sur quatre (!) décennies…

             

Non-Stop : U.S. Marshals

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Suite à sa diffusion par TF1, retour sur le titre de Jaume Collet-Serra.


Premier plan : un pare-brise perlé de pluie. Dans l’habitacle, Liam Neeson boit de l’alcool avec dégoût et caresse du pouce le portrait photographié d’une enfant. La carlingue dupliquera bientôt l’espace réduit et fermé, le flic des airs hissé contre son gré vers un huis clos agité de turbulences dans le sillage dépressif, paranoïaque et revanchard du 11-Septembre. Les serviteurs de l’ordre arborent des gueules de taulard et les musulmans (barbe drue et signe religieux ostentatoire sur le crâne, un croyant d’Orient perçu par Hollywood, donc) se révèlent (fi aux préjugés) des scientifiques puis des médecins improvisés. Les « textos » donnent le tournis à la caméra, viennent s’incruster sur l’écran, dialogue silencieux, respectueux et menaçant. L’instituteur à lunettes, qui demandait du feu (toujours se méfier des inconnus, surtout au bord d’un aéroport), voulait venger son père disparu dans l’effondrement des tours orgueilleuses, dénoncer le mensonge étatique sur l’impossible sécurité américaine (argument retravaillé en mode « marxiste » par un épisode à la limite du plagiat de la série Castle). Son dévolu se jette sur un « type bien » dont la gamine succomba à une leucémie (bel éclat, entre la confession et la harangue, aux passagers sur le point de le lyncher, souligné par les cordes épiques et sucrées de John Ottman).



Le corps de l’acteur, colosse fracassé par un drame intime, lutte contre la promiscuité, le manque d’air, les « vidéos virales », les représentations (à vivre dans le regard des autres, on finit toujours par se réduire à une image, morale du grand et du petit écran). Il fume dehors et dans les toilettes (message sanitaire de décharge du générique !), y abat à mains nues un collègue félon (modèle de violence sèche découpée avec adresse), dialogue avec le capitaine réfugié/bouclé dans son cockpit (judas ingénu et sarbacane létale : où vont-ils chercher tout cela ?). Une hôtesse tutoyée, une gosse réconfortée (belle idée du talisman sous la forme d’un bracelet bleu) mais pas dupe (« Vous essayez de m’embobiner »), une rousse voisine de traversée (Julianne Moore, excellant ici dans la dite « figuration intelligente »), l’accompagnent dans son voyage vers la lumière, après les ténèbres du désespoir, de la déréliction, de la solitude haïssable. Le réalisateur n’atteint certes pas les hauteurs ironiques et historiques de Sans identité mais résiste bien à la « pression » de Joel Silver, StudioCanal et TF1 Films Production (redoutable trinité, en vérité !), la chute de l’avion à une altitude moindre pour mieux résister à la déflagration de l’explosif en métonymie de cette entreprise à succès (commercial, pas critique). La bombe, dissimulée dans une mallette remplie de drogue, peut aussi servir de métaphore : sous les atours spectaculaires du thriller, une allégorie de renaissance, sous la relecture du dispositif multiple et ludique cher à une certaine Agatha Christie, le portrait d’un comédien et d’un homme parmi les plus attachants du moment.



Collet-Serra filme Neeson avec amour, empathie, précision, et celui-ci laisse transparaître admirablement ses fêlures, sa rage désabusée (combat à trois puis à quatre adversaires). Tandis que David Hemmings (oui, le photographe « mateur » d’Antonioni), dans Le Survivant d’un monde parallèle, transformait le vol en aventure existentielle, le crash finissant par rattraper le rescapé inconscient de son trépas, notre cinéaste donne brièvement dans le méta – le film d’action, voire étiqueté catastrophe, en terrain de jeux grandeur nature, le spectateur aussi indemne que les membres d’équipage dévalant le toboggan gonflable –, pratique la conjuration inoffensive du trauma surpassant le cinéma, lui empruntant jusqu’à son imagerie (les deux sous-genres en véritable école du terrorisme numérique et médiatique) et s’oriente in fine vers la romance. Parvenu en Islande, pays de glace réchauffé par une femme elle-même blessée, à la chevelure de feu, à la trachéotomie presque aussi sexy que celle de Liz Taylor, préférant le hublot au couloir, si elle devait mourir aussitôt, le marshal retrouve le sourire (cabossé, sincère) dans l’immensité du champ des possibles.



Pour cette expression ultime, ce nouveau départ sous le signe de l’humour (« Madame » désuet, officiel, façon John Wayne) et du mystère érotique (de la prochaine destination, de la rencontre adulte), on s’avoue volontiers prêt à pardonner un scénario à rallonge (faussement tragique, avec son unité de lieu, de temps, daction) et des CGI hasardeux (surtout après l’écrasement sidérant filmé en « temps réel » par Alex Proyas pour Prédictions). Non-Stop fait enfin escale, au pays du film à rêver, prend le temps de la légèreté, presque du badinage, et Jaume clôt en beauté un nouveau chapitre de l’autofiction de Neeson, ce Liam un temps suspecté de détournement (origine irlandaise oblige !), homme rendu à la terre et à l’espoir, à la chaleur des vivants (à l’amour naissant de Miss Moore, par conséquent). Au cinéma et ailleurs, la grâce tient à peu de chose, et cette codarécompense le spectateur d’une œuvre imparfaite mais soignée, divertissante et parfois grave, poème mécanique et populaire, petit film (relativement) coûteux, humble et solaire, brodant sur Icare et Eurydice, quelque part entre le naufrage et l’assomption, l’envoi ad patres et la promesse d’un « septième ciel ». On attend donc, avec une impatience mesurée, de découvrir Night Run, dernière collaboration en date entre l’artiste et son modèle, course nocturne à base, dit-on, d’insomnie et de rédemption…

Mia madre : La Mort en direct

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Dernier film, ou film de la fin ? Prenons quatre chemins dans ce territoire des morts…


« Sono stanco »

Nanni Moretti ne se remit jamais de La Chambre du fils (nous non plus), sismographie précise et précieuse d’un tremblement de terre domestique, la mort d’un adolescent comme la relecture solaire et musicale (évocatrice berceuse désincarnée signée Brian Eno) de l’acte insensé d’Alain Cuny dans La dolce vita, ogre philosophe (ou l’inverse), damné du désespoir, qui finissait par dévorer ses enfants dans le linceul de leurs draps blancs (Suspiria ?). Le Caïman manquait de mordant – comment faire la satire réflexive d’un homme politique, Silvio Berlusconi, pour ne pas le nommer, par essence (médiatique) caricatural ? Avec Scarlet Diva, Asia Argento se trouva confrontée au même problème, son autofiction succombant à l’effet boomerang d’une époque (berlusconienne) et d’un milieu (le cinéma) capturés dans leur vulgarité –, tandis que Habemus papam, pas encore vu, semblait suivre le sillage libre et libérateur du sympathique Je rentre à la maison, déjà porté par un Piccoli démissionnaire car rétif aux rôles esthétiques et sociaux imposés (l’amnésie du texte en terrible délivrance d’un comédien de théâtre veuf, la ruine de l’âge en porte ouverte sur une nouvelle appréhension du monde, quasi enfantine). Une immense fatigue irrigue Mia madre (une fatigue immense différa la rapide rédaction de cet article), film à bout de souffle, film chuchoté, afin de pas réveiller les (presque) morts, de ne pas brusquer les vivants (les scènes d’éclat, de « saine » colère, autrefois l’apanage de l’acteur-réalisateur, se voient déléguées au personnage principal, une réalisatrice en train de perdre sa mère, transfert signifiant et sexué).

La douceur extrême de Mia madre, film d’horreur inconfortablement débarrassé du rassurant et parfois pittoresque folklore du genre (riche tradition transalpine durant trois décennies, des années 60 à 80), en renforce la cruauté jamais aussi impitoyable que celle de l’existence reflétée, dont témoigne la filmographie de Moretti depuis ses débuts, dans son classicisme de scalpel, sa transparence stylisée. La messe est finie, en effet, la transcendance, esquissée inextremissur un mode laïque, disparue dans la lourdeur de l’agonie médicalement assistée, à l’hôpital puis à domicile, paraphe de l’impuissance avant le sas des soins palliatifs. Le corps maternel malade, qui autrefois donna la vie ; le corps esseulé de Margherita, sa romance avec un comédien du film en abyme achevée sèchement, dans le ressentiment de quelques désagréables vérités assénées à la table d’un café nocturne ; le corps jeune de la fille revenue au foyer escortée par son père divorcé, étrennant son premier scooter (pas de Vespaà la Journal intime) ; le corps étranger de l’insupportable staraméricaine (John Turturro, enfin émancipé des frères Coen, interprète avec talent un histrion non dénué de tendresse, à l’instar de cette brève caresse des traits brouillés de sa cinéaste sur le point de pleurer) ; le corps du cinéma, pellicule ou disque dur, mémoire fragile et friable, immortalité mécanique et provisoire offerte à des marionnettes (bergmaniennes) condamnées : la mort au travail de la caméra enregistre le travail de la mort au sein des organismes, donne à voir l’anémie, l’engourdissement, la faiblesse sans remède pénétrant la chair et l’esprit.

Giovanni (prénom « officiel » de l’auteur, hors de l’abréviation habituelle), assis sur un banc (celui du final de L’avventura ?), le dit simplement à sa sœur : « Je suis fatigué », aveu valant pour sa vie entière, justifiant son renoncement professionnel. Le bâtisseur, avec un sourire goguenard adressé à son employeur tentant de le retenir, décide de partir, sans même se contredire, pour parler tel Baudelaire (à moins de lire dans le film un reniement radical de ce qui le précéda, un peu à l’image de Pasolini abhorrant avec Salò ou les 120 Journées de Sodome sa trop « naïve » « trilogie de la vie »). Fils admirable et raisonné, en vérité, puisqu’il apporte à sa mère hospitalisée de la « vraie » nourriture préparée par ses soins, contrairement à la sœurette adepte maladroite du traiteur, qu’il veillera sa dépouille sans faillir, sans frémir, et frère indulgent au manque de disponibilité, de générosité, de sa « moitié », confirmant avec nonchalance les dires du petit ami. Moretti, vieilli, blanchi, s’inscrit encore dans son film, mais cède la parole, le temps d’apparition et l’énergie narrative à son vrai-faux alterego féminin, fantôme de sa fiction, le regard à terre y compris sur l’affiche, où il ne figure que flou, en amorce du beau visage levé de Margherita Buy. Giovanni/Nanni, figurant de son requiem maternel, accompagne le voyage intérieur de sa sœur à la façon d’un ange gardien, en clin d’œil à ceux de Wenders chus du ciel berlinois.



Dans la file des spectateurs devant le Capranichetta, petit cinéma romain qui projette (et projeta, en 1987) Les Ailes du désir (ailleurs, on avisera une affiche de CaptainAmerica : Le Soldat de l’hiver, repoussant revers d’une certaine cinématographie hollywoodienne, que Moretti molesta viases piques adressées à Heat et StrangeDays, ou contre l’indépendant Henry, portrait d’un serial killer, les trois titres brocardés dans Journalintime, nous souvient-il), il paraît la guider à contre-courant au pays de ses souvenirs, de ses fantasmes, de ses rêves (le récit à la première personne objectivée, subtile reformulation du style indirect libre transposé à l’écran, et aboutissement du « je » collectif usité dans Aprile, ne perd jamais le fil de la narration ni n’égare dans le labyrinthe de la conscience, Mia madre aussi clair et lisible que Le Festin nu de Cronenberg ou Inception de Nolan). L’actrice confesse à la presse sa sidération à la lecture de la première mouture du scénario, écrasante de complexité, de responsabilité (autobiographique, on y reviendra), mais l’ami parvient à la convaincre, à la rassurer, à lui faire incarner ce double imparfait, ce reflet altéré (altérité fondamentale de l’art, « saut quantique » de la création au mystère alchimique, non psychanalytique, inépuisable, malgré les risibles efforts de tous les making-of censés en dévoiler les coulisses obscures, les secrets de fabrication, les arcanes sur fond de psychodrame promotionnel).

Margherita, moins fatiguée que Giovanni, récupère l’énergie de Nanni et la transmue en « paradoxe de comédienne » (remember Diderot), cette seconde Margherita qui lui ressemble jusqu’à arborer son prénom et sa silhouette fine, sa peau livide, sa terne blondeur, vampire se nourrissant de son entourage et de son équipage (la praxis du cinéma, de l’écriture, vampirisme avéré). En dépit de ses défauts, de son égoïsme, de son aveuglement sélectif – un comble, pour une femme d’images, incapable de percevoir le chagrin d’amour de sa propre fille –, l’ultime plan lui reviendra, dans le bureau de la disparue aux allures de sépulcre, parmi les livres morts et poussiéreux, le soleil, autrement absent (sauf durant la scène de la « voiture travelling », placée sous le signe de l’humour et de l’autodérision), la nimbant d’un rayon bienvenu, inassimilable cependant à une quelconque épiphanie dans une œuvre purement matérialiste (discret sacrilège italien au voisinage du Vatican). La survivante, risquant à chaque seconde l’effondrement, mère sans merci accouchant du métrage, métamorphosée par l’épreuve spéculaire aux signes de vie et de mort inversés, réalise infine son film et sa traversée endeuillée, du côté de la vie, femme pour et par cela, alors qu’autour d’elle les hommes tombent, font grève (au propre et au figuré) ou s’éloignent en silence.

« Cinema is a shit job ! Take me back to reality ! » 

Barry Huggins, endormi à l’aéroport, en proie au décalage horaire, prend Margherita au volant pour une quelconque assistante et fait mine de la draguer sur la route vers l’hôtel (il trompera pareillement son monde en réclamant sur le plateau du vrai champagne, avant d’éclater de rire, content de son petit jeu vaguement menaçant). Dans l’une des scènes les plus vives du film, il se met à danser en compagnie de son habilleuse, spectacle gratuit et euphorique pour l’amusement ravi de l’équipe (souvenir de Moretti imitant le mambode Silvana Mangano à la TV dans Caro diario). Mais il trébuche et répète en vain ses répliques, émet des suggestions superfétatoires (« Je peux recommencer, en plus méchant ? ») ou saugrenues (hilare synopsis oral au restaurant, avec la complicité involontaire d’un serveur loué pour sa beauté), dine à la table familiale et s’engueule avec la réalisatrice (là aussi, « linge sale lavé en public », tous les membres du bas de l’échelle conviés au duo en représentation « sado-maso », soufflé vite retombé, séquence habilement commencée dans la drôlerie puis s’orientant vers une tension véritable, versant dans une violence relative, insultes et altercations en monnaie courante de cet îlot incestueux présenté au dehors, devant les caméras télévisuelles, en « grande famille » peuplée de gens « géniaux », de rencontres désintéressées, de films « à ne pas manquer », et gare à ceux qui, à tort ou à raison, brisent le pacte pseudo-faustien, rompent le contrat commercial par leurs critiques, leur acrimonie, qu’ils se nomment Sophie Marceau hier, Vincent Maraval aujourd’hui).

« Vous ne savez pas ce que représente ce travail pour nous » dit l’ouvrier de la fiction en butte au licenciement, et la déclaration concerne aussi le « septième art », le tournage maintenant à flot la réalisatrice, l’empêchant de sombrer tout à fait, tandis que ses amours se délitent, que sa fille veut abandonner ses études (elle-même fatiguée, pour d’autres motifs, davantage générationnels, quelque part en parallèle de son oncle, donc) et que sa mère meurt. Le quotidien du tournage, espace exhibitionniste et intimiste, scène tragi-comique de jeux de pouvoir, de séduction, navire (fellinien) qui vogue plus ou moins bien (avec du tangage, des remous à base de remords), représente une sorte de bouée, un divertissement (pascalien) vital, son inachèvement équilibrant la fin définitive, connue jusqu’à la nausée dans la banalité de son scandale, de cette chronique universelle d’une mort annoncée. Moretti montre ce qu’il connaît, sans complaisance, sans délivrer une thèse méta. La solitude et l’indépendance (financière, d’esprit) de cet homme primé, récompensé, honoré, imprègnent celle de Margherita, femme dans un milieu majoritairement masculin, qui s’auto-flagelle (« Stronza ! ») et reprend le deuxième assistant aux cadres trop « serrés », trop proches de l’action quand il saisit l’affrontement reconstitué entre les forces de l’ordre et les prolétaires en colère, sur lequel s’ouvre Mia madre. Elle s’interroge : « Il est du côté des flics ou des ouvriers ? », ignorante, sans doute, de la sympathie « réactionnaire » de Pasolini à l’égard des CRS d’origine populaire durant le mois de mai 1968, aux dépens des « révolutionnaires » estudiantins issus de la bourgeoisie.

Le film débute comme un remake non chanté d’Une chambre en ville, et le spectateur attentif remarque un court travellingen grue trop beau (ou cinématographique) pour être honnête (comprendre, une pure diégèse donnée pour stable et irréprochable). Du réel au filmé, du rêve à la réalité, des réminiscences à la réécriture consciente ou impulsive, inspirée, il louvoie avec élégance entre les régimes d’images et les types d’événements, associant les diverses strates dans un fleuve serein et majestueux à l’intérieur de son cadre réduit, aphone. Moretti manie avec brio la « suspension d’incrédulité » à la base du spectacle scopique (ou théâtral) et tisse d’une seule pièce les temporalités, les ressentis, les faits et leur déformation/recréation. On décèle du Molly Bloom chez Margherita, comme en n’importe lequel d’entre nous, artiste ou non, tant le stream of consciousness coule au quotidien dans notre rapport au monde et à nous-mêmes. Correspondances, échos, ruptures et associations (d’idées, de sensations) s’interpénètrent à chaque respiration de l’héroïne et des âmes présentes dans la salle (de projection). Mia madre, film mental, film au singulier et au féminin, déploie une séduisante tapisserie sensorielle sous le sceau de la redite, de la répétition, de la variation – visites rituelles à la malade, routine des prises de vues, fins multiples de la liaison, du film, de la vie, chapelet de deuils itératifs encapsulés dans le même plan, mais pas positionnés sur le même plan, certes –, l’histoire en trame plutôt qu’en moteur, la dégradation centrale, et ce qu’elle fait subir au « temps scellé » (Tarkovski, surtout celui du Miroir, en rime imprévue) des personnages, affectant la structure de l’œuvre, lui conférant son caractère de stase, d’érosion, d’entropie.



Art funéraire/psychopompe entre tous, le « cinématographe » (quelque chose également de Bressonien dans cette retenue, cette économie de plan et de sentiment), ici, immortalise une mort et appose sa signature sur l’acte de décès d’un certain cinéma, pas seulement italien. Une journaliste félicite, avec une rigidité rhétorique, « soviétique », Margherita lors d’une conférence de presse, en contre-exemple du subjectivisme faisant fi des questions sociales. Le « réalisme socialiste », stérile supercherie russe, prétendait pareillement rendre compte de la réalité « pour de vrai », dépourvue du moindre filtre individuel, rejoignant involontairement le « moi haïssable » de Pascal et soulignant la prétention de la propagande, élaborée à gauche ou à droite, de retranscrire, circonvenir, le monde apparent, l’intériorité des êtres sacrifiée sur l’autel sanglant de l’idéologie (l’actuel courant supposé social du cinéma français laisse songeur dans sa caricature, son misérabilisme, ce mépris de classe à peine déguisé en « citoyenneté » politiquement correcte). Mia madre, film politique ? Assurément, parce qu’il place l’individu au cœur de la cité, parce que son trajet recoupe celui de beaucoup (de chacun, d’une manière ou d’une autre), parce qu’il délaisse les idées, les discours, les harangues au profit des émotions, des réflexions, des observations (cf. la puissance vraiment contestataire du mélodrame, chez Sirk et Fassbinder).

Nul hasard si le mouvement de foule se révèle joué, si la logorrhée de la critique s’évapore dans un brouillard sonore court-circuité par l’ironie intérieure, en voix off, de la réalisatrice. Les utopies de masse dissoutes dans les chambres à gaz d’Auschwitz, enterrées sous la glace de Sibérie (qui ose dire « nous », à présent, sinon les émissaires des extrémismes ?), le cinéma de Scola ou Rosi (par exemple) évanoui, les films dits engagés ne peuvent simplement plus exister, ni en France, ni en Italie, ou alors sous une forme dégradée, convenue, consensuelle – qui ne remet en cause ni l’ordre social, ni les moyens de production artistique –, illustrée par le manichéisme de la fiction d’usine, avec ses ahurissants figurants sortis du salon de beauté ou de la pire téléréalité (pléonasme). Du même mouvement, la mort d’un proche exclut de la société tout en reliant à elle, à son ontologie, à sa réponse plus ou moins défaillante suivant le siècle et le continent (prise en charge collective et culturelle, voire cultuelle, du deuil en Afrique, au Mexique ou en Corse, dispositif des « pleureuses », des veillées funèbres, des fêtes dédiées aux morts). Moretti ne parle plus en son nom et continue à s’exprimer à la première personne, par procuration, dans un pays (dans une Europe) où la concorde (et encore) ne s’obtient désormais qu’au prix du sport, du terrorisme ou du tabou éternel : fin du projet de société, fin d’une forme audiovisuelle (« fondu au noir » et final cut), fin de soi-même (montage irréversible de l’inanimé), dans l’écume individualiste atomisée, angoissée, délestée du secours religieux (à ne pas confondre avec une religion instrumentalisée). D’un ton plus léger, adieu irrévocable à la comédie musicale sur le « pâtissier trotskiste » ébauchée dans Aprile.                 

