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Mon autopsie : Mémoires d’outre-tombe

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Je suis mort, et alors ? Voici mes souvenirs depuis mon improbable (et inéluctable) avenir…


Jean-Louis Fournier poursuit sa bibliographie de courts récits, s’imagine dorénavant mort-vivant. Mon autopsie s’inscrit ainsi dans le sillon autobiographique, laconique, de Où on va, papa ?, Veuf, La Servante du Seigneur, Ma mère du Nord et en diffère cependant. Plus d’enfants (handicapés), plus d’épouse (décédée), plus de fille (reniée), plus de mère (réfrigérée), rien qu’un cadavre sur une table médicale et sous l’éclairage apriori impitoyable du scialytique, car don scientifique. Ici, les mots équivalent à des « pierres sèches », les phrases volontiers dépourvues d’adverbes frisent l’aphorisme, l’imagination, plaie salutaire, permet d’envisager un au-delà presque profane (l’auteur croit en Dieu, à l’instar de Pascal parieur, il ne croit pas une seconde aux religions suspectes). Dans son évocation de (morte) saison, l’ancien compagnon d’un certain Pierre Desproges (l’humoriste étonnant, minuté, décida de rire et de faire rire de son cancer, bien avant l’assourdi Le Bruit des glaçons de Bertrand Blier) s’invente une compagne complice, une chirurgienne sereine, amoureuse (pas de lui, tant pis), joliment et logiquement nommée Égoïne. La gracieuse manieuse de scies et de bistouris, itou dessinatrice impassible, autorise le défunt en train d’être défait, radicalement dénudé, désossé, dévoilé, à se mettre une nouvelle fois à nu, avec ce ton moqueur en douceur et cette prégnante pudeur qui le caractérisent. Épris de peinture, l’octogénaire (l’an prochain) peint un vrai-faux autoportrait littéralement à vif, comme une toile (scripturale) de Rembrandt anatomique, drolatique et mélancolique. Passionné de musique dite classique, il compose un requiem fragmentaire, exempt de pesanteur, de pompe. Une fois le corps immobile, inanimé, sans vie, la vie d’hier continue à hanter les parages de la prospective et les pages emplies d’esprit, de sagacité, de brièveté. Dans Boulevard du crépuscule, un spectre de polar nous narrait son histoire au miroir des fantômes de l’écran, en noir et blanc. Noir sur blanc, lettres sveltes, mots de maux, Fournier respire encore, se remémore (ses amourettes, ses amitiés, ses échecs, ses succès, publics ou privés, ses livres et ses films), voix présente même abolie parmi la blancheur du papier à la Poe (cf. le final des Aventures d’Arthur Gordon Pym).


L’articulation des sentiments et des ligaments séduit, confère à la légèreté de touche et de tracé un poids concret, organique. On y croise Liz Taylor & Georges Wolinski, on y côtoie Molière & Abel Gance, on y cite Gide, Cocteau, Cioran, Picabia, Wilde, Frédéric II, on y paraphrase le désolé (et papiste) Philippe de Villiers, on y préfère Prévert à Mallarmé (pardonnons), on y élit l’Histoire du cinéma de Bardèche/Brasillach en ouvrage de chevet (au côté du Guide Michelin). Jean-Louis assiste (en salle de projection professionnelle) aux débuts essoufflés de Jean-Luc (Godard), s’éjecte de l’HIDEC, transite par la TV (documentaires culturels dont l’un, primé, sur Egon Schiele), après un passage par l’apprentissage (en tant qu’enseignant divergent scandalisant son inspecteur). Il apprécie Jean-Christophe Averty, il approche deux ou trois sommités (Lévi-Strauss, Malraux), des chanteuses de variétés (Dalida, Sheila). Le romantisme morbide, la beauté contagieuse, la jeunesse inculte, le désir de singularité, la liberté de l’écriture, les belles brocantes, les jalousies de la médiatisation, le sexe désormais assimilé à un vieil oiseau (par un ancien enfant tourmenteur de mouches et chasseur de sansonnets, au foie dégusté par un chaton anthracite aux yeux verts), l’argent brûlant, la politique oblique : appelons ceci les stations d’un gisant sur son ultime chemin de joie, malgré tout, et non de croix, en dépit d’une nette sympathie pour le Christ (renvoi du lecteur vers le malicieux Le C.V. de Dieu). Avec Mon autopsie, opuscule vivant, amusant et touchant, Jean-Louis Fournier signe non pas une vaine vanité mais un reflet infidèle, une oraison d’occasion, un chant du cygne magnanime (ranimer par le texte les « êtres chers »). Sincère, lapidaire, vacciné contre la complaisance et pourtant accessible au remords, confesseur de l’envie constante de plaire, d’une peur permanente vissée à l’intérieur (du ventre et de la conscience), l’exercice de métempsychose en prose s’avère en outre un livre d’amour (pour sa Sylvie à lui, moins évanescente que celle de Nerval, pour sa convertie Marie, hors d’atteinte) achevé au Père-Lachaise, « résidence secondaire » parisienne, éternelle, tandis que le post-scriptumen forme de pied de nez pascal nous rassure, au moyen d’une résurrection de conclusion.

En supplément, un estival entretien à visionner .


Une question de vie ou de mort : Un crime dans la tête

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Michael Powell & Emeric Pressburger.


Il semble inutile d’ici revenir sur la genèse (documentée) ou les interprétations (attendues) d’un film politique et poétique, drolatique et mélodramatique ; on se bornera brièvement à rappeler aux amnésiques (historiques, cinéphiliques) le contexte atomique explicite (référence à l’uranium « ludique » liminaire/stellaire), la mémoire des procès staliniens (ou kafkaïens), la réussite d’une entreprise collective (au côté du duo des Archers, citons les noms des acteurs David Niven, Roger Livesey, Marius Goring, Raymond Massey, du compositeur Allan Gray, du costumier Hein Heckroth, du décorateur Alfred Junge, du directeur de la photographie Jack Cardiff, du monteur Reginald Mills), que Kim Hunter s’apprécia aussi dans La Septième Victime (Mark Robson, 1943), Un tramway nommé Désir (Elia Kazan, 1951) ou La Planète des singes (Franklin J. Schaffner, 1968), que Une question de vie ou de mort (1946) retravaille l’immobilisme-onirisme mental-sentimental-territorial de PeterIbbetson (Henry Hathaway, 1935), annonce ceux de L’Aventure de Madame Muir (Joseph L. Mankiewicz, 1947), Pandora (Albert Lewin, 1951), Je suis vivant ! (Aldo Lado, 1971), Que le spectacle commence (Bob Fosse,1979) et L’Impasse (Brian De Palma, 1993). Peter le poète rencontre via la voix et l’oreille sa June d’opératrice au mois de mai 1945. Comme Icare près du soleil, il chute dans son bombardier en feu (Berlin sous les bombes se réduit à un point rouge sur une carte, à un bout de cigarette rougeoyante, avec sur la bande-son les aboiements du dictateur au bunker). L’œuvre va jouer de ces deux figures géométriques, la ligne et le cercle.


L’observateur même littéraire les retrouve ainsi dans la grande horloge (à la Vincente Minnelli en gare amoureuse) réglée (dépourvue de chiffres) au ciel de la salle d’attente et d’arrivée, dans le toit de celle des registres, percé d’une infinité de puits de lumière circulaires, dans le tracé régulier d’un vélo parallèle à des dunes et à l’océan (des amants), mieux, entre les deux, dans la table (ronde) d’observation (de projection) d’une camera obscura (méta), dans la courbe colorée d’une paupière en train de se fermer, perçue de l’intérieur en point de vue subjectif (surréaliste) de géant de la taille de l’écran (à l’école, l’ourson Colargol nous imposait le dedans de sa bouche couronnée de déchets, afin de nous inciter au brossage de dents), dans un gigantesque amphithéâtre aux allures de stade olympique (d’Olympe, en effet) disproportionné à faire saliver (d’envie) Leni Riefenstahl, et bien évidemment dans l’immense escalier des sommités (du passé) reliant la couleur au noir et blanc et inversement. La linéarité, la circularité, leurs variations de diagonale, d’ovale, s’acoquinent à l’horizontalité de la mer (de la mort, en lexique biblique) et de la table chirurgicale (la neurologie en ersatz de renaissance, en guérison de commotion). Son esprit et son imagination formés (shaped) par la guerre (nous informe le carton défilant du début), le patient évolue dans un domaine atemporel (mais daté, donc) : « Nous parlons dans l’espace, pas dans le temps » prévient justement le « messager céleste » décapité au délicieux accent français, capable d’arrêter (de statufier) un match de ping-pong ou une tocante quand ça lui chante.


Il faudra attendre 1948 (LesChaussons rouges) et 1950 (La Renarde) pour que le tandem découvre vraiment la profondeur, que la caméra se mette à bouger, emportée par l’élan enivrant et bouleversant d’une danseuse (Moira Shearer for ever) et d’une sauvageonne (Jennifer Jones à jamais), deux personnages tout sauf sages (contrairement à la gentille June, illicoconvaincue par un baiser salé de rescapé souriant), in fine renversé par un train (la ligne d’Anna Karénine) après un saut dans le vide ou in extremisavalé par un puits (piège agrandi) de mine en compagnie de son animal favori, chasse à l’homme (à la femme) encore plus poignante que la course de Fay Wray (future zoophile blonde platine de King Kong), prisonnière sur l’île sadique d’un prédateur joueur (Les Chasses du comte Zaroff, Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel, 1932). Si Colonel Blimp (aka l’explicite The Life and Death of Colonel Blimp, 1943) pratiquait la fresque (la frise) militaire, solidaire (sillage de La Grande Illusion) et identitaire (ce que signifiait être anglais), si Le Narcisse noir (1947) escaladait les montages du désir (Leni, bis) dans une Inde irréelle précédant sa rivale selon Fritz Lang (Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou, 1959), cinéaste-architecte dès Metropolis (1927), si Les Contes d’Hoffmann (1951) et La Bataille du Rio de la Plata(1956) se préoccupaient de frontalité, de calligraphie, de géométrie plane, Le Voyeur (1960, Michael émancipé d’Emeric, épaulé par le très tourmenté Leo Marks) développera les cavités (buccales, vaginales, oculaires) utérines des victimes du diptyque mentionné supra, en les confrontant à la surface impénétrable (tant pis pour le trépied phallique supportant la caméra-couteau) de l’écran et à l’impuissance d’un adulte-enfant traumatisé par les travaux guère moraux de son papa sur la peur filmée (scopophilie mon amie), d’où le fiasco formel, sexuel, relationnel et temporel d’un chef-d’œuvre réflexif préférable au Fellini de Huit et demi, sans compter ses innombrables suiveurs moins évocateurs.


