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La Prophétie des ombres : Un pont entre deux rives

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Suite à sa diffusion par NRJ 12, retour sur le titre de Mark Pellington.


Voici un film nocturne, hivernal, endeuillé, qui prend le fantastique au sérieux et se donne les moyens de faire entrevoir l’invisible. Bien entouré par des artistes talentueux – citons, principalement, le directeur de la photographie Fred Murphy, le monteur Brian Berdan et les deux compositeurs de tomandandy – le réalisateur, nanti d’un riche univers graphique allant du clip au documentaire, en passant par la publicité, la poésie et la « captation » de concert (on recommande la visite de son site officiel), délivre une œuvre injustement méconnue, accueillie avec tiédeur, visionnée en VO par votre serviteur hier soir, sur une chaîne dispensable peu accoutumée à autant de finesse adulte, dans sa « case » baptisée Les Portes de l’angoisse, introduite par des mains en mouvement dissimulées derrière un drap-écran entièrement blanc. Le scénario de Richard Athem, apparemment infidèle au livre de John A. Keel, délaisse la fumée fumeuse de la parapsychologie – mais la psychologie tout court provoque déjà notre rictus – au profit d’une solide structure classique en trois actes, dotée d’un sens presque abstrait de l’épure, l’apparentant à une ligne droite au milieu des ténèbres, diégétiques, formelles et humaines.





John Klein, avatar symbolique et familier d’Orphée sous les traits d’un journaliste du Washington Post, mène une enquête existentielle aux confins de la folie et du mythe, de l’hallucination et de la foi. Si Delon, dans le chef-d’œuvre de Losey, suivait son double insaisissable jusqu’au Vélodrome d’Hiver, antichambre infernale d’un voyage historique sans retour, son homonyme choisit de refaire surface, littéralement, après sa chute immobile dans les eaux sombres de l’affliction, retrouvées à dessein et au sens propre dans la catharsisdu final. D’un accident banal dans sa liesse, sa vitesse, sa sécheresse, à une catastrophe engourdie, n’en finissant pas d’arriver, La Prophétie des ombresjoue du temps individuel et de la perception subjective : ce territoire cinématographique indécis, non euclidien, quasiquantique, où l’on peut faire six cents kilomètres en seulement une heure, se retrouver aux frontières d’un état et dans une petite ville qui ne mène vers aucune métropole, croiser des doublures de soi-même et d’autrui, recevoir des appels téléphoniques venus de nulle part, sinon, peut-être, de sa conscience orpheline et blessée – tout le long métrage peut se lire en discrète et réaliste « fugue psychogénique » –, résonne bien sûr avec ceux de Rod Serling, Michelangelo Antonioni, David Cronenberg, David Lynch, Chris Carter et John Carpenter, pour se limiter aux correspondances les plus évidentes.



De manière davantage secrète et attirante, il sonde la psyché attristée d’une Amérique désenchantée, collectivité dévastée après les attentats méta du 11-Septembre (une pensée de saison pour la capitale hexagonale). Le film débute d’ailleurs à Washington et s’éloigne assez vite de la capitale du pouvoir, afin d’investir la Virginie-Occidentale de l’ironiquement nommée Pleasant Point, bourgade rurale, mentale et spectrale, à laquelle Pittsburg et ses environs prêtent leur paysage de tournage dépressif et anxiogène (Romero et Cimino y situèrent leurs propres fables sociales, létales, peuplées de morts-vivants et de survivants du Vietnam). Le journaliste désabusé, du monde et de lui-même, parle à la TV de gens en colère, déçus par la « chose publique » et le comportement de ses représentants ; plus tard, il rencontrera brièvement, sans parvenir à le convaincre d’une menace écologique imminente, un gouverneur adepte du rassurant discours de collusion avec les intérêts économiques. Comment redonner sens à une vie et à une nation après un traumatisme inguérissable, l’absurdité d’un cancer ou la vilenie d’une politique étrangère, soudainement, sauvagement et scandaleusement exposés à la vue de tous ?




Pellington, renversant les rôles et les attributs traditionnels – à l’homme la raison, à la femme l’émotion –, donne à voir une masculinité entamée, prompte à s’engouffrer dans un imaginaire morbide à base de précognition, de messianisme, d’yeux rouges et d’homme-papillon, improbable psychopompe aussi grand qu’un arbre, dont le visage terrifiant apparaît furtivement dans le cahier d’une mourante ou un traître miroir, brisé à coup de tête en esprit l’instant d’une tentation, face à une féminité du côté des forces de l’ordre, de l’équilibre et de la vie. La policière offre à l’enquêteur amateur une seconde chance, un nouveau départ, une résurrection laïque et profane, elle qui, en songe, se noya parmi d’incongrus cadeaux, heureuse enfin de lâcher prise, de se laisser glisser dans les abysses qui nous attendent tous avec impatience. Connie ignore ce qui advient après la mort mais, la veille de Noël – Capra surgit là où l’on ne l’attend pas, l’ange gardien de Stewart devenu un flic aux larmes touchantes –, elle prend la peine et le plaisir d’appeler celui qu’elle aimera peut-être, qui saura peut-être l’aimer en retour, pour l’inviter à venir la rejoindre, et ce dernier fera bien plus, in fine, la sauvant de l’onde sombre et glacée, la cherchant auparavant sur le pont entre les mondes, entre les états, entre les temporalités, au milieu d’un grand embouteillage (pas celui de Comencini, certes) causé par des feux de signalisation en panne (de cœur et de lueur).





L’épilogue pouvait autoriser un redoutable spectacle pyrotechnique, mais l’auteur d’Arlington Road, thriller paranoïaque de voisinage à l’excellente réputation, et de plusieurs épisodes de Cold Case, aimable série policière nécrophile et vintage, ne cède pas d’un plan à son rythme ni à son langage d’ensemble, et la scène s’avère un beau moment de dilatation symboliste, le sauvetage métaphorique et organique d’une blonde Eurydice cristallisant les enjeux du récit, reformulant ses figures (Klein en véritable Indrid Cold, via les ailes lourdes de son manteau trempé) et son herméneutique polysémique (le macabre décompte, tel celui du crash d’avion à Denver, vérifie l’hypothèse mystique ou confirme l’ironie du hasard). Avec son motel nommé Avalon, avec son personnage de scientifique (trop rare Alan Bates) terrassé par le surnaturel, ermite de Chicago divorcé, ne voyant plus ses enfants – notez l’absence remarquable de bambins ou d’adolescents, à l’exception du jeune couple d’amoureux sur le point se marier, comme pour exorciser la rencontre incompréhensible avec l’inexplicable –, avec son « bon chrétien » (très crédible Will Patton) transi de froid mais loin du labyrinthe de l’Overlook, avec ses solitudes en sursis dans le vide immense d’un monde sans soleil et dans Dieu, la caméra élégante, aérienne et bienveillante de Pellington explore un cauchemar ouaté, une douce descente aux enfers du doute et de la déréliction, sans sexe (silhouette floue de l’épouse sous la douche, drolatique étreinte impromptue/interrompue dans le placard d’une maison à vendre) mais pas sans espoir, la puissance érotique, nécessaire à la création et à la vie de tous les jours, déplacée vers le mélodrame, courant souterrain du genre, jusque dans ses variations-incarnations poétiques (l’épouvante) et outrancières (l’horreur).




Richard Gere, l’un des acteurs les plus mésestimés de sa génération, « gravure de mode » lestée d’une fraternelle mélancolie, aussi à l’aise en gigolo américain, en danseur de claquettes durant les années 20, qu’en professeur de musique pleuré par son chien, et la belle et tendre Laura Linney, appréciée chez Eastwood, Weir ou en tandem avec Jennifer Carpenter possédée, forment un beau duo, dont les fêlures ne peuvent qu’émouvoir ceux qui connaissent la perte irréparable d’un « être cher » ravi à leur amour trop bref ou maladroit. En définitive, peu importe la véracité des « faits réels » sur lesquels repose l’histoire, et l’étiquette générique apposée sur le film, avec une réticence de bienséance ou un franc mépris critique : La Prophétie des ombres, sans une once de facilité, sans recourir jamais à un quelconque prosélytisme (crucifix, églises, allusions à des versets bibliques à peine aperçus), accompagne avec briole parcours métaphysique et sentimental d’un homme qui nous ressemble (à l’auteur de ces lignes, au lecteur, à la lectrice), qui « traverse » sa vie et celle des autres en se posant des questions, en essayant d’y répondre, dans la douleur indicible et l’élan vers le bonheur, dans la rédaction de son roman identitaire et l’action dépourvue d’héroïsme, entre les morts à ne pas abolir et les vivants à chérir – grandeur d’une filmographie décriée, ou adulée, pour de mauvaises raisons, et d’un film humble dans son ambition affirmée, fier dans la lucide clarté de son regard, celui d’un cinéaste lui-même confronté à un double drame familial (Alzheimer filmé de son père, décès de sa compagne deux ans après la fiction).





Oui, la femme irremplaçable ne reviendra pas d’entre les ombres, et personne ne peut sauver l’univers, même mystérieusement prévenu de ses tourments (cruelle loterie du malheur), et l’odyssée intérieure, souvent apeurée, au sein de cette « vallée de larmes » (pourtant capable de dispenser la beauté, l’intelligence et la noblesse) épuise, évide, éconduit. Mais les contes de Noël existent également, dans l’opus de Mark Pellington et en dehors : à l’intérieur de la nuit de l’âme brille la flamme fragile et irréductible d’une espérance, aussi précieuse et usée que le portrait solaire, suave et sexy (Debra Messing, rousse rêveuse transformée en Marie-Madeleine sur le petit écran !) d’un amour perdu et sauvegardé, qui nous sourit depuis l’autre rive, qui nous donne un éternel rendez-vous. Il faut donc tenter de vivre, quitter la chrysalide partagée, puis s’envoler dans la lumière, morale stoïque et généreuse, ici illustrée assez superbement. 


Je suis vivant ! : Mar adentro

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Catalepsie singulière et terrorisme d’État, romance touristique et complot éternel : ce titre transalpin méconnu délaisse le rouge du gore pour dépeindre l’échec glaçant de la « lutte rouge » d’alors – en présage du monde meurtri et désenchanté d’aujourd’hui ?


Je suis vivant ! (1971) ou l’opus originel d’Aldo Lado et, surtout, le premier pan d’un triptyque cinématographique et politique, poursuivi par Chi l’ha vista morire ?(1972), achevé avec Le Dernier Train de la nuit (1975). Dans une Prague sépulcrale, hantée par les fantômes de Kafka (clin d’œil local du titre alternatif Malastrana) et du Printemps avorté de Dubček, un journaliste entre la vie et la mort se remémore son enquête anxiogène sur d’inquiétantes disparitions de jeunes femmes, papillons (pris au filet du pouvoir) ou poupées (de cire, de verre, de son, de sang) collectionnés par une secte ploutocrate, vampirique et mélomane, qui parviendra in fineà le réduire au silence de façon cruelle et spectaculaire. Cette chronique métaphorique et marxiste d’une mort annoncée doit beaucoup à Poe (le corbeau de l’ouverture, volatile associé, on le sait, à l’illustre illustrateur d’enterré vivant et de magnétisé en sursis) et Buñuel, Jean Sorel, déjà invalide et non-voyant à la fin de Belle de Jour, en lien évident avec l’univers onirique et frondeur de Don Luis, parmi un cul-de-jatte et un aveugle tout droit sortis de Los Olvidados, un peu, également, à Une question de vie ou de mort des Archers et à Johnny s’en va-t’en guerre de Trumbo (1971 itou).

Moins d’humour, ici, même noir, plutôt une colère froide et un climat cauchemardesque, bien servis par la photographie très travaillée du grand Giuseppe Ruzzolini, collaborateur de Pasolini avec lequel Lado connut quelques frictions, une partition entêtante, dissonante et sentimentale de Morricone, sans négliger la « figuration intelligente » de Barbara Bac(c)h(anale) – elle finit dans un réfrigérateur, à l’instar de la victime sur l’affiche de Rage– et Ingrid (sulla strada) Thulin, rescapée de Bergman, pas encore enrôlée dans le bordel viscontien du Salon Kitty de Brass. Y voir un brouillon du Eyes Wide Shut de Kubrick paraît hâtif (on pense en outre au contemporain Orange mécanique, pour son spectateur contraint de regarder des « horreurs »), mais le vrai-faux giallo de Lado (pas d’arme blanche, à moins de considérer un scalpel comme tel, pas d’imperméable fétichiste, pas de psychopathologie individuelle ni d’assassinat traité de manière esthétique) s’inscrit de plein droit – et témoigne, quarante-cinq ans plus tard – dans le contexte des « années de plomb » italiennes (l’attentat de la piazza Fontana date du 12 décembre 1969, l’assassinat d’Aldo Moro du 9 mai 1978), avec la supposée collusion – ou probable  instrumentalisation, pour le moins – entre l’extrême gauche et la démocratie chrétienne.

Certes, la fable sociale frise le manichéisme et sa lenteur délibérée, à l’unisson, disons, du Leone de Il était une fois dans l’Ouest, pourra décourager (surtout les fans de la franchise poussive Fast and Furious) ; Lado corrigera vite ces défauts mineurs par la suite dans les autres volets de son officieuse trilogie. Mâtiné d’inserts intempestifs et de flashes-back heuristiques, pratiquant le zoom arrière en rime formelle lors de l’incision cardiaque, Je suis vivant ! demeure cependant et ainsi un exemple exemplaire du cinéma dépressif, volontiers soupçonneux, de l’époque, auquel allaient s’abreuver, ou rejoindre par d’autres chemins, les cadors du Nouvel Hollywood.



Avec sa voix off implorante, ses révolutionnaires internés en hôpital psychiatrique (le Forman de Vol au-dessus d’un nid de coucouen embuscade), son savoureux restaurant indien, ses baisers « au goût de pomme » (jolie trouvaille érotique et lexicale), ses mannequins gazés, sa boîte de Tampax dans un sac à main (féminin, faut-il le préciser), son flic aux allures de gestapiste, ses tomates « souffrantes » et ses tableaux dits surréalistes (plutôt à ranger dans l’abstraction lyrique, mais passons), sa chambre de jouvencelle musicale en désordre et poussiéreuse, son aveugle clairvoyant (qui dit le Lang de M le maudit ?), son clubsatanique (beaucoup, et entre générations) 99 (ou en 69, à chacun ses vices), son train fatal aux vieillards jetés d’un pont, sa cabine téléphonique bleutée propre à titiller l’Argento d’Inferno, son chanteur des rues susurrant un air dédié aux lépidoptères, avec l’ami – solide et jovial Mario Adorf – trucidé enfoui dans une poubelle (Marilyn Chambers, toujours chez Cronenberg, aboutissait à une décharge, ce qui nous ramène aux gamins oubliés/sacrifiés de Buñuel), avec son suicide avorté qui anticipe celui de Gibson avalant son arme fatale, ses éminences grises issues des ténèbres bien avant les méchants en clair-obscur de Superman, sa morphine paralysante, son grand-prêtre chirurgien aux allures de Pinball Wizard (Elton John dans Tommy), aux lunettes géantes et à l’improbable coiffe en forme d’ailes de papillon, son lustre devenu roue de la Fortune et mauvais numéro tiré, son amphithéâtre de faculté de médecine, scène clinique d’un spectacle banal et crucial, avec le cri désynchronisé d’une muse impuissante et rejetée, au ralenti et avec un arrêt sur image à la Munch, en une coda placée sous le signe de la catastrophe enfin advenue (le cafard Gregor – notez le prénom du protagoniste : Gregory – finalement écrasé dans La Métamorphose), Je suis vivant ! diffuse en continu une angoisse existentielle réflexive de celle du spectateur, immobile et conscient de son « devenir cadavre », qui contemple, une fois encore, sa mort au miroir du « genre ».


Suppléments : devant la caméra de Bill Lustig et de ses comparses de Blue Underground, l’aimable Lado évoque avec précision et faconde – drolatique anecdote de l’orgie gérontophile ! – la genèse et le sens de La corta notte delle bambole di vetro ; on lira aussi, avec profit, ce long entretien, conduit en 2007 par Francis Barbier, où l’auteur dresse un panorama lucide, riche et vivant, de sa filmographie à redécouvrir…


Killing Time : Entre deux fronts : La guerre est finie

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Lydie Wisshaupt-Claudel.


Depuis « l’invention » du cinéma (Griffith, par exemple, avec Hearts of the World, conçu comme une campagne publicitaire pour l’engagement US dans le conflit de 14-18, vite dépassé par les événements), les films de/sur/avec la guerre forment un bataillon impressionnant, sans parler de la TV, davantage encline au direct (même tamisé, pas seulement par l’armée), au ressassement (quotidien et à l’heure des repas) ou à la mise à jour (cf. Apocalypse, grandiloquente et interminable collection d’archives colorisées, diffusée sous prétexte éducatif sur le service public). Le « théâtre des opérations » se prête « naturellement » à la reconstitution, au spectaculaire, et la distance de l’écran assure sa rassurante expérience, autorisant généralement les discours convenus de l’apologie ou de la dénonciation, opposition traditionnelle d’avis en reflet de la propagande nationale (la « réalité du terrain », toujours plus complexe, rarement relayée par l’imagerie majoritaire du « septième art » commercial, atteste d’improbables rencontres, sinon de fraternisations, et interdit tout manichéisme). Le vingtième siècle, avec son économie du massacre et sa systématisation des « génocides », propose ainsi un vaste et sanglant ensemble de modèles transposables et transposés sur pellicule : le goût du sang s’allie à celui du divertissement, l’envie de détruire à celle de voir, l’action (mot majeur devant une caméra) à sa traduction (« ontologiquement » une trahison).


La guerre, au cinéma, pose par définition et avec une acuité accrue la question méta du regard (remember Fuller associant tournage et manœuvre militaire), de sa « morale », de la représentation (voire de l’irreprésentable « défendu » par Lanzmann) graphique, idéologique – n’importe quel film relève d’une politique, des « auteurs » ou non – et symbolique (identité masculine, place et rôle des femmes, pas uniquement à l’usine d’armement), à l’intérieur d’un cadre dramatique conjuguant les plaisirs troubles de l’enfance – ces enfants qui « jouent à la guerre », chez Reggiani et Boorman, en France ou en Palestine – et les constatations amères de l’âge adulte (sur l’impossibilité d’une paix durable, l’hypocrisie du casus belli, le discutable « devoir de mémoire », les avatars contemporains de la guérilla, le terrorisme dit religieux et le « droit d’ingérence » des puissances financières). L’évolution du « genre » reflète les mutations sociétales autant qu’elle accompagne l’avènement schizophrénique de la perception numérique, passant de l’héroïsation au soupçon et à la critique, du mythe patriotique et du roman collectif à une déréalisation des affrontements, viale virtuel (entraînement et mission), démentie par un retour brutal et ponctuel de la réalité (sur tous les territoires, touchant les soldats et les civils sans distinction), équilibrée par l’usage du « réalisme » fictionnel (Spielberg et son Ryan à sauver). Contrairement aux affirmations ironiques de Resnais (sous-titre de cet article) ou de Jim Morrison (dans The Unknown Soldier), la guerre ne prend jamais fin, elle prend désormais d’autres formes, se poursuit pas d’autres moyens, et non plus ceux de la bataille sentimentale (Stendhal et Fabrice à Parme, dans le sillage de Clausewitz, ou Pat Benatar affirmant Love Is a Battlefield).


Désormais prise dans le régime interdépendant de la « géopolitique » mondialisée, très instable mélange de rapacité, de realpolitiket de communication à vide ou en leurre, tressée ad nauseam aux images de sa modernité, la guerre constitue un arrière-plan indiscutable et cependant indiscernable de l’existence quotidienne d’aujourd’hui, même et surtout au sein des pays pacifiés, leur bruit de fond parfois bruyant, arène absurde et médiatique proposant un similaire et désolant spectacle sous des masques antiques, « tribaux », étatiques, « ethniques », tyranniques ou démocratiques. Elle représente aussi un défi esthétique, éthique et pratique, à l’aune duquel évaluer certains grands cinéastes, qui osèrent se risquer à ce baptême du feu, heureusement sans pertes humaines ni désertion mortelle (les noms de Pabst, Rossellini, Melville, Tarkovski, Sirk, Kubrick, Peckinpah, Fuller, Klimov, De Palma, Takahata ou Eastwood nous viennent à l’esprit, spontanément et de manière non exhaustive). Ici plus qu’ailleurs, la lectrice et le lecteur noteront l’absence d’une femme derrière l’objectif, à l’exception remarquable et remarquée de Kathryn Bigelow signant Démineurs. Citer son nom et ce film en particulier ne procède certes pas de la simple courtoisie cinéphile : le beau documentaire de Lydie Wisshaupt-Claudel, outre redistribuer avec adresse les enjeux brièvement rappelés supra, débute là où s’achevait le précédent, et il se signale à son tour par une présence « exogène » au cœur d’un univers viril.


Sans nourrir l’actuelle problématique autour du « genre » et poser vainement une définition de l’insaisissable « sensibilité féminine », écueils volontiers laissés à ceux qu’ils intéressent, il nous appartient de lui attribuer, à elle et elle seule (malgré l’apport crucial de Colin Lévêque à l’image et de Méline Van Aelbrouck au montage, accessoirement la formation de la réalisatrice à l’INSAS), l’attractive étrangeté du métrage, son rythme délicat, sa puissance douce (assumons ces vocables propres à froisser des féministes), l’accord parfait entre ce qu’il montre et ce qu’il dit, ou tait. L’art cosmopolite du cinéma (celui de l’imaginaire, celui du réel) se caractérise à la fois par son idolâtrie et sa misogynie, puisqu’il donne – que ses représentantes le prennent enfin ! – encore trop peu de pouvoir au « deuxième sexe », de préférence actif dans les domaines surexposé du fantasme (glamour et VRP) ou « dissimulé » de l’assemblage des images (la monteuse, jusqu’à un certain point, s’apparente à la sage-femme du film), et chaque occasion de saluer le travail d’une femme – non en raison de son sexe mais de son talent –, de surcroît au poste majeur de la réalisation, se doit donc d’être saisie ; on le fit naguère avec Christine Pascal, on le fait à présent avec Lydie Wisshaupt-Claudel. Silencieuse et à l’écoute, la documentariste enregistre une trêve triviale, une « parenthèse » pas vraiment « enchantée » entre deux opérations militaires. À l’ombre rare des vingt-neuf palmiers de la ville éponyme (le sinistre comique constate « C’est bizarre, ici »), autrefois investie par Dumont pour son remake raté/entrecroisé de Je t’aime moi non plus et Délivrance, les Marines en permission tuent le temps avant de retrouver le temps de tuer.


Durant un peu moins d’une heure trente, la mosaïque des corps, des vies, des trajectoires et des environnements (familial, amical, commerçant) s’assemble patiemment, presque abstraite dans son indétermination contextuelle – informations fournies par le synthétique dossier de presse, assorties d’un pertinent entretien avec l’auteur, le tout disponible sur le site du film en lien ci-dessous –, dans son unanimisme tranquille si peu intrusif, dans son refus non revendicatif de l’individualisme, de l’explication, du témoignage, du pathos et de l’emphase. Pas de musique extra diégétique (rap et country entre amis de Buzz, détenteur de la prestigieuse PurpleHeart, qu’ils n’échangeraient pas contre leur « intégrité physique »), pas d’esprit de sérieux, pas de raccourcis réducteurs (dans le temps et le raisonnement), a contrariode ce qui règne au journal télévisé, avec ses reporters pressés ne voyant rien (à Hiroshima et au-delà), son storytelling rassi, sa mise en fiction aseptisée, orientée, dévaluée du monde. Ce documentaire d’une grande rigueur formelle et intellectuelle (mais comment séparer l’un de l’autre ?), entre-deux entre deux fronts et deux expressions (le cinéma, la « réalité »), brille par sa lenteur cadencée, son abandon de la narration, sa transparence lucide envers le sujet. Dès le plan d’ouverture, un long panoramique horizontal droite-gauche englobant les familles de soldats saisies dans l’attente nocturne du retour, Lydie Wisshaupt-Claudel parvient à établir une distance idéale, ni trop loin, ni trop près, qu’elle parviendra à maintenir jusqu’à l’ultime scène, tonte anonyme bouclant la boucle en reprise ouverte – arrivée, départ : le sens revient au spectateur – et répétée d’un motif physique et spéculaire décliné avec le tatouage, rite répandu d’appartenance et mise en valeur d’un credo(disons celui des mitrailleurs, aux accents apocalyptiques) laïque et martial.


Tandis que Dear America : Lettres du Viêt Nam donnait à entendre, lus par des stars, des écrits personnels rédigés « en temps réel », que Claire Denis optait pour une caractérisation homoérotique de ses légionnaires dans Beau Travail, notre cinéaste ne sépare pas les individus, membres d’un même corps (celui de Marines, celui du film), les fait se miroiter l’un dans l’autre, dans leur singularité, dans leur sensualité solaire (ou infernale, la permission apparentée à un séjour-stase dans des limbes matérielles, sous un immense ciel bleu et dans un décor-désert sarcastique, car il paraît une annexe sûre de l’Irak ou de l’Afghanistan – allusion faite aux prospères sociétés privées de sécurité actives dans ces pays –, et métaphysique, car la ville semble une oasis surréaliste au milieu de nulle part, ce que dévoile le plan d’une chaussée interrompue abruptement, béant sur le sable sans naissance), appariés en rimes visuelles ou verbales (la guerre invisible se formule en souvenirs, en récits, en évocations à la radio, en deuils à plusieurs et dans la prière). Les hommes démobilisés, privés de patronymes par un générique énumérant leurs prénoms, n’attendent plus les chimériques Tartares de Buzzati, ils se rendent, à quelques kilomètres d’une base renommée depuis la guerre de Corée, chez le coiffeur (la coiffeuse bardée de tatouages parle de pizza, de bière et de « minou »), chez le tatoueur-confesseur (pacifiste et patriote), chez le tailleur (pantalon trop grand et kilos perdus là-bas), à la salle de sport (se dépenser à perte), à l’église (intense séance de gospel), dans un bar vide pour y suivre un match à la TV, dans une boîte de nuit dont les lasers leur confèrent une apparence d’hologramme, au délicieux diner(immangeables steaks des rations, à faire passer noyés dans le ketchup), dans le bureau du responsable des boxes(on rangera les affaires d’un soldat grièvement blessé à un autre endroit, propose-t-il généreusement à son « frère d’armes » au compte piraté), où s’entreposent Harley Davidson et machine à laver, « inventaire à la Prévert » (médiocre poète capable de proférer, dans Barbara, « Quelle connerie la guerre », truisme larmoyant à peine appréciable par les bonnes âmes et les zélateurs des « droits de l’homme ») ordonné au carré (comme leur coupe, comme leur psyché blessée).