« Maman… – Oui ? – À quoi tu penses ? – À demain. » 

Au « principe de plaisir » du cinéma, si prompt à supplanter le réel, l’adoucir, le polir, l’aseptiser (« Je n’écris pas pour consoler », disait Sade dans sa correspondance), avec ses comédies sinistres, ses romances pornographiques, son œcuménisme mercantile, sa pyrotechnie décérébrée, l’opusoppose un « principe de réalité » doucement dévastateur. Pas de fin heureuse, pas de deus ex machina, à peine une politesse désespérée (la part d’oxygène comique, attribuée au « bouffon » de Turturro) : Mia madre ose regarder la mort en face, quand elle défait la face des êtres chers, les rend méconnaissables, déjà porteurs du « masque de la mort ». Le film de Moretti demeure dans le domaine de la bienséance (parents enseignants, ceci expliquant peut-être cela), n’agresse pas visuellement, au niveau de l’épiderme ou de l’estomac (spécialité du genre « horrifique »), et se situe dans une bulle familiale et spatiale frisant le protectionnisme représentatif (une saveur WASP dans cette Italie automnale abstraite, dépourvue de couleurs – de vêtements ou de peaux). La mort « en cours » dévitalise les images, leur confère une patine morne (to mourn, dit l’anglais), elle enferme les personnages, victimes collatérales, dans un solipsisme aveuglé. Le film retranscrit la perte dans sa texture atone et immobile, physiologie de la tristesse appliquée, apparente. On sourit quelquefois, on danse un peu, rappels de la filmographie de naguère (dans Journal intime, même un cancer prêtait à rire, à se moquer de l’incompétence des médecins), mais Moretti suit la pente descendante d’un Almodóvar, plongé dans les ténèbres depuis Tout sur ma mère, justement, avec le zénith obscur de La Mauvaise Éducation, avant sa récente remontée vers le soleil de la comédie en avion (Les Amants passagers).         

« Elle va mourir la mamma », chantait Aznavour, et Giulia Lazzarini (actrice milanaise de théâtre et de TV, notamment une Maria Montessori en 2007) incarne cette femme âgée, cardiaque, au bord du vide, ancien professeur de latin (où gît notre Gaffiot ?) conseillant à bon escient sa petite-fille Livia (juste Beatrice Mancini, exempte du rance cliché de l’adolescente rebelle et hargneuse, ses larmes dissimulées sous une couverture et contre le mur de sa chambre d’appoint dans l’appartement de la grand-mère, qui porte son peignoir, que sa mère, incompréhensiblement et logiquement, lui demande d’ôter) dans la traduction des textes antiques, lui redonnant le goût de cette « langue morte », option dite élitiste dépassée à présent par l’allemand ou le chinois. Moretti nostalgique (voire conservateur), pleurant un enseignement défunt, et Moretti impudique, dans l’autobiographie transparente (Agata devient Ada, porte les habits maternels ; Margherita conduit l’auto de Nanni) ? Nous ne le croyons qu’à moitié, un peu comme avec le Pialat de Nous ne vieillirons pas ensemble, et La Gueule ouverte résonne apparemment avec l’argument de Mia madre, en plus trivial, en plus salace (rappelons au passage que l’auteur de Sous le soleil de Satanappréciait Sixième Sens, autre film funèbre mais roué, posé mais poseur). Ni documentaire, ni autofiction, le film dresse un autoportrait par ricochet, diffracté par le récit. D’ailleurs, Moretti pointe plutôt à raison le malaise généralisé de Margherita, ancien et idiosyncrasique, en vrai point de convergence entre le créateur et sa persona.   

La culture, mondialement laminée par l’hydre consumériste/fasciste (on renvoie vers l’enfer sadien vu par Pasolini) télévisuelle puis numérique (notez l’absence d’ordinateur), reste à redécouvrir par la jeunesse, trésor de beauté, de nuances (réelle difficulté de la transposition, qui doit prendre son temps pour saisir au plus près la pensée du passé, dans la langue et au cinéma), de sagesse (Mia madre, film stoïque, mélodrame asséché, refuse l’obscénité de certains pleurs). Le réalisateur fait confiance aux femmes d’hier et de demain, ce lien organique, physique, magique et parfois tyrannique, il pardonne à celles d’aujourd’hui, à Margherita, en tout cas, cette cinéaste tout sauf parfaite, plus talentueuse sur un plateau, même empêtrée de doutes, de collaborateurs indociles, qu’avec sa famille ou ses amants. À travers elle(s), il ne s’épargne pas, il se donne de l’air et des raisons d’espérer, tandis que nous reviennent en mémoire les lumineuses Jennifer Beals (Journal intime), Laura Morante (La Chambre du fils) ou Jasmine Trinca (la jeune réalisatrice du Caïman). Dans la gangue du présent dépressif, de l’horizon fermé sur un destin au goût de terre humide et de cendres, elles aèrent la filmographie, vecteurs de désir, de renouveau, de promesses. Le dernier film de Moretti, qui pourrait bel et bien s’avérer son dernier, brille par cet équilibre entre les trois avatars féminins, trois côtés d’un unique triangle matriciel, en métaphore littérale. Une première femme disparaît (Hitchcock et ses silhouettes maternelles, maléfiques ou bénéfiques, très humaines, de Rebecca, La Main au collet, Psychoseou Pas de printemps pour Marnie), une deuxième s’interroge (Margherita figure de son temps, dans ses amours temporaires, ses incertitudes, ses colères et son désarroi), une troisième prend le relais, apprend à conduire (sa vie), en héritière discrète et présente (Livia, au suffixe du prénom signifiant « rue » et « chemin »).



Le corps filmique, confronté à celui de la mère, épuisé, perforé (pansement jauni de sa trachéotomie), étayé par l’appareillage respiratoire, en constitue le tombeau de pellicule, le sarcophage à vingt-quatre images par seconde, réalisant l’aphorisme pertinent de Carax sur les films réalisés pour les mort(e)s et offerts à la vue des vivants. En regardant celui-ci, en épousant les trajets exsangues de ces belles comédiennes célébrées chez elles, méconnues dans l’Hexagone, on songe à trois livres : L’Étranger de Camus (incipit« mythique », dérive existentielle jusqu’au suicide par les autorités de justice), Le Livre de ma mère d’Albert Cohen (beau requiem ressassant inlassablement la perte d’une « mère juive ») et Le Château de ma mère de Pagnol (idem, sans « l’ethnicité » précédente mais dans la mélancolique sensualité provençale), quatre, si l’on retient Ma mère, le roman brûlant (et inachevé) de Bataille (Isabelle Huppert, courageuse, s’y risqua, dans une médiocre adaptation commise par Christophe Honoré), traduction mot à mot du titre du Moretti et chant d’amour incestueux et mystique. Citons le valeureux réalisateur de Naïs, Jean de Florette et Manon des sources : « Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants. » Nanni, bien sûr, fait le contraire, il raconte aux enfants adultes du cinéma (les « cinéfils » de Serge Daney) une histoire qu’ils connaissent et redoutent mieux que d’autres, en nécrophiles partisans des salles aussi obscures que la tombe (mais davantage confortables, quoique), en autistes gaspillant leurs jours en fastueuses séances, fuites bigger than life loin et près de la Faucheuse.

Un soleil noir, mélancolique, hivernal, nimbe le film, qui s’abouche à la bouche d’ombre d’une mort essentielle, répétition prophétique et annonce insupportable de son propre trépas. Si l’on vit, on ne peut « qu’enterrer ses parents », dans les mots et les actes, leur survivre injustement et naturellement. Dans La Chambre du fils, Moretti auscultait un désordre du monde, un chaos de l’ordre des choses, celles de la vie, avec cette disparition insensée d’un adolescent causée par un accident de plongée (le sort fatal du grand François de Roubaix). Durant l’épilogue, sa famille orpheline et recomposée passait la frontière et se retrouvait au bord de la mer, dans le champ ouvert des possibles et celui de la caméra les abandonnant en travelling pour une nouvelle histoire leur appartenant, leur restant à écrire, en français ou en italien, avec ou sans le secours de la psychanalyse (profession du père impuissant, perturbé ; le mari d’Ada, par conséquent le père de Margherita et Giovanni, hante le film par son absence, fore un autre drame, un second mystère, en regard des principaux). Dans Mia madre, l’enseignante effectue un voyage sans retour, et la cinéaste finit par se tenir immobile face à l’objectif redoublé, invisible, de la caméra hors-champ, œil majeur captant ses petites sœurs de la fausse usine. Elle sourit et pleure, l’un et l’autre, l’un dans l’autre, alliance de contraires indiscernables, tressés dans un moment qui lui appartient autant qu’au spectateur (qui se souvient de tels avènements chez John Woo, familier du mélodrame sous les atours du polar ou de l’Histoire). La mère, la mort, la mer, l’aurore : Margherita, capable de dire, à cause de sa douleur, Je suis un(e) autarcique, s’ouvre au(x) lendemain(s) (qui ne chanteront pas, ou différemment, en mineur), là, précisément dans le bureau recouvert des propres livres de Moretti, la chaise de l’absente replacée avec délicatesse, comme un aérien baiser d’adieu.               

« Noi siamo qui » 

« Nous sommes ici », oui, ainsi que le constate le titre du film dans le film, avec l’accentuation du pronom personnel en italien (on pouvait dire « Siamo qui », ellipse moins littéraire et plus courante, traduisible par « On est ici »). Ce « nous », on vient de le voir, désigne une impossible collectivité dressée contre l’injustice du capitalisme jugé amoral (un système économique, public ou privé, ne soucie pas d’éthique mais seulement de son fonctionnement, de son développement, expansion mécanique sur le modèle tumoral), du profit impitoyable, des chiffres comptables des multinationales (et des actionnaires des « fonds de retraite »). Dès les années 60, Fellini (La dolce vita), Visconti (Rocco et ses frères), Bolognini (Ça s'est passé à Rome, écrit en partie par Pasolini) ou Risi (Le Fanfaron) sondaient les défaillances et les impasses du « miracle économique » italien, et Moretti, pas né de « cols bleus », réactualise la situation, la met à jour, pour ainsi dire, par le biais d’une fiction emboîtée dans un drame intime, l’échec d’une femme rejoignant celui d’un pays (ou du continent politique européen, entre chômage structurel, crise monétaire, incurie des flux migratoires et « poussées » électorales des « populismes » en cyniques soupapes de sécurité, avec d’inquiétants et notables effets, comme l’actuelle censure de la presse en Pologne). L’occupation scénarisée duplique celle de la « vraie vie » proposée par le film, avec les banderoles et le personnel en grève de l’hôpital – escarmouches, coups de fièvre sociaux, « grognes » plus ou moins corporatistes : dans l’Italie d’aujourd’hui, dans la France de maintenant, la Révolution s’évanouit en protestations anodines, en pétitions risibles, en bégaiements d’actualités ; les « camarades », épris du cinéma ou non, peuvent aller se rhabiller (en bleu Marine ?).   

Le pronom vaut avant tout pour les survivants, ceux des aléas de l’économie, des guerres d’Orient, de la classe moyenne (puisque la classe ouvrière n’ira jamais au paradis, pas même chez Petri) plombée par un décès prévisible et prévu, mal (la sœur) ou un peu mieux (le frère) vécu. Nous, la famille, nous, les cinéphiles, nous, les anciens élèves venus témoigner de la bonté, de la générosité, du talent pour transmettre et former (donc « éduquer ») de l’enseignante. Moretti filme l’après du trépas, la renaissance des souvenirs démultipliés, un homme et une femme dans l’appartement silencieux, qui narrent avec émotion, sans pathos, leurs relations pédagogiques et humaines (comme si l’on pouvait séparer les deux) avec le spectre cher au prénom retrouvé. Avant que d’être épouse, mère, grand-mère, avant que d’enseigner, de placer ses dernières forces dans un héritage de mots, de traductions, de sourires et de lassitude (« Ils sont gentils mais ils me fatiguent, à ne parler que du passé » conclut-elle après la visite d’anciens compagnons), cette femme vécut aussi sa vie, connut certainement des jouissances et des deuils, ne sut pas répondre ni dire ce qu’il fallait au moment idoine. Imparfaite avant la maladie, celle-ci ne la couvrira pas d’une auréole, ne la sacralisera point dans une intouchable aura (culte lacrymal de l’époque, dégoulinante de « larmes de crocodile », à défaut de caïman). Mia madre s’interdit l’hagiographie, et sa grandeur provient également de son mutisme, de ses manques : en tant que spectateur, co-auteur du film avec ses créateurs, toujours et surtout lorsque l’on aborde des œuvres importantes, il faut imaginer Ada (et Margherita) heureuse. 

Ce « nous » polysémique s’autorise encore la métaphore évidente mais intelligente. Dans l’une des meilleures scènes, instant de stupeur, de rancœur, de découragement, Margherita se réveille les pieds dans l’eau (motif féminin par excellence, de Vigo, son amant séparé plongeant à la recherche de son amour dans L’Atalante, à Tinto Brass, écumeur des canaux vénitiens mouillés par les effusions humides de Stefania Sandrelli pour La Clef). Son appartement « prend l’eau », à l’image de sa vie, submergée par l’ombre de la mort imminente, de l’inaboutissement du film, ce Noi siamo qui qu’elle essaya à rebours du reste de son parcours, audace de cinéaste, remise en question au moyen de la « conscience sociale » et de l’auteurisme (que filmait-elle avant ? Moretti ne nous le montrera pas). Un sceau et des revues dérisoires (couvertures racoleuses découpées dans Aprile) ne suffiront pas à éponger l’inondation ni sa dette maternelle. Elle emménagera dans la maison de la mère, bientôt rejointe par sa fille, premier foyer, lieu des origines à plus d’un titre. On n’en finit pas de revenir au point de départ, de regarder en arrière, de ruminer hier – mais il convient d’avancer, même avec une improbable voiture recouverte de projecteurs et de caméras (sueurs froides de Turturro sur la route romaine). Margherita, juchée sur son trône en métal, casque sur les oreilles, flanquée de ses assistants, invective le pauvre acteur américain, incapable de dire ses répliques et de conduire « pour de bon ». Elle rejetait la facticité du soutien technique, la voici confrontée à une immobilité rageuse, à un « patinage » méta et psychologique (ah, cette idéale chanson chorale  et motorisée de La Chambre du fils).



Les morts s’en vont pour l’on ne sait où (le cosmos, l’éden, la terre) et il reste les vivants, qui réalisent des films ou rédigent des blogs de cinéma. Nous demeurons là, dans notre enfer profane, nos attristants bonheurs, nos agitations éphémères. Nous savons bien que nous allons mourir, la Mort se rappelle à notre bon (ou mauvais) souvenir au fil (coupant) des jours, et Mia madre agit en feutrée « piqûre (d’hôpital) de rappel ». L’amour ? Plus froid que la mort, répondait Rainer Werner. L’amitié ? Un malentendu, pour détourner Camus. L’art ? Un « simulacre », dépourvu de la « séduction » théorisée par Baudrillard. Embrasser un revolver (Gibson chez Donner), avaler trop de cachets, se tailler les veines dans une baignoire remplie d’eau chaude : mille et un moyens d’en finir, en revers des mille et une histoires de Shéhérazade contant (comptant) pour sauver sa peau. Travailler fatigue, affirmait Pavese (adapté par Antonioni avec Femmes entre elles), Le Métier de vivre aussi, et le poète se suicida aux somnifères à quarante-et-un ans, dans une chambre d’hôtel à Turin, pendant l’été 1950. En épitaphe posthume, le beau La mort viendra et elle aura tes yeux, consacré à « notre compagne/du matin jusqu'au soir, sans sommeil,/sourde, comme un vieux remords/ou un vice absurde » achevé par :

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.[1]

            Dans la salle provinciale (« On vit tous en province/Quand on vit trop longtemps », dixit Brel dans Les Vieux), les lumières se rallument, les mouchoirs s’utilisent, le public chenu d’une association de promotion de la civilisation italienne, organisatrice de la projection, occupant plusieurs rangées de sièges, prend congé, acquis à la cause de Moretti. Votre serviteur, la gorge serrée, encore sous le charme intense de la photographie d’Arnaldo Catinari (L’Ange du mal, de Michele Placido, futur DVD à visionner), des extraits d’Arvo Pärt (parmi Leonard Cohen, Jarvis Cocker, Nino Rota ou Philip Glass ; que devient Nicola Piovani ?), se lève à son tour, le générique arrivé à son terme (peu nombreux à l’imiter, en 2015 et avant). Dehors, il fait nuit et doux. Dans deux semaines environ, il écrira une dizaine de pages en deux jours sur le film, « publiera » dans le calme d’unweek-end, avant Retour à Ithaque de Laurent Cantet, suggestion féminine, vu au même endroit (une association d’espagnol, cette fois) et, qui sait, le replay sur le site d’ARTE d’un long métrage israélien ironiquement intitulé Youth (pas celui de Paolo Sorrentino, auteur de l’épuisant Il divo, un peu vite sacré dépositaire du regain du cinéma italien, au côté du surfait Matteo Garrone, signataire de l’horrible Reality). Peu importent le trophée cannois « en chocolat » et l’adoubement paresseux des Cahiers du cinéma : Mia madre, nous réfléchissant tel Le Voyeur, pour d’autres raisons, nous accompagnera longtemps de notre vivant renaissant, dans la traînée stellaire et intime, douloureuse et radieuse, des femmes disparues à chérir, des femmes présentes à aimer. ratoires et "biais d' Fanfaron) ou Bolognini (ca s'ppartient autant qu' Psychose,  


Retour à Ithaque : La Terrasse

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Méconnu (des critiques hexagonaux) et primé (au Brésil, en Italie), tourné en quinze jours et sorti en catimini, ce voyage immobile mérite largement le détour et recule afin d’aller de l’avant


Une invitation imprévue, une séance d’après-midi, une petite salle clairsemée : nous voici en train de découvrir le nouveau film de Laurent Cantet, dont nous appréciâmes jadis beaucoup Les Sanguinaires (téléfilm atmosphérique sis dans un cadre familier), Ressources humaines (l’un des meilleurs titres « sociaux » du cinéma français au tournant du siècle) et L’Emploi du temps (œuvre mystérieuse magnifiquement portée par Aurélien Recoing, qui laissait loin derrière elle L’Adversaire, adaptation auteuriste et poseuse de Nicole Garcia du remarquable récit d’Emmanuel Carrère, d’après « l’affaire Jean-Claude Romand »), bien moins Vers le sud (pas vu en entier, malgré Charlotte Rampling) ou Entre les murs (subi jusqu’au bout ce pensumfrisant la démagogie). En « exil » à Cuba, le réalisateur collabore avec Leonardo Pedura (en compagnie de Lucia Lopez Coll et François Crozade, scénariste pour la TV) à la transposition d’un roman (et non d’une nouvelle, comme l’indique à tort le générique final) de ce dernier, par ailleurs auteur de polars renommés, Le Palmier et l’étoile, paru en français en 2003, à la trame apparemment très différente du long métrage. Citons ce passage du premier chapitre qui donne le ton : « De la mélancolie à la haine, de la joie à l'indifférence, de la rancœur au soulagement, au cours de ses voyages imaginaires, Fernando avait joué avec toutes les cartes de la nostalgie, sans deviner qu'il avait peut-être gardé, tapie dans l'obscurité de sa manche, cette tristesse agressive, incrustée dans son âme, avec une interrogation : fallait-il vraiment que tu reviennes ? »[1]


Amadeo, professeur, revient donc à Cuba après seize ans (il tient au compte exact) d’absence, passés en Espagne, en France et en Italie. Au sommet d’un immeuble « populaire », il retrouve quatre amis : Tania, ophtalmologue « orpheline » de ses enfants, qui lui en veut de son départ, alors que sa meilleure amie, Angela, se mourrait d’un cancer ; Rafa, peintre écœuré par ses propres toiles, « barbouillages » qui se vendent pourtant et lui rapportent un peu d’argent ; Aldo, l’ingénieur licencié s’abîmant les mains à construire des batteries de contrebande (sa mère et son fils feront une brève apparition durant la « fête ») ; Eddy, enfin, homme d’affaires anciennement chevelu, désormais chauve dans sa veste à cent dollars et nanti d’un smartphone(mais un audit risque de lui coûter sa place et sa situation, acquises à base de petites combines un temps autorisées). Souvenirs (« école à la campagne », premiers émois), chansons (le rêve californien de The Mamas & the Papas, par exemple), photographies (portrait de groupe en noir et blanc), apéritif, repas et café, les retrouvailles vont vite s’orienter vers le règlement de comptes et le grand déballage des reproches, des regrets et des remords, avec la vérité balancée comme une gifle, blessant davantage puisqu’elle provient d’amis « de quarante ans » (Eddy, furieux, s’en va mais finit par revenir, imitant l’itinéraire d’Amedeo), avant la grande révélation in extremis concernant les vraies raisons du départ (et par conséquent du retour).


Cantet joue l’unité de temps, de lieu et d’action, ne cède jamais au théâtre filmé, au psychodrame, tire le meilleur de dialogues habilement rédigés (pas un seul mot inutile dans ce film reposant sur la parole et sa profération). Filmé au plus près du corps et du visage de chacun des acteurs de la troupe – excellents Isabel Santos, Julio Díaz Ferran, Fernando Hechevarria, Néstor Jiménez et Jorge Perugorría, ce dernier aperçu dans Fraise et Chocolat, présent dans le Che de Soderbergh –, monté avec maestria par Robin Campillo (scénario de L’Emploi du temps et d’Entre les murs), superbement éclairé par Diego Dussuel, Retour à Ithaque, sans Ulysse mais pas sans espoir, cartographie du soir au matin un groupe et un pays, une « faute » individuelle (« Vous faites chier, avec votre culpabilité ! » rage Eddy à voix basse) et un crime collectif (le mensonge castriste), un ressassement (le passé ne passe pas, surtout là-bas) et une ouverture (la terrasse donne sur une corniche elle-même abouchée à la mer). Avec sa caméra portée discrète et précise, avec ses champs-contrechamps dynamiques, ses recadrages judicieux et ses gros plans hypnotiques, avec sa durée assumée (film court mais dense, sensation du temps qui « coule » et des scènes qui durent, notamment durant le monologue d’Amedeo), Cantet élabore un espace-temps singulier, choral, qui n’oublie jamais la course (de la lumière, du jour vers les ténèbres et l’inverse) du monde ni son bruit de fond (le cinéaste pousse l’exactitude au point d’utiliser la vraie bande-son du match de football entendu dans la diégèse !).