Ponctué de citations littéraires (et mettant rapidement en scène une adaptation martiale du Songe d’une nuit d’été au Shakespeare mal orthographié), Une question de vie ou de mort doit en outre son imagerie en partie à la mythologie antique (l’assistante matriarcale du juge/médecin semble un mélange de Héra et d’une Valkyrie) et à l’hédonisme latin (le juvénile chevrier nu, désormais tabou pédophile, paraît sortir des Bucoliquessinon des Géorgiques de Virgile). Au final, tout se résumerait par conséquent à de la propagande (à destination des Alliés supposés ensuite apaisés) bien tempérée, éclairée (double sens), désexualisée, internationaliste, à une allégorie jolie, souvent inventive, assez sucrée (loin de la cruauté ouatée d’après Andersen), sur l’opposition de la loi (majuscule en option) de l’univers (idem) versus l’amour (pareil) maître sur Terre ? Les remarques qui précèdent orientent A Matter of Life and Death (une question de vie et de mort, alternative associée, plus dédoublée, en VO) vers un rivage différent, le considère à la manière d’un jeu spatial et cérébral, d’une partie d’échec avec la Mort (Ingmar Bergman s’en souviendra dix ans plus tard, littéralement, figurativement, pour Le Septième Sceau), un défi au réalisme (a fortiori britannique, innervé héritage ou d’éthique documentaire) du « septième art » et à la séparation des « genres » ou des registres (le fantastique contre le psychologique, le sérieux contre le merveilleux, alliage de métrage déjà repérable dans le davantage évanescent L’Esprit s’amuse de David Lean & Noel Coward, 1945).


On peut certes, en 2017, préférer d’autres facettes des talentueux Archers, mais Une question de vie ou de mort(revu plutôt que réévalué hier) ne rate pas sa cible pour autant, y compris dans sa modestie, dans son poli, dans son happy ending (un salut à l’Autrichien Haneke) venant contredire d’un « Je sais » polysémique (voire maternel, matez-moi la pietà d’hôpital) l’incertitude discrète, ouverte, des régimes d’image (le Ken Russell de Au-delà du réel, plus énergique et psychédélique, peintre des paradis artificiels colorés à la mode 80, fera preuve d’une finesse moindre, succombera à un mysticisme sans doute à présent vieilli). Une larme (de spectateur) à l’unisson des pleurs d’attestation (recueillis dans une rose ranimée) de l’héroïne ? Certainly not, et cependant un divertissement plaisant, intelligent, résistant à l’érosion des regards et à la tendance dominante (contemporaine) d’un cinéma décérébré, artificiel, mercantile, auteuriste et fasciste. Avec ses qualités et ses défauts, le film de Michael Powell & Emeric Pressburger respire encore la liberté, la sincérité, la fidélité (à un idéal esthétique, œcuménique) – cela suffit pour aujourd’hui, oui. 


Stalker : Les Randonneurs

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You’ll Never Walk Alone entendait-on dans le Carousel de Henry King – parole évangélique ou mystification à la con ?... 


Mais le temps suit son cours et sa pente inflexible
A bientôt séparé ce qu’il avait uni, –
Et l’homme, sous le fouet d’un pouvoir invisible,
Senfonce, triste et seul, dans lespace infini.

Fiodor Tiouttchev, poème en français, 1838

Stalker résiste au temps et au spectateur. On le découvrit naguère en VOSTFR à la TV ; on le visionne aujourd’hui en ligne avec des sous-titres anglais + possibilité d’une traduction dite automatique un brin chaotique. Passer deux heures et demie avec Andreï Tarkovski revient à retrouver un vieil ami, un réalisateur de grande valeur, cher à notre cœur et à notre esprit. Film de marche, film de tchatche, film de silence(s), aussi, et surtout de fausse SF, Stalker nous enrôle dans une drôle de zone, aux origines indécises, météorite ou extra-terrestres, hésite un Nobel sur le carton liminaire, certainement mentale et radicale. Le réalisateur russe s’y connaissait, en radicalité : écran carré comme au temps du muet, durée de cent cinquante-cinq minutes, argument guère narratif aux échos de philo, lenteur sans peur. Cela vous inquiète ? Cela vous rebute ? Les excréments du mercredi et le vomi de la vidéo sauront vous divertir, vous consoler, vous spolier de votre temps, puisqu’après tout ils n’existent pour rien d’autre et avec votre aval. Stalker (1979) commence dans un bar rigolard à la Béla Tarr, une chambre à coucher à la Ingmar Bergman – Le Sacrifice fera les frais de cette influence, Erland Josephson inclus – et s’achève sur de la télékinésie à la Carrie de Brian De Palma. Entre les deux, trois personnages empruntés à En attendant Godot effectuent un voyage, presque un pèlerinage, qui les mènera au bout d’eux-mêmes, de leurs motivations, de leurs désillusions. Ici, on se nomme par sa fonction, la psychologie passe par le dialogue futé, le corps à l’affût. L’Écrivain, auparavant un verre à la main, mondain auprès d’une belle automobiliste éprise de mystère(s) en mer, Bermudes attitude, doute de tout et s’ennuie à mourir, certains spectateurs l’imiteront. Le Professeur, par ailleurs cocufié au passé, porte dans sa musette un secret atomique. Le Stalker, loin des engueulades matinales de sa femme, guide les touristes du désastre et réintègre son éden de calme, de tranquillité, de dangers énoncés, non avérés.



« Plus c’est long, moins c’est dangereux » : le conseil sous forme d’aphorisme causera le rictus des impatients peu captivés par une œuvre programmatique, affichant avec une candeur aristocratique ou hautaine son goût de la divagation, de la digression, du détour, son refus de la ligne droite et des mille contrefaçons qui redoublent l’illusion du cinéma, le réduisent si souvent à un désolant artifice. Tarkovski ne filme pas pour les intellos, clairement moqués dans la diégèse, pour les autorités du Goskino froissées par son subjectivisme hérétique, pour les jurys de festival, pas seulement cannois, avec leurs prix en chocolat, pour les adeptes élitistes de l’auteurisme nostalgique. Il filme pour lui-même, pour son père, poète apocalyptique récité en off par une gamine mutique, pour tous ceux, en Russie et ailleurs, avant et dorénavant, qui possèdent des yeux, des oreilles, un cœur, un cerveau. Son Stalkerà lui, apparemment différent de sa source littéraire, due aux frères Strougatski crédités en scénaristes, réalisé une fois puis deux suite à un incident de développement, ou un complot de labo, coupé en parts inégales, disons 60 + 90, résonne bien sûr, au présent et en présage, avec Tchernobyl, Fukushima, avec LeMystèreSilkwood(1983) et sa Meryl Streep écolo. La légende médicale affirme même que le cinéaste et sa femme, en sus de l’interprète de l’Écrivain, Anatoli Solonitsyne, contractèrent leurs cancers respectifs en Estonie, aux abords d’une usine chimique peu préoccupée de normes sanitaires. Un autre mal ronge le trio, transporté en jeep militaire puis en locomotive inventive du noir et blanc de L’Enfance d’Ivanà la couleur rurale du Miroir. Dans ce dernier titre, une mère lévitait ; dans Stalker, la génitrice de Ouistiti, rageuse et maternelle Alissa Freindlich, se tord à terre, tétanisée par le désir inassouvi, un aveà Witkiewicz, auteur du pavé polonais de L’Inassouvissement, lecture de votre serviteur en étudiant, mamelons durcis sous l’étoffe, convulsée par le désespoir, par le fait de ne pouvoir retenir son mari déjà parti, en outre ancien taulard risquant de se prendre dix ans de prison pour l’infraction.



L’armée dépeuplée garde en effet la Zone, ses abords de boue, de jour éteint, de rues lépreuses propres à ravir le Lars von Trier de Element of Crime. Un side-carsépia traque notre fada, doté d’une divine idiotie à la Dostoïevski, projet d’adaptation avortée en 1973, chasseur-passeur et de fait positionné au sommet d’un triangle pubien pourtant rétif aux femmes. Pas de compagne dans la Zone, aucune présence féminine, ou alors sous l’apparence d’un cadavre à peine aperçu, gisants enlacés à la Tristan & Yseut, à quelques centimètres d’une plante verte, tant pis pour la vigne et le rosier littérairement entremêlés. Dans ce Pompéi soviétique, les tanks se voient tanqués pour l’éternité au milieu de champs absents, les poteaux de télécommunications deviennent des tours à Pise, un tunnel utérin, baptisé hachoir, castration dans le noir, ne débouche sur rien, à part une piscine artificielle semblable à celle d’un sous-marin, tant la traversée s’apparente à cartographier un monde englouti, une forêt de cristal, clins d’œil à l’eschatologique Ballard, allez, placé sous le signe culturellement aquatique de la féminité, cf. l’urologie vénitienne de La Clef tournée par Tinto Brass. Tarkovski, récusant le symbolisme liquide, expliquant en souriant les flaques, les mares, les pluies récurrentes de son imagerie par la météo locale, observe à la verticale un poisson, à l’horizontale un chien noir, moins funeste que celui de Faust. Si « Chaque homme est une île » selon Albert Cohen dans Le Livre de ma mère, l’Écrivain s’allonge sur la sienne, le Stalker s’y endort, rejoint par l’animal serein, in fine rapatrié dans le bar du départ, où tout pourrait bien, finalement, s’être déroulé, ce qui ferait de Stalkerla matérialisation d’une vision d’ivrognes papotant, philosophant, ruminant leurs impasses et leurs envies de table rase.