Au détour d’un panoramique gauche-droite, les amis réunis en train de « boire un coup » au feu de camp – topos du western et du… scoutisme – disparaissent du champ, envahi par la désertique nuit noire, espace-temps sans frontières ni chronologie, lieu magique et maléfique rendu aux ténèbres originelles (réminiscence spirituelle de Bresson, après la langue épurée de la réalisation). Les rues inanimées de la ville plate, découverte en surplomb et à l’horizon après le sas d’un « noir », reviennent par intervalles, quelque part entre les toiles d’Edward Hopper, les textes de Baudrillard, les films de Wenders et les chromos contrapuntiques du von Trier de Breaking the Waves : l’Amérique, utopie des immigrants, « usine à rêves » internationale, « gendarme du monde », « terre des opportunités » suscitant fantaisies, acrimonies, envies, légendes noires et dorées, remplaçante de l’Italie impériale dans le façonnement des cultures (ou de l’inculture, suggèrent les persifleurs) et des intériorités (par conséquent des identités), se donne à parcourir en terre fictionnelle, en centre du monde (occidental) démesuré, mais Killing Time : Entre deux fronts la resserre à une zone aride (et non érogène : le sexe tarifé s’achète à Las Vegas), un all man’s land où ne surviennent plus que de non-événements, l’extraordinaire de la guerre, peut-être indicible (en dépit de tous les documents et de la voix brisée de Primo Levi), tenu hors du cadre, filigrane omniprésent des esprits, des discours, des non-dits, des regards et de l’œuvre elle-même.


La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, provoquait Baudrillard, rejoignant Miss Bigelow (et le Coppola d’Apocalypse Now) avec sa « jouissance hallucinogène » commune aux stupéfiants domestiques et aux conflits persiques, et il nous plaît de lire dans le film de Lydie Wisshaupt-Claudel le contrechamp de Redacted, le vortex viral, sidérant et rageur de Brian De Palma, qui constituait déjà l’éprouvant revers des images « chirurgicales » (à l’instar des frappes du même nom) « aimablement fournies » par l’administration Bush. Dans cet auto-remake d’Outrages, le maestro américain, on s’en souvient, délivrait sa propre vérité, à partir d’un fait divers éminemment sordide, crime de guerre commis par des GIs, sur cet « épisode » du film-réalité (Burroughs), en associant les types audiovisuels de la modernité – caméscope, caméra de surveillance, HD, streaming, diaporamas, reportage « excentré »… en français ! – dans un patchwork méta, cinéphile et politique se concluant par l’inoubliable coda, au « mauvais goût » mélomane (et opératique, avec réquisition de Tosca !), d’un cadavre féminin (voilé) aussi supplicié que celui du Dahlia noir… Rien de tel ici, l’opus affichant un classicisme quasi théâtral (unité de temps, de lieu et d’action – ou de non-action – mais avant et après la prochaine « tragédie »), une égale homogénéité de matériaux, filmiques et existentiels, un équilibre de ton et de facture, avérés vecteurs d’une improbable douceur, d’un engourdissement scopique à l’instar de celui affligeant les vétérans sur le point de servir à nouveau leur pays et son engagement polémique (sans remise en cause véritable de l’armée, intouchable « fabrique de héros » à l’aide des « bébés » majeurs saluant leurs aînés de la Seconde Guerre mondiale, durant une cérémonie « mémorielle »).


Filmer la guerre, filmer comme à la guerre, se filmer en temps de guerre : le voisinage intime et confus des strates de souvenirs, fictions, comparaisons, sourd à l’occasion d’un aveu (« Comme si on était en plein reportage » dit le mitrailleur rejouant une fusillade) ou d’une plaisanterie maternelle « limite » (« Tu pensais que tu étais à la guerre là-bas », alors que les enfants font du raffut). Dans l’une des plus belles scènes du documentaire – primé au festival Cinéma du Réel, idoine oxymoron en guise de désignation, organisé par la Bpi –, une conversation à distance, en webcam, avec des proches du premier soldat filmé, renoue avec la mélancolie de son homologue dans 2001, l’Odyssée de l’espace (du reste, Full Metal Jacket donnait pareillement dans « l’uniforme » capillaire). D’autres brefs instants, d’autres « aventures » enlisées, illuminent l’œuvre et imprègnent la mémoire du spectateur : un père non reconnu par son enfant (« C’est moi, papa ») ; une nuit d’insomnie, des chips et des bières chaudes pour du trial ; une rafale inutile de tirs dans les  broussailles, leurs détonations assourdies, presque ridicules, impossibles à reproduire à l’identique dans un film d’action, parce que le public ne croirait pas à ce son réel (paradoxe démontrant l’emprise du cinéma dans la perception de tout ce qui s’en différencie radicalement) ; un poing crispé chez le tatoueur infligeant une douleur volontaire ; la visite d’un surplus, avec les trouvailles plus ou moins drolatiques d’une affiche-cible de Ben Laden et d’un masque à gaz « flippant ».


Dans ce monde masculin portraituré par une documentariste triplement étrangère (par son sexe, son CV, sa nationalité), les femmes, compagnes de soldats, fréquentent itou les salons de tatouage et les pressings, y épelant leur patronyme (indien ?), ou, un balai à la main, les trottoirs poussiéreux au pied d’une fresque géante à l’effigie des soldats étasuniens, qui ne déparerait pas dans la Russie soviétique du « réalisme socialiste » ni la Chine maoïste du « culte de la personnalité ». La réalisatrice multiplie les « natures mortes » (devantures décorées, salon de coiffure vide, banderoles d’accueil immobiles, horizon flou), se risque à la métaphore (une fissure dans le sol et les âmes revenues d’entre les morts, des barbelés incongrus pour des boysterrifiés par les mines, ne voulant plus parler des zones de combats mais incapables de faire vraiment autre chose, de s’en délivrer), parvient à saisir un souffle de vent (qui nous emportera tous, pour pasticher Kiarostami) sur l’arrière-plan de montagnes rases (on s’attendrait à voir arriver Omar Sharif sur son chameau). Killing Time : Entre deux fronts, grand petit film documentaire, grand film de guerre « par défaut », dont l’humilité apparente se met au service d’une irrésistible justesse, sonde avec empathie et précision un état d’esprit collectif, diffracté, meurtri, vieilli, vivant, en transit dans une sorte d’Interzone (Bill Lee, again) mâtinée d’ennui, d’habitudes, d’atonie quotidienne.


Au terme de Démineurs, les experts en explosifs s’avéraient dans l’impossibilité de vivre ici et maintenant, dans l’insupportable confort d’une paix moins fragile qu’ailleurs. Selon nous, le gamin blond sans visage (nul regard caméra comme pour le premier « tondu ») de l’ultime plan, introduit par un bruit menaçant de tondeuse, isolé à gauche du cadre, la droite présentant une abstraite amorce blanche, ne tiendra guère longtemps à Twentynine Palms, en manque d’adrénaline ou bien alors, qui sait, « vite revenu » – tel ce témoin désabusé assistant au tatouage du mitrailleur – de ces contrées où se déroulèrent, où se déroulent encore, des missions aux improbables appellations à base de « liberté » (« immuable »), s’en ira-t-il loin de cette ville sans saveur, havre redouté, étape ensoleillée, bord de route caricatural avant la reprise des hostilités. Haircut et final cut : Lydie Wisshaupt-Claudel coupe brutalement sa chronique des jours étranges, la plainte mécanique de l’instrument, tenu là encore par une main féminine, en réponse au brouhaha (graduellement clarifié) du prologue, tohu-bohu (de la Genèse ?) sonore dont parvenait à s’extraire sans peine l’objet (le « fruit », pas défendu, de ses « entrailles » et de ses pupilles) de son attention. Non, la guerre ne finira jamais, certainement pas après les attentats hexagonaux du 13 novembre 2015, et l’auteur, avec sa caméra tenue à hauteur d’homme (de femme) et d’humanité, le dit à sa façon, élégante, simple, dépourvue de commentaires et de jugements de valeur mais riche d’un point de vue, d’un langage et d’une émotion-réflexion qui attestent de l’ampleur et de la beauté de la forme documentaire, sœur valeureuse, encore méconnue et à redécouvrir, du cinéma, « de guerre » ou pas…


             
PS : petite correspondance numérique datée du 27/11/2015…

Bonjour Jean-Pascal,

Je tenais à vous dire merci pour ce magnifique texte. Je suis très heureuse de découvrir les liens qui s'y tissent, et d'y voir cités des films qui ont traversé ma vie (et parfois mon inspiration, consciente et inconsciente) et tant d'autres qui s'ajoutent à l'interminable liste des « films à voir », qui s'allonge jour après jour.

Merci pour l'exigence de l'information, des références et de l'écriture.

Merci de m'avoir fait part du fait qu'il était en ligne, je vais partager généreusement !

Belle fin de journée à vous,
Lydie

Bonsoir Lydie,

Un vrai plaisir pour moi (et pour beaucoup d’autres, je l’imagine, pas seulement à Paris) que de visionner puis d’écrire sur votre film, et merci à vous, de nouveau, pour la qualité du regard et cette flatteuse réponse rapide à l’image du documentaire : directe, attentive, sincère et sensible.

Oui, répandez aimablement le virus de ma prose, un peu comme la vidéocassette fatale de Ring, autre fable (nippone) sur le « passé qui ne passe pas » – il ne passe jamais, jamais vraiment, surtout prolongé (jusqu’à quand ?) au présent…

Au plaisir de vous suivre, ici et ailleurs !
Jean-Pascal

Obsession : La Ronde

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Un billet d’un seul jet, en sacre scripturaire d’un requiem très pervers et pourtant candide… 


Le trop courtois Courtland, troubadour égaré en territoire capitaliste ou en pèlerinage italien – naissance, à la Renaissance, des banques là-bas, sans Montana – obsédé par sa trépassée, tourne autour de la gracile restauratrice (de toiles picturales/cinématographiques), représentante d’une insaisissable espèce dont les jambes en compas cartographient la planète (interdite) du désir, source truffaldienne d’équilibre et d’harmonie, de vide et d’outrages, et Brian tourne autour des deux tourtereaux gentiment incestueux (sacré Schrader, fort marri de l’ablation de son troisième acte avec double, ou triple, on ne compte plus, enlèvement, et pas au sérail mozartien), aussi inséparables que les oiseaux transportés à Bodega Bay (s’y terre itou Carpenter dans son smog autonome), aussi damnés que Carrie et sa mère, que le masqué Jon Voight, papa d’Angelina, avec la fifille de feu Béart, les deux (dés)astres entraînés dans une révolution de travellingcirculaire, prisonniers volontaires du cercle vicieux/vertueux de la géométrie du temps perdu et proustien (un paradis déchu ? Le Xanadu de Kane, qui d’autre ?), au rythme épique et mélancolique d’une valse soyeuse du génial Bernard Herrmann, entiché de l’actrice (ah, sa photographie dans son portefeuille), si jeune et si vieille Geneviève Bujold, toutes les femmes en une seule, corps sacré bientôt profané, en rêve, seulement (au spectateur de se faire son propre et sale bluemovie), car baiser une morte, cela ne se peut, sinon sous la lumière nocturne d’une lune refroidie par Bouchitey ou dans les turpitudes teutonnes de Nekromantik – BodyDouble reformulera le fantasme méta, avec son cercueil agoraphobe et sa « hardeuse/punkette » aryenne –, mais ceci ne suffit point à l’architecte politique et scopique, qui nous montre, par deux, fois un panoramique vertical sur un haut immeuble immaculé, siège du félon faussement virginal à son image (complet blanc de camelot distingué), monument-pénis en réponse à la courbe matricielle et aux roues du bateau à aubes cherchant vainement à remonter le fleuve temporel, à l’instar de la roue de l’Infortune sise au-dessous du volcan par Lowry-Huston ; oui, tout tourne (mal), dans ce film et dans le monde, dans ce DeepSouth sans DeepThroat (quoique, embarquement immédiat, et avec arrêt sur image, pour le septième ciel, Emmanuelle Kristel « taillant un pompier » au pilote), où plane l’ombre de malheur de Faulkner, avec ses amours consanguines, sa langueur déliquescente, les folles répétitions de la langue dans des monologues pleins de bruit et de fureur, de fièvre dans le sang (kolossal Kazan) et le cœur, quand la stèle sépulcrale, plantée sur l’autoroute perdue, rime avec le calme bloc mallarméen « ici-bas chu d’un désastre obscur », pont vers les fantômes de Murnau munis d’un visage d’ange (Jean Simmons ?) pour mieux faire chuter les mâles à châtier (à châtrer), dont la tête tourne autant que celle du spectateur, emporté comme jamais ailleurs (ou alors dans la fumerie d’opium de Leone, dans les étoffes de Wong Kar-wai, dans la danse sableuse de Visconti, grimé vieillard épris du bel éphèbe muet), et si Kim Novak « vomit », à raison et à tort (un « viol » demeure différent), l’usage des notes de Vertigo en accompagnement exhaussé du piètre artist, que dire de la paresse démontrée par l’auteur surfait de Brazil dans sa ménagerie simiesque, tandis que Marker partait à la recherche de sa Madeleine à lui sur le tarmac d’Orly, puisque les films s’enlacent pour une dernière étreinte (conseillons ce Demme mal connu et réellement hitchcockien « en diable », lui) – mais le bonheur ineffable de retrouver, quitte à la perdre encore, celle que l’on aime, la première et la dernière femme, la gamine et l’orpheline, la maman et la putain, surpasse tous les détours, allers-retours, point de non-retour, et notre réalisateur, romantique jusqu’au bout du rail (de caméra puis de cokeà Cuba) nous abandonne à l’acmé des retrouvailles, ce moment suprême, ineffable (dans sa fable) de reconnaissance, de pardon, de fusion filiale, sublimé sous les néons oniriques de Vilmos Zsigmond et via le déroulement ralenti de Paul Hirsch : voici Elizabeth/Sandra et Michael enfin délivrés (d’eux-mêmes), sur le point de vivre leur vie (JLG, admiration de jeunesse de BDP), loin des caméras de surveillance pas encore (?) installées dans l’aéroport, couple improbable réuni sur le ring (Hitch, always) de leur « roman familial », sans œil cyclopéen pour les espionner (celui, ophidien plutôt qu’œdipien, de SnakeEyes) : le lyrisme, au cinéma, possède un nom, et il s’appelle éternellement Obsession


Independence Day : Né un 4 juillet

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Suite à sa diffusion par France 3, retour sur le titre de Roland Emmerich.


La comédie (à ne pas prendre trop au sérieux, donc, notamment celui, risible, de la sociologie) cocardière (« Pendant la guerre du Golfe, on savait ce qu’on faisait » ose proférer Bill Pullman), catastrophe (catastrophique, dira la critique hexagonale unanimiste) et chorale (règle du genre), série B à gros traits nantie d’un budget production/publicité classé A (rememberLes Dents de la mer), relit et met à jour – le virus biologique devient informatique – H. G. Wells (voire l’adaptation enfantine de George Pal), qui n’en demandait certes pas tant, premier volet d’une trilogie apocryphe poursuivie par Burton (rageur) puis Spielberg (grave) au-dessus du gouffre historique, politique et méta du 11-Septembre.


Emmerich, cinéaste allemand œuvrant à Hollywood, y professe avec adresse son éternel credo (commercial mais contradictoire) : « Détruire pour mieux réunir », équilibrant la mystique étasunienne du drapeau – en France, une séculaire étrangeté, voire un repoussoir générationnel, même et surtout durant ce jour de « deuil national » –, présent dès le tout premier plan, sis sur la Lune, d’une appréciable ironie (foutoir de la fuite en dépit des consignes rassurantes du pouvoir incompétent et ignorant). 


Accessoirement (?), ce spectaculaire spécimen de cinéma drive-injoyeusement décérébré s’avère une allégorie sexuelle propre à ravir les psychanalystes amateurs de salles obscures (autant que l’inconscient) – les tours du World Trade Center, l’obélisque de Washington et les cigares de Will Smith (n’oublions pas un célèbre tunnel routier/utérin de L.A., où manque périr sa moitié !) comme vaillants phallus aux prises avec l’analité du vaisseau-mère muni d’un vagin denté, pénétré, détruit, par un double spermatozoïde viral et nucléaire, façon Docteur Folamour.


Lors de la fête nationale et auparavant, les femmes enfantent, assistent (le Président, aux désastres), meurent d’une triviale et mélodramatique hémorragie interne (malgré leur statut de FirstLady), tandis que les hommes, père et fils Juifs (« Personne n’est parfait » décontextualise la réplique finale de Certains l’aiment chaud, à l’occasion d’une prière œcuménique), Noir (ami d’un Blanc drolatiquement prosterné devant son postérieur), vétéran du Vietnam (enlevé par un OVNI) ou bien adolescent (regardant à la TV Le Jour où la Terre s’arrêta, fable pacifiste et coercitive signée Robert Wise), se battent ensemble contre un envahisseur (moins androgyne, par conséquent troublant, que Jaye Davidson dans Stargate, la porte des étoiles) qui leur ressemble étonnamment, métaphoriquement, ennemi intime et cependant stellaire, dans sa rapacité suicidaire liée à une surexploitation des ressources naturelles de chaque écumée planète (interdite de stupeur, tel le spectateur étiqueté progressiste). 


Roland, bien sûr, affinera et affichera sa fibre écologique au sein du Jour d’après, sa chanson de geste eschatologique placée sous le signe glacé du réchauffement climatique (2012s’achevait quant à lui en Afrique, sur un retour aux origines disons kubrickiennes de l’humanité).


Cerise sur la soucoupe (volante, à l’évidence, davantage que violente) : la présence de la trop rare Margaret Colin, ici épouse « regagnée » de l’héroïque Jeff Goldblum, discutable militante anti-avortement mais actrice élégante, amusante et tendre, aperçue dans Rosebonbon, Ennemisrapprochés, appréciée en vraie-fausse veuve de l’éphémère et excellent feuilleton Unagenttrèssecret. Morale sentimentale d’un long métrage (deux heures vingt, quand même) à la saveur ambivalente de hamburger : au sol ou dans les airs, il faut toujours « chercher la femme », américaine ou non…  

     

Ulysse, souviens-toi ! : La Maison des otages

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Dans Le Loup des steppes, Harry Haller, au risque de perdre la raison, avec l’espoir d’une renaissance, ouvrait les portes innombrables de sa psyché ; dans le train fantôme de Maddin, le revenant pseudo homérique parcourt une bâtisse un peu trop lisse, hélas…


À notre Pénélope du Nord

Genève, ses banques, son lac, sa placidité chocolatée à toute épreuve – la capitale des coucous ne connut jamais d’attentats autres que « pâtissiers », tel celui infligé à ce pauvre JLG – accueillait le week-end dernier la septième édition du Festival International du Film d’Auteur (FIFA, donc, mais rien à voir, on s’en doute, avec le foot, sport de millionnaires plébiscité par les prolétaires, y compris un certain Albert Camus). Cette manifestation élitiste, à l’aimable confidentialité au temps de l’hégémonique transparence numérique, regroupait un aréopage conséquent et représentatif : on y croisa ainsi le kolossalMichael Kaneke, le phobique (des transports) Lars von Etrier, l’arty Gus Van Desant et même, tenez-vous bien, chers lecteurs francophones sidérés et cinéphiles, l’ermite Terrence Molick ! Tous venus, tous là (ou presque), afin de fêter entre initiés (happy few, dirait Stendhal, romancier cinématographique, sa Chartreuse de Parme allant aussi vite que du Mack Sennett) une « certaine idée du cinéma ». Honte aux béotiens, fi des multiplexes, que le pop-corn aille se faire griller ailleurs : nous concevons et pratiquons les images animées comme un art, libre à vous de l’appeler le septième, énonceraient-ils volontiers. On ironise et on se gausse, mais les totems (et les veaux plaqué or) le méritent (le valent) bien, avec leur risible esprit de sérieux, leur éthique en plastique, leurs provocations puritaines, leur panthéisme à faire rougir un publicitaire (même si, certes, cette catégorie  précise d’imagiers ne brille guère par ses scrupules). Dans la salle « à l’italienne », drapée d’écarlate à l’instar d’un abattoir vintage, les bandes assommantes s’enchaînèrent pour le plaisir onaniste d’une frange (bien peignée) de la critique française, romande et cosmopolite, nimbée d’une ambiance de cérémonie secrète entre VIP évoquant vaguement la secte sexuelle de l’ultime Kubrick.


La présence de Guy Maddin détonait, car le Canadien taquin et badin, remercions-le pour cela, n’affiche nulle arrogance ni ne donne de leçon, dans ses films et en dehors. Bien sûr, l’auteur autonome pèche d’une autre manière, et son univers fourmillant, jaillissant, épuisant, ressemble bien souvent à une caverne d’Ali Baba méta, fantasmatique et nécrophile. Cinéma de mémoire et de relecture, de récits en rhizomes, de rêveries solipsistes en noir et blanc, constitué d’incantations au passé, de (vaines) tentatives pour retrouver le secret (surfait) des premiers âges, leur magie surnaturelle et muette, leur pouvoir hypnotique et médiumnique. Maddin, pas si fou, s’entoure de talents, notamment au niveau de la photographie (Benjamin Kasulke), du montage (John Gurdebeke), de la musique (Jason Staczek) et de la distribution (un salut au rarissime Jason Patric, inoubliable tankiste de La Bête de guerre), mais ses projections spectrales et ludiques peuvent vite ennuyer, équivalent fétichiste et alchimique de certaines installations d’art contemporain (la morgue en moins, ouf). Cependant, le Guy nous sied assez, surtout avec Careful, variation incestueuse sur le film alpestre et le son inaudible (!), à la fois son meilleur film (le plus supportable, modéreront les médisants) et art poétique étrangement émouvant, encore équilibré, sa poésie sentimentale ne frisant jamais l’hystérie. On aimerait juste lui dire : Eh, l’ami, sors un peu de ta chambre (interdite) de grand adolescent nourri à la pellicule, ouvre les volets du confortable studio (tombeau), laisse entrer l’air toxique mais vital du monde comme il va (et ne va pas). Méliès, itou autarcique célèbre, finit par tenir un magasin de jouets dans une gare, quand les frères Lumière, eux-mêmes épris des chemins de fer, connurent un écrasant succès en parcourant la planète vialeurs opérateurs : Maddin connaîtra-t-il un jour le même sort ? Parviendra-t-il au contraire à unir les deux courants fondateurs du cinéma, en France et au-delà, le documentaire cousu à l’imaginaire dans la robe sensorielle, les frères ennemis enfin associés, en  inséparable reflet, dans un miroir mécanique par nature fantomatique ? Examinons, en guise de piste plutôt que de réponse (définitive) son opus mythologique, vrai-faux polar dissimulant un psychodrame familial mâtiné de retour, de prison, de désir. 


Dans une maison hantée (moins envoûtante que celle, littéraire, de Robert Wise, moins enfantine que celle, en papier, de Bernard Rose) « par le chagrin », Calypso/Camille, le dédoublé patriarche narrateur, se retrouve enchaîné au lit de sa fille Hyacinth (Housechanterait Jim Morrison – notez au passage le prénom floral de l’élu d’Apollon) dans la chambre (prohibée, forcément) du haut (chez Friedkin, le Diable demeurait également au sommet, avant d’investir l’espace « vital » et virginal de la gamine). Guy « shoote » en digital son happening (gangsters morts et acteurs vivants quittant la scène) en pleine tempête d’éléments, de sentiments. La barque, très chargée, comporte un couteau de scout, un « carcajou » empaillé, des flingues jetés dans une fournaise, le marais-cimetière d’un jardin intérieur, une chaise électrique (pas celle de Craven dans Shocker) à pédales, des trous de serrure (le titre original) pour voyeur(s) mémoriel(s), une rangée de « pénis poussiéreux » fichés dans leur glory hole en métonymie des cyclopes (on pense aux bras-chandeliers de Cocteau puis de Polanski) et, last but not least, un système de messagerie domestique à base de pneumatiques (ah, l’époque caduque de Sherlock). Côté protagonistes, citons Denny, l’aveugle clairvoyante, noyée télépathe amoureuse de Manners ; Big Ed, le traître de mélodrame ; Heatly, meurtrier adopté du fils oublié ; Ogilbe, nervi adepte de la « levrette » électrique sur femme de ménage désincarnée ; Rochelle, la Frenchy so sexy en bas noirs ; Manners, le fils non reconnu pris en otage, si proche de sa maman ; Chang, « l’énigmatique Asiatique » silencieux et, accessoirement, le nouveau compagnon de Hyacinth (qui, dans une réminiscence d’attraction-répulsion, court nue avec ses chiens, métaphore zoophile, voire rollinesque, de l’étrangeté fondamentale des êtres et de la libido) ; l’autre fils d’Ulysse, Nedie, en train de se masturber (tel Guy au sein de son petit théâtre intime ?) ; un médecin endeuillé (l’immarcescible Udo Kier) par la perte de sa propre progéniture, sans oublier Lo(li)ta, seule fille de la fratrie entichée de Heatly, en outre cancéreuse et suicidaire.


Ulysse, déjà mort, déjà exécuté, navigue à vue (et à l’ouïe) parmi ce labyrinthe sans minotaure mais pas dépourvu d’humour ni d’énergie. Un incident technique – film incendié durant sa projection ! –, qui ravit le réalisateur, nous oblige à consulter un résumé pour connaître le fin mot de l’histoire enchevêtrée : le revenant fait du catch avec son fiston, une manière comme une autre de se réconcilier, de communiquer (le Carpenter d’Invasion Los Angeles ne dira pas le contraire), « liquide » Chang tandis que Manners passe un coup de fil. Dans la chambre du fils (pas celle de Moretti), le père loue une invention de son engeance, avant que les fantômes et les impacts de balles ne disparaissent un à un, soufflés par leur mouvement sur le drap-rideau inaugural et originel tiré par le vieillard en guise d’oracle. Piégé dans la solitude de ses souvenirs, une arme à la main, la seconde sur une poignée de porte qu’il hésite à ouvrir, Manners, au prénom « aristocratique » (dixitsa génitrice Isabella Rossellini, dont le père, initiateur du néoréalisme, ne goûterait guère, sans doute, les facéties en circuit fermé du gars de Winnipeg, sinon l’hommage anodin de sa fifille baptisé My Dad Is 100 Years Old), s’avère l’autoportrait parfait, inventé, de Maddin. Bogie, John Garfield, Bill Holden (cadavre loquace de Boulevard du crépuscule) et les archétypes mythiques de la Warner rigolent ou s’en foutent : l’instigateur du guilleret The Saddest Music in the World, amateur d’Odilon Redon et de Maldoror, continue, sur un rythme de stakhanoviste, à ériger son immeuble (son mausolée) à la gloire du cinéma perdu, mort et enterré, dont on soulignera la puissance intacte malgré l’érosion des ans et des regards (pour faire court et cruellement, disons qu’un unique plan de L’Aurore abolit toute sa filmographie).