La position en hauteur donne à voir par inserts le quotidien du quartier, cerné par les « barres » de buildingsdélabrés : ici, une jolie voisine se peigne sur son balcon ; là, une gamine s’amuse tandis que sa mère étend du linge ; ailleurs, un couple s’engueule et des hommes se mettent à plusieurs pour égorger un cochon (hors-champ, rassurons la SPA). Le charme, la beauté, la réussite du film tiennent également à cette présence périphérique, à ce brassage de classes, à ce tressage de destins et de trajectoires individuels avec une sorte d’esprit national, de magma unanimiste (la réalisation matérialise ainsi la tension entre l’intime et le politique, entre le moi et la communauté, soulignée/combattue par l’idéologie « révolutionnaire » et « dictatoriale », interroge charnellement le fait d’exister individuellement au sein d’un régime totalitaire, au sens « spatial » du terme, englobant toutes les facettes de la vie et prétendant les régler sur son pas). La peur s’avère la source noire d’où découle la disparition et les désillusions, peur de trahir (déjà le sujet latent de Ressources humaines, conflit œdipien sous la surface syndicaliste), peur de se confronter au néant de son succès (le thème de L’Emploi du temps, radiographie d’un vide existentiel proche de l’autisme), peur de perdre le seul trésor qu’ils possèdent en commun, leur amitié, mise à mal par les menaces, les privations, les arrangements du régime et d’eux-mêmes.


Film solaire et nocturne, drôle et grave, Retour à Ithaque parle et regarde (en face) Cuba, bien sûr, sans complaisance ni dolorisme, sans aveuglement ni auto-flagellation, mais cette fable « universelle » sur la nostalgie, l’échec, l’impuissance, le désenchantement et la solidarité pourrait se dérouler n’importe où, en démocratie, dans une économie de marché, en Afrique ou en France (on pense à Marseille pour les textures lumineuses, le voisinage maritime, la faconde continue et le stade sportif). Le spectateur ne sort pas le cœur lourd, en dépit du sentiment de gâchis, de temps perdu, d’envies brisées (peindre, écrire, aimer) qui étreint les personnages et fait ressembler l’épilogue silencieux à une gueule de bois saisie en élégant panoramique. La sensualité de l’œuvre, des peaux, des musiques, des haricots, de la jeunesse projetant de prendre la mer à son tour, du vent, des sons, du rythme terrestre, vient équilibrer la désespérance et la cruauté des échanges. Les cinéphiles songeront sans doute à Dreyer, Pagnol, Cassavetes ou Scola (clin d’œil au récent défunt, avec le sous-titre de ce texte), beau sillage de mots, d’intensités, de « sociologies » majoritairement oublié dans le « septième art » contemporain. Avec douceur, avec humilité, avec un faible budget, aussi, Retour à Ithaquereprésente ainsi un retour à un certain cinéma, celui des « vrais gens » (Cassavetes), filmés à la bonne distance, dans un Scope surprenant, avec amour et générosité, non en tant que symboles ou étendards bidimensionnels mais en êtres de chair, de sang et de langage essayant de vivre décemment, honnêtement, dans un environnement pour le moins difficile. Ils nous touchent et nous ressemblent, ensemble, un par un, avec leur franchise et leur tristesse (pas seulement « générationnelles »), la saudade et l’amertume en revers de l’humour et des forces de vie. L’opus s’achève à l’aube, sur Amedeo enlaçant Tania tournée vers l’horizon, vers le champ liquide des possibles : l’avenir reste à écrire, à vivre, à peindre (tableau « inspiré » en vues multiples des ultimes images) et à filmer.  


PS : nos remerciements renouvelés à la sage et souple Sophie (pour la découverte et la place offerte !), amie « musicale » et cinéphile « encartée », à laquelle nous dédicaçons volontiers cet article rapide et ravi.                         

Antartic Journal : Snowpiercer, le Transperceneige

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Neige en deuil, linceul de flocons, écho du tombeau : voilà une nouvelle pépite désespérée en provenance de Corée du Sud, pourtant sise dans le Grand Nord (ou presque)…


Découvert hier dix ans après sa silencieuse sortie – tel le carnet de bord quasiséculaire retrouvé au hasard (?) par les explorateurs –, Antartic Journal déjoue le marketing et se joue des étiquettes : en visionnant ce titre immersif, bien serti dans le double écrin de son édition DVD chez Elephant Films, on ne pense ni à Carpenter (The Thing), ni à Larry Fessenden (The Last Winter), ni à Werner Herzog (Encounters at the End of the World) mais à… David Lean, surtout celui du Pont de la rivière Kwaï, et pas seulement pour les « scies » de saison substituées (là, Marche du colonel Bogey, devenue Hello le soleil brille ; ici, Douce nuit, sainte nuit), car les deux œuvres, fresques intimistes à la fois adultes et populaires, présentent des protagonistes obsessionnels, attachés coûte que coûte (en vies humaines) à leurs projets insensés (ériger un édifice parfait en pleine jungle, atteindre le mythique « Pôle de l’Inaccessibilité », nantie de son impassible statue de Lénine), promis à une dérisoire victoire à la Pyrrhus (explosion du monument sitôt construit, repère aux allures de croix déterré in fine).


Alors que les années 50 – parenthèse un peu terne d’après-guerre, ferment de La Fureur de vivre avant l’avènement de la fausse Dolce vita (et l’Algérie ? Et le Vietnam ?) de la décennie suivante – firent un triomphe à l’épopée martiale et « raciale » du brillant Britannique, le début de la décade 2000, « traumatisée » par le 11-Septembre et sur le point d’entrer dans une crise économique n’en finissant pas (au sein de certains pays européens, en tout cas), refusa sans surprise ce voyage au bout de la nuit en plein jour. Un père endeuillé d’un enfant suicidé, de surcroît endetté, divorcé, sa dernière expédition ratée, par ailleurs capitaine impitoyable (afin que n’interfèrent les secours, transistor croqué tel un carré de chocolat !) de cinq hommes à sacrifier sans ciller (scène intense de la corde coupée, laissant choir la victime au fond de sa crevasse utérine), dont un seul survivra, orphelin et fils de substitution, portraituré entre réalisme abstrait, stylisé (quarante jours bibliques au désert des sentiments) et onirisme cauchemardesque (hallucinations sous-marines, spectres furtifs, main blanche surgie de la terre vierge et sur l’écran du caméscope) ? Ce projet suicidaire, vrai-faux blockbuster, certainement pas film d’horreur et à peine d’aventure, malgré l’argent, la logistique (tournage physique et ludique en Nouvelle-Zélande, avec visites du Premier ministre et du compositeur comprises), la publicité (nul foundfootageà l’horizon, Dieu merci), ne pouvait que décevoir les espoirs et se prendre de plein fouet le mur glacé de l’indifférence ou hérissé de piques par les critiques.


Le réalisateur, humble et passionné, les acteurs, solidaires et impliqués, évoquent cet insuccès programmé, bien qu’immérité, dans le disque dédié aux suppléments, comme inconscients du truisme suivant : un film sur l’échec ne pouvait qu’échouer(à moins de s’intituler Le Trésor de la Sierra Madre, et encore). Nuançons et précisons – échouer à trouver son public d’alors (celui d’aujourd’hui ?), tant l’œuvre, réussite plastique et symbolique, préparée/contée avec enthousiasme et dévouement par une équipe de cent personnes sur une période de six ans (deux sur le plateau et en extérieurs), possède une grande santé jusque dans son évidente (et repoussante, pour d’aucuns) dimension d’odyssée dépressive, de chronique d’une mort annoncée. Sa beauté, sa puissance, proviennent ainsi de l’alliage apparemment contradictoire entre la maîtrise vivante d’un premier film ambitieux et le caractère éminemment morbide de son récit (écrit à six mains par Im Pil-seong, Bong Joon-ho et Lee Hae-joon, son Des nouilles aux haricots noirs loué ici même), le spectaculaire du décor (plans d’ouverture en hélicoptère vraiment à couper le souffle) et des événements (le blizzard, prouesse numérique, la destruction finale de la cabane, idem) tressé à la linéarité d’une intrigue dite pauvre en rebondissements (tout sauf un défaut), l’envie de filmer, de faire du cinéma sans auteurisme ni racolage, équilibrée par une radicalité pour ainsi dire antonionienne dans le traitement du temps et de son ressassement (le cinéaste, à juste titre, invite à une appréhension basée sur l’émotion, sur la sensorialité, au détriment de l’élucidation et de la logique, « ou alors le film vous semblera ennuyeux et compliqué »).


Antartic Journal, drame œdipien « emmitouflé » dans l’anorak du survival, montre au quotidien, dans un décompte fatal, dans un périple qui tourne en rond, littéralement, la pulsion de mort masculine alimentée à l’hubris ; Choi, sorte d’Achab sur la mer gelée, ou de Jack Torrance culpabilisé par la disparition du petit Danny enfin occis (Moby Dick, le roman homoérotique et méta de Melville, Shining, la comédie noire et mélodramatique de Kubrick, en influences volontiers, modestement assumées) marche vers son trépas, entraîne son équipage à sa suite, cherche à réaliser l’impossible pour se sentir (re)vivre, se moque éperdument, géniteur privé de progéniture, de « l’humanité » supposée nécessaire à une telle entreprise (le film et l’expédition). Arrivé au fameux point, « notre Enfer créé par le désir », comme le désignent avec poésie les précédents aventuriers, scientifiques exprimant un bouddhisme implicite, péris naguère, ressuscités à présent durant un court message audio et vidéo d’outre-tombe (on songe au leitmotiv prophétique et anxiogène de Prince des ténèbres), appel à l’aide (« Save us ! ») inutilement entendu par l’unique femme de l’opus, relais impuissant et stérile avec le monde des vivants, Eurydice à l’abri dans son oiseau de métal survolant en vain le cimetière immaculé où s’enlisent à loisir les Orphée d’Asie, il ne reste que la rage de la vanité, du dégoût, de la désillusion et du désespoir.


Bercé par la partition discrète et lyrique du grand Kenji Kawaï, Antartic Journal séduit et envoûte par sa frontalité mortelle, par l’épuisement communicatif, viral, de ses personnages. Jamais il ne s’égare sur les territoires de la paranoïa, de l’écologie, de l’ironie, foulés par les films cités au début de cet article, mais marche droit vers la mort, ose la regarder en face (avec des moyens certes différents du Moretti de Mia madre), dans le miroir trouble, et cependant limpide, de la folie, en particulier virile (Cronos fait reproche à son fils putatif de n’avoir pas su l’arrêter à temps, se bat avec lui, dévore métaphoriquement sa portée ou ampute l’un de ses membres, amateur autiste de bel canto, de son pied gangrené). Porté par une distribution irréprochable, au sommet de laquelle se tiennent bien sûr Song Kang-ho et Yu Ji-tae, figures charismatiques, incontournables et talentueuses du cinéma sud-coréen contemporain, ce requiem brûlant à l’instar d’une douleur enfouie, commencé dans la bonne humeur et les sourires, sous la tente collective et dans le repas lyophilisé, s’achève dans le sang, la nuit et la déréliction. « S’il vous plaît, s’il vous plaît » implorait le jeune homme à bout de forces sur le seuil de la diégèse : nous le retrouvons dans l’épilogue, au moment où les ténèbres polaires vont s’abattre sur le vide virginal pour six mois, à genoux, revenu de tout, sans même un compagnon à qui s’adresser, dont douter (Kurt Russell chez Carpenter).


Après le lancement d’une fusée de détresse, le capitaine s’enfonce dans l’obscurité, et la caméra, dans un ultime plan virtuose (notez l’intelligence des CGI), au croisement du jeu vidéo et de l’œil divin, abandonne les deux anti-héros à leur sort ouvert, prisonniers de la fable existentielle, de leurs démons familiers, du destin fermé de chaque individu des deux côtés de l’écran (mourir, sur la banquise ou sur une plage). Le journal, sésame maudit, story-boardannonciateur, transperce la poudreuse, écueil livresque, surréaliste et lovecraftien, couplé au fantôme vocal d’un appel radio retentissant dans l’absence d’écho et de réponse : la grandeur de ce « petit » film à vite redécouvrir tient aussi à sa moralité désenchantée, à son infinie sensation de solitude et d’absurde, à la pure couverture recouvrant au dernier acte, à la façon de la poussière d’une cérémonie funèbre la tombe muette, les cauchemars éveillés de Six personnages en quête d’auteur (Godot évanoui des hauteurs), six enfant perdus dans la malédiction dupliquée de leur conte de fées pour adulte, sidérés par la phrase ultime de notre universel et intemporel journal intime : memento mori, mon ami.   

                      

Les Formidables : Vivre sa vie

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Sujet + verbe + complément : le temps d’une critique à cent à l’heure, célébrons une désespérance, une romance et une renaissance… 


Efficace mais banal, lit-on (vite, peu) sur la Toile. Citons Cyrano : « C’est un peu court, jeune homme ! » Ce polar coréen nous séduit par ses multiples régimes et ses humbles ambitions. Le flic « ripou » au bout du rouleau ne doit la vie qu’à son fils hospitalisé, et encore. Il quête la gueule du revolver comme d’autres recherchent des oasis. Il suffoque dans sa défroque en cuir ocre. Il passe les menottes à son ennemi (titre original) intime à la suite de Hitchcock. Qui prisonnier, qui victime volontaire ? De son côté, le cuistot rangé des affaires s’interroge sur la signification de nouilles épicées. Un soir comme les autres, il replonge dans son passé d’endetté. Du « fric » pour opérer l’enfant qui pète gentiment, du « fric » pour vivre honnêtement avec une petite amie qui ne se laisse pas faire (elle ébouillante des policiers, ce qui fait rire une policière). Le film débute à la nuit tombée, s’achève dans le jour incertain. Radio allumée : le co-équipier rumine son racisme ordinaire : « Il y a de plus en plus de criminels immigrés ». Réponse immédiate du premier personnage principal : « Coffrons plus de Coréens ! » Plus tard, on découvrira que les racines du Mal proviennent d’un orphelinat. Figure terrifiante du directeur, père par procuration, pervers par profession. Le bigbossvoulait piéger sa progéniture putative. Devant ses tableaux de maîtres, il déforme la jeunesse (« Vous en faites des chiens » crache le flic suicidaire). Une montre-magnétophone signera son emprisonnement : preuve orale de son emprise maudite sur les âmes dociles.

Séoul bynight, ville de lumières calligraphiques, enfer coloré où se damner une dernière fois, où se racheter, qui sait ? L’œuvre mélange les tons et trajectoires, les cascades et les CGI, les câbles et les vraies blessures (l’actrice se fait une grosse bosse à la tête en tombant sur le sol en marbre du métro !). Voilà un cinéma qui ne ment pas, qui croit encore en lui-même, aux puissances du « septième art » littéralement pourri sur pied ailleurs. Nous devons aimer, saluer, remercier cela. Sous la panoplie à couper le souffle du film d’action, entre le rire et les larmes, respire un long métrage qui va très vite et sait prendre son temps. L’introduction en modèle d’exposition, avec le partenaire abattu par un colosse chauve, en imperméable gris et lunettes noires à ravir Frank Miller (les flics le crucifieront de leurs balles en jaillissements rouges). Beauté du pacte faustien près du restaurant ambulant, l’ami perdra la vie en messager maudit : quelques minutes de répit avant la prochaine poussée d’adrénaline (la chute de lambulance évasive à la croix verte dans un fossé aux allures de décharge, après sa collision numérique avec un vrai train). Une femme seule à une table, une cigarette à fumer ; dans un parc nocturne, nos Jules et Jim d’Asie à l’écouter chanter a cappella (qui dira jamais la bouleversante profondeur d’une sirène, même susurrant de la pop, « K » ou pas ?). Et cette très juste scène d’amour sexuelle, les amants tendres et radieux dans leur court bonheur, dans leur don hors de prix loin de la marchandisation généralisée des organes, des nouveaux départs, des hiérarchies, légales ou illicites.


Une violence sèche, aussi, dans le sillage du cinéma US des seventies. Le désir de cinéma, l’envie de tourner au quotidien, dans le respect, l’enthousiasme, l’implication, la bonne humeur, apparaissent dans chaque putain de plan des Formidables, et finissent par rendre le film vraiment digne de son titre, malgré ses imperfections de deuxième ouvrage (on admire trop Orson Welles pour ne pas trouver à redire à sa vraie-fausse biographe de Hearst). Le réalisateur parle à bon droit de fossé générationnel, de souhait de vivre sa vie en dehors des carcans sociaux. Penser, agir, rêver par soi-même, surtout là-bas, à l’ombre toujours menaçante d’une improbable et redoutable dictature. Pas d’innocents, ici, pas de preux et puérils chevaliers en lutte contre le désordre du monde. Rien que des adultes blessés par et dans leur enfance, avides de néant, de peau, de mouvements dans l’espace, d’une seconde chance à saisir, quitte à se prendre un projectile létal dans le flanc (tel le soldat endormi, déjà mort dans son cresson bleu, de Rimbaud, poète-météore et trafiquant d’armes amputé sous les dents de la gangrène). Cet article, on ne le relira pas, on évitera de le corriger, de jouer les annuaires ou de contextualiser. Écrire vite, vivre sans souffler, mais savoir également tout le prix d’une pause, d’une modulation du rythme. Coups de poings ou de sabre, caresses à un enfant ou à une amoureuse, chuter, vouloir en finir, se relever, ébaucher une amitié, sans le fantôme de Bogart et Claude Rains à « Casa ».

Quelque chose vainquit notre fatigue physique et existentielle d’hier soir, la vélocité du film, son humour, sa tentation du nihilisme. Au cœur du vortex, un passage à l’âge adulte et une transmission, un relais compromis. Ouverture et fermeture en voiture (Jim Morrison apparentait la vie d’un Américain à une virée automobile), ceinture du périphérique et de sécurité. La vie et le film dans l’habitacle, derrière le pare-brise, au volant, à freiner ou à accélérer. Boucle bouclée, fin ouverte : le flic sauvera-t-il son marmot (et son âme) ? La jeune femme amoureuse, pleurant sur le port le départ illusoire de sa moitié masculine, petite sœur de Fanny magnifiée par Pagnol, la retrouvera-telle enfin ? Le voyou au cœur tendre, l’argent salle du bar alloué au « minot » pour ses soins, guérira-t-il malgré son placement dans le cadre à la « place du mort », et ce sang qui s’écoule de sa hanche christique ? Les réponses appartiennent au spectateur et à l’horizon de l’ultime plan, profondeur horizontale du champ après les arrêts sur image du générique. Courir, aimer, pleurer, se blesser, « tuer le père », en adopter un autre, imprévu, faire du vélo dans un quartier-labyrinthe, reprendre un canevas de genre non pour le subvertir – piètre passe-temps occidental de formaliste à vite dégager de l’écran –, le commercialiser – quel problème avec les films dits populaires, du moment qu’ils n’infantilisent ni ne racolent ? –, mais l’animer, lui donner corps et sens. Vitesse du défilement des vingt-quatre images, et si peu de temps devant soi pour dire les mots justes entre hommes et à une femme. Nulle trace d’homoérotisme, pourtant, de piteuse réflexion spéculaire. Course et non classement.


Avec son attention aux visages, sa science de l’espace urbain, l’habileté de son montage, son réalisme constant mâtiné de séquences bigger than life (course sur les rails à l’arrivée de la rame), sa mélancolie ludique et sa discrétion méta (épisode au cinéma, affiche du Grand Bleu comprise !), Les Formidables ne réfléchit pas. Mieux, il fait réfléchir dans l’émotion (emotionpicture, en effet, Samuel Fuller) et ses aphorismes désabusés – « On naît et on meurt seul », « La vie est un caniveau », « J’ai mal, mais pourquoi je devrais en pleurer ? » – résonnent partout et de tout temps (le filme date d’une dizaine d’années). « On va vivre à fond les manettes, maintenant ! » : dans cette épitaphe emplie de vie, de lucidité désespérée mais vaillante, pas encore vaincue par l’épuisement des jours, des poursuites, des humiliations, résident la morale du modeste opus, sa grandeur insoupçonnée. En compagnie du cuistot juvénile, croyant à sa force d’élan, à sa lumière intérieure, le flic s’affranchit des ténèbres, s’ouvre au jour, revient à la vie. Le cinéma, art des morts, nous apprend une nouvelle fois, une fois de plus (pas de trop), à garder les yeux ouverts, l’esprit affûté, les mains bien arrimées au gouvernail de notre existence. Vivre pour soi, avec les autres, conjurer le sort, rouler plus vite que la mort. Elle nous attend patiemment, passagère naturelle à l’arrière, son rictusreflété dans le rétroviseur. Et alors ? Il nous reste de l’essence et un appétit de jouissance, chérie : attache ta ceinture et visons l’infini… 
                                      

She’s on Duty : Service commandé : Les Infiltrés

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Oubliez vite 21 Jump Street (le film davantage que la série avec Johnny Depp) : voici une inspectrice (et une actrice) à laquelle on tendrait volontiers nos poignets pour ses menottes, dans cette ultime et chaleureuse pépite venue du « Pays du matin frais », taillée par un réalisateur polymorphe, accessoirement formé aux États-Unis…    


En visionnant ce titre méconnu sorti en 2005, on pense beaucoup au cinéma hongkongais des années 80/90, surtout à Sammo Hung, souple colosse, partenaire amical de Jackie Chan et auteur de l’émouvant First Mission, son Rain Manà lui, où il s’auto-dirigeait avec talent. Park Kwang-chun livre un film ludique et grave, acrobatique et adulte, commencé comme une comédie, poursuivi en mélodrame, terminé en romance, l’action (registre pratique et sésame avant chaque prise) liant les genres, le mouvement animant les images et les émotions. En Occident, on ne pratique guère ce mélange (exceptions remarquables d’Almodóvar première manière, de l’horreur appelant les sourires, par exemple Psychose, Massacre à la tronçonneuse, Possession), on s’en méfie en union illogique entre l’eau et le feu ; à Séoul aujourd’hui, à Hong Kong au siècle dernier, ils s’épousent avec naturel et fluidité, figure calligraphique et drolatique à l’instar de la vie elle-même, au miroir du rire, des larmes et de tous les états intermédiaires. Les combats possèdent une grâce dont Hollywood ne parviendra jamais à percer le secret, pas même en débauchant les chorégraphes nationaux (Yuen Woo-ping, pour ne pas le nommer), ou en acclimatant les univers (le pitoyable Tigre et Dragon d’Ang Lee).