Film-cerveau et film-frigo, Stalkerpourra en refroidir plus d’un, notamment ceux qui perçoivent en James Cameron un géographe visionnaire, alors que son Avatar se résume à Pocahontas chez les Schtroumpfs, « cela et rien de plus », rajouterait le Poe du Corbeau, en Terrence Malick un penseur mystique, alors de Le Nouveau Monde se résume à Pocahontas chez Christophe Colomb, la rencontre donnant lieu au panthéisme publicitaire caractéristique de l’ex-enseignant universitaire de l’étymologique amour de la sagesse. Notre Andreï ne philosophe pas, il s’amuse des discours des mecs entre eux, il noie l’arme de l’homme de mots, il désarme le scientifique revanchard puis magnanime. Que contient la Zone ? Comment l’identifier ? En chambre cachée, interdite, où exaucer ses souhaits les plus intimes, y compris les pires, si l’on en juge par le récit du précédent Stalker, mentor meurtrier de son frère, enrichi suicidé ? En pure chambre obscure, de cinéma méta, pièce-piège érigée par le mythe altruiste, « dernière auberge » à la Baudelaire où survit une parcelle d’espoir, de joie, d’accomplissement de soi ? En chambre mortuaire, en réplique de la domestique où finit crevé, allongé, tourmenté, le Stalker en sueur si déçu par l’incrédulité matérialiste, égoïste, de ses clients épuisants, réconforté par sa moitié maternante, consœur de Kim Hunter au même endroit de pietà dans le pareillement clivé Une question de vie et de mort des Archers ? Le réalisateur, improvisé décorateur, ne répond pas, se méfie du maudit message, du mouvement heuristique figé par l’exégèse spécialisée. Sa caméra, aérienne, terrienne, aux travellings virtuoses, avant, latéraux, aux plans-séquences intenses, aux entrées de champ des protagonistes à l’improviste, scrute les paysages, les visages, autorise le regard caméra, celui de l’Écrivain monologuant parmi les dunes sensuelles, nous adressant une question rhétorique à propos de son immortalité, celui de l’épouse monologuant parmi les ruines heureuses, malgré tout, de son mariage.



Film de géologue et non d’idéologue, film d’un homme libre utilisant au mieux les ressources et les contraintes étatiques, communistes, Stalker se prête à toutes les interprétations, par exemple celle d’un Serge Daney, qui durant son bel article le (re)visita en attestation de saison d’un archipel-goulag décrit par Soljenitsyne, et les défie toutes, aussi habile, gracile et insaisissable que la poiscaille mentionnée supra. Pour pleinement l’apprécier, il faut se mettre en condition, au diapason, il convient de renoncer aux parcours tracés, au fascisme scopique, économique et politique du cinéma contemporain, pas uniquement hollywoodien. Cette fable sur la foi, en toi, en moi, dans le cinéma, dans le monde alentour, dans la vérité intérieure ou le mensonge familier, cet éloge de la douce faiblesse d’un nouveau-né opposée à l’indifférente dureté d’un arbre antique, peut-être celui du Sacrifice, s’appréhende à la manière d’un déplacement à l’étranger, à une collection de cadrages, décadrages et surcadrages propices à l’éveillée rêverie, au dépaysement lucide, à la reconnaissance de la proximité de l’exotisme. Dans Stalker, on parle russe, on s’exclame « Voilà ! » dans la langue de Racine, mais les images parlent d’elles-mêmes, double acception, elles nous parlent de nous, de nos enfers, de nos chimères, de nos catastrophes de poche ou à l’échelle de la planète. Tarkovski croyait-il à l’âme russe, à ce que l’on désigne ainsi en Occident ? Certes, l’Écrivain boit, le Professeur se montre narquois, le Stalker paraît possédé – et alors ? Ces marqueurs supposés nationaux, au bord du cliché, se dissolvent dans une mélancolie universelle et dans un portrait doux-amer d’une certaine masculinité.



La parole, logiquement et généreusement, revient au final aux femmes, à une mère éloquente, à sa fillette mutante, qui porte des béquilles à l’instar de la Gabrielle du Crash de Cronenberg, similaire dystopie à expérimenter maintenant, virée dans les parages et au centre du vide en quête, et en quéquette, d’un sens, de la circulation, des émotions, du chemin, de la vie. Au terme de leur virée accidentée, James & Catherine se redécouvrent, font l’amour comme pour la première fois ; dans l’épilogue de Stalker, Ouistiti déplace en solo des verres sur une table, tandis qu’un train invisible en mode Midnight Express occupe la bande-son, remarquable tapisserie sonore et sensorielle postsynchronisée, transmuant le bruit en note et inversement, réécoutez la scène du rail, en partie tramée par le compositeur complice Edouard Artemiev, avec des extraits très partiels, quasiment subliminaux, du Bolérode Ravel, de l’Hymne à la joie de Beethoven et du Tannhäuser de Wagner. La pensée peut tout, elle se déplace sans bouger, le corps blessé, handicapé, réinvente l’espace-temps à sa mesure, le plie à son désir. Stalker, un film quantique ? Avant tout un film poétique, appellation hélas dévaluée, usurpée, ouvrage opaque et lumineux qui lave nos yeux, nos oreilles, nos cerveaux et notre phénoménologie en une série d’objets-instants purifiés, polysémiques, signifiants et signifiés : seringue sur une table de chevet,  ampoule de poison et ampoules qui claquent, téléphone incongru au décrochage drolatique de « clinique », encre noire de liaison, écuelle lactée du canidé. Que ceux qui croient à l’humanisme et à la transcendance le loue pour ses vertus d’avertissement, de parabole pas frivole.



Suivant ma perspective, Tarkovski plutôt que Nevski, Stalker séduit et sidère par son immanence, par sa désespérance stimulante, dessillante, par sa beauté de chaque plan, et l’on se doit de souligner le travail brillant du directeur de la photographie Aleksandr Kniajinski, accessoirement en poste après le licenciement de son confrère Gueorgui Rerberg, contempteur du script. Le vrai Stalker de l’histoire ? Andreï, évidemment, qui veille et surveille, qui dirige, qui égare, qui fait de la physique avec des fruits secs, de la métaphysique avec des physiques de galériens, visez-moi ce crâne rasé, qui relit l’iconographie religieuse, couronne christique comprise, soupçon de dérision en bonus, tout au long d’un périple dépourvu de Dieu, adieu au surnaturel, hors les puissances psychiques déployées en mineur dans la coda décolorée, apriori d’épiphanie, pourtant exempte de Ciel, majuscule optionnelle, jeu de gosse triste et de lignes dynamiques à l’intérieur des quatre murs du solipsisme de chacun(e), précédée par un poème d’amour signé Fiodor Tiouttchev, lyrique classique traduit par Nabokov et chanté par Björk. Et même si, personnellement, je préfère la fresque de Andreï Roublev, les miroitements du Miroir, l’Eurydice stellaire de Solaris, l’Eugenia sudiste de Nostalghia, je pris un réel plaisir à suivre à nouveau, dans une qualité d’image et de son irréprochable, cette compagnie des relous, un salut à Neil Jordan, trinité tout sauf canonisée, sacralisée, d’un illuminé misogyne, d’un artiste impuissant, d’un terroriste pragmatique, je caricature à dessein. Stalker, film majeur de démiurge modeste, continue à envoûter, à dérouter, à convaincre une quarantaine d’années après. Alors risquez-vous à votre tour dans sa mémorable Zone, au carrefour de l’Interzone de Bill Burroughs et de La Terre vaine de Thomas Stearns Eliot, au risque de contempler votre terrible reflet, à la fois proie et prédateur, destructeur et marcheur, bonimenteur et enquêteur – une variation du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, allusion ironique d’une réplique, une personnification de vrai Stalker à demeure, à la recherche de son propre bonheur, par-delà les zones, les hommes, les heures et les pleurs, en somme. 


   

Que viva Eisenstein ! : Siesta

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Peter Greenaway.


Greenaway ? Pas vraiment ma tasse de thé, malgré mon anglophilie cinéphile, même si le fait d’avoir autrefois filmé la frontalnudity de la belle (et talentueuse) Helen Mirren dans Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant mérite mon respect émoustillé. Picturalisme, théâtralité, arrogance culturelle : les principaux péchés de sa profane trinité se retrouvent dans ce vrai-faux biopic, mais pas seulement, et heureusement. Car l’humour domine dans le portrait irrespectueux, admiratif, documenté, subjectif, s’autorise des instants au bord du poignant, laissant la vénération (voire le militantisme gay) à autrui, aux érudits, aux universitaires, aux étudiants, s’aventurant sur le terrain miné (pour l’exposé) de l’émotion, de la passion, de l’émancipation. La meilleure part d’un film anecdotique et ludique, il convient de l’apprécier dans l’histoire d’amour, très court, disons quelques mois, le temps d’une gestation, entre deux personnages opposés, complémentaires, l’artiste (célibataire) et le professeur (en religions comparées, père marié), chacun enseignant (enseigné) à (par) l’autre les (des) secrets du sexe et des sentiments, puisque la santé, le travail et l’argent, fétiches freudiens supposés provoquer le bonheur, son clowntriste les possède déjà. Cela pourrait vite tourner à l’exercice de style stérile et à la mise en abyme de méta patatras, pourtant Greenaway opte pour le corps et l’esprit (dialogues idoines signés d’un contempteur du « texte filmé »), le jeu et le sérieux, la sensualité enlacée à la mortalité (beau boulot du fidèle DP Reinier van Brummelen). Septuagénaire, le Britannique s’avère encore rétif au mélodrame, le désarme presque via un air de menuet, tandis qu’au début un chef d’orchestre de dos (Michael Nyman ?) paraît diriger le célèbre mouvement (d’ouverture du ballet, dit de la danse des chevaliers, utilisé par le tandem Brass/Guccione durant l’orgie sur galère de Caligula, voilà, voilà) prenant, en forme de marche, du Roméo et Juliette de Prokofiev (l’œil et l’oreille associent naturellement une superposition de pure abstraction), sous un écran géant accueillant les images révolutionnaires (double sens) du Maître (Octobre, titre de saison, surtout à l’occasion du centenaire d’une révolution).