Ne lui jetons pas la pierre – il pourrait s’en servir, le « bougre », ici commissionné par une université de l’Ohio, alimentant du moindre matériau son magma inoffensif mais pas désagréable – et replongeons, par exemple, dans un voyage authentiquement exotique et pourtant familier, naguère effectué lors d’une nuit blanche devant la TV, avec le troublant et drolatique Singapore Sling (1990) de Nikos Nikolaidis, cock-tailhautement inflammable et œuvre « naturellement » abouchée à la tragédie grecque (héritage culturel oblige), au BDSM (entre femelles et mâle mutique mué en sextoy vivant), au jeu de rôle (mère/fille), aux tabous too much (inceste, saphisme, nécrophilie, viscérale décoration d’intérieur à la Leatherface, émétique sexuel, lame meurtrière freudienne attachée au « braquemart »), à la Laura de Preminger (dans l’écrin d’une chanson de Julie London), au « film noir » (comme disent les Américains) et au Kammerspielexpressionniste (quasi oxymoron – so what ?). Ce mirifique et ravissant cauchemar, censuré (sans surprise) en Angleterre, ne volait pas, pour une fois, son culte obscur (auquel succomba volontiers votre correspondant genevois), autant matrice apocryphe et adulte de ce gentillet Ulysse, souviens-toi !qu’irrémédiable Descente dans le Maelstrom (clin d’œil vertigineux à Poe) au cœur des ténèbres puériles, terrifiantes et transcendées de l’espèce humaine, Ithaque délocalisée en Enfer (dantesque ou pasolinien) et à quelques photogrammes à peine du Grand-Guignol (redécouvrir encore Jean Marbœuf, sympathique franc-tireur de la cinématographie nationale). Le type de longs métrages, vraiment fous et inspirés, invisible au FIFA (et à l’extérieur, sauf en VOD sur le site dARTE), en bonne logique symbolique et commerciale… 

                

Shérif Jackson : L’Ange de la vengeance

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Pas de mules pour sœur Sara(h) – allusion au titre en VO de Sierra torride–, pas de « seconde chance » (fitzgéraldienne) non plus pour cette ancienne « travailleuse du sexe » (à l’instar de Miss MacLaine chez Siegel) : à l’Ouest, rien de bien nouveau, excepté un (faible) fumet de déréliction très métaphorique…


Ni « féministe » – quarante ans de revendication pour honorer/affubler du vocable n’importe quelle femme armée, combative, sur grand écran et à la TV, ou rajouter un « e » éloquent à, au hasard, « écrivain », révélation involontaire de la vanité de l’entreprise lexicale – ni « subversif » – la notion même de « genre » s’avère problématique, aussi laissons les critiques paresseux et les néophytes amnésiques se gargariser du terme –, l’opusdes jumeaux Miller ne ressuscite certes pas un imaginaire qui n’en finit pas de mourir, superficiellement sous le révisionnisme du Nouvel Hollywood, de manière plus profonde à cause de l’implosion idéologique constatée dans le sillage désastreux du nazisme et du communisme. Faisons bref : la conscience et le cinéma dits modernes diffèrent radicalement après Auschwitz et la Sibérie, la communauté humaine à jamais fragmentée en individualités (marginaux, francs-tireurs, insurgés, terroristes), en mosaïque morcelée consécutive à la réalisation des utopies (ou dystopies) mortifères, et Shérif Jackson enregistre cela, presque involontairement, avec les errances croisées de son « trio sanglant », sympathiques fantoches évoquant davantage les automates de Michael Crichton (Mondwest et son futuriste « parc à thème » détraqué) que les hérauts de Ford (pourvus de leur propre part d’ombre, contrairement à ce qu’affirme la doxa cinéphile) ou les antihéros de Leone (Sweetwater, titre original chipéà la propriété d’Il était une fois dans l’Ouest).


Ed Harris, par ailleurs producteur exécutif, joue les Hamlet de western, fou très sensé récitant du Byron face au canyon (responsable de la mort du père de la protagoniste, il parle à son cheval, tel Lucky Luke, danse à l’unisson du Beau Danube Bleu) et Jason Isaacs (apprécié dans Jackson Brodie, détective privé, la seule raison de s’infliger Things People Do) s’amuse avec son prophète d’opérette, plus proche du loup libidineux de Tex Avery que du prêcheur de Charles Laughton (despote schizophrène mais sincère, ou l’inverse, de surcroît émérite paterfamilias guidant sa fillette à vélo). Edouardo Noriega, découvert avec les premiers travaux d’Amenábar, affiche une probe « mexicanité » de « bon teint », pour ainsi dire, tandis que January Jones, aperçue (en blonde) au côté de Liam Neeson dans Sans Identité, séduit assez dans la première partie, avant que son personnage ne cède à la convention d’une Diane chasseresse, exsangue et impitoyable dans sa jolie robe pourpre d’ancienne putain (de mère en fille, réunies au miroir du reniement), mélange poussiéreux (le sable de la mémoire, pas du désert) d’illustres et bien plus intenses aînées (Raquel Welch dans Un colt pour trois salopards,« étalon » du rape and revengeà la mode saloon, flanquée, en vrac, de Jeanne Moreau chez Truffaut, Zoë Lund chez Ferrara ou Sondra Locke chez Eastwood), avec bodycountà la clé. Bien « troussé » par les énergiques frangins entourés de professionnels (de la profession), à l’instar de Robert Dalva au montage (L'Étalon noir, L’Esprit de Caïn) et de Brad Shield à la photographie (ses beaux plans de nuages feraient plaisir au George Stevens de Géant), Shérif Jackson n’ennuie jamais sans passionner vraiment, sa lenteur délibérée, comme empruntée à la pose auteuriste de L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, équilibrée par un sens du cadre indéniable et un scénario aux connotations œdipiennes ouvertement autobiographiques (il faut « tuer le père » à deux reprises, semble nous dire le duo de cinéastes, leur propre géniteur décédé en prison).  


Le film convainc cependant par intermittence, à la façon de braises encore rougeoyantes malgré le feu éteint, déjà froid. Le fanatique priapique apparaît ainsi dans des ténèbres évocatrices sur une perspective de grandes croix blanches, allée repeinte menant à sa demeure polygame, en écho involontaire au martyre infligé à Spartacus (le shérif se retrouve « crucifié » la tête à l’envers sur une croix inversée). Dans la plus belle scène, Sarah, veuve inconsciente et ruinée, le visage clos, vivante et pourtant morte, affronte seule une fausse couche, sa robe blanche maculée de sang séché, bercée par son rocking-chair, au crépuscule impitoyable. Un ample mouvement circulaire en steadicam enveloppe sa solitude poignante face à l’horizon immense et aride du Nouveau-Mexique, avant de pénétrer dans la maison vide, spectre marital imprévu (cet unique plan dit plus, en quelques secondes, sur la « condition féminine » d’alors et la dureté du siècle que l’interminable Dernière Piste sous l’influence arty de Gerry). On apprécie aussi l’ellipse du viol, amorcé avec un coup de poing en plein visage, conclu avec un petit laïus sur le proche bonheur insupportable, à vivre à plusieurs dans le havre sacrilège du faux dévot (pléonasme). La double mort finale des mâles, vite expédiée, sise dans un enclos de moutons hautement symbolique, amuse en outre par sa sécheresse, bien qu’elle souligne à son corps (à son cadavre) défendant l’inanité de l’œuvre, série B pas assez drôle pour donner dans la latinité décomplexée, outrancière et baroque, du dit « western spaghetti » (appellation méprisante, à raison instolérable à Leone), mais à la fois pas assez sérieuse dans son traitement d’une histoire d’amour (et de racisme) brisé, les ravissants rivages du mélodrame tenus à distance par des situations volontiers farcesques et salaces (la mort du commerçant voyeur, éborgné par un parapluie, sodomisé par un revolver, fouaillé par le justicier imperturbable à la recherche du projectile, devant un public de matrones et l’œil avide d’une gamine !).


Le meilleur de cette œuvre qui « tire à blanc », baignée dans un humour pince-sans-rire bienvenu – cristallisé via la séquence outrageante de la table massive, que le parvenu religieux importa du Honduras, massacrée à coup de couteau phallique par le représentant de la loi donnant aux convives, et surtout à son hôte, une leçon de géographie appliquée –, réalisée à quatre mains par deux frères occis en abyme (épargnons au lecteur et à la lectrice la litanie des « couples » derrière la caméra, sinon pour citer les brothers Ford, signataires du récent The Dead, réussite en mineur louée ici même) dont il faudra reparler peut-être dans les années à venir (ou pas), réside, on le disait, dans sa nature funèbre, quasi métaphysique. Shérif Jackson dépeint un monde sans Dieu, sans justice, sans foi (en dépit du tournage express aux alentours de Santa Fe), sans récit, sans soleil et sans tendresse, à des années-lumière des horizons majestueux de la sensualité morale d’un Anthony Mann. L’ultime brasier, face auquel l’héroïne se met à nu, littéralement, brûle davantage qu’une robe de vigilante : sur le bûcher funéraire se consument itou une mythologie mensongère, une imagerie fabriquée, une geste transposée. La légende (fordienne) à imprimer s’évanouit à son tour, et ne restent plus que les cendres du Temps au matin gris du désenchantement – fin du Pays des Opportunités, de la Prairie, de la Nouvelle Frontière (le petit snuffmovie de JFK en avatar télévisé du gunfight final autrefois en Scope), de la Conquête (blanche) de l’Ouest, et avènement de l’absurdité existentielle, perçue dans sa durée évidée, anémiée, à la Antonioni : un peu comme si Monica Vitti, elle aussi de dos à la fin de L’avventura, pareillement « stérile », rendait les armes afin d’enfanter l’incertitude, le malaise, les béances (des corps, des sentiments, des trajectoires), les secrètes et spectaculaires tragédies d’aujourd’hui.   

                                 

Quoi de neuf, Pussycat ? : Sur les traces de Céline Tran

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Petit portrait d’une héroïne de notre temps (qu’en penserait Lermontov ?), d’une enfant du siècle sans confession (ni concession), d’une « icône » finalement inconnue…


Elle naquit à la fin d’une décennie dans une capitale médiévale de la sorcellerie, au sein d’un couple « mixte » (les présentations américaines parlent « d’ethnicité asiatique »). Sa majorité l’amène à « Sciences Po Grenoble », avant une bifurcation vers Lettres Modernes (formation universitaire, pour le pire et le meilleur, de votre serviteur). Menssanaincorporesano : gogo-dancing– quelle ridicule dénomination – en boîte de nuit et en parallèle. « De fil (string) en (talon) aiguille » (ou bas résille) et du mouvement vers l’immobilité : un photographe « de charme » la remarque – variation de la légende dorée hollywoodienne du hasard qui fait les stars– et la voici aussitôt sous contrat, un pied (menu) dans la pornographie et le second toujours en faculté. Feu Alain Payet la filme pour la première fois dans une œuvre Dorcel parisienne, au titre utilisant son pseudonyme japonais (modifié d’une unique consonne, six ans après, à la suite d’un dérisoire procès, assorti d’une coûteuse infraction). Le parcours s’apparente désormais à un annuaire polymorphe propre à ravir les amateurs de namedropping : exclusivité avec Colmax, passage chez Christophe Mourthé (davantage doué derrière un appareil photo qu’une caméra), l’almodovaresque Miguel Bosé ou le sarkosyste Doc Gynéco, apparitions sur M6 (téléfilms anodins, alloués en guise d’éducation sexuelle, et surtout soporifique, aux adolescents hexagonaux), Jimmy, MCM (« télé-réalité » narcissique, en présage d’un documentaire de quatre heures dédié à sa vie outre-Atlantique), bientôt TPS Star.




Elle s’exila aux USA, y pratiqua une « schizophrénie » naturelle (« métisse »/française, bilingue/cosmopolite, underground/mainstream) et très réfléchie. D’un côté, du gonzo anatomique, acrobatique ; de l’autre, du « porno chic », pour le quatuor de majors d’alors : Digital Playground (signature contractuelle à la clé), Ninn Worx (Perfect loué ici même), Vivid et Wicked Pictures. On la vit ainsi dans d’éprouvants trios, flanquée de Melissa Lauren, Nacho Vidal et Rocco Siffredi, réunis à Berlin par l’impitoyable John Stagliano (elle tenait itou le caméscope), ou à l’occasion d’une intense étreinte solaire en compagnie de la souple et mutine Asa Akira (complicité des obscénités chuchotées en français). La musique la sollicite aussi (du rap, de « l’électro »). Un court métrage stroboscopique de Gaspard Noé met en abyme et fait voyager son image à Cannes et Sundance. Dotée d’une nouvelle poitrine (remember Melanie Griffith dans Le Bûcher des vanités), la showgirlet productrice-réalisatrice orne les couvertures de magazine (SM), accumule les récompenses plaqué or du « milieu », retourne en France, se met au sport, travaille le temps d’un DVD pour Wild Side, écrit en ligne pour la presse dite « branchée », répond avec précision, humour et sincérité aux grasses questions de « la bande à Ruquier » ou à celles, plus germanopratines, de Frédéric Taddeï, se lance dans la lingerie (elle joue également les « ambassadrices » d’une marque de vêtements geek, baptisée d’après les « autistes » nippons cloîtrés devant leur console) et avoue son attirance pour les films (« violents ») d’action et d’horreur, « deux genres très sexuels » (nous dirions plutôt corporels, mais cela se rejoint).




Elle reprit son « vrai » nom en 2013, s’amusa, à la même époque, dans une « websérie », comme elle le fit dans une comédie et un dessin animé sis « en banlieue » (Tabatha Cash en embuscade). Protagoniste d’une publicité plébiscitée pour un service de livraison à domicile (toposdu X « de papa »), de segments « guerriers » gentiment démonstratifs de misandrie, quelque part entre la cascade et les arts martiaux, VRP de manifestation livresque, « performeuse contorsionniste » vénitienne ou collaboratrice (en noir et blanc) d’artiste-plasticienne, elle se réinvente aujourd’hui en « comédienne et auteure » (de BD, toutefois loin du hentai) pour citer son joli site (au nom en rime), où elle rejoue, dans la langue de Shakespeare, nantie d’un délicieux accent français, une partie du monologue de Vanessa Paradis dans La Fille sur le pont (toujours le noir et blanc, et une réminiscence involontaire – vraiment ? – de l’ouverture bouleversante de L’important c’est d’aimer, œuvre méta qui traumatisa nombre de cinéphiles, dont l’auteur de ces lignes biographiques, et de jeunes filles, promises ou non à « faire carrière » dans l’industrie du « divertissement pour adulte »). On lui souhaite de réussir un jour à intégrer le cinéma « traditionnel » (ou peut-être pas, au vu de l’actuelle et nationale Bérézina), mais l’exemple de Brigitte Lahaie surgit en démenti, malgré Verneuil et Rollin, Alain Delon et Roger Carel. Chacun chez soi, entre soi, parmi ses pairs, à l’intérieur des frontières : la trajectoire entière et identitaire de la jeune femme volontaire s’impose en opposition à cette consanguinité (professionnelle, culturelle), atteste de la beauté fertile des horizons mêlés, des rencontres désirées au carrefour du monde – rien que pour cela, sans angélisme ni prosélytisme, il faudrait donc la louer. 




Mais encore : nous séduisent ses (trop) rares sourires, la douceur de sa voix, la clarté de sa parole (on connaît moins ses écrits, sorry), la maturité de son discours. Dans Ma part d’ombre, poignante enquête sur un fantôme maternel, James Ellroy dévoile qu’il se masturbait sur les « modèles » (pas ceux de Bresson, assurément) les plus tristes, les plus esseulés, « filles » – comme on appelait naguère les prostituées des maisons closes du dix-neuvième siècle, comme on continue à désigner à présent les « travailleuses du sexe » de leurs homologues allemands, dirigés par des femmes d’affaires – perdues dans « l’enfer de la libération sexuelle » (pour paraphraser le Schrader de Hardcore), et cette tendance à privilégier les femmes blessées transparaît dans une certaine cinéphilie, avide d’ardents cadavres, de fiancées affligées, si douces et dociles à idolâtrer (James Stewart, dans Sueursfroides, cristallise mieux qu’un autre cette fascination romantique d’outre-tombe). On la comprend parfaitement pour la partager parfois, mais nous ne négligeons certes pas (de célébrer) les précieuses femmes vivantes, au-delà de la Loire ou en-deçà, et cette esquisse participe à sa façon de cet élan vital. Bien sûr, on retrouve dans le visage (de temps en temps sidérant de dureté, tel celui de ses consœurs) de l’ancienne « hardeuse » (mot d’une laideur supérieure à son objet), ni victime ni bourreau, dans ses grands yeux profonds, la mélancolie « ontologique » (et existentielle) du « genre », qui lui valut sous notre plume le sobriquet désenchanté « d’empire de la tristesse », mais l’on se gardera de chercher à la justifier, à l’expliquer – sans doute caractérise-t-elle autant notre vision de la vie, par et en dehors du cinéma –, à l’instar de l’attirance éprouvée pour l’actrice, irréductible à la libido, à la chimie des atomes (crochus), saisie dans le beau mystère d’une « relation » à distance, placée sous le signe spéculaire (voire spectral). 



Nous soulignions dans le modeste « essai » l’une des contradictions internes du X, dissimulant à mesure qu’il exposait, rendant le corps abstrait, l’identité enfuie, au profit d’une double abstraction de contes de fées (pervers et puérils, souvent, en dépit de plusieurs réussites et d’un questionnement incontournable pour quiconque s’intéresse/se passionne pour le « septième art »). L’avatar « exotique », et jusqu’à un certain point « ludique », de Katsu(m)ni permit à sa propriétaire (éphémère) de s’exhiber en privé, de se dévêtir en public, à jamais insaisissable, hors de portée véritable, au cœur même des jouissances croisées, dont la sienne, de la myriade d’effusions, organiques ou admiratives. Laissons la liberté à ceux qui y croient (momentanément) ou la commercialisent (depuis une éternité capitaliste), mais notre trentenaire conduit son destin avec une autonomie certaine, une intelligence indéniable et une réflexivité appréciable (sa créature crayonnée se prénomme Celyna). Certains hommes (spectateurs) tombent éperdument (risiblement, persiflent les « hardeurs », nietzschéens ou non) amoureux de femmes mortes, et il en faudrait peu pour que l’on succombe sentimentalement au charme de cette représentante, presque « à son corps défendant » (et désirant), des problématiques contemporaines du corps filmé, de la féminité active, de l’identité transitoire. Je suis une légende pourrait reprendre à son compte la Frenchy la plus internationale de l’univers du bluemovie, et plus justement : je suis une énigme, comme chacun d’entre nous.  


Par-delà les trois cents trente entrées de sa filmographie – que d’autres fans se chargent de l’explorer en détail, puisque l’idée de pornographie nous interroge davantage que ses artefacts/produits, que le « Temps détruit tout », ne nous offrant guère plus qu’une brève vie humaine, que les plates-formes « gratuites », honnies par l’ex « star du porno », en proposent une mosaïque cubiste – ; par-delà l’étonnante diversité de ses incarnations, la multitude des masques et des panoplies (d’infirmière « lubrique » ou d’amazone de fantasy) ; par-delà sa discrétion bienvenue et la noblesse de ses silences (pas d’auto-apitoiement, pas de dénigrement, pas de généralisations) ; par-delà son sain prosaïsme (tabou de l’argent, ici comme ailleurs), son  « envie d’éprouver ses limites », d’arpenter le « continent obscur » (Freud et son gros cigare) de sa sexualité ; par-delà les clins d’œil énamourés de ses zélateurs respectueux – les anathèmes et le mépris se situent dans le camp des contempteurs, des donneurs de leçon, peu importent leur sexe ou leur « idéologie » – ; par-delà tout ce que nous pourrions écrire sur elle, afin qu’elle se mire sans s’offusquer (sans se reconnaître ?) dans notre miroir (déformant) verbal, la (petite) lyonnaise, enfant dans les années 80 (son « doudou » la suit partout, y compris à la radio), hissée depuis au rang d’égérie polyvalente, d’artiste en devenir, si grande du haut de son mètre soixante-huit (neuf, soufflent ses partenaires conquises), si sympathique dans ses métamorphoses, conserve son aura adulte et son obscure clarté, nichée dans sa chevelure baudelairienne (« luxe, calme et volupté » ? Pas tellement, mais « l’amour reste à réinventer », et le sexe avec, le temps d’un film « interdit aux moins de dix-huit ans », l’instant d’une saison infernale). Oui, nous découvrirons encore beaucoup de l’attachante Céline Tran… 

                                 

Les Professionnels : Que Viva Mexico !

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Syndrome de Stockholm ou renaissance de la révolution ? Suivons la piste sèche et chaleureuse de ces « experts » manipulés, solidaires et dignes d’une célébration contemporaine…   


De Richard Brooks, nous connaissions surtout ses adaptations cinématographiques, plus ou moins convaincantes littérairement, mais irréprochables dans leur mise en valeur des acteurs (surprenant Yul Brynner, incandescente Liz Taylor, charismatique Burt Lancaster, troublant Robert Blake), d’après Dostoïevski (Les Frères Karamazov), Tennessee Williams (La Chatte sur un toit brûlant), Sinclair Lewis (Elmer Gantry le charlatan) ou Truman Capote (De sang-froid) et ses scénarios « au cordeau » pour Siodmak (Les Tueurs, transposant Hemingway) ou Huston, son mentor (Key Largo, relisant Maxwell Anderson). Cet homme de mots, jusque dans son épitaphe, se considérait avant tout comme un raconteur d’histoires, empruntant à la littérature de solides structures narratives. Reporter, dramaturge, rédacteur/lecteur de nouvelles radio sur NBC, scénariste chez Universal, romancier aussitôt porté à l’écran, Brooks servit deux ans dans le corps des Marines, devint ami avec Bogart, épousa Jean Simmons, s’attira les louanges des Cahiers du cinéma, œuvra à la MGM, avant de se réinventer en scénariste-réalisateur-producteur indépendant. En 1965, après l’échec de l’épuisant Lord Jim, il choisit d’adapter un obscur roman de « genre » et livre, vite fait, bien fait, Les Professionnels (1966), gros succès critique et commercial sous l’égide de la Columbia ; il reviendra une seule fois au western, en 1975, avec La Chevauchée sauvage, exceptionnellement écrit sans matériau de base. Parade financière et remise à flot dans le sillage du naufrage de sa relecture de Conrad ? « Que nenni », Les Professionnels s’avérant sans doute l’un de ses films les plus personnels, sur le tournage duquel cet auteur volontiers râleur (bien que généreux) prit un évident plaisir, ainsi qu’en témoignent des archives attentives mais bon enfant.



Brooks s’entoure d’une imparable équipe de « professionnels » (« de la profession », ajouterait JLG) : Burt Lancaster (belle décennie comptant Un enfant attend, Le Guépard, le méconnu Les Chasseurs de scalp, abordé sur ce blog, et le renommé Le Plongeon), Lee Marvin (idem, avec L'Homme qui tua Liberty Valance, À bout portant, Les Douze Salopards, Duel dans le Pacifique), Robert Ryan (inoubliable boxeur intègre dans Nous avons gagné ce soir, adversaire de Spencer Tracy dans le mésestimé Un homme est passé), Woody Strode (fidèle de Ford, face à Douglas dans Spartacus, l’un des tueurs d’Il était une fois dans l’Ouest), Jack Palance (intense dans Le Grand Couteau, un peu moins dans Le Signe du païen, participations remarquées chez Godard et Franco) et Ralph Bellamy (pas encore à tourmenter Mia Farrow pour Polanski ni à fréquenter Landis). Parmi tous ces hommes très virils, malgré leurs faiblesses et leurs blessures, devant et au-delà de la caméra, Claudia Cardinale (qui croisa déjà Visconti, Fellini, Blake Edwards, Henry Hathaway ou Comencini) et Marie Gomez (à la poitrine et au caractère propres à séduire un Russ Meyer) ne déméritent pas, bien au contraire, laissant les rôles décoratifs à d’autres consœurs (tout le monde ne peut certes pas se vanter de jouer les Angie Dickinson dans Rio Bravo). Citons encore les talents conjugués de Conrad L. Hall à la photographie (Incubus, curiosité bergmanienne en espéranto avec William Shatner, Butch Cassidy et le Kid, Le Jour du fléau, Marathon Man, La Veuve noire, Tequila Sunrise et deux drames roublards de Sam Mendes, dont le second, Les Sentiers de la perdition, se vit récompensé d’un Oscar posthume), Maurice Jarre à la musique (Franju et Lean, mais aussi Fleischer et Clément), Peter Zinner au montage (De sang-froid, Le Parrain, Voyage au bout de l’enfer) et Ted Haworth à la direction artistique (L’Inconnu du Nord-Express, L’Invasion des profanateurs de sépultures, Certains l’aiment chaud et Les Proies ou Croix de fer). 



L’œuvre se situe au croisement du western dit classique et de sa reformulation baroque/opératique par Leone. Si, superficiellement, Les Professionnels peut faire penser aux Sept Mercenaires (1960) et à La Prisonnière du désert (1956), il atteste en outre de l’apport du révisionnisme transalpin, tout en pratiquant l’allégorie politique, à la suite du Train sifflera trois fois (1952, cf. notre article). Sturges troussait un conte moral à base de rédemption et de collectivité, Ford – dont le soi-disant manichéisme, paresseuse tarte à la crème critique, ne résiste pas aux visionnages, notamment celui du Massacre de Fort Apache, avec son Fonda fanatique (Sergio s’en souviendra pour son diable aux yeux d’azur) –interrogeait les liens familiaux et « raciaux » sur fond de quête obsessionnelle, Zinnemann injectait dans sa parabole sur le maccarthysme une dimension autobiographique, avec sa locomotive filant vers Auschwitz, et Leone, grand amateur de classicisme, comme tout bon adepte du baroquisme (il parviendra à un équilibre miraculeux des deux courants esthétiques et existentiels dans Il était une fois en Amérique, son chef-d’œuvre proustien et opiacé), s’amuse avec un mauvais esprit réjouissant devant davantage à la commedia dell’artequ’à Kurosawa. Brooks tisse ces fils faussement antagonistes – le « réalisme » et « l’amoralisme » supposés de la trilogie des Dollars remplacent une imagerie mythique par une autre, cela et rien de plus – afin de dessiner sa propre tapisserie, trois ans avant le séisme de La Horde sauvage (et le retour de Ryan).



On sent déjà dans son film, particulièrement avec le personnage de Marvin, veuf revenu des idéologies, révolutionnaires ou amoureuses, l’amertume et l’immense sentiment de gâchis préludant au funèbre poème de Peckinpah (qui comporte itou ses moments de détente, de lumière, contrairement, là encore, à ce qu’affirment les tenants de son « nihilisme crépusculaire », peu coutumiers, apparemment, de l’usage d’un dictionnaire), mais mâtinés, tamisés, par un humour constant, même noir, et un humanisme résistant. Peckinpah, grand sentimental ne rêvant que d’utopie à deux dans un désert solaire (renvoyons vers Un nommé Cable Hogue (1970), l’un de ses titres favoris, porté par l’irrésistible Stella Stevens), succombera, dans sa vie et sa filmographie, à une mélancolie rageuse, alors que Brooks, même quand il filme un fait divers aussi sordide que celui retracé par Capote, ne perd jamais foi en la justice (de son pays d’adoption), soulignant au contraire ses « dysfonctionnements » (la peine de mort, question toujours cruciale et banale aux USA). Le divertissement, hollywoodien ou pascalien, ne renonce pas à ses droits, et la réflexion politique sur les lendemains de révolution (ou  de mission rémunérée) qui déchantent, sur le problématique engagement US à l’étranger, bien perçue à l’époque par une partie de la critique française (Jean A. Gili, disons, par ailleurs émérite connaisseur du cinéma italien), se voit cousue à l’étoffe (des héros, pourtant un peu fatigués) de l’aventure, comme les Pensées servant de doublure au manteau du philosophe de Clermont-Ferrand.