Nul hasard dans cette démarche faussement contradictoire, seule la volonté formulée du réalisateur de varier les tons, les sensations, d’embrasser, avec enthousiasme et humilité, tout le spectre des expressions, des représentations. Un « auteur » ne se dissout pas dans le cinéma dit populaire, au contraire, il se déploie selon une plus grande évidence, telle une ecchymose sur la peau blanche d’un genou féminin lors d’une cascade (cf. De Palma et son diptyque destructeur, structuraliste, Les Incorruptibles/Mission impossible).Dans le prologue, la femme-flic fait semblant de s’étonner auprès d’une prostituée : on ne va pas tourner dans un film grand public, malgré ou à cause du court uniforme de lycéenne propre à ravir les fantasmes nippons ? Bien sûr que non, et She’s On Duty va s’évertuer à tromper les attentes tout en les satisfaisant, à s’inscrire dans un domaine précis – la comédie d’action, donc – pour mieux s’en extraire, le transcender. Film sur les apparences, les masques, les fausses identités et les vraies douleurs (du corps, de l’âme), il se caractérise par un parfum presque baroque, délicieusement sentimental, dans le sillage d’un Beaumarchais, disons (celui du Mariage de Figaro), et s’achève d’ailleurs, en bonne logique symbolique, par une étreinte amoureuse à la Marivaux.


De façon plus souterraine, mais pas tant que cela, cette histoire improbable d’une « fliquette » rebelle affectée à un établissement scolaire pour piéger la fille d’un truand sur le point de témoigner contre son supérieur – sorte d’impitoyable Aryen qui rappelle le Sting de Dune–, propose une réflexion juste et généreuse sur la filiation et l’héritage, de valeurs ou de malheurs. Les figures paternelles, bien saisies (le père tendre et renié, l’oncle tabagique – « vice » du cinéaste ! – et apprécié, le professeur adepte du « On va s’aimer », flic refoulé, l’inspecteur assassin issu du « Pays du Soleil-Levant », le collègue traître par besoin d’argent familial) dialoguent avec des portraits de femmes orphelines (de mère cancéreuse, de père disparu) à la recherche d’un modèle masculin, fui dans un autisme lightou une mauvaise humeur de façade. Modèle non pour se conformer, se soumettre à l’on ne sait quelle « domination » sexuée, mais afin de trouver un équilibre, une présence remplissant le vide de leur vie (la mélancolie tissée à la joie, à l’exubérance, les comiques professionnels s’avérant souvent de « tristes sires » dans l’intimité).


Sous ses allures de divertissement inoffensif, l’œuvre recèle à qui sait voir (et se laisser émouvoir) une tapisserie chamarrée, maîtrisée, remuante, parfois poignante, avec pour motif central – chercher la femme, disait Colette, percevoir le détail dans le tableau, chez Argento profondorosso ou au-delà – la féminité au vingt-et-unième siècle, à l’ombre de la paternité, de la duplicité, des nouveaux standards de figuration (Lara Croft et autres caricaturales Amazones atteintes du « complexe d’Électre »). Élève, amie, presque sœur, fille, jeune femme, amante, rivale, ennemie, beauté glacée, létale, chipie à mater (les bras levés en signe local de punition), « vache à gros seins » (et à lunettes, comme Véra dans Scoubidou), guerrière et stéréotype, putain et policière, objet sexuel et sujet conscient, toutes ces facettes de « l’éternel féminin » (Goethe buvait-il du saké ?) apparaissent au cours du film, kaléidoscope apte à nourrir le questionnement féministe et cinéphile (notez la chambre rose de la seconde héroïne).


Comme ses glorieux aînés de HK, She’s on Duty ne s’interdit pas d’associer le noble et le trivial, une discussion entre un père et sa fille (touchante révélation : « Papa » se dit aussi ainsi là-bas), judicieusement reflétée par une grande glace murale, avec les plaintes scatologiques de lycéennes suppliant l’ouverture de la porte des toilettes. Les relations entre les générations, les genres, les espaces (le lycée, le repaire du méchant, avec sa cage pour combats de chiens), les rythmes et les enjeux travaillent le film en profondeur, lui confèrent sa charge et sa visée. En bon athée, on ne peut que remarquer un christianisme diffus, à base de prière, de croix, de pietà (beau plan du père à l’agonie sur les genoux de sa fille effondrée), qui nous ramène évidemment à celui d’un certain John Woo. Les corps voltigent, ne saignent quasiment pas, mais on ressent (et on entend) leurs craquements, leur violence « réaliste » (dans le final, la policière, déguisée en bonne sœur pour les besoins d’une nouvelle mission, retrouve son amoureux de mauvais garçon irrésistible et nanti d’un bon fond, épiphanie sentimentale contrebalancée par le geste de son pied, d’abord levé en délicat mouvement de ravissement sensuel puis écrasé sur le dos d’un quelconque délinquant plaqué au sol, habile et exemplaire métonymie du métrage).


Une double pincée de critique sociale (les fonctionnaires, pauvres, doivent espionner/protéger les gosses de riches, si seules dans leur vaste villaacquise via l’argent sale) et de rivalité traditionnelle (avec le Japon, la Corée acquérant son indépendance en 1948) vient épicer l’ensemble, qui repose sur les épaules et les jambes sportives et sensibles de Kim Sun-ha (le reste de la distribution ne démérite certes pas, loin de là, notamment la belle Nam Sang-mi et le doux Gong Yoo). Quelque part entre Sophie Marceau (les yeux) et Isabelle Adjani (la bouche), l’actrice amuse, réjouit, séduit (au lit de la diégèse et au naturel dans la vraie vie), n’en fait jamais trop, dotée d’un timing comique parfait, d’un engagement physique forçant le salut, d’une nature de boute-en-train et de casse-cou, pas de garçon manqué (et elle sait jouer du piano, en plus !). Passer deux heures en sa compagnie, même par procuration, même « en service commandé », s’avère un vrai plaisir et ne peut que faire surgir dans notre mémoire de cinéphile énamouré les ombres chères et chéries de Maggie Cheung (jeune retraitée), Anita Mui (hélas regrettée) ou Michelle Yeoh (riche mariée).


Oui, il nous plaît de consacrer notre trois centième article (en vingt mois de blog) à ce film vivifiant pourtant tourné en février, avec sa lumière claire et ses feuilles brunes, avec sa douceur hors saison et son désir de cinéma logé dans le moindre photogramme. Aucune idéalisation de notre part, au demeurant : le cinéma de Séoul compte sans doute d’irrattrapables ratages et des renommées galvaudées, mais ce que nous en voyons ici, depuis quelques années déjà, en confirme l’excellence, l’énergie, le beau souci de faire du cinéma au présent, sans ressasser son histoire, ses formes, ni les recycler, les subvertir, leur rendre hommage (le postmodernisme en lèpre compulsive de ceux qui ne vivent rien, qui n’osent pas regarder le monde autour d’eux). On aime à finir notre mini cycle asiatique avec ce titre précis, commercial et abouti, enlevé/dédoublé (dans les rôles et les situations), avec cette femme et comédienne découverte ce samedi, avec cette équipe soudée, solidaire et respectueuse, dévoilée par les suppléments de l’agréable édition DVD parue chez Elephant Films.


Le lecteur (la lectrice) le sait : nous écrivons pour louer, très rarement pour maudire, et She’s on Duty s’attire facilement et naturellement notre sympathie, à l’unisson de son succès public (d’autres sources indiquent un échec, allez savoir). Rails de travelling et câbles invisibles, grue nocturne sur un quai maritime, clap frappé dans la bonne humeur et l’attachement à ce que l’on fait ensemble, absence réconfortante de vulgarité, de cliché (ah, la jeunesse perdue de l’époque, ma bonne dame), la magie opère sans heurts et l’opus nous offre une codaà la Capra, le couple réuni in extremisà Noël pour un baiser de cinéma sous les flocons d’une neige artificielle : le faux se marie au vrai, le récit rencontre la vérité des contes (du cœur qui bat plus vite, de la chair qui enlace, les identités sexuelles gentiment renversées) et le cinéaste réussit son film. Go East, young man ! 

                                      

Ma mère du Nord : La Discrète

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Tu ne me liras pas (ou peut-être ?) mais je t’écris quand même…


On n’abandonne (on ne pardonne ?) jamais vraiment la première femme, qui d’un seul et même mouvement matriciel nous donna la vie et nous condamna à la nuit, nous mit au monde (souvent immonde) et enclencha le sinistre décompte des jours ; mamans et putains, fillettes et saintes, épouses et anges gardiens, nos mères admirables et déraisonnables nous accompagnent jusqu’à notre mort, peut-être davantage en tant qu’hommes, orphelins inguérissables leur dressant de touchants et inutiles tombeaux sous forme de livre, film, musique, tableau (ou blog). Voici le chant d’amour tardif, drôle et poignant, de l’un des rares auteurs français contemporains digne de sa lecture (avec Carrère et Houellebecq, disons), ancien complice de Desproges et amateur d’Egon Schiele (un homme de goût, donc), dont on recommande aussi, parmi d’autres récits, le déchirant Où on va, papa ? consacré à ses deux enfants « différents ». Cette météorologie maternelle et mémorielle trouve d’un tir rapide et droit le chemin du cœur, dans la blancheur d’une robe, d’une page, d’une photographie entre ciel et terre – et une femme mal mariée, amoureuse des arts, trop réservée, seule et riche de fragments de bonheur, faisant en outre de Sueursfroides son film favori, ne peut bien sûr que s’attirer notre cinéphile et filiale sympathie…   




Hélène Grimaud : Living with Wolves : Survivre avec les loups

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 « De la musique avant toute chose », assortie de quelques hurlements…


La principale qualité de cet agréable documentaire, bien qu’assez scolaire (la musique dite classique reste à filmer, malgré Ken Russell ou Straub & Huillet) ? Laisser la parole, verbale et musicale, à l’intense interprète française s’exprimant (pas ici) avec un délicieux accent américain (voire l’inverse). Dans un « monologue » sis chez elle ou en déplacement, la jeune femme en quête d’absolu et de discipline, rétive aux cadres mais surtout pas à la beauté, évoque ainsi son parcours et son art avec une intelligence naturelle et une précision d’expression communicative. Elle joue également à sa manière, singulière et superbe, des œuvres de Brahms et Rachmaninov, parle de sa passion (devenue mission) lupine, effleure sa synesthésie rimbaldienne (il faut lire ses Variationssauvages, belle plongée dans la psyché d’une adolescente blessée, « sauvée » par les notes, d’une musicienne concevant la partition à la façon d’une architecture géométrique et colorée, pas si loin que cela du… Lovecraft des Rêves dans la maison de la sorcière !). Depuis 2002, date de ce portrait tout sauf mineur d’une artiste talentueuse, belle, indépendante et populaire (cela semble irriter certains, tant mieux pour elle et pour nous), Hélène Grimaud poursuit sa route entre les pays et les compositeurs (Pärt, Bach, Chopin, Bartok, Debussy, pour ne retenir que nos favoris, plus un « duo » inattendu avec… Françoise Hardy), son dernier disque désormais placé sous l’égide liquide…





Lonely Places : Blow-Up

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Descriptions de saccages et invitation au vagabondage…  


Une chaise vide (celle d’Elsie chez Lang, de Laura chez Lynch ?), une église esseulée (pléonasme, et un petit côté Carpenter), un observatoire solitaire (sorte de bulbe incongru sous le soleil irradié, à défaut des grands cimetières sous la lune de Bernanos), un bocal létal et floral (contre une fenêtre pâle), une pièce au mur émeraude écorchée (au réfrigérateur, peut-être, qui bée), un fauteuil gris et un rideau cramoisi (la couleur assourdie par l’usure des jours), un disque d’horloge qui jamais n’atteindra midi ni minuit (l’heure des nourritures terrestres et des sabbats à senestre), un piano carbonisé (par des autodafés de partitions), une salle de spectacle dévastée (autant que le prosceniumdéglingué), un siège d’hôpital en ferraille (sculpture médicale caressée par le soleil matinal), un couloir de la mort égayé par quatre taches jaunes (et un pot de fleurs endormies), quatre colonnes à la Matrix soutenant un plafond (probablement gorgé d’amiante), des structures métalliques (entre l’installation d’art contemporain et le souvenir salissant d’abattoirs rougeâtres), un joueur de baby-footnippon figé pour l’éternité (dans son apesanteur muette), le tricycle de Danny Torrance (en déshérence), des escaliers à la Escher (les bombes à graffiti ne coûtent pas cher), une jambe de mannequin gris (au tournant de sa vie), l’escalier écarlate de la maison des Bates (cloison maculée du sang des bêtes par Franju), une chambre d’enfant dominée par le bleu (des bleus à l’âme de Moretti), une enfilade en rouge et pétrole (où courent les soupirs des mères grecques du coloré Dario Argento), un jeune homme en vie dans un passage en ruines (son dos nu contre les parois marbrées de lierre malade) et un téléphone ne tenant plus qu’à un fil (avec personne au bout du fil)…


Poésie du désastre, romantisme et dreamurbex, cartographie des catastrophes – et cependant, ces vingt-deux stations en enfer s’avèrent d’une grande sérénité, d’un calme réconfortant, comme un point zéro (sis à Tchernobyl, voire à Fukushima) à partir duquel repartir vers l’avenir.


Nulle énigme, ici, même si les photographies, natures littéralement mortes, conservent leurs singuliers secrets. Ces endroits supposés solitaires, en réalité bruissant de mille et un spectres, une femme jeune et vivante les arpente sans peur (ou presque) et les anime de sa présence humaine, une femme que l’on aime, que l’on lit, que l’on écoute, aussi, par chansons interposées. Elle voudrait soigner par ses images de blessures et d’architectures, elle joue les infirmières de l’univers des fins dernières, elle se place derrière l’objectif pour mieux cristalliser sa subjectivité. La technique, la « géolocalisation », les mobiles (du crime scopique, puisque l’appareil, un peu avant sa petite sœur de caméra, prend l’air, la vue et la vie), n’importent guère, à vrai dire. Il suffit de parcourir la galerie numérique, d’errer à son rythme dans sa douce eschatologie, de se perdre dans la villaéventrée, à la suite de Delphine Seyrig égarée en boucle (d’oreille, de bande magnétique) à Marienbad. Audrey au pays des horreurs assagies vaut bien Alice et ses merveilles de Lewis (Carroll) shootantles petites filles après l’école. Plus rien à saisir, l’existence déjà enfuie, consommée/consumée (cf. Cronenberg et ses insectes ou son écriture « en pattes de mouche », ofcourse), plus d’âme à voler mais l’horizon et le désir qui nous attendent tous au sortir du bâtiment-tombeau. Vois-tu enfin l’invisible (hume son parfum italien), qui nous attend sagement au-delà de tes vrais clichés ? Il appartient désormais à ceux qui nous lisent et se rendront volontiers là-bas (avec ou sans Huysmans), à leurs (beaux) risques et (tendres) périls :


Nostalghia : Une lueur dans la nuit

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La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, disait Simone Signoret ; un Ulysse russe en Italie va le constater, relevant durant neuf minutes un défi superbe et insensé…


Audrey Jeamart, Michel Chion, Jean Gavril Sluka et, last but not least, le cinéaste lui-même, parlent bien de Nostalghia, aussi, pour une fois, on se taira, afin de donner à voir quelques affiches, deux ou trois images du film et de son tournage, assorties de sa mémorable et inoubliable (deux mots qui scellent« la course du temps », à l’intérieur du long métrage et de notre courte vie) scène en plan-séquence, bouleversant « tour de force » physique, spirituel, cinématographique, temporel, ironique/idéaliste.





Les hommes et les femmes, d’hier et d’aujourd’hui, méritent-ils d’être sauvés par un messie d’occasion, les pieds dans l’eau, une bougie au creux de ses mains ? Nous en doutons, croyez-le bien, mais Tarkovski, tout sauf ascète pour cinémathèque, artiste libre à l’ombre des dictatures, exilé intérieur épris de poésie paternelle, frère de cinéma amoureux des éléments, des femmes, friand de rires et d’enfants, nous accompagne depuis longtemps, avec seulement sept films – qui réduisent à néant tant de filmographies contemporaines ! – magnifiquement peuplés d’un enfant dans la guerre, d’un peintre iconique, d’une planète-océan (où nage une Eurydice stellaire), d’un miroir maternel, d’une interzone d’irradiés, d’une sensuelle traductrice, d’un arbre abritant un vieillard au bout de l’espoir et un gamin mutique.




Grandeur d’Andreï, auquel nous reviendrons certainement un autre jour, une autre nuit, avant que le Temps, destructeur et sculpteur, ne vienne sceller infine notre bouche et nos yeux grands ouverts devant les poèmes de ce visionnaire populaire.













Soul Power : Le Concert

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Un combat légendaire et un festival méconnu ; un témoignage utopique et un ratage méta ; un document musical et un aperçu de la montagne : retour à Kinshasa, en 1974, dans une Afrique remplie de chansons, de revendications et d’émotions…   


Aucun amateur d’horreur (dont votre serviteur) ne l’ignore : dans ce « genre » plus qu’ailleurs, le hors-champ s’avère d’une grande importance, ce qui n’apparaît pas à l’intérieur du plan autant (sinon davantage) perturbant que ce que l’on voit (variation du thème, avec Tourneur et Carpenter en maîtres de l’architecture et de la durée :  l’angoisse créée par le vide du cadre plein, fenêtre ouverte mais exsangue sur des paysages hantés, métaphysiques, par exemple piscine, lande, banlieue résidentielle, immensité enneigée). Poursuivons un peu dans les truismes sémiologiques ou structuralistes (uniquement pour étudiants friands) du « langage cinématographique », analysés, détaillés puis réduits à rien par un Marcel Martin (avec la complicité très volontaire d’Antonioni) – le champ ne vaut que par le contrechamp, le dialogue entre les axes, de chaque côté d’une frontière imaginaire tirée à 180°, procède de la dialectique du discours (pas seulement celui, verbal, « torché » avec paresse entre des talkingheads, ricanait Hitchcock). Le cinéma permet cela, cette variété des regards, des points de vue (angle et idée), son dispositif ontologique de projection en matrice du découpage de base (le plan-séquence et la frontalité offrent d’autres horizons, explorés assez diversement par Tarkovski, De Palma, Haneke, Noé, le gonzo du X et la vidéosurveillance de l’espace public, avec des jeux vertigineux ou démonstratifs sur le temps et « l’effet de réel »).


Le lecteur (la lectrice, nordiste ou non), nous pardonnera (ou pas !) cette attaque théorique, car SoulPowerpourrait servir de cas d’école. Ce documentaire plaisant et frustrant, aux notes irrésistibles, aux propos symboliques, souffre en effet d’une absence fondatrice et fondamentale, évidente (elle en « saute aux yeux », presque littéralement) et complexe : celle du monde tout autour de la diégèse (terme d’études littéraires, et de « filmologie », d’habitude réservé à la narration, pris ici au sens large de récit, de « monstration »). Une telle disparition, sidérante et insoupçonnable à force de présence dissimulée (à l’instar de La Lettre volée de Poe), paraphe la puissance quasi maléfique de la caméra et la suprême ironie de l’entreprise, surtout lorsqu’elle entend se réclamer, avec sincérité, ingénuité, du « cinéma vérité ». Les Cathares, on le sait, attribuaient l’existence de l’univers au Diable, illusionniste par nature et prestidigitateur très mal intentionné ; « se méfier des apparences », exhorte la sagesse populaire, inconsciente de son héritage platonicien. L’abolition du contexte social, politique, « humain » du film, ne s’explique pas uniquement par le montage (un métrage de quatre-vingt-dix-huit minutes façonné à partir de douze heures de concert et en parallèle avec la réalisation de When We Were Kings, dédié à l’affrontement Ali/Foreman, Jeffrey Levy-Hinte occupant le poste de monteur sur les deux titres, secondé sur le second par David A. Smith, saluant à présent Ave, César ! des réflexifs frangins Coen).


Elle se lit jusque dans la démarche « touristique », voire « ethnographique » (mots affreux, en vérité, surtout le dernier, abouché à la « classification des races », au « primitivisme », au bon vieux temps des colonies ou à la culpabilité occidentale durant l’essor du « tiers-mondisme » des années 70, certaines collections de disques faisant mine de découvrir l’art musical des « indigènes » récemment dotés d’une conscience citoyenne, avant que Peter Gabriel ne vienne prendre le relais, cristallisant via son label, Real World, le magma commercial de la dite World Music) des excursions hors du stade et de la scène, reléguées aux… suppléments. Un éloquent segment de quelques minutes, pompeusement baptisé Zaïrois, 1974, montre ainsi des femmes en train de chanter, de s’occuper d’enfants, de porter sur leur tête de lourds récipients (ou un gros arrosoir !), d’acheter des produits locaux dans des halles locales, tandis que les messieurs jouent aux dames (des capsules de bouteilles servant de pions) ou aux cartes, accompagnent brièvement les musiciens étasuniens avec des instruments « du cru ». Pendant les trois concerts, le public se résume à deux ou trois images prises et montées « à la sauvette », à un lointain brouhaha à peine discernable sur la bande-son (écoute au casque et impression d’un son trop « propre » pour être honnête).