Et cependant son cinéma, jusqu’alors assimilable à de l’art plastique (double acception), bien trop préoccupé de formalisme géométrique, d’organique théorique, d’ironie de mépris, se découvre enfin, apprend à respirer, s’incarne un peu, tant mieux (rajoutons que sa formation de peintre explique en partie sa défiance envers la narration). Dans Le Dernier Tango à Paris, chant funèbre arty (relation hétérosexuelle illustrée par un cinéaste homosexuel, de quoi faire s’astiquer les théoriciens du genre), le beurre de Brando envahissait l’intimité rectale de Maria Schneider ; dans Que viva Eisenstein !, de l’huile d’olive participe à une sodomie d’épiphanie, tressée dans la leçon d’Histoire (le Nouveau Monde versusl’Ancien, au creux de son anus, inversement) et achevée par un drapeau, rouge, bien sûr, planté dans le fessier ensanglanté. Pas certain que feu Patrice Chéreau apprécierait, tant la crudité cède à l’élégance, la dépression à l’aisance. L’Eisenstein de Greenaway, fantaisiste et fraternel, ne filme jamais, en dépit des 150 km de pellicule imprimée à rapporter rapidos en Russie soviétique, au risque de se voir confisquer son appartement, malmener sa maman, le camarade Staline (ou son remplaçant Poutine) prisant peu les unions purement masculines (ah, les canons et les marins du Cuirassé Potemkine), pour ne rien dire de la liberté individuelle. On peut certes reprocher au métrage ce hors-champ créatif et sa profusion d’effets (splitscreens, travellings circulaires, perspectives implosées) tout en les saluant telles des preuves malicieuses et guère gratuites de vitalité, d’énergie, de générosité, pour ainsi dire reflets numérisés en POV distancié du regard d’un ogre fragile, virginal et au final lacrymal (comparez l’effusion de Citizen Kane au jansénisme de La Splendeur des Amberson).



Victoire (russe) à la Pyrrhus, la révélatrice virée touristique au Mexique se termine en nouvel exil (après Hollywood la maboule, aux frais de l’entourage d’Upton Sinclair), en explication (off, via un narrateur laconique) inextremis des coups récurrents (bientôt  prophétiques) données contre un radiateur (pas celui de Lynch dans Eraserhead, quoique). Porté par un beau duo d’acteurs (comédiens d’origine), le blanc Elmer Bäck et le brun Luis Alberti, Que viva Eisenstein ! nous narre avec allant et amusement une Brève Rencontreà faire rougir David Lean, à ravir (ou non) un Derek Jarman. Il ne s’agit pas d’un film sur l’art, sur le cinéma, sur le Jour des morts (belle scène au musée dédié + une pensée pour feu George Romero et a fortiori pour le Malcolm Lowry de Au-dessous du volcan, pas trop mal trahi par John Huston, son roman en matrice apocryphe et funeste de l’opusrésilient et solaire de Peter). Il s’agirait plutôt d’une fugue imaginaire, sincère, à base de biographie, de rêverie, où découvrir les vertus de la sieste (classée crapuleuse, of course), où réveiller au téléphone sa lointaine secrétaire maternelle, où croiser un sonneur de cloche aveugle et sourd, une gosse à l’agonie au cours d’un séisme pour journalistes, une soubrette magnanime et croyante, des mécènes assez obscènes (le Ruskoff se gausse des gauchos américains nantis de résidences secondaires mexicaines), une épouse en pleurs adepte du pardon de raison. Wong Kar-wai vise le lyrisme et l’étirement du temps, la résurrection des sensations, la variation itérative (musicale) de romances colorées, avortées avant que d’être nées ? Greenaway choisit la vitesse, en voiture, au lit, autour du lit, au sommet d’une tour, dans un hôtel traversé latéralement, aux espaces assemblés puis redessinés par l’indiscernable montage (tout le contraire du spectacle superlatif, hyperbolique et symbolique, des « attractions » montées par le vrai Sergueï).



La frontalité scénique de la suite domestique, sorte de palais romain au plancher éclairé à la 2001 l’odyssée de l’espace, aux voiles évanescents (réponse au saphisme chic des Prédateurs), aux colonnes en érection, propice au dépucelage à un âge pas sage (les trente-trois ans du Christ ou d’Alexandre !), s’anime de l’intérieur, s’en va visiter la clarté recueillie, amie, d’un cimetière à la gaieté pacifiée, s’en va prendre un verre à une table de café avec cireur de chaussure prolétaire et rançonneurs de BD inclus. Résumons – à défaut de nous apprendre quelque chose de capital (façon Marx & Engels) à propos de son illustre modèle, sujet, avatar, persona, tout ce qu’il vous plaira, Que viva Eisenstein ! (le sobre titre en VO à Guanajuato se contente de localiser la fable) constitue un hommage loin de l’enfantillage et une célébration à des années-lumière de la commémoration. Sans donner envie d’aller illico réévaluer la filmographie de son auteur, il se suit avec plaisir, au prix de longueurs pardonnables (pour les raisons supra), d’un manque de profondeur peut-être imputable à une pudeur indécrottable (ou hautaine, ne s’abaissant pas au déploiement de ce qu’elle considère à tort comme du pathos). Pour une fois, je crois, Peter Greenaway (par ailleurs amateur des Archers, vacciné contre la bien-pensance humaniste) se montre léger, joueur, à la fois adolescent et sage, à l’ombre des tombes (fleuries) et d’une renaissance (féconde, un peu tard, au diable le « septième art »). On s’en souvient ou point, Godard (tout sauf révéré par PG) recadra à Cannes le négligeable Nolan, dialectique polémique du vieux qui fait des films (toujours) jeunes et du jeunot commettant des films de vieux (le muet musicalisé, le format carré anachronique, suprêmes artifices d’une modernité recyclée, amnésique du présent). L’œuvre du jour se situe bel et bien du côté de la vie, de l’envie, d’une jeunesse de perception et d’évocation d’anciens majeurs, pas sans reproches mais pas ligotés par la peur, notre mal contemporain, quotidien, au cinéma et au-delà. Un grand film ? Une réussite sympathique.
                  

D.A.R.Y.L. : L’Enfant miroir

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 « Les enfants appartiennent à leurs parents » : vraiment ?...


On n’en finit jamais avec les années 80… De Simon Wincer, je me souvenais du réussi Harlequin, écrit par le regretté Everett De Roche, déjà (en partie) une histoire de gosse (guéri), cette fois-ci à la sauce russe (tendance rebootde Raspoutine, le charismatique-christique Robert Powell s’y colle). Ensuite, l’Australien plongea dans le sillage de son cétacé (indépassable Orca) guère melvillien (Herman, pas Jean-Pierre) – Il faut Sauve(z)r Willy ? Il convient surtout de réévaluer D.A.R.Y.L. (je ne dirai rien de Crocodile Dundee III, on comprendra pourquoi), un peu vite évacué en recyclage paupérisé de E.T.et dans les parages de toutes ces bandes (double sens) de bambins pullulant alors sur les écrans sous la régressive administration Reagan (Les Goonies et compagnie). Une autre erreur reviendrait à l’assimiler à l’univers du contemporain Joe Dante : pas de nostalgie ici, même si Robby le robot de Planète interdite fait une apparition télévisée (en sus de Hulk dessiné-animé). En tant qu’observateur étranger d’une Americanacapturée en Floride, en Caroline du Nord et reconstituée en studio à Pinewood, c’est-à-dire en Angleterre (tourné au pays de Russell Mulcahy, Harlequinjouait itou sur l’illusion géographique), Wincer à ses débuts étasuniens me fait plutôt penser à Carpenter, à Comencini, à Sirk (je n’exagère pas, ou peu, je vais préciser sans me justifier). D.A.R.Y.L. s’ouvre et se termine par deux traques motorisées, dans les montagnes et dans le ciel, en plein jour, en pleine nuit, la première évoque The Thing, hélico compris, la dernière Starman, militaires vénères inclus. Cette coda en avion promis à la destruction, martial et coûtant des millions (de dollars), résonne aussi avec le Firefox de Clint (Eastwood, aux répliques reprises par Ronald) et la position assise, devant un tableau de bord (ou un jeu vidéo routier, sur console Atari, pardi), se lit aujourd’hui à la fois en signature de l’époque et en étrange présage des conflits supposés dématérialisés de l’Oncle Sam, à Bagdad ou ailleurs.

Rien d’étonnant, puisque le virtuel et par conséquent le simulacre (à la Baudrillard) occupent le cœur (battant) du métrage, fable familiale (depuis quand s’agit-il d’un défaut, voire d’une insulte ?) autour d’un enfant-robot (plus ou moins inspiré par le « réactionnaire » Les Aventures dePinocchio, que Luigi C. détestait) en quête d’identité, d’humanité (je ne crois pas au hasard, pas même à celui d’un visionnage aléatoire en VF sur une célèbre plate-forme d’hébergement de contenus audiovisuels, et je signale qu’au même moment ARTE diffusait le A.I.de Spielberg d’après Aldiss & Kubrick, sorti seize ans plus tard). Film tendre, film modeste, film qui ne prend jamais le spectateur, adulte ou infantile, pour un imbécile, D.A.R.Y.L. se caractérise par sa douceur (beau boulot automnal et nocturne du DP Frank Watts, Britannique de TV, par exemple Cosmos 1999), par sa justesse (de ton, ensemble de la distribution à l’unisson, mentions spéciales à Barret Oliver, vu dans L’Histoire sans fin et Cocoon puis reconverti en photographe, à Mary Beth Hurt, femme de Paul Schrader revue dans Le Temps de l’innocence + À tombeau ouvert de Scorsese ou L’Exorcisme d’Emily Rose, à Michael McKean, co-scénariste du surfait Spinal Tap et visible dans Les Aventures d’un homme invisible, Jugé coupable, Small Soldiers, à Josef Sommer, présent dans Les Femmes de Stepford, au thème en harmonie), par un soin de chaque plan, de chaque instant. Wincer, vrai cinéaste, se glisse avec délice dans un classicisme attentif, pas paresseux ni académique. Il use du Scope afin de donner une ampleur d’espace et de densité (graphique) à Une histoire simple (un salut à Sautet), à un (mélo)drame de chambre, à un conte initiatique électronique (les parents « truqués », à la Philip K. Dick, de l’androïde réparent son cerveau en POV numérisé, mazette).