Grandeur (quasi perdue) d’un cinéma d’artisans et d’artistes, offert pour distraire et faire réfléchir, s’adressant aux enfants (Lancaster « transpire » cette énergie audacieuse de l’âge premier, décuplée par la force de sa drolatique libido adulte) et à leurs parents (la grâce indicible de Strode, la sensibilité poignante de Ryan, la sensualité blessée de Claudia, sa merveilleuse voix cassée déclamant des dialogues brillants, dans ce qu’elle considère à raison comme son meilleur film américain). De sa persona (il semble portraiturer l’actrice), Burt affirme, lapidairement : « Beautiful, classy, and guts » – on ne saurait mieux dire, en effet. Palance, remarquable en « contre-emploi », impitoyable exécuteur des Colorados, assassins assermentés, mais amoureux fou de son otage volontaire, cristallise les enjeux du long métrage, assez court avec ses cent (fusils) minutes, « désossé » de tout « gras », aussi fluide et nerveux que les chorégraphies létales et narcissiques de Bruce Lee, au long de son affrontement/dialectique (au sens presque marxiste du terme) avec Lancaster, et nous ne résistons pas à la tentation de citer inextensoet en VO sa réplique au sujet de la révolution, pas seulement celle de Villa, pas uniquement née au Mexique : « LaRevolución is like a great love affair. In the beginning, she is a goddess. A holy cause. But... every love affair has a terrible enemy : time. We see her as she is. LaRevoluciónis not a goddess but a whore. She was never pure, never saintly, never perfect. And we run away, find another lover, another cause. Quick, sordid affairs. Lust, but no love. Passion, but no compassion. Without love, without a cause, we are... nothing ! We stay because we believe. We leave because we are disillusioned. We come back because we are lost. We die because we are committed. » Plus en amont, Lancaster confiait à Ryan, surveillant de loin les « insurgés » : « Maybe there's only one revolution, since the beginning, the good guys against the bad guys. Question is, who are the good guys ?»



Cela pourrait friser le relativisme, le pragmatisme cynique, ceux affiché par Rod Steiger dans Il était une fois la révolution(1971), homme du peuple auquel les beaux parleurs « ne la lui font plus », dégrisé de leurs discours égalitaristes, leur crachant à la gueule (et à celle des spectateurs bien-pensants, de droite, de gauche dans l’Hexagone, républicains ou démocrates, outre-Atlantique) sa colère désespérée, celle de tous les aveuglés, anonymes et tombés « pour leurs idées », baisés par les autres qui restent debout, depuis l’éternité de la lutte des classes et des conditions de vie. Leone, gamin sous le fascisme, ne s’en laissait pas/plus conter par les « mouvements sociaux » de l’après Mai 68, anticipant, à sa façon, l’enfer consumériste, italien et mondialisé, dépeint par Pasolini avec Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976), lui-même mise à jour de l’imaginaire coercitif sadien à la mode vintage des chemises noires (pour mémoire, Brass, de son côté, « remakera » Les Damnés avec Salon Kitty). Brooks ne partage pas un similaire background et sa clarté d’appréhension, sa connaissance des petits arrangements et des grandes désertions de l’âme humaine, n’oblitèrent pas l’affirmation de valeurs identifiables et identifiées : l’amitié, l’amour, l’honneur (d’une parole, d’un contrat in fineretourné). Sans caverne mais avec un défilé rocheux, sans traversée du miroir (d’Alice) mais au sein du cadre ample, aride et ocre du Nevada (parc national de la Vallée du Feu) et de la Californie (Vallée de la Mort), notre cinéaste nous invite à une aventure platonicienne, un dessillement du spectateur, amené à réinterpréter le postulat de départ et les rôles, les positions morales de chacun (et par conséquent les siennes, dans la salle et au-delà).



À l’intérieur de ce canevas simple – aller du point A au point B, récupérer la « fille » (« Cherchez la femme », dirait Colette), revenir à l’origine et au propriétaire indu (mais qui paraît sincèrement épris de sa belle infidèle, ce qui le rachète un instant) – et cependant complexe – l’opus, tel un mille-feuille générique, ose le mélange des tons et des registres, à la fois western, film politique, film d’amour, comédie dramatique et questionnement méta –, Les Professionnels brille par une myriade de ravissants détails : une lanterne qui oscille doucement dans la nuit ; un rideau perlé, coloré, emprunté au Voyeur ; une attaque nocturne aux flambeaux avec un wagonnet qui dut inspirer le Spielberg de la franchise Indiana Jones ; une introduction vivace et guillerette (Jarre donne une couleur musicale à chaque personnage présenté dans ses attributions, son quotidien professionnel) en présage de l’ouverture sépia et iconique de La Horde sauvage ; la robe sans soutien-gorge et le ventre nu de laCardinale ; la douleur tacite et inflexible de Marvin, bientôt saisie dans son point d’incandescence par le Fuller d’Au-delà de la gloire, film magistral renvoyant le Ryan de qui vous savez à sa pâle imitation des actualités « shootées » par Stevens durant le mois de juin 1944 ; Lancaster, plaisantant avec son bourreau la tête à l’envers, pendu en sous-vêtements de vaudeville ; la pietà de Marie Montez, putain et passionaria morte entre ses bras, les cartouchières nouées en croix hawksienne sur ses seins ; la phrase finale de Marvin, adressée à son commanditaire « remercié », en réponse à l’injure de « bastard » : «  Yes, sir, in my case an accident of birth. But you, sir, you are a self-made man », à cheval entre la satire de l’American Way of Life et le brio caustique d’un Mankiewicz. Nous laisserons aux cinéphiles la joie d’en élire d’autres…



Après ce sommet, Richard Brooks poursuit son chemin, moins connu de nous, apparemment moins intéressant, en dépit de son célèbre « thriller sexuel » À la recherche de Mr. Goodbar (1977), dans lequel Diane Keaton, enfin débarrassée de Woody Allen, s’encanaillait, voire « s’encrapulait », pour user du mot de Rimbaud, la nuit venue, ne donnant plus de sages leçons mais en recevant, et de très sévères, jusqu’à en mourir, dans le domaine sexuel, sa Némésis incarnée alors par un certain Richard Gere. On aimerait bien (re)découvrir ce sujet à la Schrader, voir ce qu’en fit l’aimable Brooks, continuant à traiter de révolution, mais de celle des mœurs, cette fois-ci. Que cet article enthousiaste, pour le moment, vous donne envie de (re)voir Les Professionnels, grand petit film mené avec une maîtrise, une foi et une vérité passionnantes et passionnées, au confluent de ses travaux précédents, à l’acmé du combat le plus physique et réflexif pour le pouvoir, l’indépendance, la liberté, « le pain et les roses » de Loach. Le film s’achève par une fuite-retour au Mexique, les amants criminels escortés par les aventuriers (pas ceux de Robert Enrico, quoique) ; Sam peut se moquer en préparant sa fusillade dantesque : le quatuordes cavaliers de Brooks, ni virginalement héroïques, ni porteurs des fléaux de l’Apocalypse, continue à sourire et à avancer vers un horizon de beauté. 



Flashdance : La Princesse et la pute

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Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Adrian Lyne.


En 1979,  Michael Cimino (et non Sembello, l’auteur du terrible Maniac rythmant l’aérobic de Miss Beals) terminait son Voyage au bout de l’enfer par un infâme (pour la critique démocrate là-bas, pour celle dite de gauche ici) arrêt sur image : l’Amérique blessée, orpheline, littéralement amputée (personnage de Savage) ou impuissante (De Niro, énamouré des cerfs et non de Meryl Streep, honte à lui), poussait la chansonnette collective d’une nation endeuillée mais réunie, demandant malgré tout à Dieu sa bénédiction (sans doute refusée aux imbuvables « Viets », adeptes imaginaires de la roulette russe), comme un requiem profane, le « chant du cygne » d’une certaine conception de la politique étrangère, alors liée à l’interminable guerre froide (et, accessoirement, celui du réalisateur lui-même, bientôt victime et bourreau de sa Porte du paradis). Quatre ans plus tard, changement d’époque, de pouvoir, d’imagerie et de façon de faire du cinéma : les années Reagan sonnent l’avènement du Triomphe de la volonté (financière), pour pasticher la chère Leni Infernal, l’éclosion monstrueuse des goldenboys en matrice apocryphe des gremlins de Dante, ou en source spéculaire de Patrick Bateman, la chauve-souris narcissique, fantasmatique et « canicide » de Brett Easton Ellis, tandis que MTV formate de nouveaux standards de représentation musicale, tressant l’autopromotion des « scopitones » (où débuta un certain Lelouch) à l’esthétique télévisuelle de la promotion tout court (les produits vantés coupant les émissions et les films depuis les années 50 et l’invasion domestique US du petit écran), sur un rythme épileptique ou stroboscopique.


Pourtant, Adrian (on peut préférer celui de Buzy) Lyne (tout sauf Chorus) achève sa comédie sentimentale – définitivement rien de musical là-dedans – par la même figure de style « iconique », appliquée à un objet très différent : le couple enlacé, un chien (qui joue bien) à ses pieds, un bouquet de roses rougeoyantes dans l’automne gris de Pittsburgh, Pennsylvanie (ville ouvrière de Romero, chroniqueur lucide des dysfonctionnements de son pays, et par ailleurs point commun « régional », ajouté à la sidérurgie, avec la fresque guerrière « délocalisée » de The Deer Hunter). Rassurons les tenants du « divertissement » : dans Flashdance, l’ancrage social se limite à une ou deux blagues gentiment racistes sur les « Polacks » (remember Rourke durant son Année du dragon), proférées par le cuistot vite revenu de L.A., et l’existence « in a world made of steel/made of stone », ainsi que le crie Irene Cara sur l’irrésistible scie de Moroder (plus inspiré par Tony Montana ou Nastassja Kinski), se résume à une poignée de plans éclairés à la façon d’une discothèque (Internationale du dance floor, disons). Au fil de très longues quatre-vingt-dix minutes se déploie le roman-photo (l’album, vinyle et sur papier glacé) d’une romance de notre temps (de notre tempo), qui ne se prend jamais au sérieux (il ne manquerait plus que cela), qui dépeint avec une absence absolue de tout talent cinématographique le chemin vers la gloire (ou la reconnaissance et l’hommage mémoriel, via une sous-intrigue ouvertement mélodramatique et gérontophile) d’une petite conne sympathique et piètre danseuse autodidacte (Moira Shearer doit en rire encore, avec ou sans ses Chaussons rouges), incarnant maladroitement les signes extérieurs de l’émancipation féminine, dans le sillage des mouvements pour les « droits civiques » de la décennie précédente (concrètement, cela se résume à savoir relever sa courte jupe en cuir noir pour s’asseoir jambes écartées, à suçoter du homard pendant qu’un pied masse un pénis à travers un pantalon, à jeter un escarpin à la tête d’un amoureux trop entreprenant professionnellement sous un tunnel utérin).


Le film entier respire le vide, la bêtise, la régression, avec sa patineuse à la Tonya Harding réconfortée par son papa péteur aux faux airs de William Burroughs, avec son boss d’opérette (amateur d’opéra, ou plutôt son ex, blonde réfrigérante presqu’aussi létale que Glenn Close dans Liaison fatale signé du même « cinéaste »), naguère nourri aux épluchures, roulant désormais en Porsche, avec le blouson noir aboyeur du Zanzibar (une pensée pour Christine Pascal), club de strip faussement exotique. Alex (Foley ?) danse au Mawby’s, habillée mais humide (de la chevelure), alors que Jeanie (elle-même doublée en patins), vêtue d’un string (certaines de ses consœurs effeuillées en frontalnudity), se trémousse pour de salaces billets verts, que son amie, venue en courant la sauver de ce repaire de stupre et de mâles en rut (remarquons la blonde Monique Gabrielle, pas encore Emmanuelle), lui fera lâcher dans un caniveau inondé chipé à Beineix sous une pluie (au sens propre et figuré) de néons à ravir le Coppola électronique et affreusement fleur bleue de Coup de cœur.


Lyne, réalisateur anglais, par conséquent puritain (option victorien) fasciné par les actes sleazy– tels Hitchcock, Powell, Russell, Winner – rebrodera sur le motif moral et commercial de l’attraction-répulsion avec Lolita(que devient Dominique Swain ? Peu importe, à vrai dire), et les affres de Michael Douglas, prospère mari adultère pourchassé jusque dans sa salle de bains par une virago prompte à le guérir de son Moment d’égarement. Seule dans un immense loft avec son compagnon « à quatre pattes » (« Alors, tu as baisé, aujourd’hui ? » lui demande-t-elle élégamment) et son radiateur atteint de fuite (les « psys », allez-y), la belle et si « craquante » Jennifer, pas celle d’Argento, loin s’en faut, quasi clone, dans l’effort, de Valeria Golino (on pardonnera un certain nombre de choses à l’actrice, dont celle-ci, pour sa composition dans La Promise), renverse de la bière sur son T-shirt en matant à la TV un ballet classique exécuté sur l’increvable Adagio d’Albinoni (pastiche contemporain dupliquant le fil rouge du simulacre : fausse danseuse, fausse comédie musicale, faux conte de fées, exit Andersen aux chaussons possédés), se pâme devant du Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune, pièce itou utilisée par le De Palma en soins palliatifs de Passion) et se confesse à un curé souriant à ses dérisoires péchés.


Son mentor féminin enterré sans crier gare (aujourd’hui, à l’heure du « politiquement correct » et du marché des génocides, on en ferait sans doute de surcroît une survivante de la Shoah), elle décide enfin d’affronter sa peur de l’échec, reproche d’engueulade entre les amants – « Tu abandonnes ton rêve (américain), tu meurs » lui assène le transparent et déjà grisonnant Nouri, axiome facile et rabâché de l’autosuggestion, de la compétition, du dépassement de soi au pays des merveilles de l’Oncle Sam (renvoyons vers Scarface pour son satirique et opératique démenti) – et remporte l’audition à la prestigieuse (forcément) école de danse, saut céleste d’un ultime avatar (Sharon Shapiro) et toupie masculine de break dance(r)à la clé. Bruckeimer et Simpson, mercenaires assermentés, Joe Eszterhas, sinistre scénariste profanant sous peu Sueurs froides avec l’aval rigolard de Verhoeven, se frottent les mains et « font la nique » aux critiques catastrophiques, au moyen d’une formule encore plus efficace que celle du Coca-Colaet davantage écœurante : avec un coût de revient estimé à sept millions de dollars, l’opuscule en rapporte plus de deux cents et, cerise sur l’indigeste gâteau, se paie le luxe d’un Oscar pour la meilleure chanson originale attribué à Flashdance... What a (fucking) Feeling.


Sociologie d’un succès ? Cédons volontiers les interprétations à ceux qu’elles intéressent et bornons-nous à constater que les histoires de roturières et de princes charmants fascinent les foules avec une déconcertante régularité, Romy Schneider ou Julia Roberts ne diront pas le contraire, cependant que le box-office, c’est-à-dire la conscience collective d’un temps donné, se contrefout du révisionnisme nazi (ah, l’Autriche et ses valses viennoises délicieusement sucrées) autant que du règne du « fric » capable de tout acheter, y compris les sentiments (Friedkin considère Pretty Woman comme un film abject – nous aussi). Ce que nous dit et nous apprend le métrage « minable » (un salut à un ancien Premier ministre fande Gérard Depardieu) de Lyne se limite à ceci : en 1983, des hommes et des femmes, relativement jeunes, plébiscitèrent une bluette anodine, torchée à la manière d’un téléfilm, écrite par des illettrés, pas même représentative de la mode morte (et tant mieux) du vidéo-clip, le présage, en moins jacassant, de toutes ces ignobles comédies romantiques présentes, affichant une misogynie supérieure à la pire saynète pornographique supposée « dégradante » et « humiliante » pour le « deuxième sexe » (parce que les magazines dits féminins se gênent, dans leur abrutissement hebdomadaire ou mensuel de ce public). L’unique moment de répit, de grâce obscène, dans toute cette « inanité cosmique » (des « performances » et non plus des conversations, pour adapter Gide), se trouve dans une confession mélancolique d’une danseuse au miroir, vite expédiée dans un rebond de gaité : show must go on, bébé.


Trois décennies plus tard, démontrant un sens kolossal de la plaisanterie, ARTE programma Flashdance (projet décliné par Cronenberg et De Palma, rappelons-le au passage) en acmé de sa journée dédiée à la danse, et le fit suivre des réjouissances funèbres des « filles du Crazy », attraction parisienne pour touristes souffrant de troubles de l’érection, plat rassis d’hypocrisie servi par la « petite lucarne » aux approches des festivités lucratives de Noël, monceau de simulacre putassier déguisé en spectacle d’art et de lumière (les danseuses, pas assez bonnes pour intégrer l’Opéra, pas assez mauvaises pour s’exhiber dans les discothèques, refusent l’idée même de se toucher, porteuses de gants durant les répétitions, nous apprenait récemment Frederick Wiseman). La chaine franco-teutonne, à l’unisson de la sombre farce électorale hexagonale (ni la première, ni la dernière, hideuse tapisserie de résultats navrants, de fausse surprise, de petits arrangements comptables, de silence assourdissant de l’exécutif, de walkyriesprovisoirement radieuses et de résistants de salons), nous infligea en VO cette consternante chorégraphie d’irréalisme, de bons sentiments, de vulgarité, de lourdeur, de laideur publicitaire (la moins acceptable), de « joliesse » rimant avec « fesses », de découpage des corps jamais saisis, et pour cause, dans leur rapport/accord  au mouvement, à l’espace, à la musique, à autrui et au monde – remercions donc nos maîtres pour leur empressement à satisfaire nos vils désirs (à quoi s’attendre, infine ? On reçut ce qu’on escomptait, bien fait pour nous). En vérité, triste soirée (thématique et politique), triste passé, triste pays et triste article que celui-ci, aussitôt enfoui qu’écrit.      

Sur une doublure obscure :

Sur un producteur autodestructeur :
             

La Double Vie de Véronique : On ne vit que deux fois

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Elle essuya le front du Christ sur son dernier chemin, en recueillit « l’image véritable » sur son voile : (sainte) Véronique ou le témoignage d’une énigme, à célébrer ici et maintenant…  


Quand le collier clouté du Mondo cane serre trop fort, quand la nuit de l’âme semble insondable, quand l’empire de la tristesse s’étend au moindre geste du quotidien, on ressent l’absolu besoin de se souvenir de la beauté, l’impérieuse nécessité d’un élan violent, l’imminence d’une transcendance. « Au milieu du chemin de la vie » (Dante), dans l’enfer profane des jours, le soleil décline plus vite, les puissances se font plus rares et presque tout, déjà, possède l’arrière-goût de la terre patiente, de l’eau croupie, des draps glacés. Le cinéma, art des morts, fenêtre ouverte en direct sur L’Au-delà, comporte paradoxalement la promesse provisoire d’une renaissance, l’avènement d’un serment fait au monde et à soi-même : ne pas se démettre, pas encore, ne pas se soumettre non plus, mais prendre la fuite, quitte à la qualifier de psychogénique, à l’intérieur de son territoire intime (exil et pourtant retour du politique, car le singularité de la psyché ne saurait se tenir exnihilo, hors du champ civique), au sein de sa forêt profonde, là où s’émousse enfin le fil du rasoir menaçant la gorge ou les veines, là où s’assourdit bienheureusement le constant « bruit du temps » (Mandelstam). Puisque la révolution se fera sans nous, puisque l’échec paraphe le « contrat avec Dieu » (Kate Bush ou Will Eisner), puisque nous écrivons dépourvu des illusions de la jeunesse, de l’utopie, du réconfort, de l’action, de la sagesse, replongeons dans les eaux glauques et ambrées de l’odyssée sensorielle offerte par Krzysztof Kieślowski au siècle dernier, mort et enterré dans sa propre fureur, dans son insoutenable progrès. « Bienvenue dans l’humanité » ironisait Snake Plissken à l’ultime plan eschatologique de Los Angeles 2013 ; « Bienvenue chez toi », paraît murmurer avec douceur Weronika…


La Femme aux deux visages– ah, Greta – arbore les traits gracieux et radieux d’Irène Jacob, élève et muse du cinéaste, sidérante incarnation, primée à Cannes, d’un duo de personnages en miroir, la Polonaise et la Française, la chanteuse et la pédagogue, l’amoureuse qui part et celle qui revient. L’argument du film, par essence poétique, tient en quelques lignes anecdotiques et son résumé objectif échoue bien sûr à en saisir la magie personnelle, à retranscrire correctement l’impact de son expérience sur le spectateur. Œuvre lumineuse et obscure sur le mystère des êtres et de leurs trajectoires, à la fois complexe dans sa forme, dans ses correspondances plan à plan, note à note, ton à ton, et simple dans son récit, centré sur une disparition et une transmission, La Double Vie de Véronique immerge l’œil, l’oreille, le cœur et l’esprit dans son univers dédoublé, d’une évidente cohérence polysémique et sensuelle. Elle représente également le panneau central d’un vaste triptyque, lui-même subdivisé en dix épisodes et une trilogie : Le Décalogue et Trois  couleurs : Bleu, Blanc, Rouge. Nous découvrîmes le premier à la TV, tous les autres en salles ; chacun participe de l’ensemble et dialogue avec lui (n’oublions pas le couple réflexif, moins connu, de L’Amateur et du Hasard, ce dernier en avérée matrice alternative de Véronique), la volonté du cinéaste et de son scénariste Krzysztof Piesiewicz d’élaborer une sorte de Comédie humaine de la Pologne (et de la France, « par la bande », nations si proches encore au dix-neuvième siècle, avant la césure de la laïcité puis du communisme, vrai vainqueur à l’Est de la Seconde Guerre mondiale) rejoignant l’entreprise romanesque d’un James Ellroy, disons, à partir de l’Histoire documentée (formation de Kieślowski), transposée, tressée en flux et fresque continus d’interrogations religieuses, politiques, sentimentales et esthétiques.


La musique de Zbigniew Preisner, sous le déguisement amusé/retrouvé de Van den Budenmayer (une telle supercherie avouée ravirait le Welles de Vérités et mensonges) joue un rôle majeur dans le sortilège exercé par La Double Vie de Véronique, à l’unisson des images d’aquarium et d’automne signées Sławomir Idziak (une trace vivace de son travail survit dans le longuet Bienvenue à Gattaca). Trente minutes d’une partition évanescente et dense suffisent au compositeur pour laisser une empreinte sonore étymologiquement inouïe, jamais entendue avant ni après dans un long métrage, même si l’on peut penser en dehors à Henryk Górecki (surtout à la superbe Symphonie n°3, écrite en 1976, utilisée par Pialat pour Police,mais révélée au « grand public » à l’occasion d’un mémorable enregistrement contemporain du film, David Zinman, au côté de Dawn Upshaw, y dirigeant la London Sinfonietta) et à Chopin (le morceau allegro au piano desMarionnettes). Le choral « diluvien » Tuviendras s’appuie sur des paroles solaires, au parfum édénique de Cantique des cantiques, et confine à l’extase ou à l’orgasme, alors que les deux vrais-faux concertos, versions de 1798 et de 1802, donnent à entendre Elżbieta Towarnicka jouant les Beatrice Portinari (le patronyme de Geneviève Bujold pour Obsession) au Paradis, dans l’avertissement maritime et métaphorique du chant II.


Weronika/Irène prête son corps à cette voix surnaturelle et en paie le prix : elle s’effondre en plein concert, terrassée par la puissance lyrique de l’aria (accessoirement, par une crise cardiaque), emportée, avec un humour cruel, directement au « septième ciel », tandis que la caméra survole brièvement le public, figuration possible des derniers instants terrestres de son esprit en train d’abandonner sa dépouille, ce « corps de boue » (Sainte Thérèse d'Ávila) qu’elle quittera d’une autre manière en entrant au couvent d’Antonioni sis Par-delà les nuages, d’ailleurs présents dans le texte dantesque (notons qu’un mouvement similaire advient dans Operade Dario Argento, bien qu’il s’agisse cette fois du déplacement de corbeaux très poesques, ou dans le pareillement subjectif, post mortem, Enter the Void de Noé, en moins convaincant). Utilisant de surcroît la flûte spectrale de Jacek Ostaszewski, les thèmes délicats forent l’écran, créent une aura suprême mise à contribution par la diégèse, et finissent par informer le film dans son langage : La Double Vie de Véronique, mélodrame au sens le plus musical du vocable, s’écoute et s’admire en paysage audiovisuel à parcourir avec tous ses sens. Quant à la dualité méta des choix de vie (praxis ou pédagogie, vocation ou éducation, « intermittence » ou fonctionnariat), elle passe par la musique et le montage : on sait que Kieślowski et Jacques Witta (Gérard Pirès, Denis Amar, Jean Becker mais aussi Poussièred’ange et Trois Couleurs) créèrent/détruisirent des versions plus explicites ou hermétiques de Véronique, à l’instar de Cronenberg et Ronald Sanders pour Le Festin nu.


Papillon (des livres pour enfants, du corps des amants) et/ou marionnette (du spectacle, du destin, du « refus » de la liberté lisible dans le final), Weronika/Véronique évolue dans son propre Château intérieur, pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage de la mystique espagnole du seizième siècle, elle y fait des rencontres spéculaires (Antek et Alexandre), y suit des parcours dans l’espace et le temps en forme de tangentes aux frontières du fantastique (appel téléphonique sans correspondant, bande magnétique « cubiste »), jusqu’à finir par s’y refléter elle-même, telle les deux figurines identiques conçues par le marionnettiste. Tout résonne et correspond (dans l’acception baudelairienne du terme), tout harmonise et se répond, la caméra du réalisateur, qui renonça aux documentaires afin de pouvoir filmer sans remords des larmes de cinéma, exemplaire éthique du regard et du rapport à autrui, parvenant à saisir les modifications, infinitésimales ou à grande échelle, de cette intériorité révélée sur le visage magnifiquement expressif de sa jeune et talentueuse interprète.


Comment ne pas penser à Kim Novak dans Sueurs froides, comment ne pas percevoir la caresse de l’épilogue, la paume de Véronique tendrement appuyée sur un arbre à l’entrée de la propriété de son père, en variation inspirée de celle de Madeleine, parmi sa cathédrale de séquoias, à la bande-son réverbérée, à la mélancolie feinte et cependant sincère causée par la brièveté d’une vie humaine, le passage de Judy (à San Francisco, entre les bras de Scottie) aussi court que celui de sa muse insaisissable, sans traits et sans souffle, réduite à un nom, à un cadavre jeté depuis un clocher ? Bien avant le Lynch de Mulholland Drive, Kieślowski retravaillait le motif d’un binôme sexué/divisé du point de vue féminin, et cela changeait tout, et cela transformait la fable platonicienne et wagnérienne en immersif et bouleversant portrait de femme à deux voi(x)es, à deux subjectivités liées par un écho gémellaire, une « musique des sphères » à réécouter, à revisiter, tel un océan de sensations et de silhouettes fantomatiques (Le Miroir et Solaris de Tarkovski en filigranes discrets mais prégnants). Et Marnie vu de dos sur un quai de gare pourrait rencontrer Véronique et Alexandre à Saint-Lazare la bien nommée, ou Witek à Łódź, le héros du Hasard emporté par trois scénarios différents suivant qu’il prend, rate ou laisse partir son train.