Plus grave, le sinistre maréchal Mobutu, dictateur notoire depuis longtemps aux affaires (en 1969, l’année du Festival de Woodstock, il ordonne un massacre estudiantin, la musique des machettes adoucissant les mœurs rebelles, sans doute), grâce à l’entregent de la CIA, reçu en ami par tous les dirigeants d’alors, toutes tendances confondues, toute honte bue, n’exécute qu’un caméo furtif sous la forme d’un tableau, typique et chic, éminence grise (ou noire), point aveugle d’un film sonore et pas sourd mais infinemal-voyant, en ce qui concerne la périphérie de l’événement. Tout se passe comme si le réalisateur (et avant lui Stewart Levine, Blanc, Américain, Juif et accessoirement co-organisateur) prenait pour « argent comptant » – « Pour être libre, il faut des dollars » affirme, cynique, un James Brown aux exigences matérielles (transport de son équipement) et au deviné cachet de star– les déclarations volontiers provocatrices d’Ali (« La jungle, c’est New York » ; « Les vrais sauvages sont en Amérique » ; « Ici, ils ont des voitures, des hôtels, des maisons, ils s’en sortent bien »), grand boxeur et grande gueule pas encore vaincu par Parkinson (la maladie, non un quelconque adversaire), à la limite de la complaisance envers un régime autoritaire (euphémisme) maintenant le pays, sous couvert d’une « révolution culturelle » abreuvée à la « négritude » (fierté d’être noir, chante Brown en ouverture), ou à son équivalent zaïrois, dans un endettement abyssal à la hauteur des enrichissements personnels et de la pauvreté collective (sur toutes ces questions, on renvoie vers Mobutu roi du Zaïre de Thierry Michel, lui aussi principalement composé d’archives).


Film coloré, sans (exécrable) jeu de mots, SoulPowerévite de regarder sur les côtés, vers les ténèbres de « l’Afrique intérieure » arpentée par Conrad (et son colonel Kurtz, éloigné de Brando), territoire irréductible à un continent et à l’inconscient (supercherie d’épicier de la psyché), wilderness exempte de métaphore où fleurissent les atrocités universelles et intemporelles de l’espèce humaine, peu importent ses diverses pigmentations, puisque son sang y coule toujours rouge. Cette noirceur foncière, à faire pâlir Rousseau, on la chercherait en vain dans ce portrait de groupe de Noirs « hauts en couleur », talentueux, attachants, parfois immenses (Ali et Brown, évidemment). Le retour fantasmé (financièrement intéressé, pour les Blancs derrière le projet, les caméras, les fonds investis, la direction des opérations, le montage de la scène) à une insaisissable (et inexistante ?) origine, de la « communauté noire » et de l’humanité elle-même, ne pouvait certes pas se payer le luxe de la nuance, et ce making-ofgéant frôle par omission les rivages dangereux de la propagande, du dépliant émollient, du Brigadoon en « boubou ». Au cinéaste « parasite » (il assemble le travail d’autrui, non ?), on se sent tenté de dire, pastichant l’amant de Mademoiselle Riva irradiée par Resnais : « Tu n’as rien vu à Kinshasa. »


La césure figurative régit aussi la réunion (supposée ravie) espérée entre les peuples « frères », rencontre au sommet de la soul (mais pas que) avalisée par ce renard rusé/controversé de Don King, alléché par l’odeur et la couleur des billets verts : les artistes d’outre-Atlantique font un rapide petit tour de piste et regagnent fissaleurs pénates, ce « pays des opportunités » leur offrant la gloire (ils ne la volent certes pas, mouillent généreusement la chemise ou la jupe) et une problématique « condition noire » (Ali vise juste en assénant « La caméra est sur moi parce que je suis le plus grand combattant du monde – et non « l’homme le plus fort », comme se trompent les sous-titres –, sinon je ne serais qu’un négro »), bien que les exemples de réussites sociales abondent, dans la musique, au cinéma (Will Smith, lisse avatar du boxeur pour le surfait Michael Mann), en littérature (Toni Morrison munie de son Nobel), l’existence trentenaire d’une classe moyenne ou bourgeoise noire contrebalancée par des violences (souvent prolétaires, policières, et blanches), en preuve et à la une, tristement d’actualité (Beyoncé, dont on apprécie pourtant le buñuelien Partition, semble s’en émouvoir lors du récent Super Bowl, avec une chorégraphie « martiale » et des bérets, pas français, chipés aux Black Panthers, son Formation convoquant, à La Nouvelle-Orléans, Malcolm X, l’ouragan Katrina, Autant en emporte le vent« inversé » ou… les narines des Jackson Five – n’en jetez plus, la barque « obscure » risquerait de sombrer, dans les eaux boueuses de l’auto-célébration tardive et confortable !).


Repassons une couche réflexive : il ne suffit pas d’utiliser une batteriede caméra pour saisir le réel ; de même, la commune couleur de peau ne saurait combler le fossé de la langue (francophonie de l’ancienne colonie belge) et moins encore celui de la culture (le « racisme », maladie sans frontières mais pas sans passé, à tout le moins l’hostilité, peuvent également s’exercer entre Noirs d’Amérique et d’Afrique, sujet peu abordé par le consensuel « septième art », surtout estampillé « social » ou « engagé », plus à l’aise avec le manichéisme doloriste en noir et blanc). La concorde, imparfaite, éphémère, passera par conséquent par la musique, le politique échouant à la générer, dans les faits au quotidien, dans leur retranscription imagée, « amputée » (Michael Wadleigh, le réalisateur de Wolfen, flanqué d’un certain Martin Scorsese, dut affronter similaire obstacle de l’amas des rushessur leur Woodstock antérieur). SoulPower réussit en retrouvant inopinément les chemins de l’horreur, en se focalisant sur les corps, la sueur, l’effort et le don – le vrai, qui ne se monnaie, excède ce qu’il coûte et rapporte, ainsi que dans les films « interdits aux moins de dix-huit ans » –, le tout tressé à l’âme des interprètes, mise en scène et mise à nu sous la rampe surélevée des projecteurs (câble facturé à… 8 000 dollars !). Levy-Hinte, producteur de The Last Winter (vanté ici même) et d’une biographie de Polanski (centrée sur ses démêlés judiciaires), sculpte son matériau collecté en direct, assemble les « courts métrages » de son armée de cadreurs, parmi lesquels le renommé Albert Maysles, poursuivant le « parrain » Brown dans sa loge, un instant reflété derrière son modèle par un miroir mural, métonymie narcissique et spéculaire (involontaire, itou) du film.          


Nous séduisent ces visages trempés de sueur et de bonheur (beauté racée, pas raciale, de Miriam Makeba, aka« Mama Africa », détestant ce patronyme d’emprunt, énonçant celui du berceau, à rallonge), ces virtuoses d’un « genre » musical qui nous apporta, continue à nous apporter, beaucoup, malgré ou à cause de la blancheur de notre peau, auquel nous consacrions sur ce blog des lignes énamourées (saluant notamment le chef-d’œuvre de Marvin Gaye, What’s Going On, album poétique, politique et prophétique sorti en 1971, réussissant si brillamment là où SoulPower n’ose se hisser), cette proximité avec eux, à quelques centimètres à peine des épidermes fraternels à fleur de peau (noire, blanche, brune et tutti quanti). Quatre décennies plus tôt, on ignorait la dolly, la Louma et le steadicam, prothèses de parvenus, au mieux spectrales (Kubrick à l’Overlook), au pire intrusives. L’enregistrement ne se transforme pas en « captation », en mise à distance : les énergies vocales et filmiques s’unissent pour créer un continuum sensuel et sensoriel, une sorte de liquide amniotique et lyrique dans lequel s’immerge le spectateur-auditeur, dès les premières secondes de présentation du grand petit James (il ouvre et clôt le show filmé, boucle bouclée, so). En 5.1 ou « simple » 2.0, la soul déferle sur vous en fleuve majestueux et somptueux – la voilà, l’Afrique fantôme ! –, en irrésistible torrent émotionnel. Jim et ses amis d’un soir (ou de trois) arborent des tenues invraisemblables, les « petits Blancs » dans l’ombre, des « pattes » à l’épate et des rouflaquettes grotesques ? On s’en contrefout mille fois, on boit cette eau de notes, de libido, de vitalité sexuelle foutrement explicite transcendée par une aspiration à un Ciel advenu ici-bas, maintenant et pas demain, à portée de main, tel un sein féminin (le caméraman black ne perd pas une miette de la jupette de la danseuse prise en contre-plongée, nous non plus).       


Dans ses meilleurs moments, quand il parvient à faire oublier son embarrassante myopie intellectuelle, quand il magnifie des hommes et des femmes si proches et lointains, dans le temps, les parcours, les héritages, SoulPower illustre superbement son titre, décharged’énergie à la connotation ouvertement sexuelle, démonstration in vivo d’unanimisme musical et mythique (pas le souvenir embelli, commercialisé, de la nostalgie sous cellophane, mais l’accord parfait entre des cœurs, des vies, des plaisirs enfin à l’unisson, qui négligent la guerre, la colère, le désespoir, la solitude, les humiliations, vieilles et fidèles ennemies trop vite réinstallées à demeure). On pense alors au contemporain John Cassavetes, à ses maris alcoolisés, à ses femmes sous influence, à ses enfants qui attendent – quoi d’autre, sinon la sensation poignante et enivrante d’exister, de respirer, de baiser la mort encore et encore au creux d’une femme aimée, entre les pages ensoleillées, marines et ensablées, d’un livre chéri, devant un tableau beau à pleurer, devant un film adulte (pas nécessairement « pour adultes » !) qui ne console pas, ne rassure pas, ne se vautre pas dans la laideur, la bêtise, la redite, la mollesse de l’expression et de l’ambition. La transe, mon ange, la sens-tu dans chacun de tes membres, des dix orteils à la cime de ta tête, et cela, crois-moi, ne relève pas d’une douteuse cérémonie « barbare » remise au goût du jour pour les touristes du monde entier, venus s’encanailler dans la matrice de l’espèce, se frotter kolléserréà la chair affinée par le soleil impitoyable et les misères infligées par les usurpateurs en « toque léopard », ou les chefs d’État étrangers continuant à piller cette terre nourricière sous le sceau de la collusion avec les industriels. Ce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu ressens, ce que tu en retires, légitime ta présence humaine et dansante, absurde et désespérante. La soul nous excite, nous ressuscite, nous fait sourire et jouir, Lazare de partout ravis/soumis à son pouvoir tourné vers la vie.       


Nous ne citerons pas les noms de tous les participants (voici Manu Dibango au détour d’un village, entre des gamins hilares), gracieux rois et reine(s) (arrière, Desplechin !) sans couronne (en chocolat, ah, ah), le générique final s’en charge avec humour et exhaustivité. Nous confessons sans honte que d’autres styles et d’autres univers nous bouleversent pareillement, du classique au jazz, de la chanson française à la bossanova, de l’électro à la musique de film, au débotté, au milieu de mille autres, pratiques étiquettes ne voulant pas dire grand-chose (sale manie occidentale, européenne, protestante, de classer, cataloguer, verrouiller les êtres, esclaves renommés en rigolant, aux noms si français, au phrasé si châtié, et les choses, le « Nouveau Monde » bien plus âgé que ses « découvreurs » de l’Ancien). « Nous ne connaissons rien de l’Afrique », avoue avec justesse Levine dans un bonus, et nous n’en savons pas plus que lui, finalement, mais nous la regardons, nous essayons de la regarder, différemment, fraternellement, alors que son cinéma demeure un mystère, à part ses « figures de proue » à la représentativité suspecte et primée (Cissé hier, Sissako aujourd’hui), ou l’émergence laissant perplexe (par sa sentimentalité télévisuelle) de « Nollywood ». SoulPower, par-delà ses absences (et désistements, celui de Stevie Wonder peut-être le plus incompréhensible), ses œillères (toutes proportions gardées, souvenons-nous que moult « vedettes » du cinéma français des années 30 répondirent oui, en pleine Occupation, à l’invitation pressante de Goebbels), réalise un (modeste et précieux) miracle laïque intempestif – parvenir à capturer l’énergie organique et orgasmique de cette musique dans une capsule temporelle et actuelle.


Ce happening raccourci et revigorant ne se termine pas avec la mention légale du copyright, attestation en miroir des droits de propriété (de diffusion, d’exploitation, mots connotés, vous en conviendrez) du showbusiness pratiqué « à taille humaine », la superproduction conservant un cachet artisanal, cordial. Le mot de la fin revient à James Brown, en vêtements de ville dans un possible café. Regard caméra et moralité de la fable, du spectacle, du métrage, en premier à l’adresse du public noir : « À la fin de tout ça, vous pourrez dire : Bon sang, oui, je suis quelqu’un ! ». Sur le site d’Antidote Films, la maison de production du réalisateur, on peut lire en écho ce slogan : « Our aim is to counter everything in filmmaking that is banal, lifeless and lacking in passion » – mission accomplie, Mister Levy, même inextremis… Morale, la nôtre, cette fois-ci, de l’histoire (et de l’Histoire) : politiquement discutable, musicalement irréprochable (et indispensable)…  




   

L’eau douce qui coule dans mes veines : La Lectrice

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Des miroirs au dédoublement létal, une âme entre déréliction et ascension, un franc-tireur qui vise au cœur ; plongeons dans une rivière avec retour (vers le jour), contrairement au torrent de Marilyn…   


Céline, moins spirituelle que celle de Brisseau, quoique, ne va pas bien (mais qui va aujourd’hui, surtout dans la France dépressive de 2016 ; laissons donc à certains leur bien-être malsain, préférons de loin la « mauvaise » vitalité nietzschéenne). Elle souffre d’Ultra moderne solitude, pour parler comme Souchon, supposé chanteur ami du petit Nicolas (Sarkozy). Dans sa vie en monochromie, peu de choses, à vrai dire, encore moins d’êtres dignes de ce nom, sinon une encombrante meilleure amie (la maquilleuse du film, au passage !) dotée d’un langage châtié, pas si amicale que cela, au fond (du désespoir) et un petit ami (risible et infantile expression, l’anglais ne fait pas mieux, voire pire, avec boyfriend) usant d’elle à la façon d’une poupée gonflable grandeur nature, choisissant sa bouche (importance du son, dans le X et ailleurs) pour se vider de sa goujaterie (pas seulement d’elle, vous le devinez bien, mais un coup, sans jeu de mots, d’eau en bouteille et la machine sexuelle repart), à l’intérieur d’un habitacle automobile chipé au Cronenberg de Crash (on conseille au lecteur, ou à la lectrice complice, d’aller lire comment Ballard, dans le roman hanté par Liz Taylor, se sert d’un levier de vitesses). La sinistre scène de fellation – appelons un chat une chatte – arrive vite, dans la double acception de l’expression, et cristallise la tristesse (à pleurer, car Céline pleure beaucoup, un peu trop à notre goût) du personnage principal, sa coupure d’avec le monde alentour, son autisme aussi banal que le mal profane.




Dans une Lorient spectrale, assourdie par la bande-son et le noir et blanc élégants de Julien Guillerme Lamothe (chef opérateur à double casquette et à lunettes), elle erre à la recherche d’un travail, plutôt d’un simple « boulot », au mieux CDI, au pire CDD, comme des milliers d’anonymes fracassés par la fameuse « fracture sociale », que ne ressoudera nullement cette « gauche libérale » encore au pouvoir, sous un ciel plombé à faire passer le couvercle de Baudelaire pour une aimable treille printanière. Elle marche seule (que Goldman et tous ses euros osent donner des leçons à la jeunesse contemporaine, notoirement oisive et assistée), jusqu’au Pôle emploi (l’intérim, décrète le générique, autorisons-nous cette licence) plus froid que la banquise, où une redoutable « conseillère », automate au rictus figé, à l’inquiétante diction, lui déniche enfin une niche douillette et maladive : lire de la poésie à un homme en fin de vie. Cuirassé dans son peignoir, les yeux clos sur un monde qu’il ne veut plus voir, Œdipe de province, Monsieur Giovanni, pourtant plus si jeune, achève son voyage immobile en compagnie de la petite fille qui n’aime pas les sucettes mais les prodigue à seule fin d’être aimée (Kim Novak, à son époque, allait jusqu’à se teindre en blonde et à porter les habits d’une morte, pauvre folle effarouchée infinepar une bonne sœur sonnant son glas en deusexmachina de Sueursfroides). Sa petite voix égrène les vers naïfs – ces poèmes ne passentpas, vous ne nous en voudrez pas, cher Maxime, idem en version sous-titrée British, mettez cela sur le compte de notre formation littéraire bien plus que cinéphile, sur la « dureté » de notre sensibilité –, peu à peu s’affine et s’affirme.




Les séquences « infernales » du début – suite de fondus enchaînés dans la minuscule cuisine, un bras tendu depuis la table d’une seule place suffit à atteindre l’évier coincé entre un angle de bar et un frigo riquiqui surmonté d’une cafetière : philosophie suicidaire de l’ameublement, pour pasticher Poe, avalée au moyen de cachets – s’éloignent et paraissent un mauvais rêve (le film entier baigne dans une atmosphère cauchemardesque, avec d’étranges cadrages « flottants », rappelant celle de Carnival of Souls, déjà récit d’une morte qui s’ignore). Céline commence à s’épanouir, mais avant cela, il lui faudra encore tomber plus bas (sur le sol immaculé de sa salle de bains, exactement), dépasser la tentation de se tailler les veines à coup de cutter, cesser de se meurtrir l’entrejambe en vaine tentative de s’accorder quelques secondes de plaisir solitaire sur la litanie de ses sanglots, onanisme enregistré frontalement mais en sous-vêtement, dont on nous informe qu’il se dispensa de simulation, en dépit de cette dissimulation (on veut bien le croire). La scène réveille le souvenir de sa sœur dans Exhibition, avec Claudine Beccarie simulant à confesse (l’univers mélancolique du « divertissement pour adultes » servit antérieurement de cadre méta à l’auteur, son premier long métrage, entrevu, à la provocation scatologique, au dispositif méta et au beau titre anarchiste/ironique de Destructionmassive, s’y déroulant dans un itinéraire inversé de celui de notre héroïne, comprendre, de la lumière aux ténèbres). La masturbation féminine comme origine du monde, cf. Courbet, et la lecture comme moyen d’évasion de ce monde anxiogène et asphyxiant, démarche (et marche quotidienne, pendant une semaine de création biblique) vers l’autre qui se meurt en douceur, qui transmet ses dernières forces comme un parent peut gentiment pousser son enfant en train de s’élancer sur sa bicyclette.




Nous ignorons si Maxime Kermagoret croit en Dieu, peu importe lequel, mais cela, finalement, ne possède pas grande importance, puisqu’il croit au cinéma, que son film, totalement autonome et indépendant (remerciements à Emmanuelle BabyBlood Escourrou et Laurent Zonzon Bouhnik), sur lequel il occupe des postes majeurs (scénario, réalisation, montage, production), démontre une foi en lui-même, œuvre de petits moyens (1 500 € sans le matériel de prise de vues, un mois de tournage, dont huit journées avec l’actrice, participation de proches, par exemple Gisèle Boussard Kermagoret en directrice de stage) et de grandes ambitions, labouroflove, diraient les Ricains (pas ceux de Sardou, non, merci), dans tous les sens des mots, sans financement participatif mais avec beaucoup de bénévolat et des projections éparses compensées par la chaleur de l’accueil. Voici un DVD reçu par courrier, visionné sur PC, un réalisateur à l’âge christique rencontré via un (trop) célèbre réseau social – camarade cinéphile 2.0, les choses se passent ainsi, aujourd’hui. Reprenons le rosaire : L’eau douce qui coule dans mes veines (nul doute qu’elle coulera bientôt entre ses cuisses, comme dans De l’eau tiède sous un pont rouge, l’euphorique opus d’Imamura dédié à une femme-fontaine, ou comme le miel salé de l’amante du Cantique des Cantiques) donne à voir un calvaire, un chemin de croix, qui mène, après la rencontre avec un bon samaritain alité, vers la rédemption et le rachat. De Stéphane qui se fait égoïstement sucerà Antoine (prénom d’un saint) qui lui téléphone pour prendrede ses nouvelles, chastement l’embrasser, Céline ne passe pas de Charybde en Scylla mais du mutisme à l’écriture, de la nuit au jour, du noir et blanc à la couleur, littéralement.




Que les plus cyniques se gaussent de son parcours, de la sentimentalité assumée de l’ensemble, qu’ils restent insensibles à la morale un brin manichéenne de la fable – pas d’amour sans amour, pas d’identité sans altérité –, nous disons dix fois oui à cette envie de cinéma irriguant chaque plan, à cette maîtrise du cadrage et de la durée (soixante-quinze minutes, ni plus, ni moins), à cette route vers la grâce, à cette fille sauvée par des mots, devenue femme dans la dernière séquence, les yeux grands ouverts, le sourire aux lèvres et au coin de l’œil, les mains de son amoureux un instant posées sur ses paupières, afin de lui offrir la beauté du monde, lui révéler/renvoyer la sienne. Entreprise humble et originale de dévoilement, de seconde chance, L’eau douce qui coule dans mes veines« rime », à un moindre niveau, certes, avec les expériences intimes et cosmiques autrefois proposées par Bresson (Pickpocket), Eustache (La Maman et la Putain), Polanski (Répulsion), Żuławski (Possession), Kitano (Hana-bi), références écrasantes et non pertinentes, au demeurant. Kermagoret, dans sa Bretagne dépouillée de bonnes fées, de glaives phalliques, de forêts froufroutantes, ne quitte pas d’un pouce ni d’un pas son petit soldat meurtri, qui finit par relever la tête et se blottir tout contre le cœur d’un homme solaire, dans un regard caméra qui en dit long, s’imprime agréablement en nous.