Dans L’Incompris, un gamin (mal-aimé) mourrait d’amour, littéralement ; dans D.A.R.Y.L., une machine conçue en récolteur (doué) de données, dotée de la ductilité de nos cinq sens, en vient à aimer sa famille d’accueil, et réciproquement. L’orphelin forestier, auparavant kidnappé pour sa liberté par un scientifique peu cynique, filme son parcours en caméra subjective, mais ces images-témoignages ne feront surface que lors d’un débriefing avec ses créateurs, que l’on croyait d’abord sans cœur. Simon Wincer pratique une sorte d’ethnographie généreuse, presque fordienne, il laisse au grand Douglas la flamboyance de sa cruauté (je renvoie vers Tout ce que le ciel permet), au délicat David (rematez Blue Velvet) sa sensorialité ironique. D.A.R.Y.L. fait comme si La Nuit des morts-vivants n’existait pas, comme si vingt-cinq ans d’histoire américaine (la lutte pour les droits civiques, le Vietnam, le FlowerPower, le Watergate, Charles Manson et sa « famille » d’assassins) se voyaient aspirés dans je ne sais quelle faille spatio-temporelle (David Ambrose, l’un des trois scénaristes, écrivit Nimitz, retour vers l’enfer et Le Survivant d’un monde parallèle, où le David Hemmings de Blow-Up relisait Carnival of Souls, idem flanqué de Robert Powell). Au premier abord, on pourrait penser que son métrage rassoit l’édifice (rassis) familial, évidemment WASP (pas un seul « homme de couleur » à l’horizon, bon), en adéquation avec la fiction présidentielle cocardière et stellaire (La Guerre des étoiles de Lucas en réelle menace face aux Russes de Rocky). Et pourtant, en cela D.A.R.Y.L.rejoint E.T., quelque chose change, une fêlure contredit (ou corrige) le lyrisme rassurant du happy ending survenu après une noyade (Allan Scott, collaborateur régulier de Nicolas Roeg, signa Ne vous retournez pas onze ans plus tôt), en écho à la résurrection des astronautes de Capricorn One, similaire parabole sur les apparences, sur le cinéma en art politique et heuristique, en croyance collective qui nous fait mieux voir, qui nous fait grandir, pour le meilleur et le pire.

Dans son voyage au bout de lui-même, dans sa découverte des us et coutumes (la séquence du match de baseballfonctionne dans sa véritable nature de liturgie laïque, de rite inclusif et intergénérationnel) de l’Américain « moyen » (des fonctionnaires cérébraux soumis, ou insoumis, à leur hiérarchie armée, un directeur de centre spécialisé, le petit patron d’une entreprise de construction), Daryl n’expérimente pas/plus l’amitié problématique d’Elliot (progéniture de mère célibataire) avec un alien n’aspirant qu’à rentrer chez lui, chassé par les autorités en échec implicite du mythique melting pot (le Cimino de La Porte du paradis opine différemment), dada des USA avant l’avènement des « communautés », l’afflux des « réfugiés », dorénavant des « migrants » (l’Europe, terre d’exil, notamment outre-Atlantique, peine à se transformer en terre d’accueil, on peut le déplorer, encore doit-on en comprendre les causes historiques, au-delà d’une crise économique systémique), il éprouve, à côté de la joie d’avoir rencontré des gens qui l’aiment, qui l’admirent, qui le trouvent même un peu trop parfait (poli, discipliné), une émouvante mélancolie, liée à la solitude, à la différence, à la mortalité (belle pietà avec son « papa » sous un arbre à la Tarkovski, cf. le minot et le vieillot réunis du Sacrifice). Avec sa petite ville dessinée par Norman Rockwell (ou à l’inverse par le Carpenter de Halloween, visez-moi ces allées de pelouses perpendiculaires), avec ses personnages attachants, désarmants de normalité blessée (stérilité devinée, adoption d’occasion), avec son aimable refus du sentimentalisme (en dépit du sifflement de trimardeur liminaire, des cordes onctueuses et de la harpe dédoublée de Marvin Hamlisch, compositeur regretté, bis, et primé des chansons de Nos plus belles années, par Barbra Streisand, de L’Espion qui m’aimait, par Carly Simon, accessoirement adaptateur musical de L’Arnaque), du spectaculaire (ce film de vitesse et de lenteur surnomme malicieusement Turtle l’ami dégourdi du protagoniste rapide, tandis que la poursuite en voitures finale privilégie l’astuce aux dépens de la casse), avec son laboratoire à la Solaris(capitonnage eugéniste) et son QG à la Wargames (arrière-salles d’ordinateurs du parc thématique Disney à Orlando !), D.A.R.Y.L. séduit et surprend, contient un instant poignant, lorsque la créature interroge sur sa nature son « géniteur » soudain muet, prenant la porte (et décidant illico de le soustraire à la destruction des hommes en uniformes, davantage portés sur un Universal Soldierà la JCVD que sur un acronyme conscientisé, hackeur avant l’heure, détrousseur de DAB, cobaye apeuré aux électrodes débranchées, sujet in vivo du fameux test de Turing – mec ou machine ? – mis en scène de manière oculaire dans Blade Runner).


Au risque de me répéter, ce joli petit film mérite sa redécouverte, parce qu’il parvient à dire (à montrer) deux ou trois choses toujours d’actualité sur la famille (recomposée), sur l’idiosyncrasie (en perpétuelle reconfiguration, morale existentialiste), sur la lucidité des mères (Joyce ne veut se rendre à l’évidence du programme, elle comprend mieux que quiconque et avant tout le monde l’altérité familière de Daryl, elle lui confère par procuration, en lui donnant l’autorisation de se tromper, de rater, de décevoir, une faiblesse qui nous honore, qui nous incite à faire mieux la prochaine fois, pédagogie infinie), sur le dévouement des pères (putatifs), jusqu’à la mort, sur la fragilité de la paternité, sur la façon dont on fait partie, bien qu’à la marge, d’un groupe social défini (et cela tient de la mise en abyme personnelle, Wincer refaisant ses gammes à Hollywood). On le voit, D.A.R.Y.L. ne relève de la science-fiction que par accident, par contexte commercial (malgré un relatif échec), son essentiel se situe ailleurs, sur Terre, au sein des cœurs (humanisme clairvoyant à la Saint-Exupéry). Certes, on peut (mille fois) préférer le cauchemar pédophobe du Village des damnés (j’aime bien l’original de Wolf Rilla mais je privilégie la version de Carpenter, pas seulement pour Linda Kozlowski ou le regretté, ter, Christopher Reeve, qui jadis immortalisa Superman, pareille moralité sur l’identité américaine, sur la famille humaine, magistralement troussée par Richard Donner), néanmoins rien ne nous oblige à négliger le film de Simon Wincer (conseillons en conclusion de voir ou revoir son troublant Harlequin). Oui, on n’en finit jamais avec son enfance...

We Are the Flesh : Carne

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Emiliano Rocha Minter.


Brutal et sentimental, Tenemos la carne (possession et non identification, acontrario de l’intitulé international), fait penser à du Gaspar Noé délocalisé à Mexico, où ne sévit plus le chanteur homo de Luis mais un certain Mariano, ermite lubrique et père pervers. Un beau jour, Fauna & Lucio (surnommé Lucifer par sa sister, Skeletor par l’ogre « romantique ») s’invitent dans son appartement en ruines, au décor de déliquescence calqué sur le cabinet des jumeaux-gynécos de Cronenberg (Faux-semblants, autre conte d’utérus et de triolisme). De la nourriture et un abri, d’accord, il va falloir cependant bosser, les enfants (errants), édifier une grotte en bouts de bois, emballages d’œufs et chattertonà foison. Dans cette caverne molto utérine, très peu platonicienne, quoique, nos trois protagonistes vont pouvoir se livrer à une sorte de cérémonie secrète (offerte for your eyes only, spectateur curieux, aventureux, hustonien ou non) à base de sexe, de mort et plus encore. Petit catalogue des réjouissances : inceste, nécrophilie, vampirisme, anthropophagie, orgie, décapitation, sans omettre une mise au monde (d’adulte, en mode danse contemporaine) en forme de renaissance et un épilogue à l’air libre, au soleil, dans une grande ville, avec parking traversé (par une travesti réveillé) à la manière des Enfers de Francis Huster (remember Demy, pardi). Le réalisateur/producteur/monteur/scénariste, au mitan de ses vingt ans, connaît ses classiques (littéraires, cinématographiques) et ses remerciements au générique de fin s’apparentent à du name-dropping particulier, orienté (Żuławski, Bataille, Lautréamont, Musset, Antoine d’Agata, Carlos Reygadas, Sade, Rachmaninov, Alejandro González Iñárritu, Noé, Artaud, liste pas exhaustive).

Tout ceci suffit-il à faire un film, afortioriréussi ? Bien sûr que non, mon bon, et We Are the Flesh montre très vite ses limites, s’avère assez long malgré sa brièveté (soixante-seize minutes au compteur du lecteur), ne troublera (ou titillera) que les bien-pensants, qui ignorent encore que la vie paraît une porcherie, surtout pour Hitchcock (L’Ombre d’un doute et son oncle initiatique tueur en série) ou Pasolini (cf. le film homonyme ou Salò ou les 120 Journées de Sodome, huis clos sado-maso facho dans le sillage sadien). Un peu trop joli pour être honnête, un peu trop millimétré pour donner à réellement ressentir la folie affichée, le métrage au final plutôt sage (à l’ère numérique, même un pénis en érection, de fellation ou d’éjaculation, semble un simulacre à la Baudrillard, on renvoie vers le viol en réalité augmentée de Irréversible) échoue dans sa volonté (évidente) de provoquer, dans sa dimension cosmogonique (ta sœur en chaleur, empoisonnée, de frangin végétarien), dans son imagerie au bord du formalisme arty. La chair, mon cher, réside ailleurs, au-delà (en deçà ?) d’artifices narratifs (focalisation d’enfermement) et visuels (polarisation + relief) incapables de représenter l’épiderme, d’atteindre la mystique de l’organique (la pornographie, pratiquant un excès de figuration, débouche pareillement sur une forme d’abstraction). Jusqu’à un certain point, We Are the Fleshéquivaut à un mauvais rêve coloré, pasteurisé, à un délire diégétique d’insomnie solitaire (à l’instar du plaisir homonyme), à une pièce de théâtre expérimental ressuscitée des années 70, supposées libertaires et dépourvues de tabous (pas d’homosexualité, de coprophagie ni de pédophilie ici, tant pis, on se contentera d’une courte urologie et de sa rime menstruelle, amen).