Une scène cristallise l’envoûtement du métrage, sa capacité à charmer dans sa dimension triviale et céleste, ésotérique et allégorique, individuelle et collective – celle de la rencontre furtive et fortuite (?) entre les deux femmes, sur fond de manifestation et avec pour cadre la grande place du marché de Cracovie. L’enfant du pays, bousculée, fait tomber des partitions, à l’instant même où la touriste prend des photographies de l’événement ; nul n’ignore que dans la tradition fantastique, littéraire puis cinématographique, voir son doppelgängeréquivaut à mourir, la Nature (et l’art) détestant autant les doublons que le vide. Alexandre, à Paris, les confondra, prenant son modèle involontaire pour la photographe ; le cliché surgi d’hier déclenchera les pleurs de la seconde musicienne, identifiant enfin l’origine de sa tristesse sans cause. Un autocar qui s’éloigne, un sourire qui se dessine, un pont bâti sur l’absence et la distance, dans ce moment crucial riche de tous les possibles narratifs, ouvert à toutes les gloses, empreint d’une intensité physique (voire quantique) et métaphysique, dans son épiphanie différée, diffractée, de cette chambre (obscure), avec l’amour et le sexe, séparés par la Mrs. Robinson (belle et blonde Grażyna Szapołowska), comme échappée de Fenêtre sur cour, de Brève histoire d’amour (extension du chapitre 6 du Décalogue, sous-titré Tu ne seras pas luxurieux), romance scopique achevée en écho sur un sourire féminin, en réponse éphémère mais tangible, ridicule et généreuse, insuffisante et faramineuse, aux questions insolubles, aux errances partagées, au désespoir commun à un peuple, à une époque, à une modernité vite rattrapée par les ombres du passé (dissoutes dans la clarté factice de « l’économie de marché »).


La Double Vie de Véronique, film frémissant, troublant, violent, apaisant, nous donne à regarder l’univers infini et en boucle, l’union mystique du microcosme et du macrocosme, à travers une bille de verre étoilée enchanteresse, une pluie soudaine en acte de présence et de résistance (à la solitude ontologique, à tous les désastres individuels, aux régimes confisquant non seulement le réel, sa représentation, mais encore la « vie intérieure » de leurs « sujets »). Le Diable, peu importent son nom et son masque, et pas uniquement celui de Żuławski, cherche toujours à nous dévoyer du chemin de notre noblesse, à nous éloigner du feu clair de la création, à nous faire désespérer des autres et de nous-mêmes : Krzysztof Kieślowski (adoubé par Kubrick, mélomane sentimental et satirique, dont personne n’oublie la poignante chanson de Christiane Harlan dans Les Sentiers de la gloire), comme il le fera avec le testament vibrant de Rougeet son juge misanthrope (impeccable Trintignant), mort-vivant ranimé par un mannequin de passage (Irène Jacob, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre »), nous invite à « l’épanchement du songe dans la vie réelle » (Nerval), au regain de l’émerveillement d’une vision (croyante ou enfantine), à la traversée des marais du deuil, afin d’atteindre l’autre rive de notre identité cosmique (poussière d’étoiles glissée dans la glaise fragile et sans merci de la chair). La foi (dans ce que l’on voudra ou refusera) déplace des montagnes, dit-on ; elle permet surtout de réaliser un tel film – Dreyer, Bergman, Bresson, prirent à leur tour et dans leur temps ce beau risque de l’affirmation de l’incertitude – et d’écrire un tel article (athée), modeste réminiscence souhaitée « au diapason » (spirituel). 

       

Carrousel : Dites-lui que je l’aime

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Faire le camelot, séduire avec désinvolture, baiserà droite à gauche, rencontrer l’amour, ne pas croire en soi-même, se détester de profiter d’une oisiveté autorisée, apprendre sa survivance, chercher du fric, mourir par mégarde, s’adresser avec maladresse à l’autre femme de sa vie, confesser une passion à l’élue de son cœur, regagner l’au-delà et, qui sait, le salut : résumé en accéléré d’une comédie musicale grave et lente, nocturne et fervente, surnaturelle et immanente…     


« Pourquoi Carrousel nous touche-t-il autant ? » se demande Nic Redman, « historien musical et du cinéma », pour citer la jaquette du DVD Fox « anniversaire » paru cinquante ans après sa sortie (il parle pourtant peu de musique et encore moins de chronologie), dans son commentaire audio, sympathique et anecdotique, au côté de l’éclairée Shirley (Jones), l’une des deux survivantes de l’aventure, incidemment, mémorable prostituée d’Elmer Gantry le charlatan– et de répondre avec justesse : par sa tristesse. Oui, Nicky (familiarité permise entre cinéphiles), tu sembles ignorer jusqu’au nom de Lang, honte à toi, qui réalisa Liliom, comme chacun sait, unique film français du cinéaste allemand, inabouti mais intéressant, et l’un de ses préférés, au passage, avec Charles Boyer revenu s’amender sur Terre (pas vu la version précédente de Borzage ; Ferenc Molnár, l’auteur de la pièce originale, détesta la deuxième et salua le travail de Rogers et Hammerstein), mais tu soulignes un sentiment itou prégnant dans Les Neiges du Kilimandjaro et Tendre est la nuit, appréciable diptyque en écho à Carrousel (malaise existentiel, solitude, rédemption). En prenant des couleurs, en traversant l’Atlantique, la parabole se dépouille d’une part de sa noirceur (fin ouverte, ambivalente, romantisme sordide et  expressionniste) pour gagner une saveur amère d’Americana automnale (même si le récit se déroule en été), voire triviale (le cinéma américain portraiture et s’adresse avant tout à des gens « ordinaires », du quotidien, dont la singularité vire vite au caractère collectif, sinon exemplaire : sa force « universelle » et sa limite disons démagogique).


Plus de brumes nordiques ni de ténèbres méphistophéliques, chassées par la lumière poignante du Maine (bravoà Charles G. Clarke, l’un des piliers du studio), territoire littéraire d’un autre King, Stephen, bien sûr, dont la chronique morale madeinUSAdialogue étonnamment avec le long métrage de Henry King (relisez le récent Joyland), celui-ci évidemment dépourvu des outrances de l’horreur (dans un précédent « essai », nous identifiâmes le mélodrame en matrice commune et cependant méconnue de ce « genre », de la comédie musicale et, « par la bande », si l’on peut dire, du film X). King, cinéaste catholique assez bien présenté par Jacques Lourcelles dans son dictionnaire, que Scorsese, ce « rat de cinémathèque » qui commit le funèbre New York, New York, invitait à redécouvrir dans un documentaire-fleuve consacré à la filmographie de son pays, alors âgé de soixante-dix ans, homme du métier, primé par lui, signe une transposition « qui marcha seule », osera-t-on en pastichant l’hymne célèbre au cœur de l’œuvre, son « message » chanté, choral, repris depuis par d’innombrables interprètes (Barbra Streisand le massacra lors d’un hommage aux victimes du 11-Septembre, Renée Fleming le roucoula pour l’investiture d’un certain Obama, Elvis le chevrota, k.d. lang le servit au mieux de sa voix inégalable, sans omettre l’antienne du FC Liverpool !).


L’échec commercial (nonobstant le succès disquaire de la BO) et critique s’explique en partie par les changements de mœurs et de représentations : au mitan des années 50, l’appel à l’émancipation générationnelle, l’importance du pouvoir féminin (symbolique, concret) et l’illustration de la seconde chance, à laquelle Fitzgerald ne croyait pas, logiquement présents dans le musicalau sortir de la Seconde Guerre mondiale (notez le rôle crucial et « paradoxal » du « deuxième » sexe dans les usines d’armement), résonne dans le vide, le public davantage préoccupé par les (lourds) psychodrames œdipiens de Kazan et Ray (la « rébellion sans cause » de Jimmy Dean), ou friande des grands spectacles, volontiers bibliques (Les Dix Commandements date également de 1956), censés concurrencer l’invasion domestique de la petite lucarne. Carrousel affiche un « CinemaScope 55 » (faux alibi de Sinatra déclinant sa participation) « trompeur » – absolument rien de spectaculaire dans ce drame familial – et une sidérante immobilité à des années-lumière de l’académisme (Richard Thorpe, pour aller très vite) ou de la calligraphie (Minnelli) hollywoodiens, autant que du théâtre (en musique) filmé, reproche adressé en masse, nous rappelle Miss Jones (pas de Devil en elle, au contraire). Nous ne reviendrons pas sur la lucidité d’un Bazin trouvant plus de cinéma chez Pagnol que chez les « agités de la caméra », puisque le film de King en constitue l’éloquente démonstration.


Il faudrait détailler précisément la beauté de chaque plan, sa plénitude puisée à la peinture (médiévale, tel le Rohmer de Perceval le Gallois), au dynamisme des compositions (verticalité du décor, horizontalité du déplacement des personnages, quelque chose d’antonionien dans cet art de la trajectoire à l’intérieur du cadre, dans ce temps « mort » qui s’écoule en plan-séquence « intenable » pour moult spectateurs, drogués au montage haché confondu avec la vitalité), à une distance ni divine (malgré le superbe travellingarrière à la grue bouclant la prière de You’ll Never Walk Alone en solo par la cousine Nettie) ni scénique (le point de vue assis au premier rang devant le proscenium, usité par le Cassavetes réflexif d’Opening Night). Carrouselfascine par cette radicalité du regard, par la douce coercition qu’elle impose à l’attention, délivrant de longs moments narratifs continus (montage de William H. Reynolds, « assembleur » de La Mélodie du bonheur et du Parrain), des sortes de blocs temporels – essence de la musique plus encore que du cinéma – dans lesquels les dialogues et les chansons s’épanouissent sur la durée, dans la richesse du détail et de la continuité, d’un refrain ou d’un geste. Visionner ce titre aujourd’hui, après l’hystérie vulgaire de MTV, à l’heure des images d’amateurs, numériques ou à la TV, souvent laides et « tremblées », de la grandiloquence illusoirement méditative de Malick et consorts, de l’ersatz télévisuel de la danse en direct (Danse avec les stars et son steadicam« d’opérette », sa Louma de parvenu, ses angles obliques chipés au Duvivier d’Un carnet de bal, justement) s’avère une véritable expérience et une leçon renonçant aimablement au sermon (celui prononcé dans l’épilogue par le Gardien des étoiles, transformé en doyen le jour d’une remise de diplômes, se moque gentiment de lui-même et se perd dans les pleurs de groupe, avec une politesse, une brièveté, qui évitent la « guimauve » et sa pardonnable « obscénité »).


King filme comme « il l’entend » (la partition inspirée du duo, supervisée par le grand Alfred Newman, orchestrée, entre autres, par Nelson Riddle et le jeune John Williams, non « crédité », épris de Barbara Ruick), bien épaulé par une troupe de chanteurs-acteurs « au diapason » (intense Gordon MacRae, surtout dans le numéro Soliloquy), et son style déteint sur les deux ballets chorégraphiés par Rod Alexander et Agnes de Mille, l’un dédié aux festivités solaires de juin (belle utilisation de l’espace au bord de mer, pour une joute sexuelle entre marins et pécheurs), l’autre à l’intériorité d’une jeune fille à la croisée des chemins, des classes et des espaces (moment le plus minnellien du film, quand la gracieuse Susan Luckey, toujours en vie, enlace Jacques d’Amboise en bonimenteur-séducteur de « Starlight Carnival » (ofsouls, ofcourse) itinérant, sa roulotte/baisodrome et son harem de danseuses possédant le charme canaille du père disparu, dans une séquence débutée sur une « vraie » plage, poursuivie en studio puis achevée en boucle sur le sable californien, les pieds nus de l’adolescente dans le sable frais de la fin de journée – ce magnifique voyage à l’intérieur d’une âme et d’un corps, nourri à la peur et au désir d’une ballerine « sauvageonne » en train de devenir femme, mériterait à lui seul, dans son sublime tranquille, la redécouverte reconnaissante de Carrousel).


Autour du manège (pas celui, au pluriel, d’Yves Allégret, quoique) de « l’éternel retour », à la fois sentimental et métaphysique, la ronde du mystère (féminin) se déploie, l’allégorie quasi janséniste sur la grâce indue et nécessaire (pourquoi Billy et pas un autre, pourquoi cette élection sentimentale « chue » sur un mauvais garçon au grand cœur ?) se donne à voir, se donne le temps d’une capture saisissante du réel : l’opus vibre de part en part d’une présence au monde irrésistible, dans cet air salé respiré pendant deux heures, dans cette sirène de bateau invisible, au loin et au crépuscule, dans cette eau qui cerne l’île où se déroule le pique-nique traditionnel (homards encore fumants piochés avec vivacité par les figurants), dans cette brise qui joue avec la chevelure des actrices et les feuilles d’arbre. La mélancolie foncière et consubstantielle de Carrousel procède aussi de cela, de cette vision sensuelle, sensorielle et hors d’atteinte de l’univers encapsulé dans les photogrammes. Le cinéma filme la mort sur le point d’éclore, documente un lieu, maléfique ou bénéfique (celui de Shoah, celui de Brigadoon), transcendé par l’objectif, enregistre un instant à jamais perdu, révolu, à la fois faire-part de décès, témoignage communautaire, affirmation individuelle et gage fragile d’immortalité. Billy revient sur Terre et nous revenons à Carrousel, avec la même démarche réparatrice, la même gorge serrée par les occasions ratées, les silences trop pudiques, les « crimes de l’amour » (Sade) qui ne se dit pas, craint de se dire.


Les « esprits forts » pourront cyniquement se gausser dans leur éternité infernale, en compagnie de Jigger, le mauvais génie (drolatique Cameron Mitchell) de la fable réaliste, du lacrymal final assumé : nous écrivons en toutes lettres que les mots enfin chuchotés par Billy à Julie, dans leur simplicité usée par trop de livres, de disques, de bouches (comme le chantait Françoise Hardy dans Message personnel) – « Je t’aime, Julie. Tu sais que je t’ai aimée » – bouleversent à la façon d’un aria de Tosca (Jacques Drillon et ses confères-experts préfèrent Verdi ? Grand bien leur fasse, mais qu’ils nous laissent célébrer le « sentimental » Puccini), émeuvent par leur aveu adulte, leur promesse incertaine par-delà la mort (le roublard Shyamalan s’en souviendra pour SixièmeSens, et le film de King fait bien sûr penser à La vie est belle de Capra, à L’Aventure de madame Muir de Mankiewicz ou aux Ailes du désir de Wenders). Le chant à deux (If I Loved You) entre Julie et Billy illustrait une modification essentielle chez le protagoniste, la découverte renversante de l’amour, la délivrance de la confortable prison du sexe anonyme et sans attaches (touchant personnage de Madame Mullin, la « tenancière » du carrousel, femme revenue de tout qui s’amourache du jeune homme et le recoiffe tendrement sur le quai d’où il ne part pas, contrairement au Marius provençal, où il trouve la mort par accident, alors qu’il se suicide ailleurs), l’épiphanie de sa propre nature infinie (les étoiles du purgatoire, étape bureaucrate empruntée au Lubitsch du Ciel peut attendre, évoquent le « bal de promotion » de la pauvre Carrie White, elle-même vengeresse de ses tortionnaires, plus cruels que ceux de Louise, la fille de Billy, et revenante des mauvais rêves d’une survivante) : la coda réunit une Julie vieillie et radieuse (extase musicale et religieuse), faussement abandonnée une seconde fois par l’homme de sa vie, regagnant souriant son Ciel magnanime.




Conte de fées (de fantôme) pour adultes, histoire d’amour anachronique (sise à la fin du dix-neuvième siècle, creuset étasunien de la modernité exploré par le Welles pareillement mélancolique de La Splendeur des Ambersons) et scandaleuse (la gifle-caresse ne manquera pas de provoquer l’ire de certaines féministes, que l’on renverra vers Cassavetes ou Pialat, chantres tout sauf misogynes du « qui aime bien, châtie bien », tandis que les deux commentateurs s’en amusent et la relativisent) écrite par un couple de scénaristes (accessoirement, les parents de Nora Ephron), requiem pour une âme bienveillante et un genre désormais défunt, film orphelin sur la paternité problématique et la masculinité en question (aux hommes les doutes paralysants et les émouvantes maladresses ; aux femmes les puissances dissimulées, l’élan vers demain sans oubli d’hier), Carrousel nous embarque dans sa ronde ophulsienne et sereine, nous exhorte à dire je t’aime, à chérir les cœurs vivants et ardents, à nous souvenir des jours trop vite évanouis, des accords jamais garantis avec autrui, à décrocher une étoile, cracher dessus pour la faire briller de dix mille feux (possible métaphore de la pornographie), puis l’offrir à une héritière vaccinée contre l’embourgeoisement, la marmaille en fratrie, auréolée de sa troublante blondeur candide (l’époque actuelle, prompte à lire de la pédophilie partout, échoue à identifier le vertige d’une filiation, ce rapport complexe, intime et incandescent pouvant lier un père à sa fille, une mère à son fils, et ne parlons pas de la psychanalyse afin de nous éviter des aigreurs d’estomac).



Au lecteur, à la lectrice, de sauter le pas, de prendre en marche ce manège singulier, désormais haut placé dans notre panthéon, juste à côté de celui d’Eastwood pour Le Retour de l’inspecteur Harry, similaire fiction endeuillée tramée sur « le passé qui ne passe pas », sur les actes irréversibles, sur les liens morbides impossibles à défaire. Au bout de la nuit, le flic et sa chérie de tueuse en série (Sondra Locke forever) partaient ensemble vers on ne sait quel horizon-guérison ; Billy délaisse Julie et Louise pour mieux les retrouver, perché dans sa salle de cinéma céleste, ange gardien et feu aboyeur de carrousel, homme sans qualités à la Musil et hybride remarquable de cultures, de sensibilités, de géographies diverses (l’héritage « teuton » ne se dissout pas totalement dans l’ancrage US mais s’harmonise avec lui, reproduisant à l’échelle individuelle le processus d’acclimatation cosmopolite, identitaire et mémoriel de la nation au drapeau bigarré). On se gardera bien de chanter, même en karaoké, les paroles de Broadway, mais l’on continuera longtemps à louer ce beau mélo humble et cosmique, régional et planétaire, glorieux et souterrain : montez à bord de Carrousel, gardez un mouchoir au creux de votre poche et valsez parmi des ombres énamourées, blessées, hautes en couleurs et en douleur, qui ne renoncent pas, qui persistent à chercher le bonheur en dépit des « coups du sort », des voix brisées, des absences et des silences. Le film de Henry King, pas moins que cela, s’impose et nous ravit, dans notre athéisme et notre cinéphilie, en acte de foi, dans l’existence et dans le cinéma.    

            

Oblivion : Delta Force

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Suite à sa diffusion par TMC, retour sur le titre de Joseph Kosinski.


La Jetée, Le Château dans le ciel, THX 1138, Silent Running, Alien, La Planète des Singes et sonSecret, Matrix, Solaris, 2001, l’Odyssée de l’espace, Indepedence Day : entre deux bâillements, on énumère les originaux de cette photocopie aussi lisse et impersonnelle que la nouvelle gamme désincarnée d’un célèbre équipementier suédois. Aucune goutte de sang, de sueur ni de sperme – malgré un bain de minuit « crapuleux » dans une piscine stellaire, sochicet pudique grâce à son esthétique publicitaire (photographie de Claudio Miranda, responsable des tons ambrés de L'Étrange Histoire de Benjamin Buttonet de l’hyperréalisme sous LSD de Histoire de Pi) – ne viendra perturber le programme (informatique) de recyclage de l’ancien infographiste promu réalisateur, ses premières armes logiquement faites à l’occasion du reboot de Tron pour Disney (en matière de « poésie des machines », prière de redécouvrir Metropolisou Kraftwerk). Son film se voulait un hommage (degré zéro de la finalité artistique), il ne relève que du pillage dépourvu de la moindre inspiration (créatrice), du plus petit souffle (de l’âme, dont on sait depuis l’immodeste et superficiel Alejandro González Iñárritu qu’elle pèse 21 grammes).


La thématique de l’agent « retourné », qui en vient à croire à sa propre factice réalité, autrefois brillamment illustrée chez Graham Greene (Notre agent à la Havane) ou Philip K. Dick (Substance Mort), la myriade des clones du couple (Cruise s’affronte brièvement avec lui-même, tel feu Christopher Reeve dans la casse schizophrénique du mythe de Superman 3, anticipant celle, davantage lubrique et drolatique, de Street Trash) souligne involontairement (cyniquement ?) la nature vampirique/virtuelle de l’ensemble et son absence puérile de tout enjeu. L’épilogue édénique, « raciste » et « réactionnaire » – survivance, mutatismutandis, du « père prodigue », aliens décimés, femme au foyer, aux fourneaux, à la maternité – paraphe l’inanité spectaculairement cosmique (Gide) de l’entreprise (pas celle de Star Trek !), estimée à cent vingt millions de dollars (quand même), achève le spectateur trop patient, trop clément (il observe en VO mais ne porte pas les lunettes noires de Morgan Freeman, chipées à Yves Montand dans L’Aveu) et donne du Christina’s World d’Andrew Wyeth une interprétation de béotien (Kosinski, à des années-lumière de Bernard Rose dans Paperhouse, trahit « l’esprit » du tableau, le trouble solitaire d’une femme dans un champ infini, sous un ciel immense, son corps entier tendu vers une maison inaccessible, transformé en bourgeoise aspiration autarcique).


La cinégénie enneigée de l’Islande (l’Eastwood du diptyque Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jima ne dira pas le contraire), le jeu impeccable de Tommy (qui fit cependant bien mieux chez Paul Thomas Anderson, De Palma, Kubrick et Stone, au centre de fables heuristiques d’un autre « calibre »), le séduisant personnage de la séduisante Andrea Riseborough, « collaboratrice » par omission, par soumission (amoureuse et non réciproque), le lyrisme fugace de la partition en binôme (Procol Harum, très dispensable, à la rescousse) ne suffisent pas, puisque l’œuvre demeure une démonstration d’impuissance cinématographique maladroitement sise dans le sillage adulte et endeuillé de la SF hollywoodienne postérieure au 11-Septembre (La Guerre des mondes), avec son Pentagone éventré, son obélisque de Washington envasé, son Empire State Building effondré (réminiscences des explosions « sacrilèges » d’Emmerich, de la mort iconique de King Kong).


Et pourtant. Cette auto-adaptation d’un « roman graphique » non publié pouvait s’avérer une (assez) intéressante exploration freudienne du « continent noir »  féminin (évitons les jeux de mots sur la Voie lactée), via le V (nul lézard télévisé) majuscule du titre, l’imposant tétraèdre, pyramidal et inversé, en surplomb, vagin céleste conduit par un avatar de femme, Jack plongeant dans l’utérus (ou l’anus) d’une bibliothèque dévastée façon Fahrenheit 451 (parmi le bazar vintage de sa cabane écologique au fond des bois se remarque Le Conte de deux cités signé Dickens, encore une matrice apocryphe du scénario, notamment par le suicide final du héros), avant le climax de l’explosion finale, métaphore littérale d’un orgasme régénérateur et gérontophile (Beech substitué à Julia, paresseux tour de passe-passe ; la destruction du « vaisseau-mère » au moyen d’une « pénétration » intérieure provient itou du potache et phallique Emmerich, à l’instar du trivial « Fuck you ! »).


En l’état (Kosinski parle d’un montage premier de trois heures, laissons les plus courageux s’y risquer un jour), le très long métrage, anodin dans son messianisme supérieurement risible à celui des Wachowski (Baudrillard, hilare d’outre-tombe), discutable dans son esprit de sacrifice cocardier, déguisé en allégorie platonicienne à destination des lycéens en classe de terminale (ceux de l’enseignement général, les prolétaires du professionnel jugés incapable de penser), corrigé in fine (dans Cowboys et Envahisseurs, Olivia Wilde perdait « vraiment » la vie), se dilue vite dans les sables de la zone interdite, faussement radioactive, et du souvenir cinéphile, de sa trace néanmoins écrite afin de saluer quelques broutilles ; Andreï, Franklin et Stanley, rassurés, peuvent dormir de leur glorieux « sommeil delta » – Oblivion, sans tarder, s’oubliera.   


Le Complexe du castor : Hollow Man

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Le Voyeur, pareillement orphelin traumatisé, ne se séparait pas de sa caméra, pour d’identiques raisons ; écoutons donc ce que l’étrange « main parlante » nous dit de son auteur… 


Avec ses allures d’élégant téléfilm de luxe psychologique (notons la photo vert d’eau de Hagen Bogdanski, à l’ouvrage sur La Vie des autres, la dentelle de la partition « tangoesque » un peu envahissante composée par Marcelo Zarvos, le montage délicat de Lynzee Klingman, autrefois assembleuse du « fraternel » Vol au-dessus d’un nid de coucou) ; avec sa seconde ligne (narrative) adolescente superflue, sinon pour démontrer la malédiction d’un héritage pathologique – « La dépression est une affaire de famille », nous apprend doctement le générique de fin, de même que la nature écologique du tournage, soucieux de réduire son « empreinte carbone » – et attirer les fansde la transparente et cireuse Jennifer Lawrence en pom-pom girl« différente », un peu après le soporifique Winter’s Bone, un peu avant la Diane chasseresse dystopique de HungerGames ; avec ses noms très connotés (Walter Black, Jerry Co., comme les trompettes bibliques, le mariage de la carpe athée, Miss Foster, et du lapin croyant, Mister Mel, ne manquant pas de sel « mystique ») ; avec cette absence du monde et des seconds rôles procédant d’un autisme social (luxe de classe de la maladie mentale, à l’instar des dilemmes nutritionnels inconnus aux ventres plébéiens, vides ou mal nourris) ; avec ses réconciliations finales effectuées sur des montagnes russes, conçues par l’ingénieur-épouse en métaphore scolaire des hauts et des bas de l’existence ; avec sa morale stoïque et surtout basique (mensonges des parents/professeurs/médecins : « Tout ne va pas s’arranger, mais rien ne vous oblige à rester seul »), Le Complexe du castor ne charma ni le public (particulièrement américain, rétif au mesuré mélange des tons adopté par l’opus) ni la critique (indifférence polie à Cannes, un « papier » plutôt enthousiaste de Jean-François Rauger dans Le Monde et puis… rien d’autre).