La filiation et l’héritage, la plage et la mort, le drap et la main, un recueil de poésies et un film foutrement poétique : L’eau douce qui coule dans mes veines, au-delà de ses imperfections – et tant mieux, ainsi le jeune cinéaste pourra progresser, faire mieux la prochaine fois –, s’avère une sympathique réussite bien portée par Élodie Vagalumni, découverte naguère, sous un « noble » pseudonyme (Charlotte de Castille !), dans une pitrerie de John B. Root (la littérature dite de jeunesse mène à tout, même à filmer d’innombrables paires de fesses) en mode estival et insulaire (on ne prend pas la peine de se remémorer le titre exact, les amateurs le feront pour nous), qui ne démérite pas et parle bien, douce et drôle, de son avatar (un peu) autobiographique durant un « monologue » en supplément. Nous aimons le film pour ce qu’il dit, pour la manière dont il le dit, mais également parce qu’il offre à cette fille attachante un beau rôle et lui fait confiance, avec enthousiasme et exigence, alors que le cinéma qualifié de traditionnel méprise ceux qui viennent de là, tout en bas de l’échelle d’eXploitation (Brigitte Lahaie ne nous démentira pas). « C’est un film d’amour » dit-elle à raison, et cet amour-là – au sens large, ni sentimental, ni sexuel, que l’on se rassure ! –, il faut d’abord l’éprouver, en tant que cinéaste, pour son « modèle » (nous parlons comme Bresson, pardon), pour celle qui affronte la caméra et le regard critique sans peur, puisqu’elle se sait filmée avec respect, tendresse et générosité.




Si l’auteur peine parfois à convaincre, la faute à un vieillard trop bien portant, à l’aspect synthétique de la musique (Jérémy N. séduit davantage lorsqu’il se risque au lyrisme), à une distribution au talent aléatoire, il remporte la mise (en perdant de l’argent, sans doute, car ni TF1 ni ARTE ne diffuseront L’eau douce qui coule dans mes veines en première ou seconde partie de soirée, dommage, on aimerait bien pourtant, et le film plairait probablement à beaucoup de jeunes filles, dans sa dimension générationnelle et temporelle) au final et tout au long. Cédant à ses confrères les hommages, les plagiats, le fétichisme, la nostalgie, Maxime Kermagoret peint avec délicatesse et opiniâtreté un joli portrait de femme. La métamorphose s’accomplit sous nos yeux, nous assistons à la naissance d’une conscience, d’une liberté, la « larve » grise du début mue en papillon (imago, so) réchauffé par l’amour, et tout son univers avec elle reprend des couleurs.




Cet article conviendra-t-il au réalisateur, qui « batailla » un peu avec le CNC pour un classement interdit aux moins de seize ans (il obtint la mention moins de douze, ce qui ne semble pas si injustifié, spécialement au regard de ce que les bambins peuvent croiser sur la Toile) ? On peut certes nous reprocher deux ou trois traits (de caractère, d’écriture) mais pas celui de la complaisance, moins encore de la flagornerie. Alors, pour finir, invitons ceux qui nous font l’honneur de nous lire à découvrir par eux-mêmes ce poème aux accents inattendus de Jean Rollin (d’aucuns font la grimace, hélas), sans vampires (à moins de considérer Stéphane ainsi) ni jeunes filles en fleurs (Céline s’épanouit, cependant) mais filmé, comme les contes du feuilletoniste évocateur et romancier désargenté, avec peu d’argent, peu de temps, un grand amour du cinéma et des femmes, en bordure nécessaire de la mer, qui nous enseigne à mourir et à vivre, qui nous fera un beau linceul émouvant et mouvant, qui suscite dans l’Hexagone ou en Asie, force organique et mécanique autant qu’un projecteur, des allégories revigorantes et volontairement tournées du côté de la vie. 

  

Leur morale… et la nôtre : Histoire, horreur, humanité

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Tu ne veux pas entrer là, tu voudrais bien fuir la salle obscure, ne plus penser à ceux réduits au silence, fantômes fraternels dans notre miroir, mais ce choix ne t’appartient pas et il te faut, encore une fois, regarder la mort en face…


Ils disent : la Shoah tu ne filmeras pas.

Rivette et l’abject.

Pauvre Pontecorvo, accusé de formalisme avec son lacrymal, paraît-il, Kapo.

Ah, Emmanuelle Riva, tondue à Nantes, touriste à Hiroshima, pour mieux se suicider/crucifier à des barbelés électrifiés.

Tout ce bruit critique pour une reformulation de l’iconographie religieuse, au dolorisme certes maladroit mais sincère, alors que les mêmes, ou presque, adouberont La Bataille d’Alger, bientôt guide méthodologique pour les troupes américaines en Irak ?

Daney portant pour ainsi dire l’article cousu dans son pardessus, viatique d’un Pascal cinéphile.

Godard rajoute une couche en liant l’horreur et la pornographie au-delà de l’esthétique.

Ces images, de toute façon, feront leur (petit ou grand) effet.

Réalisme absolu impossible, voyeurisme, rendre supportable ce que l’on montre, faire s’habituer le spectateur à l’horrible.

Le cinéma comme absence de langage, synthèse et non addition, unité, pas analyse.

La morale des travellings et les travellingsde la morale.

Louanges de Resnais, de Rossellini ; De Sica, Wyler ou Losey voués aux gémonies.

Aborder le mystère de la mort dans la crainte et le tremblement.

Noé, interrogé par le cordial Olivier Père, mauvais sujet jusqu’au bout : je respecte l’œuvre de Rivette, alors qu’il ne se risqua pas à aborder le sujet, et quand on réalise, il ne s’agit pas de morale mais de point de vue.

Kapo débarque en 1961, après L’avventura, La dolce vita, Le Masque du démon, Psychose et Le Voyeur, mémorables portraits d’individus et d’une époque travaillés par la disparition (Lea Massari, avalée par l’on ne sait quelle faille temporelle, se retrouverait-elle à Dachau ?), le crime des pères (littéral, dans le cas du Fellini, métaphorique, dans le Powell d’après Leo Marks), le passé qui ne passe pas (Barbara Steele et sa malédiction masquée, stylée, Anthony Perkins et son impayable momie maternelle).



Des films « d’auteur » et de « genre », des films d’horreur gothique, économique, réflexive.

Certains poussèrent le vice interprétatif jusqu’à voir dans le générique schizophrénique de Saul Bass les rayures des uniformes des camps de concentration (sacré Jacques Mandelbaum dans Le Monde, vite recadré par un Michel Ciment très négatif, qui se vit affligé par Mocky d’une mentalité de concierge, qui pose, pour la couverture de son autobiographie, au côté de Scorsese – bienvenue dans un nœud de vipères démultiplié par l’expression numérique).

Vingt-quatre ans plus tard, Lanzmann baptise d’un mot polémique un tombeau animé par les témoignages des survivants.

Le train originel et séminal des Lumière entre en gare à Auschwitz, aller simple et terminus définitif, mur de mots dressé neuf heures durant (qui le vit une seule fois en entier ?) contre la représentation, aussi interdite que le montage et le spectacle.

Cinéma verbal et iconoclaste, qui ne minimise jamais la présence de l’enquêteur, non par narcissisme (quoique) mais par conscience du discours des images, doublé par la nature du documentaire (remise en cause par le réalisateur et la critique, y voyant avant tout un film de cinéma, frontière poreuse sous peu rendue caduque par Frears et Kieślowski, un peu avant par… Spielberg et son camion tueur quasi polonais, dixit feu Żuławski à Nicolas Boukhrief dans Starfix).

Ce qui nous ramène à Nuit et Brouillard, avec ou sans piano extra-diégétique.

Petite musique de la mort, requiem pour un massacre à la Klimov, alors classé dans une VHS éditée par une « boîte » spécialisée dans le SM (gare à Ilsa, la louve des SS, risible et cependant infaisable aujourd’hui).

La vraie douche de Spielberg dans La Liste de Schindler (une idée d’aménagement « touristique » vite abandonnée en 2015), son Petit Chaperon rouge du ghetto, Liam Neeson déjà émouvant, Ralph Fiennes en nazi sniperd’opérette, l’épilogue documentaire avec les cailloux déposés sur la tombe du sauveur goy.

Dans l’autobiographique Au-delà de la gloire, Samuel Fuller place sa caméra à l’intérieur des fours de Falkenau (il s’y trouvait auparavant, en 1945), ne cadre que le visage des GIs, en écho au minot du vertigineux Va et regarde (titre original de Requiem pour un massacre) sidéré (sidérant) par ce qu’il voit, ce que l’on entrevoit, entre hypnose et gêne nationale (son odyssée tarkovskienne déplut fort à l’Ukraine, ses collaborateurs aussi impitoyables que ceux de France).

Chapelet d’insanités : l’ange gardien des gosses du ghetto (Korczakde Wajda, vanté par Żuławski) ; le sinistre savon à vide (bacon ou graisse humaine ?) de Brad Pitt (Fight Club) ; le longuet autocar de la mémoire pris par trois femmes (Voyages) ; l’illettrée sensuelle, ancienne gardienne de camp et rouage inconscient de la machine mortelle, du contre-productif The Reader (après le roublard BillyElliott).    



La fumée s’élève toujours dans le ciel trop bleu du Hostel international d’Eli Roth, Miike, issu d’un des pays de l’Axe, en caméo ironique.

Récemment, les camps d’extermination comme un jeu vidéo en point de vue subjectif, semble-t-il, avec Le Fils de Saul un peu vite adoubé par Lanzmann (le vit-il, désavoua-t-il depuis ?).

Image manquante, point aveugle, bandes supposées tournées en direct par Godard.

Snuffmovies gratuits et grand public tous les soirs au JT de la TV.

Génocides de maintenant ou d’avant, la Yougoslavie dépecée, le Rwanda saigné à blanc, la Syrie oubliée, les tensions dites communautaires dans l’Hexagone (enseigner la Shoah dans certains collèges : mission impossible ?).

Et si l’abjection prenait un autre visage, celui, bien-pensant, de la culpabilité rémunérée ?

Thésaurisation du désastre, paresse du récit en téléfilm assurément pathétique.

L’ignoble, il faut le chercher à présent vers Elle s’appelait Sarah ou La Rafle et consorts, tire-larmes racoleurs situés sur l’échelle des valeurs et des œuvres dès leurs dégoulinantes bandes-annonces.  

Et ceux qui nous trouvent trop dur avec cela, on les renvoie gentiment (ou pas tant que ça) vers le magistral Monsieur Klein.

L’indigeste tarte à la crème de l’antisémitisme lancée sitôt une critique écrite ou dite, alors que trente ans de politique éducative et publique en ce domaine aboutissent au résultat que l’on sait (aveu d’échec de la part des principaux intéressés, assez courageux pour le reconnaître).

Filmographie manichéenne et nauséeuse, téléportation de l’irreprésentable dans l’univers Marvel (horreurs et merveilles, en effet) par Singer que titillent le Troisième Reich, les X-Men, une walkyrieà la Cruise, une élève doué façon Stephen King, et le cinéaste bruyant de La Momie vient de s’attaquer à cette chère Leni Riefenstahl immortalisant les JO du peintre raté amateur de Böcklin et de… Chaplin.

Liliana Cavani et son Portier de nuit« inspiré d’un fait réel », pour user d’une facile formule d’allégeance à l’insaisissable réalité, histoire d’amour scandaleuse, scandaleuse parce que se déroulant ici, dans le lieu énoncé par le chauffeur de locomotive du Lanzmann, Charon à la mémoire qui ne flanche pas, qui file droit.



L’infilmable et l’indicible.

Les milliers de livres et le suicide de Primo Levi.

Le mirage vintage de la reconstitution, avec ses moindres boutons de manchettes, ses coiffures apprêtées, son phrasé anachroniquement contemporain, réduit à néant par la visite de votre serviteur à Oradour-sur-Glane, interzone hantée par tous les fantômes (Shoah, film fantastique documentant la hantise d’une terre et d’un pays maudits, trace invisible mais palpable, encapsulée par la caméra, d’un événement qui ne devait pas arriver, qui arriva pourtant, rugissait à raison Hannah Arendt, et qui appartient à tous, peu importe le vocable par lequel on le désigne, ou bien qui n’appartient à personne, oublieux des autres millions de morts, propice aux falsifications, aux révisionnismes oraux, cinématographiques et « universitaires »).

Un village français ? Non merci : on en reste au Corbeau, l’acrimonie sentimentale de Clouzot saisissant sur le vif, sans les béquilles de « saisons » télévisuelles à rallonge (comparez donc avec le superbe Heimat), la banalité du mal dans son évidence triviale.

Ne pas faire œuvre d’historien, politiquement correct ou pas, et moins encore de décorateur fétichiste, mais parvenir à montrer l’esprit intemporel et universel, identifiable et daté, du passé, les racines défuntes et vivaces des maux actuels.

On ne peut pas faire de mise en scène avec ces images, confesse Resnais, qui fit exactement le contraire, passa outre son véto (des travellings aussi dans les ruines foulées par le texte incantatoire de Jean Cayrol).

Osons redire des truismes, puisqu’ils n’écoutent pas : au cinéma, le sang, la sueur, les larmes, n’existent pas.

Seule survient leur apparence, sinon l’on franchit la ligne (rouge) représentative, abandonnant la mimesis au profit de la praxis (telle la pornographie, qui elle-même ne se départ jamais, jamais vraiment, d’un caractère abstrait, l’excès de figuration anatomique aboutissant à son contraire, la prolifération programmatique des positions, de corps et de caméra, ouvrant le « genre » à un horizon de mélancolie inattendu, source cachée, qui sait, de son attraction, de sa diffusion généralisée dans la culture contemporaine, estampillée haute ou basse).

Dire que le cinéma ne peut cela, filmer des exécutions de masse, certaines parmi d’autres, ni les premières ni les dernières, Auschwitz promu à la va-vite en indépassable point alpha de l’horreur, en matrice hideuse du cinéma « moderne » (cf. les titres supraà l’orée des années 60), revient à nier ses puissances, à les confondre avec un adoucissant, compatissant et obscène, passé sur les blessures devenues littérature (pour les générations qui ne connurent ni ne vécurent ces temps, sachant que la biographie ne garantit aucunement la claire appréhension du contexte : Fabrice non plus ne voit rien à Waterloo).



On comprend parfaitement les arguments et la saine colère et les postures cités en début d’article, on peut les respecter, mais en émanent aussi un relent de protestantisme et de totalitarisme, le fumet forcément suspect d’une morale des images qui semble aveugle devant ses propres contradictions, qui voudrait bien régir jusqu’à la représentation du monde, drapée dans son éthique irréprochable et surplombante.

Le tabou figuratif se voit cristallisé, exemple exemplaire et cas d’école scolaire, dans le soporifique Amen., sorte de réponse dépressive à l’hagiographie de Spielberg, signé de l’engagé (par qui ? Au nom de quoi ?) Costa-Gavras.

Son médecin nazi s’approche à reculons d’un mur en métal derrière lequel agonisent les victimes (notez la coupe précédente sur la bombe de Zyklon B, chue parfaitement à ses pieds, bien droite afin que l’on puisse lire son étiquette – Rivette trouva-t-il cela abject ?).

Il regarde à l’œilleton, en reprise du geste similaire de Norman Bates matant Marion, la paroi battue par une pulsation infime, comme le téléviseur turgescent de Vidéodrome, causée par les coups de poing des asphyxiés, et recule aussitôt, frappé par la foudre d’une vision dérobée au spectateur.

Ce qu’il voit, nous ne le verrons pas, nous l’écouterons le décrire au clergé italien (Kassovitz en petit jésuite sacrifié, il fallait oser) qui s’en contrefoutroyalement, charité bien ordonnée, etc.

Ce relais de la parole nous évoque le triolisme sexuel et littéraire de Crash, lorsque les amants autistes font surgir dans leurs ébats glacés l’ectoplasme du gourou des accidents de voiture par sa seule évocation.

La scène d’Amen. place le spectateur en abyme face à l’abîme, opte pour le hors-champ présent dans le champ, à peine séparé de l’explosion, de l’apparition, par du fer et un écran de TV, de cinéma, de bonne conscience convenue.

Souvenir-écran, disent ces farceurs de « psys » (on pense aussi au mur mental érigé par Christopher Reeve dans Le Village des damnés, pour se protéger des gamins aryens).

Doxa du regard et vulgate de la réalisation, l’atrocité réduite à des coups sourds, une métonymie de l’ensemble jugé impossible à montrer, à découper, à ranimer le temps d’un film.

Oui à l’hommage, non au saccage.

Oui à l’évocation, non à la reconstitution (le judiciaire ne s’en prive pas, il remet en scène le fait divers pour mieux le comprendre, le juger).

Tu n’as rien vu à Auschwitz.

Parce que rien – c’est-à-dire trop – à voir ?



Une stupéfiante photographie de plateau montre Lang au sommet d’une pyramide de corps à moitié nus agglutinés en magma soumis : Metropolis, écrit par la (chemise) brune Thea von Harbou, en préfiguration des charniers de la Seconde Guerre mondiale ?

Les images d’archives du Criminelde Welles, jetées à la face du spectateur là encore en abyme (Loretta Young regarde un film censé l’éclairer, l’affranchir, sur la vraie personnalité de l’étranger semant le trouble moral et mémoriel dans une smalltown de l’Americana– Hitchcock s’en souviendra pour L’Ombre d’un doute, lui que réquisitionna Sydney Bernstein afin de monter les archives anglaises shootéesà Bergen-Belsen).

Traitement Ludovico appliqué dans les habits du thriller, privé de la musique classique de l’ironique Kubrick pelant son Orangemécanique (AryanPapers, projet inabouti).

Le Mal infuse l’espace familier du foyer, les images martiales du Vietnam vomies à l’heure des repas par la TV US.

Cauchemars des adolescents reaganiens des Griffes de la nuit, holocauste du « boche » Freddy Krueger, amateur de petits enfants atteints de puberté, ogre immolé par les WASP du quartier résidentiel, réinvestissant l’inconscient et la chambre aux rêves humides d’une progéniture que les Grecs prenaient soin d’exterminer jusqu’au dernier, afin de dissiper toute possible vengeance.

Les Atrides et l’infanticide selon Craven, itou inspiré par une histoire vraie bizarroïde.

Baiser dans la bagnole, dans le lit des parents, au cinéma, mais pas dans les camps, n’y pensons pas (Régine Deforges, impénitente coquine, s’interrogeait sur l’homosexualité dans les tranchées, ou la sexualité d’un fils handicapé), à moins de posséder le cerveau malade des producteurs… juifs à l’origine des méfaits d’Ilsa (Mel Brooks ira jusqu’à la comédie musicale avec ses Producteurs, et par deux fois, le bougre !).

Rire, alors ?

On peut rire de tout mais pas avec tout le monde, pensait Desproges, qui plaisanta de son cancer.

Mais rire comme Kafka et son poignant cafard, ou comme Benigni reprenant, mal, un film faussement maudit de Jerry Lewis.

La vie est belle pour un enfant, même dans la guerre (rememberHope and Glory de Boorman, John, pas Martin, Bormann, ofcourse).

L’insupportable histrion, flanqué de sa délicieuse compagne, à genoux devant Scorsese à Cannes pour recevoir sa palme plaqué or, se défend comme il peut contre les attaques bon teint des gardiens de l’ordre des images.

Un conte, rien qu’un conte, unafavola, amicimiei.



On peut largement préférer celui de Pasolini.

Salò ou les 120 Journées de Sodome, un conte ?

Oui, oui, comme le texte sadien, du reste, dans son hyperréalisme maniaque et sa comptabilité finale propre à ravir les savants calculs de Jonathan Littell, effectués dans Les Bienveillantes(quelqu’un en adaptateur ?), à propos des fameux six millions de Juifs assassinés, qui nous fait rire, et tant pis ou tant mieux.

Riait-on à Birkenau, et qui osait y rire ?

Les SS, les kapos, les prisonniers, les médecins à la Mengele, les directeurs à la Rudolf Höss (le bouquin de Robert Merle, plus humble mais enterré par l’impressionnant rouleau-compresseur narratif, statistique et psychanalytique de Littell) ?

Peut-on rire de cela, au mépris de l’impératif catégorique de décence, de bienséance, de moralité ?

Haneke, donneur de leçons gérontophile aux jeux navrants, Tarantino, gérant de vidéo-club bavard au monopole de l’imprimatur (Janus hicetnunc, une société méritant ses « artistes », « officiels » ou « maudits », qui la méritent rarement).

Devoir de mémoire contre instinct de survie, qui passe aussi par la dérision, la distance, ce célèbre humour juif – pas celui de Woody Allen, non, non – jamais autant épanoui qu’à l’ombre du malheur.

Se souvenir, mais comment ?

En rabâchant deux ou trois chiffres, en versant dans le pathos, en se gardant bien de faire appel à la raison pour décrire et transmettre ce qui l’excède, enfer enfin advenu, réalisé, non pas parmi les « indigènes » d’Afrique, non pas bien loin de chez nous, ma bonne amie, mais ici, en plein cœur de l’Europe, dans la connaissance étasunienne (à quoi peuvent bien servir ces baraquements et ces cheminées, pourrait demander le docteur Folamour).

Industrialisation de la mort et industrialisation des images : comment le cinéma ne pouvait-il pas rencontrer la Shoah, s’y intéresser de près, de trop près, quitte à ne plus voir, à mal filmer sa réalité jugée hors d’atteinte (identique reproche au X, inassimilable à la sexualité, confondu avec elle, autant par ses apologues que par ses contempteurs, réunis dans le même mensonge commercial) ?