On se souvient (relisez-moi) de Alucarda, la hija de las tinieblas (1978), de sa Carmilla tequila, matrice apocryphe, parabole appariée, du Sweet Movie (1974) de Dušan Makavejev (graisse substituée au chocolat) ; le cinéaste juvénile rajoute un soupçon de Daniel y Ana (en 2009, Michel Franco forçait un frère et une sœur kidnappés à s’accoupler en étant filmés, fichtre), un zeste de Enter the Void (frérot stellaire fécondant sa sœur d’outre-tombe, diantre), une pincée de Martyrs (hors-champ sectaire, aristocratie encanaillée, présente durant la séance de cannibalisme en climax). Si le film s’achève par un visage christique (de parvenu repu, envapé), aucune transcendance ne l’habite (dans ton origine du monde frontale, picturale), à l’inverse d’une mystérieuse innocence (gamine de danse et de photo dans les affaires de Mariano) et guère d’immanence non plus, hélas. Néanmoins, quand il ne fait pas mumuse avec sa caméra en apesanteur, Rocha Minter s’autorise à nous faire sourire, et la meilleure part de son opus se place dans cet humour quasiment constant, y compris lors d’une scène d’égorgement. Le diable (pas un brin zulawskien) au mezcal (ou au gaz) en blouson doré de boxeur arbore ainsi une hilarité communicative et son immoralisme nihiliste d’orphelin régressif (pourquoi nos mères adorées nous vomissent-elles hors de leur confortable vagin dans ce monde immonde, hein ?) n’impose rien aux agneaux in fine ravis de lui obéir et de le retrouver bien vivant après son trépas drolatique (létale branlette en direct au-dessus de leurs ébats, voilà). La séquence avec le soldat ficelé constitue également un sommet de satire chantée (gueulée), hymne patriotique et martial à trois voix avant de recueillir le sang bouillonnant à la gorge stoïque tranchée.








L’Emiliano pastiche l’eucharistie, sa subversion (terme dévalué, tandis que les Femen accomplissent mieux ou pire, pissent sur les autels ecclésiastiques) s’arrête là, à moins de considérer le bleu, le jaune et le rouge (en sus d’un jeu sur les formats, faux Scope et faux 1.33) en tonalités dominantes d’un drapeau révolutionnaire, ce que nous ne ferons pas, pour les raisons énoncées. We Are the Flesh ne révolutionne rien, ne dit pas grand-chose, ni sur notre corps ni sur notre esprit, sur leurs sombres puissances et leur lumineuse (sinon dangereuse) autarcie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne dispose d’aucun talent, d’aucun engagement (physique, laissons le politique aux habituels objecteurs de conscience drapés dans leur humanisme inoffensif). Par exemple ceux de Noé Hernández, au générique du remarqué Sin nombre, aux faux airs de Joe Prestia, qui se délecte en quadra diabolique (et fabricant d’alcool de contrebande + adepte du troc, du tambour), par exemple ceux de María Evoli, ludique, saphique, hystérique, débutante désarmante qui n’oblitère pas toutefois l’indémodable Isabelle Adjani dans Possession(ou l’amoureuse et gourmande Iwona Petry de Chamanka). En vérité, le défaut majeur de Tenemos la carne tient à son timing, il arrive trop tard, bien après son compatriote précité, bien après notre Bruno Dumont national (naguère Courbet d’humanité nordiste) ou tous ses confrères que l’on fédère sous l’étiquette suspecte de la New French Extremity. Idem pour le sounddesign travaillé de Javier Umpierrez en ersatz des merveilles sonores d’Alan Splet au temps du Eraserheadde Lynch.

Comme si ERM finissait par s’apercevoir que les fantasmes réalisés pour de vrai, à l’abri d’un avatar du ventre maternel, ça allait cinq minutes, ou une heure quinze, qu’ensuite ça finissait par gaver grave (un clin d’œil au premier effort de Julia Ducournau, possiblement aussi surfait, du moins à la vision de sa bande-annonce), il décide de finir son film (superficiel) à la surface, via un virage esthétique disons à 180°, documentaire urbain en caméra presque « candide ». On se gardera ici de reprendre à notre compte l’opposition simplificatrice entre les Lumière et Méliès, plus stimulante si perçue en dialectique pragmatique, spectaculaire du réel enlacé à la réalité de l’imaginaire, et pourtant quelque chose de la division fondatrice (observable dans d’autres filmographies, notamment au Royaume-Uni et en Italie) appert dans la coda à la saveur de distanciation (Brecht détesterait ce drame de chambre à coucher souvent près de sombrer dans l’embourbement bourgeois). L’horreur, la vraie, la terrible, elle s’épanouit certes dans nos psychés, elle se déploie surtout à la vue et au su de tous, à part les castrés de la cornée, les belles âmes maudissant toutes ces horreurs sur grand ou petit écran, maman. Pour la (re)trouver, inutile de s’enterrer avec une trinité d’acteurs, un directeur de la photographie (Yollótl Alvarado) et une directrice artistique (Manuela García) : va et regarde (tel Elem Klimov) autour de toi, camarade, dans (le désordre) les écoles, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les usines et les entreprises, dans les foyers anxiogènes et les contrées en guerre, à plus forte raison au Mexique, pays statistiquement violent et humainement attachant (le Eisenstein de Greenaway opine).

Alors laissons au jeunot Emiliano la seconde chance d’un deuxième film, puisque tout le monde ne peut pas tourner son Citizen Kaneà lui (auquel j’avoue préférer d’ailleurs La Splendeur des Amberson, passons). Inédite en salles hexagonales (tu m’étonnes), la co-production franco-mexicaine commence (vraiment) par conséquent in extremis, en écho au témoignage sarkozyste (dixit l’intéressé) de Pascal Laugier, similaire pétard mouillé (peut-être plus énergique, sincère, certainement pas meilleur) qui en traumatisa plus d’un, les pauvres (je leur conseille de suivre fissa l’itinéraire indiqué supra). La beauté (et l’intégrité) du genre dit horrifique, en tout cas pour moi, ne saurait se confondre avec un symbolisme scolaire, des citations ressassées (pas d’amour, uniquement des preuves, attribué à Cocteau ou Reverdy, impossibilité de regarder en face le soleil, la mort, imputé à La Rochefoucauld retravaillant Héraclite), un surréalisme estampillé sud-américain (un Jodorowsky et au lit). Quand Emiliano Rocha Minter osera se confronter à nos démons familiers, transfrontières, quand il cédera sa lumière léchée contre des ténèbres éclairantes, je reparlerai avec joie de son cinéma. En attendant, vous pouvez vous risquer à son bébé un brin désincarné, pas déplaisant, tout sauf renversant (ou révoltant, suivant la perspective)...

       

Cursed : We Need to Talk about Kevin

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Un pot de confiture ? Plutôt une exemplaire déconfiture…


Personne n’apprécie Cursed, pas même (feu) Wes Craven. Pourtant, malgré des difficultés de production documentées, puisque les inénarrables frères Weinstein faisaient alors « la pluie et le beau temps », le soleil et la pleine lune, ce métrage en effet « maudit » mérite davantage d’attention. Tout d’abord, parler de ratage relève de l’abus de langage : en tant que comédie fantastique, on peut le considérer comme une réussite, y prendre du plaisir, par exemple avec sa moitié, en plein picorage de pop-corn, un samedi soir de divertissement. Le cinéma, surtout celui-là, sert aussi à cela, nous convie à un peu oublier notre mortalité, nos tracas quotidiens, à satisfaire la fibre imaginaire. Il débute de manière significative durant une fête foraine, avec diseuse de bonne aventure funeste à la Jusqu’en enfer. Il se situe ensuite à Hollywood, traditionnel repaire de prédateurs, pas uniquement sexuels. Il place son climax dans un club-musée de cire où croiser Lon Chaney Jr. recouvert de sa pilosité statufiée. Kevin Williamson, scénariste (et producteur) toujours en mode méta mais mineur par rapport à Scream, voulait s’amuser avec un mythe jamais pris au sérieux, en tout cas pas par lui. Quant à la filmographie de Wes Craven, elle sut constamment enlacer la terreur à l’humour, la panique à la dérision, sauf peut-être dans le superbe L’Emprise des ténèbres, à l’ironie politique implicite. Ici, plus de famille dite dysfonctionnelle, plus d’envers du rêve américain devenu « cauchemar climatisé » (un clin d’œil à Henry Miller), plus de passé hanté, de culpabilité partagée, de mauvaise conscience consciente – on sourit souvent à cette histoire d’orphelins en partie lycéen (âgé, grand dadais), de loups-garous relous (voire de louve vénère virusée), infine résumable à un duel de femelles pour la possession d’un mâle (alpha) falot, idemmuni de crocs.


Cursed (2005) s’inscrit dans une riche lignée qui valait bien une collection, apporte sa pierre (ou sa pelle à tarte en argent) à un édifice cinématographique déjà conséquent ; on peut le juger inférieur ou supérieur à d’autres titres, son véritable intérêt (de subjectivité) réside ailleurs. Film mortifère et schizophrène, Cursedenchâsse ainsi trois « malédictions » : celle du despotisme de ses producteurs, celle d’une rencontre (Craven/Williamson) autant féconde que stérile (geôle lucrative de la franchiseScream), celle du cinéma contemporain, afortiori classé horrifique. Tout se passe comme si la réalisation, élégante et parfois savante, jouait contre un scénario risible et cynique, comme si la saveur réflexive (dédoublée) du récit finissait par envahir le résultat clivé. Quand on réécrit, quand on retourne, quand on remonte (Patrick Lussier en avatar paupérisé de Robert Wise tripatouillant La Splendeur des Amberson), quand on licencie (le légendaire Rick Baker), quand on veut à tout prix, afin de gonfler son portefeuille, obtenir la classement PG-13 au lieu du R, quand on donne dans le recyclage post-moderne, dans la citation exsangue, dans l’enfilage de silhouettes jeunistes et obsolètes, quand on ne se donne même pas la peine de développer la dimension métaphorique de la lycanthropie, à l’occasion d’une homosexualité différenciée (Kevin Williamson ne dissimule pas son « orientation sexuelle »), quand on vise, à défaut du conte de fées, le conte défait, inoffensif, régressif, on obtient l’insipidité souriante et sucrée de Cursed. Un plan-séquence d’hideuse transformation (au miroir féminin) en CGI cristallise l’enjeu de la disparition du corps et donc du réel, telle une réponse arrogante et flagrante à sa mémorable consœur, due au même Baker, du Loup-garou de Londres (par ailleurs itou pochade adolescente-languissante).