Si la pathologie fait écho, le troisième film de Jodie Foster en tant que réalisatrice résonne avec de glorieux aînés. La piscine de l’ouverture, sur laquelle dérive, à moitié mort, l’héritier qui possède tout sauf un sens à sa vie, rappelle celle de Boulevard du crépuscule (Gibson, en voix off, adopte un viril accent anglais prononcé, le castor quasicockney, disons, suite à la chute sur son chef d’une TV où paradent les Sex Pistols) ; la funeste fuite au plafond convie l’humidité symbolique de DarkWater (les protagonistes se noient dans un récit prenant l’eau, au propre et au figuré) ; l’épiphanie au ralenti de Norah, « salve de vitalité », emprunte au Scorsese de MeanStreets ; Porter, tel Mocky chez Franju, se tape La Tête contre les murs, là encore littéralement (dans le commentaire audio, Jodie qualifie cette scène itérative de « métaphore du film : un moment à la fois drôle et pas marrant ») ;la réussite commerciale de son entreprise en difficulté décuple la sexualité du P.-D.G., de la même façon que sa machine à téléporter, combinée à une « frénésie » d’insecte, provoquait le rut épuisant (pour sa compagne) du scientifique dans La Mouche de Cronenberg ; la disparition progressive du ventriloque au profit de sa marionnette évoque bien sûr le Magic de Richard Attenborough (belle intensité du sieur Hopkins) ; enfin, le discours « optimiste » de la jeune fille lors de la remise des diplômes (tournée après coup) lorgne vers son homologue en similaire coda de Carrousel. Signalons en outre que cet alliage de « tragédie et ironie », cette volonté affichée de « savoir se moquer du désespoir abject de sa vie » (paroles extraites du commentaire), réunis dans le mot-valise de dramedy, réveillent le spectre de la comédie à l’italienne, cependant délocalisé dans un contexte économique méconnaissable (l’actrice résume assez bien : « Ce film a un ton européen mais il parle d’une famille américaine »).



On sourit en effet souvent à ce mélodrame en huis clos achevé dans un parc d’attractions (pas celui, certes, du Sang du châtiment de Friedkin), à cette saison en enfer d’un loser incapable de réussir son suicide dans une salle de bains (contrairement à son père), qui roule en vieille Mercedes, pratique l’auto-flagellation et le bouddhisme lightà base de tambourins et en réunion, qui dort et dort encore, somnambule incrédule atteint de « dépression chimique » aidé par une « marionnette thérapeutique » (pragmatisme étasunien opposé à l’existentialisme allemand ou français), perdu dans les miroirs de sa grande maison dont la ruine dissimulée vaut pour celle de son mariage. Black mate à la TV un épisode au bord d’une falaise de KungFu (Jodie Foster apparut dans la série), essayant inutilement de donner à boire de l’alcool à Carradine (pas encore « suicidé » « pour de vrai »), et son fils fera de même plus tard, immobilité spéculaire de gisants sous le double signe problématique de la filiation et de la paternité (Anton Yelchin possédant des faux airs de Julien Boisselier). Ce Cyrano rémunéré (trouver sa voix/voie) écrit des dissertations pour ses petits camarades et découvrira vite le secret de son amoureuse, elle-même « veuve » de son frère. Les relations entre le père et ses deux enfants se déploient via de jolies scènes de séparation (avec le cadet) ou de retrouvailles (avec l’ainé). Porter sauvera d’ailleurs son géniteur inextremis, après son amputation hors-champ (« Un repoussoir pour tous les studios, mais ma raison pour faire ce film » dit encore Jodie).


Il faut de la sensibilité, de la finesse, afin de rendre à l’écran la dichotomie d’un personnage bipolaire, connaissant d’abord l’atonie puis la « phase maniaque » caractérisée par une énergie débordante (le renouveau du mois de mai accompagne le regain des affaires, tandis que la décharge capitaliste des rêves brisés recueille les jouets bradés) et la peu productive réalisatrice n’en manque assurément pas. Le Complexe du castor pouvait n’être que l’exposé lacrymal d’un cas clinique, et sachons gré à Jodie Foster de ne jamais céder à cette tentation (bien que le « syndrome ColdCase » frappe parfois, avec des chansons-doublons explicitant à gros trait, à peu de frais, une « montage sequence » pour le spectateur stupide ou inattentif). Son parcours depuis l’enfance et sa distance par rapport à la célébrité l’autorisent à filmer avec un recul bienvenu un « effondrement impudique car médiatisé », tandis qu’elle trouve en Gibson un comédien talentueux et courageux, suffisamment pour recevoir et honorer à sa juste mesure le cadeau réflexif d’une actrice-amie. L’œuvre, faisons court, gagne notre sympathie par la bienveillance, la tendresse et la douceur d’un regard particulier, celui de Jodie porté sur Mel (la folie traverse la filmographie de l’acteur, chez Miller ou Donner, mais elle s’exprime ici avec une force et une « vérité » ne pouvant laisser indifférent). Un peu vite étiqueté autobiographique, Le Complexe du castor constitue « en réalité » un diptyque endeuillé avec Hors de contrôle (vigilante movie tendu et méconnu signé Martin Campbell, où un flic perd sa fille), une double descente marginale, risquée, dans les abysses du désarroi et de la perte, superbement incarnée par l’auteur complexe et « clivant » de La Passion du Christ (lire notre éloge modéré sur ce blog).


Le cœur d’un film bat souvent en sourdine, sa puissance se dérobe aux évidences autant qu’aux apparences et Jodie Foster, presque par mégarde, sans ostentation, révèle infinedans son commentaire la dimension profondément personnelle de ce castor mal-aimé, cependant tout sauf détestable : « C’est un peu l’histoire de ma vie, la partie la plus difficile de ma vie » ; plus tôt, elle soulignait le lien entre Walter de retour chez lui, dans une maison vide, et la fin d’une tournée promotionnelle effectuée pour un nouveau long métrage. On peut indiscutablement vibrer plus fort à d’autres peintures que celle de cette solitude de nanti en milieu fermé, de cette mort d’un mari d’autrefois, qui ne reviendra pas, plus sous sa forme passée, en tout cas (belle scène au restaurant du couple vieilli, « souffrant », de Maverick, la déchirure centrale, identitaire et sentimentale, vainement exorcisée par des photos de famille heureuse, religieusement baignée par les halos colorés des ponts de Brooklyn et Williamsburg), mais Le Complexe du castor, avec modestie et sincérité, nous conte aussi une histoire d’hommes blessés, tourmentés, de femmes vivantes, clémentes, et le sourire de Jodie/Meredith, ses grands yeux bleus troublés par les larmes, mère assistant en retrait à l’étreinte père-fils, crève-cœur pour tout spectateur masculin, peu importe la nature de l’entente ou de la mésentente, brillent d’une belle lueur dans la lumière un peu trop contrôlée, un peu trop sage, du film. Le Petit Homme, sympathique et anecdotique premier essai, étudiait déjà, sous le masque de la fiction, la différence méta d’une personnalité attachante, comme une esquisse de cet autoportrait inattendu, élaboré avec un enthousiasme, une intelligence et une générosité à son image.    


       

Nous ne vieillirons pas ensemble : L’Ours et la Poupée

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Frappe-moi, gifle-moi, insulte-moi, offre-moi une robe, une rose ou une bague de fiançailles maternelle, écris-moi des lettres que je ne lirai pas jusqu’au bout, baigne-toi avec moi dans l’eau grise des « torrents d’amour » et, finalement, laisse-moi t’abandonner à tes démons que je ne peux conjurer – plainte et prière, document révisionniste, lyrique et sarcastique, Nous ne vieillirons pas ensemble mûrit en beau fruit âpre et sucré, en spéculaire dernier titre de notre année…


On évite de revoir, de relire, de réécouter : vie trop courte et familiarité avec la beauté au plus profond du cœur, de l’esprit, les deux inséparables, mais on fit une exception pour Pialat, pour ce Pialat-là, qui nous jaillit au visage chez un « déstockeur », diamant coupant et aveuglant perdu parmi la verroterie d’un bac anonyme (« À la Galerie jfarfouille dans les rayons de la mort/Le samedi soir quand la tendresse s'en va toute seule » chantait Ferré sur Avec le temps). Bien nous en prit, car le film le plus populaire et le plus acclamé de son auteur (malgré les sifflets cannois pour le prix d’interprétation attribué à Yanne, présage de ceux accueillant le sacre de Sous le soleil de Satan) nous bouleversa une fois encore, une fois de plus, dans l’intéressante édition Gaumont parue pour son quarantième anniversaire (interventions d’époque au Festival, deux scènes coupées, avis enthousiaste de Truffaut sur L’Enfance nue et le scénario, discussion de groupe autour d’une bouteille avec Pialat, André Labarthe, Lucien Bodard et Marie Cardinal, bande-annonce originale, guillerette et longuette, court métrage touristique de Maurice, avec sa Camargue littéraire et convenue, le type même de bande commanditée que pourrait tourner Jean, et, le meilleur pour la fin, un entretien avec l’adorable Marlène Jobert conduit par Serge Toubiana, d’une durée de vingt minutes – on passerait presque sa vie entière à écouter sa voix douce et vive, à fixer son beau visage de femme présente et en retrait, elle qui sait si bien s’adresser, pas seulement aux enfants, elle dont on ne peut que tomber amoureux, dans ses incarnations et au-delà).


Affirmons-le d’emblée : on rit beaucoup à Nous ne vieillirons pas ensemble, comme à Irréversible, à Full Metal Jacket ou à Psychose (Jean mentionne « le truc d’Hitchcock » au sujet de sa mère, la personne « la plus malheureuse » qu’il connut et déclare, plus tard, tel Norman Bates, « Je ne ferai pas de mal à une mouche ») ; les lignes de Yanne ne franchiraient plus le cap de l’actuel « politiquement correct », certes, elles n’en conservent pas moins une irrésistible puissance de drôlerie tressée à une violence évidente, soudaine, à l’image d’un orage, qui emporte tout sur son passage, provoquant la sidération du spectateur (la célèbre scène du monologue de Jean en voiture arrive très vite, plus encore que le meurtre de Marion, dans cet autre film où le fantôme maternel fait aussi des siennes). Oui, on rit des odieuses diatribes, par réflexe, par complicité, par plaisir de la chose écrite (la lecture du roman et quelques bribes du script, couplés aux témoignages de Marlène ou Miss Méril, démontrent à quel point Nous ne vieillirons pas ensembles’avère une œuvre écrite, autant sinon plus que les travaux fraternels de Cassavetes). Cela n’empêche pas de frémir à la dureté de Jean, à son geste proprement et salement ignoble lorsque Catherine rentre chez ses parents de sa soirée entre filles (hors-champ, il fouaille son intimité de la manière la plus crue, la plus puérile, pour trouver une trace de sa supposée trahison sexuelle, en geste « impardonnable d’imbécile », point de non-retour définitif et catalyseur d’une rupture ressassée, reformulée, même motif musicalement et implacablement repris au fil du film en variations vertigineuses de vérité ; un acte identique reviendra dans… Showgirls).


Chaque plan de Nous ne vieillirons pas ensemblerévèle un œil de peintre (photographie du grand Luciano Tovoli, un peu avant Suspiria), par sa science du cadre (cinéma et peinture usent du même mot), par sa composition vomissant le pittoresque (au sens étymologique du terme), la belle image, le joli cadrage (une scène de plage évoque Rohmer, une superbe et dorée balade en barque emprunte aux Nymphéas de Monet). Peintre avorté, par dépit et par nécessité – il fallait bien travailler, comme Jean, tandis que les « héritiers » de la Nouvelle Vague se débrouillaient bien mieux, et parvenaient à tourner, eux –, Pialat filme magnifiquement, comme aucun autre avant ni après lui, les visages et les corps de son triohéroïque (la distribution entière mérite un éloge collectif). Jamais on ne vit Marlène Jobert aussi terrifiée, résistante et amoureuse ; jamais on n’admira autant Jean Yanne dans un rôle qu’il détesta pourtant avec chaque fibre de sa propre personnalité ; jamais Macha Méril, pas encore la brune bourgeoise perverse (pléonasme) du Dernier Train de la nuit, n’apparut aussi séduisante dans sa blondeur slave à faire rougir d’envie une Marina Vlady, femme séparée mais compatissante, aimante, russophile et russophone. Pialat se livre ici à une autobiographie en quatuor, chaque acteur pouvant se mirer dans son personnage, et lui-même dans celui du documentariste – cependant, le matériau originel subit inévitablement une transmutation cinématographique l’éloignant du modèle, l’élargissant aux dimensions d’un public d’hier et d’aujourd’hui (d’où son succès commercial et critique). Chacun peut se reconnaître dans ce couple qui s’aime « un peu moins », qui se déchire afin de se sentir vivant, qui se noie ensemble et surnage néanmoins.


En 1972, à l’époque de Gorge profonde et du Dernier Tango à Paris, Pialat cherche à inventer un nouveau romantisme, qui revisite les lieux phalliques et iconiques de la passion – gares, trains, automobiles, lits – depuis Tolstoï (Anna Karénine) ou David Lean (Brève Rencontre) avec un regard vraiment neuf, avec une écriture débarrassée des poncifs, des joliesses, des conforts : Kafka, dans une lettre fameuse, exhorte à ne lire que des « livres qui vous mordent ou vous piquent », exigeant de l’écriture qu’elle s’apparente à « une hache qui brise la mer gelée en nous », et Nous ne vieillirons pas ensemble fait exactement cela, le fait sans fléchir, sans reculer (formidable courage des acteurs), sans faire de cadeau à personne, ni au réalisateur, ni au spectateur. Voici enfin une comédie sentimentale adulte, cruelle, émouvante, stérile (plan d’enfant blond au marché de Noailles à Marseille, cris de gamins invisibles autour du couple dans un décor de collège, silhouettes ludiques à l’arrière-plan, en contraste avec la désespérance de Jean et la résolution douce de Catherine, avortement de cette dernière) et aboutie qui sonde la masculinité et la féminité tourmentées d’une époque, qui constitue un documentaire sur les mœurs du temps, un enregistrement en direct d’une certaine France sur le point de disparaître (poignante séquence avec le père, riche de non-dits, d’élans retenus, de blessures inguérissables, celles des « petites gens », des gens « d’en bas », des « taiseux », d’Auvergne ou d’ailleurs, de ceux que le cinéma français n’écoute pas, ne sait ni ne veut écouter). Le film de Pialat dialogue alors avec l’ouverture vintage du Mans, avec la nostalgie de Tati, avec Vigo (L’Atalante) et Cassavetes (Faces), avec le Bergman de Scènes de la vie conjugale.


Le cinéaste, comme il le reconnaît lui-même, invective directement les personnages (et les spectateurs), les secoue, les montre dans leur nudité première (celle des enfants placés en famille d’accueil de son premier opus), met à nu son cœur avec l’impudeur toujours pudique (pas un seul plan de nudité, aucun détail trivial dans ce drame domestique et quotidien) d’un Baudelaire ou l’humour salvateur d’un Maupassant (dans Miss Harriet, une vielle fille anglaise s’entiche d’un peintre volage et finit par se jeter au fond d’un puits ; Catherine, attirée un temps par le soleil noir de Jean, parviendra à s’extraire de sa mélancolie, à retrouver la gaieté, la légèreté qui manquaient tant, apparemment, à Maurice). Avant le désastre financier de La Gueule ouverte(terrible solitude de la maladie annoncée dès maintenant avec le personnage esseulé de la grand-mère de Catherine), avant la renaissance d’À nos amours (la jeune fille en bateau sur l’eau paraît une sœur de l’ondine peinte une dizaine d’années plus tôt), avant les couples mal assortis de Loulouet Police, avant les figures christiques, hantées, de l’abbé Donissan (Sous le soleil de Satan) et de Vincent (Van Gogh), avant la famille « nucléaire » du Garçu, Pialat atteint un état de grâce, une parfaite possession de son langage et de son discours (« Tu devrais finir ton scénario » invite la muse rousse et mutine, qui ne porte nul soutien-gorge, remercions-en le MLF !).


On le disait, redisons-le : peut-être trouve-t-on davantage de lui dans son diptyque mystique et esthétique, l’écart de la transposition romanesque ou biographique autorisant, paradoxalement, une plus grande dimension autobiographique, au double niveau métaphysique et pictural – n’oublions pas que l’adaptation intense de Bernanos comporte une résurrection aussi scandaleuse que celle d’Ordet, mentionné par Jean à propos « des films où les hommes pleurent » –, mais Nous ne vieillirons pas ensemble donne à voir le tableau peint au couteau, tranchant comme une lame, dense et sensuel comme une pâte au sortir d’un tube de couleur, étalée avec le doigt sur une palette, d’un homme suffisamment lucide pour se risquer à un tel dévoilement, au spectacle dépouillé, mesuré, serti dans une orgueilleuse élégance graphique et morale, d’un frère égocentrique, pathétique, colérique, jaloux, naïf, pitoyable, vainqueur à genoux incapable d’aimer celles qui l’aiment et l’admirent (la petite secrétaire se rêve cover-girl mais délaisse Troyat pour Pascal et Les Fleurs du mal, bien que Yanne ricane de cette « progression »), incapable de s’aimer lui-même, tenté par l’entropie, par la détestation permanente (« Moi, j’men fous, de mal manger au restaurant. J’y allais pas pour ça. J’y allais pour être avec toi » confesse Catherine dans la dernière grande discussion, moment déchirant et apaisé), sa faille bien sûr irréductible à une généalogie familiale (l’importance de la supposée « folie » en héritage déjouée par le malaise existentiel du protagoniste).


Se montrer le plus pour se montrer le moins : en exposant Jean à sa lumière sans pitié, sans complaisance mais pas sans empathie, Maurice Pialat se dissimule et donne à résoudre une impossible énigme dédoublée, celle de la vie à deux, celle du bonheur qui se refuse (Jean ne possède pas cette grâce divine, hélas pour lui et les deux (principales) femmes de sa vie, suivant le dogme injuste et inflexible des jansénistes). Grand film d’amour et grand film tout court, météore dans la cinématographie nationale, qui annihile à lui seul quasiment tout ce qui précède et suivra, Nous ne vieillirons pas ensemble brille à la façon d’un métal pur, d’une pierre incassable, d’un film avec lequel vieillir et grandir. Le moindre mot, le moindre geste, le moindre cadrage, la moindre durée du plan, la moindre liaison du montage (Claude Dubois & Arlette Langmann, sœur de Claude Berri, compagne de Pialat) et le moindre souffle de la prise de son (Claude Jauvert) tissent une trame suprême qui accueille volontiers les « incidents » (perche reflétée dans une vitre, voix off discernable du réalisateur) et les « erreurs » (Marlène, dans son monologue « routier »« au point mort », à elle, prononce cinq ans au lieu de six pour dater la liaison, et sa fin) en signes de vie, de réalité, de respiration de la technique et du jeu. Homme de mots et d’images, Pialat réussit tout et avant tout ce miracle singulier d’un film matérialiste et réaliste baigné par une foi dans la vie et le cinéma, dans le cinéma à traduire la vie, à la montrer enfin d’une manière russe (pas de sentimentalité mais primat du sentiment, pour paraphraser le personnage de Macha) et très française (le film débute dans une chambre d’amants, lieu cardinal, pour le meilleur et le pire, de l’imaginaire cinéphile national depuis les années 60, sous l’influence apocryphe du marivaudage précieux du dix-huitième siècle).


Cette pointe extrême du réel, de la vérité des cœurs et des âmes, on la retrouve un peu dans L’important c’est d’aimer, au titre ironique et désespéré, comme un commentaire ou une réponse à celui de Pialat, mais avec un surcroît parfois gênant de théâtralité, d’intertextualité redondantes (la scène et Shakespeare). Pialat ne s’embarrasse d’aucune référence (à peine mentionne-t-il Chabrol, en clin d’œil, qui sait, au Boucher, et Demy, auquel ses héroïnes volent leurs prénoms similaires à ceux des sœurs Dorléac, Catherine et Françoise, à peine accorde-t-il un caméo drolatique à Jean-Pierre Rassam en guitariste local), puise directement dans son expérience et sa reconstruction, transforme un matériau anecdotique, banal, tragi-comique, en poème acerbe et tendre (car une grande douceur parcourt cette œuvre violente), au final cosmique : sur un extrait en duo édénique de La Création de Haendel, Marlène-Catherine se baigne dans la mer sauvage, lutte et sourit, à la fois dans le film et en dehors, baignade doublement au passé (images reprises de la scène à deux, avec regard caméra pendant la sortie du champ, images surexposées, irradiées, des rushes ou tournées par Jean en hommage à sa sirène radieuse, durant lesquelles Mademoiselle Jobert, droit dans les yeux, semble parler à l’équipe, avant de se dissoudre dans un fondu au blanc liquide) ; cette coda méta relit Botticelli (La Naissance de Vénus) et immortalise une femme/une actrice/un personnage renaissant dans le baptême de la fiction, le film en fils métaphorique d’une union dès le début compromise par trop de dissemblances, de dissonances, d’incompétences (à l’amour, au partage, à la tendresse et à la joie).


Ce à quoi nous assistons, que nous écoutons, cet alliage inouï entre le film de vacances, le supplément de tournage et la métamorphose d’une comédienne, tout dépasse l’oratorio et le long métrage, n’existe que par eux, et paraphe l’itinéraire féminin (féministe ?) d’une libération – cela s’appelle une apothéose et cela ouvre à des hauteurs pratiques et stratosphériques Nous ne vieillirons pas ensemble, chef-d’œuvre ni masochiste ni daté, film solaire et secret, limpide et troublant, entité qui vous happe et ne vous lâche pas durant une heure quarante-sept, sinon épuisé mais ravi, à l’instar de sa Catherine « casée » avec un directeur commercial spectral (« un fasciste, un mec de droite, un casseur de Nègres, en Touraine, il y en a des milliers »), vraie-fausse happy end, repoussant les vagues ou plutôt utilisant leur force pour arriver là où elle veut, là où elle se dresse dans toute la gloire et la puissance de son sexe (Notre-Dame-de-la-Garde veillait sur les amoureux de ce Je t’aime moi non plusà leur insu). Suzanne perdra sa virginité mais pas sa fossette, Mouchette perdra la vie et la raison ; Catherine perd son amant et gagne sa liberté, son identité, sa voix (dans la scène précitée, elle ne dit rien, elle « encaisse » l’engueulade avec un stoïcisme de midinette, d’actrice X, de jeune femme très amoureuse d’un homme trop blessé, trop peu confiant en son talent, en sa richesse, en la vie elle-même, pour ne pas se taire, ou alors trop tard, pour ne pas la serrer dans ses bras sans la briser, sans être sur le point de l’agresser, lui, si impuissant, si perdu, qui surnage entre quelques sous de chez Pathé, sa paresse dégoûtée, son indécision chronique, notamment à divorcer).


Oui, on quitte à regret cette homme et cette femme qui, assurément, ne s’ébattent pas du côté de Deauville sur du Francis Lai, Dieu merci, se quittent devant la tour Eiffel aperçue à travers le pare-brise, symbole antithétique de la libidode Jean, disons parents de cinéma, amis chers se débattant à l’intérieur d’un triangle électrique (les célibataires affrontent d’autres problèmes/figures géométriques), exégètes expéditifs de Pavese (se sentir exclu du monde, douter de sa valeur singulière, ne pas savoir exister à travers le regard énamouré d’autrui), comme la matrice d’un cinéma orphelin qu’il ne reste plus qu’à pleurer, puisque personne, absolument personne, dans l’Hexagone, ne s’inscrit dans son sillage, sa radicalité, cette quête inlassable de quelque chose qui sonne définitivement vrai, beau, bon et bien (Platon ? Assumons !). Le cinéma sauvage et serein de Maurice Pialat, avec son inépuisable énergie (fatigue du Garçu en bémol), sa belle franchise, ce sens de l’observation inassimilable à un scalpel de chirurgien ou à une pince d’entomologiste – l’homme se brûlait à son feu de cinéaste et inversement, dans une rigueur d’exécution profondément « classique », dans une modestie d’artisan « autodidacte » dépréciateur de son travail et, souvent à raison, de celui des autres – nous manque tous les jours et il nous plaît de terminer cette sombre année en sa lumineuse compagnie, flanqué de Marlène, Macha et Jean. Que leur souvenir vivant, au présent incandescent, nous amène avec toi, cher lecteur, aimable lectrice, jusqu’au rivage de l’an prochain, pour d’autres battements de sang et de cœur, cinéphiles mais pas uniquement, et si l’on ne peut vieillir ensemble, qu’au moins le ciel du « septième art » nous accorde encore, vœu ou promesse, quelques voyages immobiles et renversants de cette « trempe », de cette ampleur, de cette générosité, par-delà l’angoisse, la défaite et (définition d’une séparation) la mort dans la vie…      


Une esquisse de Marlène Jobert :

Une ébauche de Maurice Pialat :

          

Who’s That Knocking at My Door : La Coquille et le Clergyman

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Délivre-moi du mâle, implorerait « The Girl » ; absous-moi de mes fautes féminines, répondrait l’enfant de chœur aveugle et sourd au véritable amour – Scorsese sur le seuil : grandeur et imperfection d’une carrière sur le point d’éclore…   


Film d’étudiant (à NYU), de débutant (plus irrésolu qu’absolu), de fils filmant sa maman dès l’ouverture, dans une enfance reconstituée en variation triviale et domestique de l’Eucharistie. Ici, les miroirs reflètent une Madone (à l’Enfant) et un jeune couple en plein coitusinterruptus : tu ne baiseras pas avec ta promise avant le mariage, tu n’aimeras pas les « poules » avec lesquelles s’amuser. Du côté de LittleItaly, les « blousons noirs » se battent comme chez Robert Wise & Jerome Robbins, regardent des navets à la TV avec des lunettes noires, s’apostrophent et se soûlent. Là-bas, on aborde une inconnue sur le ferry de Staten Island avec une photographie de John Wayne dans Paris Match (la veuve de JFK en couverture), on lui vante La Prisonnière du désert et Lee Marvin, on l’amène voir Rio Bravo en double programme avec Scaramouche. Sous la double égide Cassavetes/Fellini, Scorsese entrelace les formats, les temporalités, les lignes narratives, afin de conter tout l’ennui et l’emprisonnement (à domicile ou en automobile, via des gros plans de cadenas, serrures, portières) de ses vitellonià lui, pas si pasoliniens ragazzidi vita que cela (ces « affranchis » en herbe piquent une poignée de dollarsdans le sac de leur conquête éphémère, vivotent entre le jour et la nuit, les amis et les appartements).


Dès ce premier opus, que le cinéaste commente vite au moyen d’un contexte génétique (au sens littéraire et biblique), la cosmogonie « ritale », méta et « catho » se met en place, et comment pourrait-il en être autrement ? Marty se confie, rat de cinémathèque et grenouille de sacristie, dresse un portrait de l’époque et de New York au moment où ils vont basculer dans la « révolution sexuelle », le « pouvoir des fleurs », la théorie vietnamienne des dominos, le succès hollywoodien du satanique bébé de Rosemary et la gueule de bois révisionniste des années 70, avant le « nouvel espoir » stellaire et lucratif de Lucas. L’un des membres éminents des moviebrats se cherche encore et se trouve déjà, style et discours. Les « petits veaux »/« petites frappes » s’ébattent une arme à la main et au ralenti sur une bande-son en scansions rock ou latino non « créditées » (l’héroïne anonyme écoute Sinatra, Getz/Giberto, Dinah Washington et lit la tendresse de la nuit selon Francis Scott Fitzgerald). Les travellingset les plongées, les surimpressions et les plan-séquences, les fondus et les arrêts sur images, résonnent avec les recherches de Penn puis de Peckinpah, tandis que la fin faussement ouverte, boucle bouclée sur le dénouement d’une liaison, sur le ressassement d’une étreinte aussi blanche qu’une bougie cireuse, verrouille le destin du juvénile Harvey Keitel, unique Juif (son personnage goy en plaisante) de la communauté italo-américaine.