Le massacre et l’art du vingtième siècle, enlacés dans leur danse de mort spéculaire.

Filmer des fantômes, des avant-bras tatoués, du présent tué par l’enregistrement, des mémoires sur le point de défaillir (tristes pérégrinations des témoins vieillis dans les classes rajeunies, entre l’incompréhension, l’indifférence, la colère, la négation et le règne de l’émotion, comme s’il suffisait de se planter dans la rue ou devant une scène de concert pour capturer le réel, en rendre compte, lui régler son compte, comme si le récit incontestable – en dépit du canular réussi de Survivre avec les loups– constituait un terreau de citoyenneté, où puisse fleurir la mémoire d’emprunt des générations supposées futures).



Bonnes intentions et films exécrables, dangereuse naïveté, insupportable pitié de longs métrages pitoyables, qui trouvent en un claquement de doigts leur financement, leur distribution, leur promotion médiatique et didactique.

Créneau « porteur » de l’horreur, celle-ci, pétrie d’alibis historiques et pédagogiques, pas l’autre, destinée en premier aux « adulescents » pas même foutus de foutre les pieds dans une chambre d’hôpital pour voir vraiment ce qui s’y passe – urgences routières, oncologie infantile, soins palliatifs : allez, regardez, perdez un parent ou un enfant, puis on reparle, ou pas, de gore, trash, bis, tortureporn et joyaux « du même tonneau » pour marmots –, de se frotter, au moins une fois, à la réelle bodyhorror(pléonasme puritain), qu’ils chérissent tant à distance, dans le confort de leur nostalgie et dans le clinquant de leur équipement vidéo dernier cri.

Impérieuse nécessité de s’écorcher au réel, camarade cinéphile.

Nous vivons tous dans un film d’horreur, on ne cesse de le répéter, jusqu’à la nausée, sur ce blog et en dehors, mais l’horreur des chambres à gaz, aveuglante et légère, inodore dans les miasmes douceâtres de la chair brûlée, qui nous la dira, qui nous la montrera droit dans les yeux, que nous ne puissions plus jamais dire, à la différence de interviewés de Blier en 1963, Hitler, connais pas ?

Deux guerres mondiales, des tueries en pagaille et au quotidien, le spectacle rassis du terrorisme étiqueté religieux, le tapis du foyer, que l’on croyait autrefois aussi coloré que l’arc-en-ciel d’Oz (le crut-on une seconde ?), désormais soulevé sur le grouillement d’horreurs domestiques (violences faites aux femmes, aux enfants, aux animaux, sans compter les réjouissantes et souvent silencieuses ignominies commises par les institutions, catholiques ou non) et nous voici encore incapables de filmer correctement un acte sexuel (double couche de provocation, histoire de nuancer : si vous désirez voir de l’amour filmé, oubliez les comédies romantiques ou sentimentales et ruez-vous sur l’océan de laideur du film dit adulte, vous y trouverez, dans les recoins de hasard de ce désespérant empire de la tristesse, quelques grammes précieux de tendresse, de complicité, d’unisson, tel le reflet, dans un miroir très obscur, pour parler, en bon athée, ainsi que saint Paul s’adressant aux Corinthiens, d’un sentiment résumé lapidairement par un Céline en grande forme : l’infini à la portée des caniches), un acte mortel.

Bazin rattachait l’obscène au sexe et à la mort, proscrivait leur spectacle.

Tu ne filmeras pas un couple en train de faire l’amour, tu ne filmeras pas un homme en train de mourir.



La TV puis internet se contrefoutent de l’injonction, de l’admonestation d’arrière-garde.

Moïse, casse-toi, pauvre con, avec tes tables du Décalogue sous le bras (et ta bite itou, en clin d’œil salace à la sagesse argotique).

Les standards de réception – l’horizon d’attente, disent les exégètes en Lettres du temps jadis – ne cessent d’évoluer, de se transformer socialement.

Les turpitudes des uns deviennent la norme des autres, le cinéma mainstreamne cesse de jouer avec des sextoys et des croix de saint André, aspiré par les bords du cadre scopique et moral, tenté par la peinture tue (Dumont et son Origine du mondeà lui dans le sexe ensanglanté d’une gamine profanée par L’Humanité).

Montrer de vraies fellations en discutable, voire puérile (Jean-Pierre Melville), signature de la modernité.

Retour vers le futur et Schroeder engageant Sylvia Bourdon pour donner de la cire et du fouet dans Maîtresse.

Nous voici loin des romances et des fessées de Miss James (on faillit écrire Jones, davantage infernale), passée maîtresse dans l’art de vendre sa camelote SM aux donzelles et aux mamans esseulées, excitées par ses nuances de cancre.

On s’éloigne du nazisme ?

Pas tant que cela : Amélie Nothomb, amatrice de laitue pourrie bien connue (elle écrit, en plus ? Il faudra songer à changer de dictionnaire pour qualifier ainsi sa prose, mais comptons sur les ministres de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la recherche pour alléger la langue française, la mettre au pas dans l’autodafé de ces ouvrages inutiles, sous le signe de l’incompétence, de l’arrogance, de l’ignorance aussi « crasse » que l’outrecuidance, et rien à attendre de leurs homologues à la Culture, adeptes de la l’inepte loi Hadopi, qui se targuaient de ne jamais lire un seul fichu livre, pas même sur « liseuse »), situa un jeu de télé-réalité dans un univers concentrationnaire.

Pauvre petite ingénue belge (vive Georges Rodenbach ! Vive Magritte ! Vive André Delvaux !), qui plagie en le méconnaissant l’éprouvant W ou le Souvenir d’enfance de Perec (et là nous retombons bel et bien sur les rails des « convois de la mort », mon lecteur, ma lectrice, qui commences à te demander d’où nous vient autant de fougue atrabilaire, ou ne nous lis plus depuis longtemps – on te comprend).

Revenons « à nos moutons » à l’abattoir, à l’infini kaddish en coda de Schindler (nous écrivons sans plan, sans notes ni documentation, pardon).

Peu de souvenirs du très américain Holocauste(et Au nom de tous les miensà mettre dans le même dispensable sac ?).



Banaliser, trivialiser, faire joli avec l’horreur.

Remontrances faites itou, injustement, au racé Cavalier de LiberaMe(et les peintures de la Passion, et Goya, et Francis Bacon ?).

Unicité, caractère absolu de ce désastre et par conséquent pas des autres.

Personnages d’Allemands nazis rédimés par Polanski (LePianiste, film au bord de l’abîme, avec la douce déflagration d’un plan du ghetto vidé de ses habitants, disparition attestée par des vêtements, des sacs, des chaussures, les dérisoires trésors humains de gens pauvres et riches, spoliés en Suisse, millionnaires à Hollywood).

Eichmann, spécialiste rigoureux et petit fonctionnaire.

Georges Didi-Huberman aux images malgré tout, quatre photos prises à Auschwitz-Birkenau par un exécutant de Sonderkommando.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, Pluienoireet bannière étoilée.

Comment filmer Hiroshima, Nagasaki ?

Mangold, au beau Copland, fait débuter son cacochyme Wolverine : Le Combat de l’immortelà ce moment précis, à cet endroit martyr, le mutant et le nippon réfugiés dans un utérus souterrain.

Remix du Singer : le travail (hollywoodien) libère et enrichit et se prête à la pyrotechnie.

Godzilla jaillit des profondeurs de l’horreur atomique, réveillé dans son sommeil lovecraftien par les « gendarmes du monde » donnant une bonne leçon nucléaire aux niakoués portés sur le seppukuhonorifique – plaisir de détruire, joie de décevoir.   

Le Tombeau des lucioles en rime déchirante à Allemagne année zéro.

Cadavres de gosses, bien avant ceux des clandestins échoués sur les plages du cauchemar européen.

L’innocence est la première victime de la guerre, affirmait l’affiche christique de Platoon– mais de quelle innocence parle-t-on quand on parle d’enfants ?

La faute des géniteurs, des réalisateurs, des acteurs et des politiques se prêtant à la mascarade, aux déguisements, à la panoplie, à l’érotisation de l’assassinat.

Maître et esclave, ma botte brillante et ma cravache cinglante dans ta sale gueule d’adorable petite youpine (ou inversement, pendant le jeu de rôles entre Charlotte Rampling et Dirk Bogarde).



Et les plus taquins de dénoncer tout ce flot falot afin de masquer la réalité de la « question palestinienne », sans réponse depuis plus de soixante ans.

Auschwitz, Sabra et Chatila (osons cela), même combat ?

Truman, Trinity, ensuite Manhattan, serrant la main de Hitler à Wannsee ?

Uchronie relisant l’Histoire, tranchée vive par la grande hache de Perec.

Culpabilité partagée, généralisée, héritée.

Certains se demandent encore s’il s’agit d’un crime de guerre – pas Einstein, partie prenante du processus de destruction et homme haïssable en privé, nous apprenait la TV ; pas nous non plus, à vrai dire.

Mais l’Histoire toujours écrite/filmée par les vainqueurs.

Jugement à Nuremberg et bombardements alliés.

Dresde, Le Havre, même Marseille.

Qui juger ?

Qui enterrer ?

Victimes collatérales, fin justifiant les moyens.

Où nous mènent ces images terribles, que nous ne voulons pas voir, qui n’existent pas (ou peut-être, selon JLG).

Un aperçu de l’Enfer sur Terre, un lieu innommable, un trou noir de la mémoire.

Toi qui pénètres ici, oublie toute espérance, mais pas ta caméra.

Mille questions et une ou deux réponses.

Ne pas recourir au pathos.

Ne pas requérir les sanglots longs des violons sur l’air du Zyklon (dans Le Bon, la Brute et le Truand, Leone, enfant du fascisme, associe musique classique et exécutions collectives, comme cela se pratiqua dans les camps).

Ne pas céder l’imaginaire du passé aux éphémères manuels scolaires.

Ne pas laisser le champ (de bataille) livré à des produits du type Apocalypse, sa dramatique colorisation dramatisée (Kassovitz, twice) imbuvable, malgré les notes de Kenji Kawai. 



Ne pas donner dans l’antiquité du détail qui fait vrai, mais dans une stylisation raisonnée, la partie en appel du tout, un numéro sur la peau bien plus explicite que tous les baraquements reconstruits à l’échelle.

Aller sur les lieux, s’en imprégner, au risque de ne n’y rien ressentir, à part le froid ou la douceur des saisons, amnésiques aux crimes de l’espèce et aux détresses humaines.

Avoir le droit de filmer cela, même mal, même pour de bonnes raisons.

La lucidité, la sensibilité, la postérité, sépareront, ou non, le bon grain de l’ivraie.

Aucun livre moral ou immoral mais bien ou mal écrit – c’est tout, objecte Wilde dans la préface du Portrait de Dorian Gray (on gaza aussi des pédés, des cocos, des romanichels, des résistants, des mal-foutus, des opposants, on gaza beaucoup, les crématoires tournaient à plein régime, gigantesque brasero incompréhensible et logique, son feu noir dévorant jusqu’aux horreurs passées et futures, image manquante occultant toutes les autres, par exemple celle de Rithy Panh – tu n’as rien vu non plus à Phnom Penh, tu ne vois rien désormais à Damas).

Tresser l’éthique à l’esthétique, insécable noyau de singularité ouverte sur l’altérité, projeté via l’accélérateur de particules du « septième art » contre ses confrères, en épiphanie laïque, en éclaircissement nocturne de nos parcours absurdes et incomparables, à la fois vils et admirables.  

Pourquoi écrivez-vous sur cela, et de quel droit ?

Arrivé trop tard, réfléchissant trop tôt, alors que les trains de la SNCF, pour une fois, arrivaient à l’heure, kolossale organisation.

Parce que cette problématique pose problème, nous questionne et confronte les mots et les images à ce qui les nie, les abolit, les légitime, aussi.

Parce qu’humain dans l’Histoire, habitant (pas habitué) de l’horreur ; parce que des yeux, un cerveau et un cœur pas encore évidés par Alzheimer ; parce que du sang versé pour s’exprimer ; parce que la poésie survit à Auschwitz (et Hiroshima), contrairement aux propos d’Adorno (qui revint dessus, d’ailleurs), même si plus personne n’en écrit, n’en lit (double mort de l’oubli). 

Parce que nous aimons le cinéma, continuons, envers et contre tout, contre trop de films infimes et infirmes, à le fréquenter, à interroger ce qu’il peut montrer – tout, toujours, tout le temps – et dire : nous dire au présent, nous faire nous souvenir de notre ignoble et glorieuse humanité, nous accorder la beauté, à défaut du pardon, de la rédemption, de l’absolution.

Guère de joie à écrire tout ceci, vous vous en doutez bien, mais nul ne doit nous confisquer l’allégresse, la tendresse, la hardiesse d’une expression et d’un silence.


Une telle infamie, un tel déchirement.

Neuf heures de film et treize pages de texte : comment cela pourrait suffire ?

Cela ne suffira jamais, cela ne s’arrêtera pas demain.

D’autres œuvres, d’autres avis, d’autres événements irréversibles et histoires muettes, aveuglées.

Dehors, le soleil joue à cache-cache avec les nuages, le bleu du ciel en mouvement souligne la chevelure noire d’une jeune femme au bord de la mer éternelle.

Nous respirons, vous et moi.

La vie se poursuit, les atrocités aussi, donne-moi la main, mon amour, et regarde-moi tomber, pourtant.

Ne pas filmer, ne plus écrire, ressasser sa mort et celle de ces encombrants prédécesseurs, dépourvus de sépultures ?

Non écrit en palindrome à oui : filmer mieux, écrire vite, célébrer la vie dans ses états les plus paradoxaux, à l’instant même où elle paraît sur le point se briser, comme un crâne (sous la crosse du fusil), un objectif (de caméra libre) ou un idéal (exister ensemble).

Alors moral, fatalement, mais surtout vital, et croyant, en soi, en toi, au cinéma.

                                                       

La Légende de Fong Sai-yuk 2 : Sa mère ou moi !

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Suite et fin des aventures d’un rêveur au cœur tendre, s’imaginant un instant sur le trône « royal » : et si grandir revenait à vaincre et respecter quelques hommes, à aimer plusieurs femmes, afin de mieux en chérir une seule, qui donne la vie et l’envie, surtout d’aller au cinéma ?... 


Jet Li, doté de traits harmonieux et d’un charisme franc, pour pasticher les propos du moine invité à la table de l’auberge, produit et rempile (encore un héros du folklore, après le Wong Fei-hong nationaliste de la saga initiée par Tsui Hark, il était une fois en Chine deux artistes talentueux ne se supportant plus).

On aimerait posséder une once de sa grâce dansante, de sa force martiale.

Observez : boîtier noir et jaune horizontal du DVD, dans un format dit à l’italienne, tel l’album péplum de Frank Miller.

Une version cantonaise, la nôtre, et une autre taïwanaise, dévoilant moins de nudité masculine au bain (celle du cinéaste lui-même, assassiné dans son film, comme Houellebecq dans son roman de carte et de territoire), avec la vraie voix de l’acteur en mandarin.

Ouverture et fermeture à cheval, pour un film qui va toujours plus vite que cette prose et sa lecture.

Flashes-backen noir et blanc du début ; l’impression, en chanson, d’un play-back mal doublé.

« Tu n’en as que pour ta mère ! » s’exaspère l’épouse (Amy Kwok, prix de beauté télévisé) sur sa monture.

Elle épousa un homme-enfant, bientôt convoité par la fille sublime (Michelle Reis, idem) d’un potentat local.

Drôle d’époque, voyez-vous : dynasties Qing et Ming, origines Han ou mandchoue.

Coffre de brocart – quel joli mot dans la VO d’un film d’arts martiaux ! – et communauté sous le signe du rouge floral.

Enjeu identitaire et pays d’adoption : le parrain Adam Cheng (redescendu de la montagne magique de Tsui) ne pactisera pas avec l’ennemi, prisant le riz d’ici.

Les rōnins, dépositaires de la preuve secrète, peuvent aller se faire voir ailleurs, retourner au Japon sur le radeau qui prend l’eau.

On suit les intrigues et l’on savoure les retournements.






Chaque scène d’action en « morceau de bravoure », chorégraphié avec une absolue maîtrise, du mouvement, de l’espace, du cadre, par le fidèle Corey Yuen, découvreur de star (Michelle Yeoh, au hasard) et concepteurs des combats ici ou là (à Hollywood, où se perdit Li, que l’on suivit y compris chez le gras Besson, mesurez notre admiration, dans son canin Danny, propre à rendre tout cinéphile « normalement constitué » purement et simplement enragé).

Le dragon et ses animateurs masqués à l’assaut du toit où badinent les amoureux incapables de s’embrasser, de se caresser (pudeur asiatique, ma mie, allant jusqu’à flouter la pilosité des bandes adultes).

L’affrontement sur la rivière, l’exquise navigatrice abritée par son ombrelle, la caméra entourant le couple au milieu de la lutte avec une délicatesse « à tomber », moment suspendu riche de son éternité cinéphile.

Les murs en bois pivotant dans la nuit, sous les coups aériens des assaillants.

Le concours des prétendants, dépourvu d’Ulysse, la fille du gouverneur amoureuse pour de bon.

La lutte finale du protagoniste avec le méchant aux sourcils épilés, au crâne glabre (maladie auto-immune de Chi Chuen-hua).

Importance déterminante d’Angie Lam (John Woo, Tsui Hark, Zhang Yimou) au montage, de Mark Li (Hou Hsiao-hsien et Wong Kar-wai, d’humeur amoureuse) à la photographie, de Leung Wah-sang à la direction artistique (Ching Siu-tung et Woo again).  

Le long métrage mélange les genres, avec une irrésistible gourmandise, passant de l’action à la comédie, du mélodrame au drame historique, exemplaire dans sa volonté de brasser entièrement les supposées catégories du cinéma, torrent prenant sa source au désir des images, à leur énergie vitale, laissant à d’autres les souvenirs parcheminés, les oraisons de saison.

Vingt-trois ans après sa sortie, il vibre encore de son élan, il s’offre au regard en généreux passeport vers ce qui fit la beauté hors de prix de cette cinématographie, que nous ne cesserons jamais de louer, tant pis pour vous.

Comme dans tout vrai film d’action, il faut savoir souffrir et faire souffrir.

Ah, ce dolorisme quasi christique (notez le Décalogue transposé), ce sacrifice dû à la parole donnée de se démettre si la mission échoue : contemplez le corps martyrisé mais pas condamné de Fong Sai-yuk, car le maître de la société rebelle retint ses coups, ne frappa guère de façon irréparable.






Alors le justicier, volontairement aveuglé pour se prémunir de ses adversaires, coquetterie graphique, iconique et métaphysique (la souillure du sang), peut s’avancer sans pitié, sous une pluie de feuilles d’automne, entre les rangs garnis de séides anonymes ; alors il peut tracer son chemin parmi une marée d’hommes à coups de sabre, en lointain écho à la rage du tigre du sabreur (pas) manchot et « homo » de Chang Cheh.

Mais que vaudrait tout cela, sans la présence de la légendaire (et drôle, et psychologue, « au civil ») Josephine Siao, de son personnage maternel, sauveur et sauvé, descendante issue de la lignée renommée de l’émérite monastère de Shaolin ?

Mater dolorosad’Asie, elle se voit crucifiée dans les airs, ses bras écartelés par une corde en bondage obscène, des œufs jetés par les ennemis sur sa face défaite, en rime imprévue à Belle de jour, recouverte dans ses voiles par des paquets de boue fantasmatique.

Elle occupe le centre du film, qui bat au rythme de son cœur, partage l’insouciance, la colère puis, infine, la sérénité de sa progéniture, ode mélancolique, ludique, virevoltante et tendre à toutes les mères légères, guerrières, cuisinières (cf. ce grand récipient de soupe apporté à son fiston, sur dos d’étalon, dans la steppe continentale).

Selon la formule consacrée des contes et du cinéma classé populaire, « Tout est bien qui finit bien » (sa variante HK : « Sécurité avant tout »), notre adulte en devenir déjà lesté de sagesse, de belle noblesse, avec ses deux femmes plus une, dans l’abandon des batailles, l’harmonie polygame et le retour à la ferme natale.

Il faut désormais cultiver son voltairien arpent régional, puisque « l’exercice a été profitable, Monsieur », à l’instar de l’aveu du gosse orphelin, cependant épanoui, au paternel et complexe Stewart Granger, du côté aventureux et initiatique de Moonfleet…     
              

Feu de glace : Soupçons

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Ivan Reitman produit, Heather Graham sourit, Chen Kaige s’exile, votre serviteur fulmine…


Vieille rengaine : Hollywood en sirène mercantile détournant les talents internationaux. Et Londres, alors ? Chen Kaige, auteur, « sous l’aspect de l’éternité » (dixit Spinoza), du sympathique mais surfait Adieu ma concubine (lauréat cannois, au côté du piano désaccordé de Jane Campion, sauvé de sa noyade par la partition épique de Michael Nyman), se rend en « perfide Albion », bien loin de Canton.

« Je ne vois pas de différence entre la Chine et l’Occident », « C’est une histoire merveilleuse sur des êtres humains » ose-t-il proférer ingénument. On se gardera de lui donner des leçons de géopolitique ou de culture estampillée comparée, pour se limiter à son brouet situé – qui voudrait bien, petit insolent – en territoire hitchcockien.

La scénariste (et davantage productiondesigner) Kara Lindstrom adapte un roman de Nicci French, pseudonyme bicéphale d’un couple graphomane, pondeur de thrillers prisés par les ménagères. Une oie blanche (voire auburn) bosse dans une boîte de conception de CD-ROM (cela existait encore, en 2002) et de sites sur Internet (« Les hommes veulent de l’aventure, les femmes des histoires » découvre-t-elle, pleine d’ardeur, ce qui lui vaut la responsabilité du projet, ce qui renvoie ironiquement au parcours du personnage).