Nous voici en plein cinéma simulé, solipsiste, désincarné, vide et vidé de sensations, d’émotion. Contrairement au train fantôme de Tobe Hooper (The Funhouse, relecture mature de la figure émouvante et inquiétante de Frankenstein), cette virée au-dessus et au-dessous de Mulholland Drive (un salut à Lynch) ne possède aucune âme, aucun rythme, aucune surprise, aucun horizon. Williamson ne cherche pas à interroger la créature velue, à incorporer le bestiaire dans la trivialité américaine, sinon sa vulgarité de bonne conscience humanitaire (soirée PETA en perspective), à donner vie à des personnages aussi peu évocateurs et convaincants que leurs interprètes, non, il veut simplement se marrer, quitte à s’accorder à ce qui fait rire Bob & Harvey W. De son côté, Craven parvient à créer des moments remarquables, à parsemer le naufrage adolescent d’instants adultes. La scène d’attaque dans les bois, après un accident de voiture, avec tronc sectionné en écho à Liz Short, celle dans le parking puis dans l’ascenseur, la scène du cauchemar au cou tranché, au geyser sanguinaire, la scène dans les toilettes entre les deux femmes, avec la trace de doigts ensanglantés incrustée dans la porte de séparation, la scène dans le palais des glaces, au duo hétéro/homo molto schizo, le plan sur le visage de la dévoreuse enfin morte, sa forme humaine retrouvée, visage blond troué d’une balle – tout ceci respire l’intelligence du cadre (en Scope), de l’espace, extérieur ou domestique, la beauté de l’horreur, du tragique, de la part d’ombre exposée dans la lumière des projecteurs (beau boulot de Robert McLachlan, directeur de la photographie issu de la TV, en service sur Destination finale et au générique de Willard). Accessoirement, Cursed se découvre en outre à l’instar d’un écrin pour le charme gothique de Christina Ricci, sorte de Barbara Steele du Southland, l’érotisme (SM) européen en moins, certes.


Le doigt d’honneur que lui adresse sa collègue revancharde et bestiale, Kevin Williamson l’offre au spectateur, tant le mépris et la misanthropie occupent largement, avec une bonne dose de narcissisme, la lie, le fond de la bouteille (éventée) méta du cinéma. Wes Craven, pas vraiment innocent (l’innocence n’existe pas à Los Angeles, et guère au-delà), complice de la mascarade, avant et après les diktats de Dimension Films, passa deux ans et demi de sa (relativement) courte vie sur cet OGM indigeste, sur cet ersatz de frissons et de suggestions. Son téléphone s’arrêta de sonner, il se consola par une reprise inextremis du Cri de Munch à la fac, damné du succès, condamné à (ressasser) œuvrer dans un « genre » en dépit de fuites vers les rives du mélodrame (LaMusique de mon cœur) ou du thriller (Red Eye). Peut-on rêver à un second Cursed, à un film sincère dans ses intentions, austère dans sa violence, dont le ton narquois ne se confondrait pas (ou plus) avec des galéjades de sale gosse formé au sentimentalisme pasteurisé de l’écran télévisé (vaderetro, Dawson) ? Pourquoi pas, à quoi bon ? En l’état, tu dois te contenter, camarade cinéphile, de cette connerie séduisante, de ces inepties au sous-texte assez sinistre emballées dans une forme attirante, de ce néant abouché au firmament, à l’astre des désastres shakespeariens, ellroyesques, lupins et poétiques. La bête de Cursed n’émeut pas, contrairement à Dee Wallace chez Joe Dante (Hurlements, mon enfant), elle brille par sa bêtise, par sa lisseur lyophilisée, presque au point de nous faire apprivoiser la zoophilie homonyme selon Walerian Borowczyk. Avec sa chanson et son coucou sous le signe du Chaperon, avec ses pentacles d’acné, avec une lutte de culbute(s), avec le caméo de talk-show de Scott Baio (vieux de jours vendus heureux), avec sa décapitation de conclusion (et de combustion) à la con, avec sa diégèse ramassée sur un jour et deux nuits, Cursedfile vite et s’éternise, disparaît aussitôt visionné.


« Nous sommes tous maudits. Ça s’appelle la vie » : de l’aphorisme existentialiste, lucide, prometteur, d’Ellie/Christina, il ne reste rien, il demeure hélas un film bancal, un whodunit avarié, une fable pour notre temps, qui nous (dé)montre cruellement, voilà sa seule cruauté, ce que peut donner un cinéma qui ne croit plus en soi, un cinéaste à la merci d’un scénariste lui-même sous le joug de béotiens, un pays (une industrie) prompt à spolier le folklore international et à l’adapter à son marché mondialisé, à son esprit petit, à son imagerie de mercenaire – Cursed ou la damnation (démission) de l’imagination, disons.
       

Skinwalkers : Thirteen

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Un Petit Chaperon rouge (peau-rouge) transgenre + sa maman et tant pis pour (la trucidée) mère-grand… 


« Nous sommes damnés » confie l’impeccable Elias Koteas, comme s’il connaissait Cursed de Wes Craven. Auparavant, Varek (Jason Behr, assez nuancé) révèle la vertu des adversaires : « Ils ont la foi ». Enfin, un « film de genre » sérieux, pris au sérieux, avec des jeunes et aussi des vieux. Enfin, une relecture de la culture du loup-garou qui tient la route (de traque) et le coup (de feu). Bien sûr, on pense à Vampires, à Terminator, devant ce western messianique dont les personnages portent des prénoms religieusement bibliques (Timothy, Rachel, Jonas, Caleb, Adam). Mais, d’une manière plus étonnante, Skinwalkers se lit en moralité de puberté, en drame triangulaire, identitaire. Des clans, des crocs, des combats, le Canada ? Oui-da et davantage, par exemple l’histoire d’un gosse à l’âge des choix, qui veut à tout prix, y compris celui de sa vie, de celle de ses proches, retrouver son papa. Entendre, son père d’avant la lycanthropie, quand il ne baisait pas dans les bois avec une actrice (Nastassia Malthe) désormais sur la liste des plaignantes contre Harvey Weinstein. Il faut refonder la famille, passer du statut d’orphelin asthmatique, de mère célibataire vénère car trompée (pour sa sécurité physique, voire sa santé mentale), à ceux de fils sauveur et d’épouse endurcie, portant dorénavant la culotte (et le fusil). Une scène constitue le climax du film, en résume les enjeux, moraux, familiaux, narratifs, sensoriels. Dans un camion, harnachés en file indienne (et sous la protection d’un Indien malin, serein), les hommes et les femmes se transforment, cèdent la place à la bête en eux, malgré eux. La lune rousse se fout de la frousse du minot qui s’avance vaillamment, qui pose ses deux mains sur le torse de son oncle méconnaissable, pourtant pas disparu, aperçu dans le regard du gourou de Crash, sous le masque du maître Stan Winston.


Voici une mise en abyme du spectateur de film dit d’horreur, grand enfant découvrant avec terreur et ravissement sa plus intime violence, l’absurdité tragique du monde, le moyen (amoureux) de remédier à sa folie épidémique. L’apparent moralisme manichéen (pléonasme) ne survit pas à l’examen (ni au commentaire audio du réalisateur, un modèle d’humilité, de lucidité, de sincérité). Pas de bons et pas de méchants, seulement des gens aux désirs opposés, libertaires ou rangés (certains diront bourgeois). Tu veux faire de la moto à la Brando (L’Équipée sauvage, 1953), niquer du redneck sur le point de violer en duo une serveuse, lâcher à la bride à tes instincts les plus malsains (d’après tes ennemis) ? Ou alors tu préfères fonder un foyer, dans une petite ville à la Norman Rockwell, travailler à la quincaillerie du coin, vivre une romance avec une blonde charmante, aimante (bientôt appât crucifié/furieuse furie schizophrène) ? Skinwalkers présente cette division, attentif aux personnages, aux émotions, à la saison, automne de mélancolie, de deuils en série, d’une sérénité chèrement gagnée, d’une forme de renaissance passant par l’altruisme (et le don de sang versé dans des balles devinées en argent). Une série B musclée ? Assurément, surtout une fable estimable difficile à faire advenir (question de la foi, essentielle au cinéma, au-delà), peu récompensée en salles, plébiscitée en vidéo. Les avis négatifs (en ligne), la réhabilitation possible, le culte tardif, l’interprétation subjective (de votre serviteur), le respectable James Isaac, venu des SFX, cinéaste classique épris du script, parfaitement conscient de la façon dont se font aujourd’hui les films de studio, de surcroît horrifiques, avec leurs innombrables compromis, leurs trahisons irresponsables, leur mépris collectif (et mercantile) de l’intégrité du matériau d’origine (en ce sens, chaque plan conforme à une vision individuelle s’avère une victoire), s’en fout, puisqu’il décéda en 2012 d’un cancer du sang (une pensée pour Bourvil & Roy Scheider endurant le même mal), mort ironique et cruelle à la vue de l’épilogue cité supra.