Commencé dans la cuisine maternelle, le film s’achève bien sûr à l’église, avec de vertigineuses et vivaces contre-plongées sur le Christ crucifié, sur la pietàsculptée, sur les stigmates adorés, embrassés, vomis (effusion de sang dans la bouche du protagoniste), petit théâtre intime que le fébrile séminariste de hasard connaît bien, autant qu’Abel Ferrara. La pilule transforme les femmes en partenaires de péché, le fossé entre la mère et la prostituée se creuse au fil des nuits blanches et des jours matinaux (Keitel débarque à six heures et demie chez la douce et blonde et séduite et disparue Zina Bethune pour lui « pardonner » son viol, lui proposer de l’épouser « quand même », la traiter de putain, s’excuser, lui poser une question cruciale, que la VOST omet pourtant de traduire : « Tu te prends pour la Vierge Marie ? »). Beauté du noir et blanc moins granuleux que celui des ombres raciales de John, du ring (marital) dévolu au « taureau enragé », et très belle scène d’ascension vespérale dans un « trou perdu » des environs (au sommet du Stromboli, une épiphanie attendait pareillement Ingrid Bergman). Le réalisateur, traumatisé par Alexandre Nevski peint par Eisenstein et la rupture d’un sceau suédois, donne dans la chronique de mœurs, l’incommunicabilité sentimentale, l’aliénation des grandes villes (Travis Bickle va bientôt y conduire son taxi).



Un homme écartelé entre ses « potes » et l’élue de son cœur, entre l’insouciance et le drame irréversible (elle se fait violer dans une voiture hivernale, comme si les rebelles sans cause de Nicholas Ray croisaient la route d’un vétéran du Vietnam emmenant sa chérie voir du X sirupeux sur la quarante-deuxième rue). Pour complaire au public de celle-ci, le catholique romain, favorisé par la technique démocratique, s’enhardit à commettre une séquence mentale masturbatoire, quitte à donner des sueurs froides, soutenue par le passage le plus œdipien et indien de l’épopée liminaire et crépusculaire des Doors : dans un loftà Amsterdam, Keitel accumule les conquêtes en discrète frontalnudity, se laisse gentiment dévorer par des succubes artyéchappés sans mépris d’un Godard. Les hommes parlent, crient, gesticulent, s’esclaffent (devant de l’alcool, tels les maris de Johnny) et les femmes se font détrousser, peloter, embrasser, délaisser. Ils ne savent pas s’aimer, encore moins affronter la terrible et banale vérité avouée en preuve de confiance, de don véritable, car cela reste inaudible, inacceptable, sorte de revers des bravades dites viriles (le chahut autour des deux filles, transposé dans une bande signée Siffredi, dégénérerait assurément en gangbang).



Sous ses allures d’autobiographie officieuse et cinéphile, sous ses formes diverses, disparates et impures, sous ses titres successifs, le premier labeur de Scorsese annonce tout le reste à venir, pour le meilleur et le pire. Catholicité inquiète, famille (avérée/de procuration) étouffante et rassurante, incompréhension de la psyché féminine couplée à un attachant portrait de femme (Alice incarnée par Ellen), aspiration à une transcendance et enlisement dans la boue des habitudes, du quartier, de l’éducation, guerre des sexes à l’orée du féminisme, violence des mots et parfois des gestes, vitesse de la caméra, du regard, des raccords, musiques d’alors substituées au chœur antique à l’usage de tragédies de poche répétées à partir du même motif – l’individu dans le groupe, l’amour dans la loi, la culpabilité dans l’élan –, attraction-répulsion pour les mystères de la chair et fascination pour l’énigme de l’Incarnation : la filmographie future se chargera de développer. Ce coup d’essai, de maître, sut s’attirer les faveurs de Cassavetes (billet pour accompagner Minnie et Moskowitz) et de Corman (financement des mésaventures de Bertha Boxcar).


Près de cinquante ans après, qui frappe à la porte de l’œuvre, sinon le Diable, certainement (de la publicité, du désarroi, des interrogations professionnelles et personnelles), et le cinéma, heureusement. De la rue à l’université, de l’exercice de style au journal intime, de l’héritage (notez la figure du père étonnamment absente, sa puissance déplacée sur l’avatar problématique du Duke) au marivaudage, de la bière à l’eau bénite, Martin Scorsese hésite, apprend, corrige et tente (le maniaque énamouré de Bill Lustig et Joe Spinell se souviendra de cette dichotomie à la première personne et jusque dans le corps filmique). Voilà pourquoi il convient de redécouvrir ce mélodrame sec et prometteur, à l’humour religieux (un cierge pour décorer la table – sacrilège !) mais pas seulement, pas encore pris dans le tourbillon souvent épuisant des titres à venir, leur brio un peu creux, leur opulence opératique. Ce film de chambre sans sexe (le joueur impuissant jette sur l’ultime modèle féminin un jeu de cartes probablement privé d’as de cœur) nous montre un artiste à ses débuts, lesté d’une mémoire cinématographique et d’une foi vacillante, le « septième art » advenu en révélation et religion laïque. Dans les ténèbres finales, J. R. prie et Martin l’imite. Pour exorciser la souillure originelle, pour remercier les pères (et les pairs) d’un divertissement populaire et adulte, pour espérer grandir loin des mauvais garçons infantiles, suffisamment à distance, histoire de les portraiturer, célébrer, honnir, pour trouver un sens à une existence absurde, décevante et illusoire, on ne peut qu’entrer dans les ordres ou faire des films…  

                   

The Park : Photo Obsession

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Pas de Massacres dans le train fantômeà la Tobe Hooper, mais comme le faire-part de décès d’un certain imaginaire endogène, voire parasitaire, autrefois inspiré, tellement séduisant dans son audacieuse démesure et son affolant mélange des tons. Requiem pour HK via son cinéma ? Oui, un peu de cela, hélas !...    


Les voies du Seigneur demeurent impénétrables, dit-on ; celles du « septième art » aussi. Il faut ainsi endurer quatre-vingts longues minutes avant d’assister à un moment de grâce : l’héroïne, à la recherche de son frère retrouvé (témoins, gamins, d’un « accident » depuis une grande roue), photographie chacun des spectres du parc d’attractions afin de les libérer, le charme maléfique enfin brisé par la fumée du foyer, sur l’autel maternel. Les enfants perdus de cette cité ressassée, soporifique plutôt que ludique, à la 3D anecdotique (pléonasme), flanqués de leurs parents, sourient à tour de rôle face à l’objectif, ronde apaisée dans l’élan ouvertement sentimental du morceau musical de Chan Kwon Wing et Ken Chan. Pour le meilleur, le film d’horreur vire au mélodrame, vrai fondement d’un « genre » injustement décrié malgré ses innombrables « déchets » (dont celui-ci, rédimé in extremis). Les âmes en peine, amies, inconnues, connaissent le répit et la malédiction se rompt – la persistance (rétinienne et mémorielle) des fantômes atteste d’une survivance, optimisme de l’épouvante magistralement illustré par Kubrick à l’Overlook.


En dépit d’évidents défauts, de tares rédhibitoires (une esquisse de scénario, une distribution défaillante, un épilogue « mécanique » absurde et convenu), le film d’Andrew Lau, remarquable et remarqué directeur de la photographie pour Sammo Hung, Ringo Lam et Wong Kar-wai, surtout connu en tant que réalisateur du surestimé Infernal Affairs, vaut itou pour sa lumière, signée lui-même et Ng Man Ching, quelques légers travellings, un ou deux plans au grand angle d’un décor funèbre pas assez exploité par cet exemplaire confidentiel d’une production à peu d’ambition et de frais. La poésie du deuil et de la transmission y entre comme par effraction, parmi l’obscénité inoffensive du cadavre ensanglanté d’une gamine, l’ennuyeuse routine d’unbodycount (décollation incluse) au christianisme plus discret que celui de Scorsese (ou Woo, histoire de rester en Asie), la « monstruosité » naturelle d’un visage à lui seul effet spécial (le gardien endeuillé des lieux). Bo Bo Chan, actrice éphémère retirée suite à un « scandale sexuel », chante mieux qu’elle ne joue, et la vétérane/« sorcière » Kara Hui pleure sans effusion la disparition d’un fils (elle mourra dans les bras de sa fille agenouillée, touchante pietàinversée). L’un des jumeaux Pang (dispensable car esthétisant Ab-normal Beauty) monte avec des moufles tandis que la réalisation frise (pratique) le filmage à plusieurs reprises.


The Park, lesté de son incontournable cimetière profané, de ses adolescents orphelins si stéréotypés, de sa romance impromptue (Shan épris de Pinky), de ses murs dotés de bras (maladroits) à la Cocteau, de son doublage cantonais d’un tournage thaïlandais, pourrait facilement figurer dans la filmographie utilitaire de Wong Jing, l’ancien partenaire commercial de Lau, et trouve in fine son réel sujet dans sa propre débâcle. Ce vain avatar d’Histoire de fantômes chinois statique et aboulique présenté à Sundance, quasi DTV à la limite de la DV, empruntant notamment à Ju-on, présageant le paresseux POV de [REC], constitue l’ombre/l’ersatz/le rejeton anémié du grand cinéma de HK des années 70-90, populaire et spectaculaire, calligraphique et lyrique. Les flics et voyous spéculaires revisités par Scorsese purent donner l’illusion d’un deuxième souffle (pas melvillien), d’une renaissance en salles. Cependant, phagocytée par la Corée (du Sud), la Chine (auteuriste, voire financièrement alliée aux USA), le Japon (la douce et domestique présence finale des esprits rime avec Vers l’autre rive), la cinématographie hongkongaise s’apparente désormais à un parc de désolation, un musée mélancolique où croiser les reliques de Frankenstein, la Momie, Freddy ou l’Exorciste chinois, un territoire des morts exsangue et atrophié, que ne viendra sauver nul chapelet (ni crucifix).


Naguère, dans le talentueux Talisman des territoires, Stephen King et Peter Straub contèrent de concert, le même endroit méta en point de départ, l’émouvant roman initiatique d’un gosse de douze ans essayant, au moyen d’un périple en miroir, de guérir sa mère atteinte d’un cancer. En 2005, Mark Duffield délivra sa version, sympathique mais inconsistante, de la fameuse légende locale (thaï) d’une amoureuse protectrice et rancunière, sobrement intitulée Ghost of Mae Nak. Dans un autre registre, les clowns lubriques et surréalistes de Gregory Dark – qui commit l’anodin See No Evil, prévisible pochade œdipienne et puritaine nantie d’un clin d’œil nostalgique à la trop belle Lea Martini, mannequin so (porno) chicincitatrice de l’onanisme autiste, châtié, de Jacob – égayaient/inquiétaient sa série classée X des New Wave Hookers. Citons, incitons à la rencontre avec ces trois œuvres davantage qu’avec The Park, dont l’accroche publicitaire française du DVD, serti dans un simulacre de reliure livresque, assorti d’une double paire de lunettes bicolores, résume et avertit sans le vouloir (?) : « Vous ne ferez pas un deuxième tour » (de manège sacrilège)… 

Cello : Ma meilleure ennemie

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Oubliez le célèbre cliché de Man Ray, ne pensez pas à la regrettée Laura Antonelli dans Ma femme est un violon : ici, le sexe s’abolit dans une danse macabre et mentale…


Alors que la Corée du Nord joue les Docteur Folamour (mais de quel droit les USA lui donneraient une leçon de morale nucléaire ?), la voisine du Sud renforce sa suprématie cinématographique avec un titre sorti voici une dizaine d’années. Placé sous le double signe d’une silhouette de violoncelliste accompagnée d’une platine auprès d’un lit et d’une femme ensanglantée sur une table d’opération, l’opus– mot littéralement idoine – épouse le rythme lent et implacable d’un métronome filmé au ralenti, conduit avec une discrète maestria vers un crescendo tissé de gore, de révélation et d’ironie. Un malaise et une menace s’immiscent dans la vie de tous les jours d’un professeur de musique n’enseignant plus. Beaux traits, belle maison, belle voiture (allemande) : tout pourrait aller bien pour Mi-ju, malgré le mutisme autiste de sa fille aînée (rien à voir avec des médicaments pris pendant la grossesse, rassure un médecin), ses soucis avec une ancienne élève revancharde, ses cauchemars à base de brouillard noir, le suicide « assisté » de sa belle-sœur esseulée (son petit ami en Amérique rompt par téléphone) façon La Malédiction. Des dissonances plus ou moins sonores et spectaculaires viennent cependant parasiter la petite musique du quotidien, réglée tel le papier du même nom, avant que les cordes de l’émotion et de la destruction ne se déchaînent (et se brisent) dans le dernier tiers, descente aux enfers en circuit domestique fermé.


Dans la maison-prison, la rescapée finit par se souvenir, par affronter une vérité déjà soupçonnée par le spectateur affranchi de la fausseté d’un flash-back via, disons, Le Grand Alibi de Hitchcock. Sur fond de rivalité amicale et musicale à l’unisson du diptyque adolescent et féminin de Claude Miller (L’Effrontée puis L’Accompagnatrice), le film s’apparente à une odyssée intérieure, un voyage immobile et méta utilisant le coma en métaphore du cinéma. Mi-ju se raconte des histoires et réalise son propre film, dont elle tient le rôle principal et subit l’impact à la fois destructeur et salvateur. Pour renaître parmi les vivants, pour cesser de subir le courroux des morts, pour espérer se délivrer d’une partition répétée au diapason de la culpabilité, il lui faut se risquer, endormie, à cette fugue dite psychogénique, traverser ce territoire intime, foyer aussi labyrinthique et circulaire que l’hôtel et le « jardin » de l’Overlook. Au cinéma, à l’image de la supposée réalité, le monde se confond avec sa perception, et l’existence procède d’une solitude ontologique. Cello, morceau en solo, joue avec brio de l’incertitude des phénomènes et des photogrammes, surtout lorsque le réel paraît reprendre ses droits diégétiques. L’épilogue réaliste et rassurant semble ainsi miné dans ses fondements par un sentiment de déjà vu, une variation de la biographie ouverte sur un emboîtement infini, à l’instar du « rêve à l’intérieur d’un rêve » de Poe.


Lee Woo-chul, jeune réalisateur au cœur d’une mise en abyme sentimentale le temps d’une photographie, évite la vanité de l’entreprise – ceci se réduit à un songe, à un mensonge, un paresseux tour de passe-passe, écueil sur lequel s’abîmait le duo cérébral et réflexif L’Esprit de Caïn/Femme fatale (un admirateur de Brian De Palma écrit cela) – par son caractère heuristique à fleur de peau. La prisonnière de son corps martyrisé, de son esprit en surchauffe, ne se remémore pas pour la gloire ou le divertissement de l’amateur d’horreur, forcément (?) déçu par la retenue, le classicisme et la précision du discours. Elle cherche avant tout à se libérer d’elle-même, de son acte irréversible, accident de voiture devenu meurtre incarné par une cicatrice/empreinte au poignet, stigmates ternaires hérités de la victime en réminiscence accusatrice et indélébile. En matière d’apparence, le jeu social, illusoire et précaire, rime avec le jeu esthétique, malléable miroir tendu au protagoniste autant qu’au spectateur. Dans la fiction à la première personne pourtant revêtue des atours de l’objectivité, de la « focalisation externe », pour jargonner avec les exégètes (ou les enseignants) de Lettres, les pires craintes prennent corps et vie dans une fable graphique à la séduisante et imparable rigueur.


La mort d’une enfant, inguérissable tragédie pour tout parent, s’y voit dédoublée avec le parcours de la gouvernante, cruauté au carré obéissant au dédoublement général, vrai roi de la narration depuis le générique amniotique, décliné en moments (le retour à domicile), gestes (les doigts qui comptent), indices (les ondes cérébrales parallèles) exposés avec une cohérence spéculaire. Tout se reflète et tout (se) réfléchit au sein de Cello, les destins et les sœurs, les anniversaires et les chutes. Un message moqueur à propos du bonheur fait mystérieusement retour sur un portable ; dans un parking anxiogène, une berline noire manque de renverser Mi-ju en reproduisant le trauma initial ; le violoncelle de la gamine duplique celui de la mère ; dans l’album scolaire, les photographies étêtées vont par deux. La gouvernante, autre survivante d’une famille décimée sur la route, partage le silence de l’adolescente déjà réglée (filet de sang entre les jambes de la génitrice et de sa progéniture, réunies dans une baignoire gentiment incestueuse). La mort soudaine d’un chien aveugle baptisé Sunny, un concert donné par la sœur de l’amie défunte, où notre héroïne se retrouve soudain seule, tandis que le spectre de sa belle-sœur tient l’instrument, une brume sombre et végétale se répandant sur le mur d’une chambre verrouillée (cf. le contemporain Mortuary de Tobe Hooper), une pluie impromptue liée à une chanson de « Rainy Melody », mille et un signes affleurent, énigmes à résoudre, que nul ne parviendra vraiment à percer, béances de sens ouvertes en blessures vives et visuelles.


Le mari, attendri et inquiet, ne parviendra que trop tard, infine, inutilement, à comprendre la nature dramatique de la supercherie/substitution et la vraie raison de la disparition de sa fillette, censément partie dans un improbable camping inventé par le déni de la mère (il ira s’empaler sur un morceau phallique de ferraille, dans la cave utérine occupée par le petit cadavre à l’abri au sein de l’étui du violoncelle : que les « psys » se repaissent avec cet espace et ces accessoires hautement symboliques !). Mi-ju essaiera de noyer dans le sang frais tous les avatars de sa Némésis, ses faces diverses attribuées en masques reconnaissables au gynécée, quitte à se sacrifier, à s’automutiler, son insupportable douleur dissoute dans un fondu au blanc. Les retrouvailles au réveil apporteront le soulagement et la tendresse, des larmes en leitmotiv d’un mélodrame sec, mais une dédicace sur une pochette de disque bouclera la boucle maudite, tel un sillon raillé de vinyle provoquant le bégaiement du temps et de l’histoire en musique (Bach, « machine à coudre divine », selon, peut-être, Colette, rime avec le défilement régulier de la pellicule surnaturelle, puisque le cinéma s’avère un art mécanique et mystique). Pas d’AveMaria pour la musicienne finissant par ouvrir les yeux (traversant celui de son succube), dans la double acception de l’expression, en réponse à la douce supplique de lépoux, Orphée policé.


On le voit, cet attachant portrait de femme résonne avec Carnival of Souls, Dark Water, voire Deux sœurs, bien plus qu’avec Ring (rappelons aux amnésiques la présence de fantômes aux longues chevelures de suie dès le Mizoguchi des Contes de la lune vague après la pluie en 1953) ou la roublardise hollywoodienne de Sixième Sens. La photographie pastel et hyperréaliste du binôme Kwon Yong-chul/Kim Doo-sam, la performance intense de Sung Hyun-ah, postulante à Miss Corée primée avec justice en Espagne, à la carrière hélas écourtée par un « scandale sexuel » présageant celui de Bo Bo Chan après The Park, la réalisation « japonisante » de Lee Woo-chul – cadres composés immobiles, lenteur cadencée du récit, huis clos claustrophobe, juste distance capable d’illustrer un animisme journalier, une sauvagerie tenue quasiment hors-champ – font de Cello, tourné en deux semaines pour un budget deviné modique, une hypnotique réussite, en dépit des regrets de son auteur pressé. Film de chambre, de femme, de faute (et d’innocence), il sonde avec puissance et sérénité les affres d’une conscience tourmentée par les crimes d’hier et les fêlures d’aujourd’hui. L’ultime plan, saisissant au propre et au figuré, paraphe poétiquement l’emprise du passé, l’impossible oubli et la main au collet d’un démon très familier, laissant l’héroïne et le film en suspens, un visage muet, terrifié, comme codad’une sonate mélancolique et inspirée à vraiment réécouter…   


Réunion sanglante : Le Plus Beau Métier du monde

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Pas de cours et nulle issue de secours, rien qu’un Zéro de conduite sans récréation et en évident trompe-l’œil…


Agatha Christie s’invite à Festen… Hier, l’enseignante brimait ses élèves ; aujourd’hui, ils reviennent la voir avant qu’elle ne trépasse… Le prologue génétique va vite mais s’apparente itou à un « roman familial » (« Le mari s’est battu contre la dioxine » affirmera bientôt, doctement, un médecin), avec écoulement de sang durant des jeux d’enfants au bord de l’eau, dû à une grossesse problématique, progéniture finalement difforme, époux pendu en tons sépia… Puis un éclair laisse entrevoir la mise en scène du massacre, chacun à sa place dans le bain de sang collectif, les vivants, les morts et le spectateur dans l’attente d’une explication… Au-dehors, un flic sur le point de partir à la retraite dégote une oreille à la Blue Velvet, autre fable sur les apparences sociales et l’enfance volée (au propre, au figuré)… Mi-ja, la fille « adoptive » depuis un an de la sévère Madame Park, nous raconte les événements en flash-back… Une femme en fauteuil roulant se tient face à la mer, autant dire à la mort, et ce moment rappelle bien sûr son écho dans Hana-bi, souligné par un joli thème musical mélancolique… Le temps d’une hallucination, les convives, déjà là, lèvent leurs verres à sa santé : voilà un indice on ne peut plus clair, mais invisible à force de clarté, sur le caractère précaire de la véracité des images (au cinéma et ailleurs, le point de vue informe/déforme la réalité friable du monde)…Dans une belle maison réaliste hors de tout, du temps, de l’espace, de la Corée du Sud, se déroule un huis clos mental…



Ici, les phrases se dédoublent significativement (« Vous devez vivre longtemps », comprendre : subir jusqu’à la fin de votre vie et au-delà le châtiment de vos fautes) et chaque personnage constitue bel et bien la projection d’une offense, l’incarnation d’une blessure, puisque le « septième art » permet cela, cette prosopopée psychique donnant à voir une intériorité de sentiments et d’émotions comme objectivée par la caméra, qui filme toujours au présent et « pour de vrai »... La cicatrice de la médisance sociale se rouvre avec ce couple de délégués de classe encore « paupérisés », appariés par leur statut inférieur… Caméra portée, zoomsavant/arrière, rendu DV : le film de famille dérape consciemment et consciencieusement vers le sordide et le fait divers (il ne faudrait jamais, depuis Homère, Sophocle ou Shakespeare, se retrouver en famille, de sang ou de parcours)… Le pire, peut-être : le « bourreau » dautrefois ne se souvient plus de ses « crimes », tant l’oubli sévit aussi sur elle, devant laquelle les adultes continuent cependant à s’incliner (avant Mai 68, les professeurs vouvoyaient les élèves, mais jamais on ne verrait dans l’Hexagone un tel degré de déférence asiatique)… Apparaît le double masculin de l’héroïne-narratrice-affabulatrice : le si « timide » Jung-won… Duel de femelles : la gamine naguère moquée pour son obésité, trop parfaite désormais dans sa décapotable rouge et sa robe idem, s’adonne à la chirurgie esthétique frénétique, ses yeux abrités derrière des lunettes de soleil en portent probablement les stigmates… Elle joue à renverser l’infirme depuis une falaise, singeant sans le savoir Nathalie Baye et Michel Serrault dans En toute innocence d’Alain Jessua…



Tandis que Mi-ja conseille de mouiller dans la glace, au préalable, un grand couteau qui servira à couper le gros gâteau (mais pas seulement, on s’en doute)… Anciens élèves et nouveaux amis, comme le dit l’aînée de la troupe ?... Pas vraiment : la transmission de valeurs et de savoirs – l’éducation, donc – devient l’héritage de la haine et l’illustration fantasmée d’un impossible pardon… Le petit défiguré au sous-sol, dissimulé sous son masque de lapin, nous fait penser au Journal d’un monstre de Richard Matheson et à ses homologues de Phenomena ou Castle Freak(architecture psychanalytique du « refoulé », à la cave ou au grenier)… Voici donc un mélodrame de la maltraitance infantile, qui suggère de surcroît des abus sexuels sur élève mineur (par une femme, diantre !)… Et la Thénardier de Corée de refuser les pauvres cadeaux d’enfants pauvres offerts lors de la fête de départ (carte manuscrite et chaussettes Astro Boy !)… « Nous sommes tous des perdants ! » explose l’un des membres avinés, officieuse morale, sociale et politique, du film et du pays… L’incontinence adulte « raccorde » la perte de contrôle d’un corps à celle du pouvoir sur les bambins, l’odeur nauséabonde et malséante duplique celle du trauma(ah, cette scatologie en rime avec les satires de Ferreri ou l’humour cantonais du feu cinéma de HK !)… La toilette improvisée de la malade par la fille de la classe manque de virer à la noyade en baignoire…



Commencent les tortures : compas plantés dans les mâchoires, lames de cuttercoupées puis avalées avec de l’eau bouillante, paupières agrafées (Orange mécanique se servait de griffes, Opera, de lames de  rasoir), Prométhée christique dévoré par des fourmis rouges… Un beau et court mouvement en grue vient « cueillir » une victime fumant sur la plage (fumer nuit gravement à la santé, rengaine connue)… Le film entier, jusque dans ses maladresses de première œuvre sincère et maîtrisée, peut se lire tel un dessin d’enfant battu (spéculaire à ceux ornant le mur de l’escalier, galerie domestique exhumée)… Madame Park rêve d’un enfant « normal », lui demande son pardon… Le flash-back, dans la diégèse, dure trois heures, plus un dernier quart d’heure révélateur (écoutez le cœur de Poe)… Le cadavre de la mère retrouvé dans l’appartement du supposé tueur rime avec la dépouille empaillée de Madame Bates dans Psychose, complété de pieds dans l’eau et d’un autel illuminé de cierges, alors que des sous-vêtements féminins surprenants égarent vers Mygale de Thierry Jonquet… Les victimes mortes doivent en vérité leur trépas (énonce le légiste) à un empoisonnement, et elles se réunissaient là chaque année… Un morceau au piano chipé à Beethoven reprend celui du poste de radio au début, requiempour la pendaison (éjaculation ?) du père… Les excréments des couches adultes en miroir souillé de la robe blanche immaculée de la tueuse, bientôt salie par le sang des proies achevées autour de la table du banquet, disloquées par leurs inutiles vomissements, enveloppées dans une pluie de pétales de cerisier…


Les premières règles paraphent le « vrai » flash-back, et l’humiliation en classe de sixième, et la comparaison avec un tas de fumier, et l’indifférence passive du professeur… Venger une mère morte, la culotte souillée de sa fillette à la main, renversée sur la route par une voiture, qui travailla « toute sa vie comme un chien » et mourut de la même façon… Un premier fondu au noir sur Madame Park au sol, enchaîné via un zoom arrière à un second fondu, bégaiement méta du film clos sur l’image mélancolique d’une jetée désertée, occupée par un fauteuil vide (rememberla coda d’Osterman week-end de Peckinpah), suite à ce double suicide… L’humble mais ferme Lim Dae-wung réalise ainsi un film subjectif et choral (bonne distribution homogène), sorte de relecture hardcore mâtinée de torture porn de Carrie au bal du diable, et réussit là où échouait lamentablement le récent petit clip dit préventif de Mélissa Theuriau consacré au harcèlement scolaire, avec sa caricature (irritante pour les intéressés) de professeur insensible à la souffrance d’un enfant roux en cible d’une classe « Benetton »… Réunion sanglante ou, par le détour du film d’horreur, une réponse sadienne et marxiste à la violence « symbolique » étudiée jadis en nos contrées par Pierre Bourdieu, ou « concrète », analysée par un François Dubet, à une époque de violence effective, des deux côtés de l’Atlantique, l’école finissant elle-même par fabriquer les éléments destructeurs d’une société inégalitaire, consumériste et glacée – bienvenue dans l’humanité, ricanait Plissken chez Carpenter, en s’en « grillant » une : bienvenue Entre les murs (souterrains) et par-delà, semble chuchoter ce petit théâtre de la cruauté, agréablement et lucidement « mal élevé »… 

  

L’Insoumis : Annotations sur Alain Delon

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Dans la douceur grise de l’hiver automnal, sa flamme sombre et solaire de Samouraï


En ces temps de commémorations intéressées (instrumentaliser le passé afin de faire écran au présent), d’hommages hyperboliques (chaque « artiste » devient « immense » à sa mort lucrative, le Swan de Phantom of the Paradises’en gaussait déjà) et de nostalgies nécrophiles (nous vomissons certes cette pathétique époque du pathos, qui nous le rend bien, du reste, mais pas au point de chérir un illusoire « âge d’or », au cinéma ou en dehors), rassurons le lecteur : on ne dressera point ici une inutile statue à l’un des meilleurs acteurs de sa génération (le meilleur ?), toujours vivant, à peine, cependant (son absence remarquée d’un piètre portrait télévisuel « autorisé », diffusé récemment, pompeusement intitulé Alain Delon, cet inconnu, suffisait à le rendre caduc, malgré la narration empathique d’Audrey Fleurot, avec laquelle il formerait sans doute un joli couple cinégénique, tandis que son dernier « rôle » remonte à 2008, avec la caricature amusée, davantage qu’amusante, de son empereur narcissique dans l’horrible Astérix aux Jeux olympiques) et on laissera volontiers les « zones d’ombres » (sentimentales, paternelles, relevant parfois du fait divers) de sa biographie officielle et officieuse (une personnalité publique ne possède qu’une vie privée d’intimité), le particularisme de ses amitiés « dangereuses » (avec les truands François Marcantoni et Jacky Imbert), de ses opinions à contre-courant (en matière d’homosexualité « mariée », notamment) ou de ses « présidences » aléatoires (Miss France, sérieusement ?) aux enquêteurs autoproclamés (Bernard Violet, brièvement censuré) et aux donneurs de leçons assermentés (incapables d’envisager les contradictions, surtout en eux-mêmes).