Face à un flic, elle se souvient (oublions vite ce faux pas « chinois »). Au carrefour de sa si petite vie (Jason Hugues, confortable caricature masculine amatrice de football télévisé, privé de l’inspecteur Barnaby), devant un feu rouge au symbolisme puéril (les miroirs schizophréniques joueront le même rôle métaphorique), elle effleure la main d’un inconnu, se prend à son regard, avant de se faire prendre par lui dans sa garçonnière (celle de sa sœur, en fait), après une course en taxi (Emma Bovary et Rodolphe copulaient dans un fiacre, à chacun son transport sexuel), la conductrice complice dans le rétroviseur (pensons au chauffeur mateur de Pulsions) et son prénom révélé (l’étalon taira le sien, Brando de province sans tango ni motte de beurre, alpiniste grimpant sur les sommets et les femelles, française ou américaine).

Alice, au pays des merveilles de la chair sans paresse, du monde intensifié, découvrira le nom de son Apollon sur la couverture d’un livre à lui dédié : héros et rescapé d’une expédition qui tourna mal, où il perdit sa Frenchcompagne (« Françoise Cloquet » avant « Adèle Blanchard » : drolatique patronymie vue d’outre-Manche). Ah, ces pitons de contrefaçon, contrairement à celui auquel accrocher un ruban de soie afin d’étrangler gentiment, dans un chalet au coin du feu, la donzelle goûtant les délices du supplice et de la soumission, ignorante suiveuse de la castratrice nippone de L’Empire des sens (quarante ans de féminisme pour en arriver là, à ce SM « de patronage », à ces lucratives nuances de marketing génital, à ce désolant rapport maître-esclave sans aucun rapport avec une relation adulte, sexuelle ou pas).











Chen Kaige déclare avec reconnaissance qu’il ne pouvait réaliser de telles scènes chez lui, mais son érotisme aseptisé nous assoupit (jolis poitrine et postérieur de Heather Graham, actrice juvénile au charme espiègle apprécié chez David Lynch, Paul Thomas Anderson, Wes Craven, Jay Roach, les frères Hugues, les cinéphiles de sexe féminin plus attirées, ou pas, par ces mêmes zones érogènes dévoilées par Joseph Fiennes, not so fine, on en reste à son frère, impressionnant Lecter ou Spider). Hélas, ce transparent bellâtre aux sourcils peignés peut bien lui planter autant qu’il veut son piolet dans le mont de Vénus, il possède une séduction de salsifis et une expressivité de navet.

Feu de glace– titre français à la Choderlos de Laclos, traduction infidèle et réflexive du Killing Me Softlyoriginal, guère plus convaincant, avec son clin d’œil musical à la grande Roberta Flack – s’effondre dès son générique, avalanche poudreuse et poussiéreuse, de surcroît au ralenti, de surimpressions des ébats sur la cime phallique et enneigée. Comme un incipitdonne le ton et l’enjeu du reste d’un texte à venir, cette introduction (et le catastrophique prologue à sa suite, avec ses chutes ridicules pas même shootées par le cinéaste) annonce la couleur (du désastre, pas de la passion) : on va souffrir devant cette bluette, vendue en réflexion sur l’identité, le doute et la paranoïa des amants.

Le déplaisant puritanisme, hypocrite et victorien (pléonasme sériel), de l’ensemble – baise avec n’importe qui, ma chérie, ainsi tu finiras pas épouser un psychopathe perverti par sa sœur incestueuse éliminant régulièrement ses conquêtes – rappelle celui de Louis Malle, fournisseur de scandales éventés, avant sa canonisation en adieu daté aux gamins déportés, filmant Fataledans un cadre et une « morale » identiques.

Mœurs victoriennes, cinéma encaustiqué, à l’irréprochable photographie (Michael Coulter), à l’impeccable direction artistique (Gemma Jackson), le « septième art » confondu avec un magazine de décoration intérieure (ou d’architecture, dans le cas d’un Scott Ridley, pour ne pas le nommer), silhouettes bidimensionnelles qui jamais ne connaîtront le battement de cœur affolé, esseulé, le sang bouillant, intransigeant, le sperme et la cyprine auto-produits, entre-dévorés, l’énergie féroce et puérile, absurde et nihiliste, de la passion (le monde n’existe plus, hors ta bouche d’ombre humide, ton épée tendre érigée, brûlons donc dans notre jeunesse jouisseuse, au feu glacé de l’égoïsme sentimental et autiste, quitte à enterrer la fin de notre liaison dans un cimetière propre à ravir Tim Burton).

Nouveau commencement avec le premier homme baptisé Adam et vaudeville centenaire issu du théâtre bourgeois (la sister remplaçant le mari), « ménage à trois » souvent risible avec son bondagede maternelle (« Il faut que j’aille faire pipi » s’excuse et ruse la jouvencelle, afin d’être détachée de la table qui leur servait plus tôt à pratiquer la sodomie – la levrette, plutôt, pas d’analité au pays ami des VideoNasties, de la correction scolaire, des abus pédophiles et autres particularités pédagogiques).










Déterrer un cadavre et le passé, dans l’épilogue plaisamment gothique, se débarrasser de la sorcière flanquée de son maléfique chat noir (la « bête à deux dos » fait fuir la bête omnisciente et muette) avec une fusée de détresse (jadis, on tuait le loup-garou, de la Universal ou de la Hammer, et jusqu’au loupé Peur bleue commis par Stephen King, d’une balle en argent), mordre dans le fruit défendu (l’amie, consolant bientôt le cocu, condamne : « Tu es en train de détruire deux vies ») puis s’en mordre les doigts.

Une pomme frottée par Adam sur sa manche, celle du verger biblique, du « placement de produit » pour The Guardian, les lettres anonymes, dénichées, une ancienne copine à la peau translucide cherchant à soutirer quelques livres sterling avec son canular de viol, le voleur au tatouage en toile d’araignée, fracassé à coup de cabine téléphonique rouge et ensanglantée, un mariage immaculé dans l’église héritée, l’alliance facile (et référentielle aux couvertures des traductions néerlandaises, semble-t-il) d’une amoureuse, littéralement mise à nu dans sa vitalité « crucifiée », avec une sculpture funéraire ; pour finir, l’escalator(pas celui de Carlito Brigante) sur lequel on se croise, sans un regard ou presque, surplombé par un dernier trait d’humour sur la « fille de la plaine » (de l’Indiana) ne pouvant suivre sur ses hauteurs l’homme perturbé, infine innocenté (coucher en famille, péché véniel d’adolescence).

De ce téléfilm de luxe tuant, (trop) joli (pour être honnête) à visionner, la neige en motif récurrent « cousu de fil blanc », idéal pour une programmation d’après-midi sur TF1 (distributeur du DVD) ou M6, histoire d’accorder, avec une méprisable et méprisante bienséance superficielle, aux téléspectatrices célibataires (ou insatisfaites) leur part pitoyable de frisson inoffensif, de plaisir solitaire (Alice glisse ses mains lisses au creux de ses cuisses contre le cuir du siège – que diable fait la police de l’onanisme ? « On s’en branle », à vrai dire, on ne brûle guère de le savoir), il faut cependant retenir les belles compositions de Patrick Doyle.

Ce fidèle de Brannagh ou Wargnier signa son chef-d’œuvre pour De Palma (retour à L’Impasse) ; ici, sa musique à fleur de peau, d’une délicatesse exquise, d’une élégance très britannique (bémol des origines écossaises), allume dans l’oreille mélomane un brasier de notes sombres et chatoyantes, alimenté on ne sait comment par les tristes pantins orphelins s’agitant sur l’écran, « bande originale » d’un (bien) long métrage dispensable, d’un ratage qu’elle vient inextremisrédimer (Natasha McElhone, revenue de Ronin, et Ulrich Thomsen, survivant de Festen, se limitent à prodiguer de la « figuration intelligente »).

S’il existe un enfer des réalisateurs (les interviews en modèle d’autosatisfaction laudative et de promotion généralisée, sous le sceau de « l’inspiration » partagée, manquée), l’aimable Chen Kaige y rôtira pour cela, crime anecdotique, certes, comparé à ceux de la Révolution culturelle, mais impardonnable par le spectateur fort marri/transi d’avoir perdu deux heures de son existence exigeante (rançon de la réputation, de la curiosité, du prix très réduit) devant cette fable infantile « descendue en flammes » par la critique, reçue avec une indifférence glacée par le public. Qui sait, il apprendra alors, peut-être mais trop tard, à filmer avec feu et grâce les brûlures à froid du désir sans repentir, de la discutable fusion sans illusion ni convention… 




   

Traitement de choc : La Cage dorée

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Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Alain Jessua.


On sourit souvent, on frémit parfois, en découvrant cet opus d’un réalisateur franc-tireur, homme humble et sympathique, semble-t-il, qui fit pire (Frankenstein 90, subi en salle, avec sa créature incarnée par… Eddy Mitchell !), bien mieux (Paradis pour tous, ultime rôle de Patrick Dewaere, réjouissante satire de « l’insoutenable bonheur » décrit par Ira Levin, à Stepford ou ailleurs), se tint parfois entre les deux (En toute innocence, agréable mais inoffensif jeu du chat et de la souris entre le « notable bordelais » (pléonasme cher à Alain Juppé ?) Michel Serrault – lui aussi en fauteuil roulant – et sa bru adultère Nathalie Baye). Traitement de choc se rattache à ce dernier, à l’évidence et pour plusieurs raisons. On y trouve une critique sociale à la Chabrol – pour aller vite : bourgeois, donc coupables –, un milieu autarcique et incestueux (cela pourrait vite dégénérer en orgie, il faudra se contenter de la nudité de groupe et dune « flagellation » avec algues dans un sauna), affrontement rejouant l’éternelle « guerre des sexes » et, last but not least, un humour constant assorti d’une inquiétude discrètement métaphysique (cf. notre lecture de La Femme infidèle). Jessua aime le fantastique, surtout en littérature, et sa modernisation du vampirisme rime avec Je suis une légende (1954), signé par Richard Matheson (« C’est mon film le plus américain », confesse Alain à l’amical Olivier Père, auteur d’un intéressant article davantage enthousiaste sis en annexe ; pour information, New Line Cinema, société spécialisée dans le « genre », distribua le titre aux USA).


L’individualisme, caractéristique « mythique », politique et esthétique majeure de la culture étasunienne, en dialogue didactique, volontiers démonstratif, avec la collectivité (Capra et consorts), incombe ici à l’inattendue Annie Girardot, qu’un portrait télévisé très dispensable, vu hier, réduisit à cette rapide et laconique épitaphe : « Elle ne joua toujours qu’un seul rôle : le sien. » Osons rappeler aux amnésiques (et aux nécrophiles) qu’un acteur travaille, « compose », fait des recherches, anime son personnage avec mille autres choses que sa personnalité, sa petite enfance, le « misérable tas de secrets », pour parler tel Malraux, de sa vie individuelle, et la grande Annie, peinte sur ce blog par nos soins, ne fit pas exception. Dans Traitement de choc, on admire le jeu de Mademoiselle Girardot, son énergie, sa drôlerie et sa tristesse, mais on rencontre aussi Hélène Masson, femme riche d’origine modeste (comme vous devinez qui), venue suivre à Belle-Île-en-Mer (pas encore colonisée par Souchon & Voulzy) une petite cure de thalassothérapie un rien spéciale. Femme esseulée que son amoureux vient de quitter (l’ombre de Renato Salvatori la suivra jusque là-bas, au propre et au figuré), elle ne supporte plus son visage dans la glace, y percevant d’avance les rides et le reste. Dans un beau monologue, moment le plus émouvant du film, elle dit tout cela, en regard caméra, au charmeur professeur (Delon, en retrait, retrouvé douze ans après Rocco et ses frères), éloigné d’elle dans l’espace de son bureau peuplé d’angles aigus, cependant rapproché (nous avec lui) de son désarroi par le cadrage et le montage.


Jessua « reste » intelligemment sur le visage de l’actrice, zoomeavec douceur sur ce paysage alors (et aujourd’hui encore) si populaire et présent. Mots simples, mots justes, mots vrais, non pas lourds de narcissisme (quoique) mais d’une évidente dimension méta (une comédienne, un certain âge atteint, à Hollywood, notamment, entend les sonneries de son téléphone se raréfier). Deux autres scènes méritent qu’on y revienne. Dans la première, les « huiles » locales, en train de se dorer, huilées au soleil, de baigner dans leur séjour rituel au sein d’un établissement à la décoration intérieure conçue par Paco Rabanne (ah, le col « pelle à tarte » du chemisier émeraude de MissMasson !), se baignent tous ensemble et entièrement nus dans l’eau fraîche de la côte pour une fois (plaisanterie sudiste) ensoleillée. Nous voici devant un happening joyeux et ludique, témoignage d’une époque et souvenance édénique d’un paradis perdu. Le scientifique cynique (il effarouche ses patients dans son gros avion phallique, les faisant détaler à l’instar des moutons qui les côtoient sans les nourrir, ou plutôt d’une façon différente, plus médicale), sentimental à ses heures perdues (il avertit Annie, lui propose de partir, lors d’un verre bu dans un bar du cru, ses tenanciers soupçonneux en butte aux villageois étrangement enrichis), ancien explorateur d’Amazonie (sa bibliothèque, avec ses illustrations des sévices infligés par les « indigènes » aux « visages pâles », ravira bientôt les journalistes racoleurs de Ruggero Deodato, punis pour leurs péchés scopiques, et les nôtres, dans l’éprouvant CannibalHolocaust), se désape fissa et plonge dans l’onde revigorante, ne résistant pas à l’appel du large et de la liberté (beau travelling latéral sur la plage, épaulé par de puissantes percussions africaines). « Nudité frontale », comme disent les (puritains) critiques outre-Atlantique, bain collectif en miroir du grand bain du film, où le capitaine-cinéaste, producteur, scénariste, mène sa barque indépendante à bon port, vers le dernier climax.


Hélène s’y voit poursuivie par tout le monde (bonnes intentions proverbialement néfastes), pourchassée par les barons rajeunis, les avocats épris, les étrangers sans papiers servant d’agents d’entretien puis de matériau cellulaire et organique. Deux grands chiens (ceux de Brigitte Lahaie ?) esquivés inextremis, elle pénètre enfin dans le laboratoire et nous à sa suite (Jessua inclut le spectateur dès le générique, en passager à l’arrière de la voiture durant son périple touristique). Delon joue les Mengele breton et carbureà ce que l’on n’appelait pas encore le « marché du vivant ». Derrière lui, un cadavre de Portugais pendu, le ventre ouvert, coffre-fort profané (présage de la hippie empalée sur l’esse de Massacre à la tronçonneuse) pour réaliser le rêve cauchemardesque des élites de la France glacée, sous peu en crise, des années 70, décrite par le parallèle et sépulcral Un flic de Melville (le spectateur contemporain pense à Giscard, Jessua aux « années fric » de Mitterand). L’hallali convainc plus que la métaphore et son marxisme superficiel (Pasolini, Romero, Eli Roth, dresseront de mémorables tableaux infernaux dédié au capitalisme généralisé), mais que l’on se rassure : Hélène, même menottée pour le meurtre du professeur en lointain cousin de Pierre Brasseur dans Les Yeux sans visage, amant rigolard d’un soir (belle complicité extra-diégétique, bien sûr), s’en sort vivante, emmenée dans une DS chipée à Fantômas par le policier acheté, client de cette usine à jouvence abreuvée par une main d’œuvre sacrifiée (vraiment datée, de surcroît, beaucoup d’habitants de Porto émigrant à l’orée d’une décennie agitée, terreau de la célèbre « révolution des Œillets »), puisque son interprète, avec son statut de staret sa « nature » personnelle (disait-elle) d’infirmière, ne saurait succomber, pas même à un cancer des poumons, déguisée en Françoise Gailland, par exemple.



Tandis qu’elle s’éloigne de l’enfer sanitaire, de nouveaux participants au jeu cruel font leur arrivée, sur des accords douceâtres de bossanova, et la caméra de Jacques Robin (directeur de la photographie et réalisateur d’un intrigant Monsieur Sade, les vieux beaux de Jessua bien innocents, face aux libertins sadiens) s’élève afin de cadrer une dernière fois l’île des morts et des vivants, des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, des hommes et des femmes, avant qu’un carton ironique ne vienne, contrairement à la mention légale et habituelle du générique de fin, lier cette fiction à la réalité. Terminons par des souvenirs : en 1953, L’Amour d’une femme contait les mésaventures d’un médecin à Ouessant, la belle et combattive Micheline Presle magnifiée par Jean Grémillon dans son mélodrame maritime ; en 1983, Francis Leroi (roi du X hexagonal des seventies), suit avec talent une seconde doctoresse sur une île de Normandie pour Le Démon dans lîle, et la met aux prises avec de l’électro-ménager assaillant ses utilisateurs, Anny Duperey, endeuillée, finissant par ouvrir à son tour sa propre boîte de Pandore – trois destins féminins, trois décors insulaires, trois fables délectables sur les noces de sang et de violence entre la raison et l’émotion, la solitude et l’entraide, l’hubris de l’espèce et l’éternité de la mer…



                        

Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel : À la rencontre de Francesca Archibugi

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Une venue attendue et un univers à redécouvrir…


Sólveig Anspach, Kathryn Bigelow, Antonia Bird, Liliana Cavani, Shirley Clarke, Jodie Foster, Ann Hui, Naomi Kawase, Mary Lambert, Sondra Locke, Ida Lupino, Jennifer Lynch, Mira Nair, Christine Pascal, Leni Riefenstahl (hélas), certaines que nous apprécions, au hasard de la mémoire, parmi beaucoup de consœurs derrière la caméra : à défaut de faire tourner (rond) le monde, de lui conférer « son équilibre et son harmonie » (Truffaut, L’Homme qui aimait les femmes), le sexe supposé faible ne se priva jamais de le saisir. Contrairement à la confortable légende doloriste de la « discrimination » – valeur majeure du travail des monteuses et des scriptes, réelles difficultés d’accès à la profession (des professionnels) corrigées par les modifications des représentations sexuées –, elles surent souvent s’attacher à des thématiques « transgenres » et peindre de subtils, tendres et impitoyables portraits masculins. Le nom de Francesca Archibugi, croisé au fil de l’actualité « spécialisée », occupe de plein droit une place mémorielle dans notre « liste » cinéphile et sentimentale.        

Car l’on garde un très bon souvenir d’Il grande cocomero. Découvert en salle, dans le sillage de sa présentation cannoise, ce mélodrame médical (sous-genre redoutable) séduisait par sa justesse, son humilité, sa force de vie, aussi. Une adolescente apparemment épileptique, un couple en crise, un psychiatre divorcé, une petite patiente cancéreuse : n’en jetez plus ! Francesca Archibugi, réalisatrice et scénariste, tirait pourtant, avec talent, tout ceci vers le haut, mêlant les larmes aux sourires, l’observation précise d’un hôpital au quotidien, possible métonymie de la société italienne d’alors (malgré ses compréhensibles préventions d’artiste éloignée des sondages universitaires), à des portraits individuels bien animés par Sergio Castellito (modelé sur Marco Lombardo Radice, sorte de Françoise Dolto local), la trop rare Anna Galiena et la pasolinienne Laura Betti (mention spéciale à la jeune Alessia Fugardi, quelques longs métrages puis de la TV, après).

Depuis ce beau film couvert de prix en 1993, la signora Archibugi, jouant Goethe à dix ans (!), formée au célèbre Centro Sperimentale di Cinematografia, assistante de Marco Tullio Giordana et d’Ermanno Olmi, révélée avec Mignon è partita (1988), dirigea Sandrine Bonnaire et Marcello Mastroianni, Stefania Sandrelli, Kim Rossi Stuart, Jasmine Trinca, s’intéressa au jazz le temps d’un documentaire, se vit adoubée par Lina Wertmüller : joli parcours, dont ne nous parvinrent pourtant (problèmes de distribution, de diffusion, qui entravent, avouons-le, notre claire vision de la filmographie contemporaine) que des échos, même si toujours positifs. Elle viendra présenter à Tours, au mois de mars, sa version du Prénom(non, merci) ; nul doute qu’Il nome del figlio, retrouvailles avec la solaire Valeria Golino, réjouira les spectateurs français (vous nous raconterez), qui ne la connaissent pas encore assez.












Pour tout savoir d’un jeune festival à l’intéressante programmation : 

Durant l’entretien ci-dessous, la cinéaste parle bien (en VO) de ce titre, de la pièce originale et d’autres choses, évoquant notamment la famille (la sienne, non « traditionnelle », plutôt « fraternelle »), les rapports sociaux (des émotions et des sentiments jugés intemporels), Polanski (l’inoffensif Carnage, ou l’attrait d’un cinéma de personnages, pas de situations), le métier de filmer (débuter via le petit écran, pour le travail et l’expérimentation, mais chercher sur le grand l’indépendance et la liberté, sans négliger l’apprentissage technique, primordial, ni le suivi de son évolution).

Soulignons infine sa volonté de ne pas faire œuvre de sociologue – la cinématographie transalpine possède cependant une évidente dimension sociale, à ne pas confondre, en effet, avec cette discutable « science humaine » –, de se voir et vouloir en tant que narratrice, une tâche ancienne et nécessaire, ses débuts confondus avec ceux de l’espèce humaine (comme un écho involontaire au Stephen King de Nuit noire, étoiles mortes, ardent défenseur de la prose narrative, perçue en moyen de connaissance et de sens existentiels).










Le lecteur (la lectrice) pourra en outre visiter notre « musée imaginaire » (vivant, au présent) du cinéma italien à l’adresse suivante :    

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