Alain Delon, dans ses multiples avatars d’homme d’affaires international (priorité au Japon), d’amateur de chevaux, de boxe (« transfert » de Rocco et ses frères) et de collectionneur d’art (à l’instar d’Edward G. Robinson ou de John Wayne) ne nous intéresse guère, en vérité, facettes diverses, quasicubistes, du même visage familier, insaisissable, vu et revu, adoré ou haï, depuis une cinquantaine d’années, sur les écrans, petits et grands, de France et d’Italie (salutaire « échec » à Hollywood) ; nous écrivons de préférence pour célébrer, bien que notre « miroir » puisse à l’occasion se fêler sous des accès courtois de colère, jamais pour élucider un « mystère », hobby des « psys », excités assurément par la profession du père, directeur méta d’un cinéma « de quartier » (modeste antiquité datant d’avant l’ère des multiplexes), par le divorce, le placement en famille d’accueil à l’ombre des murs de Fresnes et les renvois scolaires, par l’engagement dans la Marine (après un CAP de boucher/charcutier) puis le service en Indochine, par la fréquentation désargentée de la pègre parisienne, par les rencontres déterminantes avec Brigitte Auber (délicieuse voleuse de La Main au collet) ou le germanopratin et cannois Jean-Claude Brialy, responsables de son introduction au sein de « la grande famille du cinéma français », qui le récompensera, du bout des lèvres et après deux nominations chez Losey ou Lautner, grand écart culturel assumé, d’un César le temps d’un Blier (Delon ne se déplacera pas et l’inattendu Coluche récupérera pour lui la dérisoire statuette attribuée via le longuet Notre histoire).        

Que restera-t-il de lui après son Passage(on rit encore du Manzor) vers la terre patiente (ou un au-delà égyptien, selon son pendentif optimiste) ? Une marionnette inepte sur une chaîne méprisante et méprisable, perfusion parasitaire de la cinématographie nationale ? Une publicité retouchée (sans cigarette au bord de La Piscine) pour un parfum dit sauvage de Christian Dior (« Et quand je serai mort/J’veux un suaire de chez Dior » chantait Vian dans J’suis snob) ? Une rétrospective à la Cinémathèque française dès 1964 et un essai signé Joël Magny, incompréhensiblement paru naguère aux éditions des Cahiers du cinéma) ? L’admiration de Robert Evans, l’inspiration de Paul Schrader, les reproches de Marianne Faithfull (en tandem dans La Motocyclette semble-t-il « à plat » de Jack Cardiff, d’après le roman précieux et funèbre de Mandiargues), les insultes de Helmut Berger ? Des récompenses transalpines et allemandes, couronnant une carrière assez exemplaire ? Un premier fils reconnu, autrefois turbulent, un second, reconnaissable, élevé par sa grand-mère, fruit des amours éphémères (assure-t-elle) avec la souterraine, veloutée, gothique Nico ? Des femmes belles, talentueuses, discrètes ou surexposées, caractérielles, spéculaires, insupportables, apaisantes, qui l’aimèrent et ne surent pourtant l’aimer, ou inversement (Romy Schneider, comédienne et martyre, pour parler comme Sartre à propos de Genet ; Nathalie Delon, troublant alter ego physique, aperçue dans Barbe-Bleue de Dmytryk ; Mireille Darc, adorable Amaranthe des Barbouzes, femme fatale des Seins de glace, un temps égarée du côté de la TV avant de renaître en documentariste sensible – on ne développera pas ses relations avec Anne Parillaud, Dalila Di Lazzaro, Catherine Pironi ou Rosalie van Breemen, plus ou moins longues et fructueuses) ?

Un peu de tout cela et bien d’autres choses encore, par exemple une surprenante nationalité suisse acquise au tournant du siècle, un appel incongru à voter Raymond Barre (« Je vous parle d’un temps/Que les moins de vingt ans/Ne peuvent pas connaître » regrettait Aznavour dans la sienne Bohème), des insuccès notoires (touristique et apparemment catastrophique Le Jour et la Nuit de Bernard-Henri Lévy, philosophe bosniaque, nostalgique et dispensable Une chance sur deux de l’estimable mais transparent Leconte) précipitant la fin d’un parcours glorieux, dans l’amertume blessée d’un retrait prématuré, du théâtre ambivalent (débuts avec Visconti – et Romy ! – adaptant l’élisabéthain John Ford, retour, trente ans après, avec deux anodins Éric (-Emmanuel Schmitt et Assous), en compagnie de sa fille Anouchka et dans la foulée de Sur la route de Madison, audacieux/anecdotique défi face au suave souvenir sirkien de Meryl Streep et Clint Eastwood), des téléfilms (transpositions-trahisons droitières d’Izzo, journaliste qui se prit pour un romancier, de surcroît « marseillais », pour Fabio Montale, rappelant sa lecture orientée, aseptisée, du Manchette de Trois hommes à abattre, ou insipide adaptation de Kessel singeant Hemingway, flanqué d’un somnolent Lion) et même des chansonnettes (collaborations interdites aux diabétiques, le bras autour de la taille de Dalida, Phyllis Nelson in English ou sur une mélodie réflexive du disparu Romano Mussumara). Ajoutons, pour faire bonne ou mauvaise mesure, deux réalisations bien trop « carrées », voire complaisantes (Pour la peau d’un flic, Le Battant), assorties de la création d’une société de production en démonstration d’une activité régulière, et « symptomatique » d’une tendance avérée à se comporter en control freak.   

Fusilier marin et « taulard » en Asie, courtisé par Selznick, pressenti pour Lawrence d’Arabie, en projet avec Peckinpah, jadis représenté par la célèbre et puissante Sue Mengers, impliqué dans « l’affaire Markovic », brouillé avec sa mère, faisant un procès (le remportant) à Anthony pour usage illicite de sa marque, photographiant Romy Schneider dans son cercueil et conservant trois tirages dans son portefeuille, frère de l’assistant réalisateur Jean-François Delon (Borsalino, La Veuve Couderc, Un flic), ex-propriétaire d’une villa au Maroc et d’une chapelle privée dans le Loiret (où s’inhumer), commandeur des Arts et Lettres (insignes remis par l’ineffable Jack Lang) et officier de la Légion d’honneur, parrain de Géraldine Danon (brève actrice reconvertie en « globe-trotteuse » maritime et familiale) et « donateur » d’un César à Marion Cotillard adoubée en Mômepar « les professionnels de la profession », partisan de la peine de mort décapité in extremis par l’ancien milicien José Giovanni pour Deux hommes dans la ville, soutien du candidat Sarkozy en 2007 et défenseur des Le Pen père et fille, admirateur de John Garfield (Le facteur sonne toujours deux fois, présenté par ses soins à la TV), Robert Walker (le psychopathe très urbain de L’Inconnu du Nord-Express) et d’un certain Charles de Gaulle, ami d’Annie Girardot (il assiste à ses funérailles, pas à celles de Rosemarie Albach) et lecteur de London ou Hesse, « mythe » et « légende », people et « relique », VRP d’un produit à son effigie, collé à lui en seconde peau (dure et parfois rugueuse), Alain Delon, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, se démultiplie dans la vie et au cinéma, se révèle et se métamorphose au miroir explicite et infidèle de sa filmographie (matrice de ses activités complémentaires), personamise à nu, vêtue de panoplies facilement identifiables ou se risquant à la surprise.

Acteur et non comédien, pour reprendre ses mots, « tempérament » et personnalité au service de rôles éloignés de la « composition » (avec des exceptions), il assume, involontairement flaubertien, la part identitaire de Jef Costello (« Le Samouraï, c’est moi, mais de façon inconsciente ») et ses choix professionnels, affirmés grâce à son statut, tissent une sorte d’autobiographie rêvée, dans laquelle ses incarnations successives finissent par donner corps à une figure singulière, unie dans sa polymorphie, au carrefour de l’image médiatique – en partie supervisée par lui-même, en partie recomposée par la critique, le public, conquis ou réticent – et de l’être intime sans cesse fuyant, dérobé, reconnu, si différent du « moi social » mis de côté par Proust dans le processus d’écriture (Delon ou l’unique raison de subir le scolaire et soporifique Un amour de Swann (mal) relu par Schlöndorff et Carrière, car il interpréta un subtil et poignant Charlus). Un peu moins de quatre-vingt-dix films : autant de portes psychiques à ouvrir, tel le protagoniste du Loup des steppes, autant de reflets narcissiques cadrant une vérité fragmentée, contradictoire, cohérente. Contrairement à ce que pensait Sainte-Beuve (à propos de Baudelaire), un écrivain ne se confond pas avec ses textes, ne se limite pas à eux, qui ne sauraient le « trahir » ni le fixer pour l’éternité de l’analyse (psychologique, littéraire), et il en va pareillement pour un acteur, irréductible à la somme des entrées de sa filmographie, caché sous le masque lourd et pratique du drame ou de la comédie, exhibé/dissimulé dans la lumière des « feux de la rampe » ou du projecteur des « salles obscures ». Revisitons donc Delon, à défaut de portraiturer Alain, « félin » racé dans sa cage dorée, au fil des films et des souvenirs.   









Après deux galops d’essai avec les frères Allégret (préférons Yves à Marc), Delon rencontre Romy Schneider sur le plateau de Christine et rempile avec Michel Boisrond (cible de Mylène Demongeot, Pascale Petit, Jacqueline Sassard et… fils de Bourvil !) – débuts dans des bandes probablement mineures, avant le doublé parfait de 1960 : Plein Soleil, Rocco et ses frères. Clément et Visconti adaptent librement et brillamment Patricia Highsmith et Dostoïevski (L’Idiot)dans deux allégories sensuelles sur le Mal et l’innocence, sertissant son évident talent, sa beauté juvénile et « diabolique » (il ne s’aime pas, se trouve trop « minet ») avec une ferveur homoérotique bientôt portée à son acmé par le fétichiste Melville. L’acteur collabore enfin avec des réalisateurs de valeur et s’invente deux pères de substitution, recroisés pour deux titres « animaliers » (requiemdu Guépard, jazz des Félins, Claudia Cardinale plutôt que Jane Fonda). Un peu avant, il travaille avec l’architecte Antonioni (L’Eclipseet son final « atomique ») et Duvivier (sympathique mais mineur Le Diable et les Dix Commandements), qu’il reverra au terme de sa route pour Diaboliquement vôtre (ah, Senta !), variation/acclimatation prémonitoire du giallo dans l’Hexagone, précédant Peur sur la ville et rimant avec L’Homme sans mémoire ou Je suis vivant !

La décennie 60 compte d’autres sommets, plus ou moins élevés : Mélodie en sous-sol et Le Clan des siciliens de Verneuil, agréable diptyque avec Gabin, modèle reconnaissant ; La Tulipe noire et légère de Christian-Jaque, en duo, dix ans plus tard, avec le ludique Zorro de Duccio Tessari (tourné pour faire plaisir à Anthony) ; L’Insoumis, belle et âpre réflexion de Cavalier sur « les événements d’Algérie » clos deux années plus tôt à Évian ; Paris brûle-t-il ?, interminable et stérile reconstitution en partie écrite par Coppola et Gore Vidal, avec sa valse serinée par Mireille Mathieu (au secours !) ; Les Aventuriers, réussite amicale, sentimentale, mélancolique et mélodique (les notes du grand François de Roubaix) d’Enrico (et Lino) ; Le Samouraï, chef-d’œuvre abstrait sur un autiste et intense chronique d’une mort annoncée (John Woo, traumatisé, fera porter à Chow Yun-fat les lunettes de la marque Delon dans Le Syndicat du crime !) ; Adieu l’ami et Jeff de Jean Herman/Vautrin, à visionner vite fait pour Bronson et Miss Darc ; La Piscine, drame domestique et presque métaphysique en retrouvailles/funérailles méridionales avec une resplendissante Romy ; enfin, le William Wilson inoffensif de Louis Malle pour les Histoires extraordinaires(très vénéneux sketch de Fellini, façon Bava, où Terence Stamp « perd la tête », littéralement).

Boxeur christique dès vingt-cinq ans, évadé de prison à trente-quatre, Delon apprend son métier, découvre ses ressources, affine son jeu, joue de la fascination qu’il provoque, sur les femmes et les hommes, tente sa chance aux USA (Ginette Vincendeau, exégète universitaire de Gabin, attribue de manière intéressante le ratage de son rêve américain à plusieurs facteurs, parmi lesquels « different uses of minimalism and different representations of heterosexual masculinity »), au côté d’Ann-Margret (Les Tueurs de San Francisco), Dean Martin (Texas, nous voilà) et Anthony Quinn, ce dernier grimé en général Bigeard (Les Centurions ou le FLN vu de Los Angeles ; notons son interdiction de distribution française, dans le sillage des Sentiers de la gloire). Dans le britannique (et itou à sketches) La Rolls-Royce jaune, il se voit même délaissé par Shirley MacLaine au profit du « parrain » George C. Scott (no comment).

Les années 70 apportent la grisaille (économique) et la maturité (esthétique) : Delon devient une star mais ne s’endort pas sur ses lauriers (dorés). Plus aventureux que Belmondo, son vrai-faux double à la trajectoire parallèle (Marc Allégret, Godard, Verneuil, Melville, Boisrond, Clément, Deray, Lautner, Agnès Varda, Blier, une période italienne) et irréconciliable (orientation jugée « commerciale », « populaire », « de genre », à partir de 1974, après le fiasco de Stavisky…, pas le meilleur Resnais, pas le pire non plus, et qui ne méritait certainement pas son médiocre accueil à Cannes ni son « bide » public), l’acteur enchaîne Borsalino(divertissement surfait, querelle concernant l’emplacement des noms sur l’affiche, thème « addictif » de Claude Bolling) et Le Cercle rouge (grand film mystique et existentialiste avec un Bourvil regagnant son prénom, en improbable et mémorable commissaire corse), Soleil rouge (anémié chambaraeuropéen) et La Veuve Couderc (joli partenariat avec Simone Signoret, « répétition » du similaire Les Granges brûlées), Un flic (chambre verte melvilienne à vraiment redécouvrir) et Le Professeur (mélodrame lycéen du délicat Valerio Zurlini), Traitement de choc (gifle à Annie) et Scorpio (Burt Lancaster, aussi gay que chez Visconti, par le « pervers » Winner), Deux hommes dans la ville (Gabin et la chemise blanche au col découpé pour la guillotine), une suite superfétatoire à Borsalino et un « polar atmosphérique » de Lautner (Les Seins de glace), Zorro (moins « homo » que celui de George Hamilton, quoique) et Le Gitan (moustache presque aussi ridicule que la perruque bouclée du Gang), le kafkaïen Monsieur Klein (brillant et ténébreux Losey, produit par Delon, comme chacun sait) et le chabrolesque (Stéphane Audran comprise) Mort d’un pourri, Airport 80 Concorde (ah, Sylvia !) et le « malade » (tout sauf « grand film », pour parler tel Truffaut à propos de Pas de printemps pour Marnie) Toubib (dystopie sentimentale lestée de la transparente Véronique Jeannot, pas encore Joëlle Mazart en Pause-café ; son personnage se prénomme Harmony, celui de Marlène Jobert, dans Le Passager de la pluie, s’appelle Mélancolie – devinez notre favorite).

L’Assassinat de Trotsky (Burton & Losey) et Les Grands Fusils (Tessari ter) font assez envie, alors que l’on ne conserve que de brumeuses réminiscences d’Armaguedon(Alain Jessua, pas Michael Bay !), de Flic Story (Delon en Borniche, opposé à Trintignant), de L’Homme pressé (celui de Paul Morand, pas celui de Noir Désir !). Si, à la même époque, Eastwood et Burt Reynolds (dans une moindre mesure, au moyen de l’attachant Anti-gang) questionnent et « maltraitent » leur double diégétique, dans sa masculinité, sa légitimité, son rapport aux « femmes » et à la « violence », Delon, au seuil des années 80 et durant celles-ci, va se contenter, hélas, de gérer son image, de réduire ses rôles, de s’auto-servir des plats réchauffés insipides et parfois indigestes : Pour la peau (de Brigitte Lahaie) d’un flicà peu de prix, Le Choc (mollasson, amorti) avec une certaine Catherine Deneuve, Le Battant (interprété par Alain Delon, réalisé par Alain Delon, produit par Alain Delon, raté par lui), Parole de flic (« biscotos » en Afrique, maquillage de clown, à l’unisson de Belmondo dans le pareillement loupé Hold-up). José Pinheiro récidivera avec Ne réveillez pas un flic qui dort (d’accord) et se prendra pour Bertolucci avec Mon bel amour, ma déchirure (titre en clin d’œil à Brel et présence incandescente de Catherine Wilkening), faisant à nouveau équipe avec Delon sur Fabio Montale et Le Lion. Ne surnagent dès lors que Deray, Schlöndorff et Blier.   

La « décade » (pas prodigieuse) suivante atteste d’un abandon incontestable, paraphe une sorte de démission, avec sept films seulement. Dancing Machine, poussive chorégraphie de Gilles Béhat (énergique Urgence) le transforme en professeur de danse infirme, rival de Patrick Dupond et au lit avec la débutante et gracile Tonya Kinzinger (Sous le soleil, Star Academy, Danse avec les stars, pour qui sont ces serpents qui sifflent sur sa tête de danseuse gracieuse, d’actrice sans une once de malice ?). Nouvelle Vague, même avec Domiziana Giordano (l’interprète, au sens professionnel du terme, presque préraphaélite de Nostalghia), prend rapidement l’eau, le dédoublement « symbolique » s’avérant inopérant, le lyrisme godardesque alourdi par une narration exsangue essayant de ranimer l’éclat libre du Mépris ou de Pierrot le fou. Sur l’inabouti Retour de Casanova, Delon « dévora tout cru » le pauvre Édouard Niermans, réalisateur prometteur de l’émouvant Poussière d’ange (Fanny Bastien et Bernard Giraudeau, couple inassorti et au bout du rouleau), depuis reconverti, à l’instar de Béhat, à la TV (un sort à la Arnaud Sélignac, son contemporain). Un crime de Jacques Deray résonne un peu avec Raimu et Belmondo chez Simenon (Les Inconnus dans la maison), mais on sent que « le cœur n’y est plus », que Delon s’ennuie (et nous aussi). Les Cents et Une Nuits de Simon Cinéma (quel titre affreux !) lui offrira un caméo et Bertrand Blier, avec Les Acteurs, une ironique épitaphe méta (nul besoin de revenir sur BHL, Leconte et Astérix risiblement redessiné par Frédéric Forestier et surtout Thomas Langmann). Il annonça sa « retraite » en codicille à Une chance sur deux (1998) et s’y tient désormais, avec les deux ou trois exceptions précitées, homme de parole et acteur déçu par ce qu’il voit, par ce(ux) qu’il ne voit plus.      


















Delon ou « un destin français », pour reprendre le sous-titre d’un bel album dédié à sa mère par Guilia Salvatori, la fille d’Annie Girardot ? Certainement, avec en sus un « rayonnement » asiatique (biographique et médiatique). Par l’excellence, l’intelligence, la finesse et la précision de son jeu, par ses orientations audacieuses et indépendantes, par un faisceau de films majeurs et à juste titre reconnus, admirés, restaurés de nos jours (Plein Soleil, Le Guépard, par exemple), par son humour rarement souligné (peu de comédies à son actif, et un sourire plus proche de l’aura damnée d’un Tom Ripley que de l’autodérision d’un César), par sa volonté, son ambition et son appétit de puissance atteignant leur zénith dans les années 70-80 (avant la chute et sa responsabilité partielle dans celle-ci), cette discipline (échauffement de sportif sur le plateau de Notre histoire), ce travail, ce talent et cette « gueule d’amour » qui bat d’une menace sourde, d’une conscience pointue de son charme, à la limite de l’arrogance et du défi (« Je ne fais peur qu’aux imbéciles », en effet, ou aux cinéastes trop peu sûrs d’eux-mêmes pour faire peser leur propre poids dans sa balance « partiale »), il demeure, à quatre-vingts ans, bien mieux qu’un « monument » ou une « icône », un acteur essentiel du cinéma français d’hier, la trace vivante et vivace (dans les métrages et les mémoires) d’une grandeur rabattue par mille et un paramètres (structurels et idéologiques, indissociables à nos yeux), sans que ce constat ne s’apparente à du regret ou à l’autosuggestion, comme énoncé supra, puisque nous gardons foi, même congrue, même vacillante, dans le cinéma, même national, ce qui nous sépare un peu de notre objet/sujet.

Roi déchu dans un Xanadu Frenchy où veille Mireille, Alain Delon s’adonne à la mélancolie (on le comprend) et à la nostalgie (on lui pardonne). Il faudrait l’aimer jusque dans ses aspects les moins aimables, ne pas lui faire de procès rétrospectif, ne pas se sentir obligé d’approuver chacune de ses déclarations. En lui, Dieu merci, ne parade pas le parvenu, en lui sommeille une solitude certaine, cause farouche de déliaisons (amoureuses) et de réalisations (les films, dérisoire et précieux trésor à transmettre). Les femmes de sa vie, les enfants autour de lui, l’argent, les honneurs, les récits métaphoriques, les protagonistes à son image (à son corps complice ou défendant) et néanmoins si lointains, la goujaterie (lettre de rupture à Mademoiselle Schneider) et le geste chevaleresque (« baptême » tendre et un peu coupable de La Piscine, main tendue à Losey, sans arrière-pensée), ce que l’on sait, ce que l’on croit savoir, ce qui émane des œuvres et des apparitions, ce qui se trame derrière ce regard « d’acier » où affleure, dans ses plus belles interprétations, une incompréhensible blessure, tout se mélange et redéfinit Delon, le donne à percevoir différemment, sans complaisance ni raccourci, sans idolâtrie ni instruction à charge.

Oui, finalement, tout s’abolira bientôt, Alain Delon (Alain à l’intérieur de Delon) le sait mieux que quiconque, et les disparitions successives de Melville, Visconti, Losey, Clément, Verneuil, Lautner, prennent des allures de sinistres faire-part, de présages de son propre décès (et du nôtre, et du vôtre). Nous (en France et au-delà, sur ce blog et dans la « vraie vie », riches ou pauvres, noirs ou blancs, croyants ou athées, hommes ou femmes) vivons des jours de cendres, perdons à chaque instant l’élan vers l’insouciance, écrivons attablés avec la Faucheuse (Baudelaire, Mallarmé, Burroughs, Jean-Hugues Anglade dans 37°2 le matin, écrivaient accompagnés de leurs chats, en venaient à leur parler) et l’acteur (ou le comédien au cinéma) agit de même, pratiquant un art funéraire et spéculaire, une épuisante course contre la montre laissant (trop) peu d’ardeur, de silence et d’espace pour aimer ceux qui le méritent, pour vivre à son rythme une histoire, Notre histoire, au dénouement toujours tragique, jamais vraiment serein. Que lit-on aujourd’hui dans les yeux d’Alain Delon, dans sa parole rare, dans le spectre intact de ses films, sinon cette tristesse non simulée, ce dépouillement (pas dénuement, aucune inquiétude sur son compte bancaire) flagrant, cette appréhension avide (retrouver Romy) vers l’autre rive, qui nous attend tous sagement, que nous finirons tous par rejoindre, demain ou dans un siècle.

Chez Melville, Losey ou Winner, Delon se contemple dans un miroir (Belmondo aussi, dans Le Doulos, juste avant de succomber, Roi-Soleil fugace dans l’encadrement de la glace), se dédouble et regarde droit dans les yeux sa mort future, son imminent trépas, le cinéma en témoignage adulte, acté, d’une disparition. On se « contrefout », à vrai dire, de savoir ce que diront de lui les prochaines nécrologies, la langue appauvrie, répétitive, qu’elles utiliseront pour retracer son itinéraire (d’enfant gâté, obstiné) sur cette terre (d’orgasmes et de larmes) : les mots que vous venez de lire valent pour eux-mêmes – osons ce manque d’humilité, « mimétisme » mineur des représentations de l’acteur – et sa filmographie mérite largement une exploration attentive et objective. Nous aimons Delon, pour longtemps (?) encore, et cela nous va, et ceci suffit.



Annexes

Une galerie féminine :

Une galerie masculine :

Sur Le Samouraï et Un flic :

Sur La Piscine :          

Sur Annie Girardot :

Alain Delon en musique(s), par le mélomane Thierry Jousse, amateur éclairé de la miroitante « bande originale » de Mort d’un pourri :
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2015/10/de-la-musique-des-mots-et-leurs-voix.html?view=magazine 


Article cité : Ginette Vincendeau, « The perils of trans-national stardom: Alain Delon in Hollywood cinema », Mise au point [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 16 janvier 2016. URL : http://map.revues.org/1800

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