On le sait depuis au moins Oscar Wilde, la vie imite l’art, pas l’inverse. Peut-être un jour verrons-nous son Jason X, peut-être convient-il de rappeler son apport à La Mouche et au Festin nu (Cronenberg se voit d’ailleurs remercié au générique), son éthique des prothèses, de l’effet spécial véritable, pas contaminé par la facilité paresseuse des CGI. Pour l’instant, l’on se borne à prendre du plaisir à ce faux Wolfen, à ce vrai métrage choral, qui ne révolutionne rien et parvient cependant à tracer son joli chemin œdipien et sentimental. Si Rhona Mitra peut sembler un brin figée, l’ensemble de la distribution ne démérite pas, à l’unisson d’un univers ne prenant jamais le fan ou le néophyte pour un imbécile, pour une pompe à fric décérébrée. Les plus cinéphiles se souviendront que James DeMonaco, l’un des trois scénaristes, écrivit Jack (1996) pour Coppola, récit de progéria, ou Assaut sur le central 13, pour Richet remakant Carpenter, qu’il passa ensuite derrière la caméra (clavier évacué) pour la trilogie American Nightmare. Cela importe un peu, cela ne limite pas une œuvre devant à chacun de ses participants (notamment le directeur de la photographie Adam Kane, le compositeur Andrew Lockington), et avant tout à un réalisateur fauché dans la cinquantaine, quelle déveine. Avec sa smalltown malicieusement baptisée Huguenot (indice du miroir sur message de magnéto), avec son faucon espion à la Ladyhawke, avec son esprit de sacrifice (toujours retour à Abraham, au défi de sa force d’âme), avec son aciérie (horizon rougi à minuit) empruntée au repaire de Freddy Krueger, Skinwalkers séduit, au moins le temps de son visionnage et de la rédaction-réminiscence de cet article dominical (jour du Saigneur, mon cœur). Dans un ultime geste de générosité (remaniement de dénouement suggéré par l’un des membres de la creativeteam, approuvé par le director), il s’achève via une résurrection paternelle, une recomposition de la cellule familiale.


Considérer la coda en déclaration conservatrice reviendrait à s’aveugler : trop de cadavres au long du voyage vers soi-même, vers un médicament de rédemption, trop de mercenaires aux abords de la chambre d’hôtel reconvertie en salle d’hôpital. La vie se poursuit, grandir équivaut à mourir, à voir mourir, à essayer de soigner ses blessures et celles d’autrui, inconnu ou ami. La légende navajo prête une peau (d’animal) au sorcier marcheur, corrompu, ensanglanté, hostile à la communauté ; dans Skinwalkers, il s’agit de sauver la sienne et celle de ceux qui vous aiment. Timothy ne sauvera pas tout le monde, sa voix offà l’ouverture (forêt de fuite) et à la fermeture précise que le souvenir s’apparente à un cauchemar, que le combat continue. Néanmoins, comme dans tout film d’horreur réussi, son parcours du combattant s’apprécie en vitalité de survivant, de résilient. Plus sage, plus agressif, plus phallique (avances enfantines à la juvénile infirmière promise à un trépas intempestif par la peste de service), plus mélancolique, également, le gamin se réinvente inextremis, Jésus de sang-mêlé, bâtard rempli d’humanité, à l’humanité dédoublée, au loup-garou garroté. Un chef-d’œuvre méconnu ? Disons un titre (très) recommandable, dame – de cœur sacré, sauvegardé, secourable.

  

Trapped Ashes : Le Club des monstres

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Comment (s’)en sortir ? Il ne fallait point y pénétrer…


Impersonnel mais soigné, voici un film en forme de téléfilm, qui servira ou pas de piètre épitaphe à quatre vétérans : Sean S. Cunningham, Joe Dante, Monte Hellman, Ken Russell, ici rejoints par un (quadragénaire) spécialiste des SFX dénommé John Gaeta. La co-production américano-japonaise, tournée à Los Angeles, Vancouver, Yokohama et Shizuoka, repose sur un scénario bien trop reposant de Dennis Bartok, ancien dirigeant de cinémathèque (américaine) reconverti dans le supplément de DVD, accessoirement rejeton de LeAnn Bartok (remerciement filial final inclus), figure obscure de l’underground sur pellicule. Cinq réalisateurs, cinq récits (au sens littéral) : on (re)connaît la formule sandwich du « film à sketches », enfilage/enrobage de courts métrages pour spectateurs pressés. L’argument se passe de commentaires. Dans un décor de maison hantée à la Escher, où l’on tourna naguère l’invisible Hysteria (collective), deux couples et deux quidams content leur pire aventure vécue à un conducteur de petit train (touristique) malin, groommachiavélique à la face de squelette en surimpression de saison. Une large part de moralisme, pour ne pas dire de conservatisme, irrigue le genre dit horrifique, on renvoie le lecteur vers Anatomie de l’horreur de Stephen King, et Trapped Ashes se situe dans cette veine (gore) de châtiment bien-pensant, enrobé-avalé dans le sirop sado-maso de l’humour noir. Le titre ne mentait pas, chacun(e) se verra puni(e) sur Terre et pour l’éternité de ses péchés, le manoir en cercueil aussitôt refermé, piégeant les cendres d’existences en effet passées de l’autre côté du miroir. La moralité ressassée, poussiéreuse, se dote en outre d’une saveur sartrienne, puisque là aussi, dans ce Huis clos presque en kimono, l’enfer équivaut à autrui.


Bartok, moins énergique que son homonyme musical (Kenji Kawai fait le minimum syndical), trousse un freudisme outrageusement scolaire et le métrage, davantage qu’une sexualité décomplexée, affiche une génitalité de sale gosse découvrant les horrifiants mystères de la chair (le puritanisme va souvent de pair avec une justice « graphique », hypocrite, titillée par ce qu’elle condamne, comme les ecclésiastiques s’astiquant sur les ouvrages censurés de leur bibliothèque « infernale »). La dimension satirique (de Hollywood, micro-climat dérisoire en soi) ou réflexive (vrai-faux biopic de Kubrick) occupent l’arrière-plan d’un portrait diffracté de la féminité au lit, en train de baiser ou de bouffer (« oralité » dans les deux cas, donc), perçue par un regard masculin (que les théoriciens du genre se régalent avec cela). Mammoplastie vampirique, nécrophilie nippone, fantôme méta, boulimie homicide + claustrophobie de la structure : le catalogue se déploie sans émoi, se suit sans folie. Il manque le style, l’âme, la raison d’être. Les ancêtres (Russell en caméo de coda ose même une perruque et une poitrine à la NakedLunch !) cèdent les rênes au doux et doué Zoran Popovic (The Lost ou Grace, hommage discret-coloré à Mario Bava compris), et Trapped Ashes mérite au moins son visionnage pour sa direction de la photographie. N’omettons pas non plus deux ou trois instants d’animation adulte bienvenus, empruntés au hentai, et surtout la présence d’un duo d’actrices attachantes, à l’aise avec leur beauté, leur nudité, les cadavres extatiques ou nourriciers, l’élégante Lara Harris et l’amusante Rachel Veltri. Nul hasard si le prologue et l’épilogue se déroulent dans une ville spectrale, en carton-pâte, à la Mondwest funeste – à sa manière, TrappedAshes paraphe l’acte de décès d’un certain cinéma encore vaillant dans les années 60 et 80, autant que de quatre réalisateurs apparemment très fatigués, sinon pasteurisés dans leurs excès régressifs.

Le « septième art » funéraire, piège scopique, autarcique, mécanique et métaphysique, se referme sur eux-mêmes, éventuellement sur nous, témoins de la mise en bière par procuration ; il ne faut guère espérer d’autre leçon (ou satisfaction) de cet ersatz de réalisation, d’inspiration, de frissons et d’éjaculations, qui réduit Henry Gibson & John Saxon à de la figuration (Dick Miller idem, Dante oblige), qui adresse un salut d’occasion à (entre autres) Budd Boetticher, André de Toth, Richard Fleischer, Thierry Frémeaux, Kinji Fukusaku, Stuart Gordon, Val Guest, Pierre Rissient, Eli Roth (cherchez l’intrus cannois) et tout le monde à Fangoria. Un ratage ? Un mirage.
        

Le Veilleur de nuit : Nick’s Movie

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Ne jamais craindre les corps, toujours se méfier du policier… 


Cela commence plutôt bien, par un incipit en POV à la Michael Powell (celui du Voyeur, tant pis pour celui des Archers), par un assassinat de prostituée (Jack les éventrait) singeant une morte, quelle sotte, avec couteau de giallo reflété-surcadré dans un miroir, avec cacatoès occis inclus (pale létale de ventilo rigolo à la ApocalypseNow). Puis plus rien, ou presque, ou si peu. Associé à Steven Soderbergh en scénariste « indigène », chaperonné par les frères Weinstein, Ole Bornedal se remake lui-même et nous emmerde assez vite, tant son film américain se signale par une inhabileté à mêler les tonalités, sinon les « genres » (qui n’existent pas pour moi, en tout cas au cinéma, vous allez finir par le savoir). Le Veilleur de nuit se voudrait au-delà du « film d’horreur » alpha, simple divertissement pour adolescents lobotomisés, vous comprenez, il vise la fable individuelle et collective sur l’absurdité de la violence, diantre, il tend vers la métaphore initiatique, bigre. Au terme de leur virée en train fantôme dans la morgue universitaire, Ewan McGregor & Josh Brolin grandissent, deviennent, au prix d’un pouce coupé, automutilation molto freudienne, de vrais mecs, amen, et non plus un couple masculin mesquin, immature, délesté de l’homosexualité hitchcockienne (La Corde ou L’Inconnu du Nord-Express), en contre-partie alourdi d’une envie d’aventure(s) et d’une crainte de la vie (trauma du père adultère, mon cher Freud). Face aux deux acteurs bien trop vieux, quoique, pour user les sièges d’une faculté (de droit), Nick Nolte incarne un flic en forme de Némésis, de figure paternelle perverse, à la Mitchum chasseur nocturne, puisqu’il s’avère le tueur d’hétaïres, qu’il honore par voie rectale (voire levrette suspecte) après leur mort, en bon nécrophile autrefois gardien de la nécropole au sous-sol (de la peur, rajoute le cher Craven).


Le thriller s’étire et à moins d’être dépourvu d’un cerveau (des pieds amputés marinent hors-champ dans un gros congélo), on suppute rapidement l’identité du décimeur de péripatéticiennes (qui veut d’ailleurs arrêter, qui fait accuser à sa place le jeunot palot). Le bel Ole cite Polanski en influence auteuriste mais son Locataireà lui sent le formol et surtout l’eau de Javel, tant Le Veilleur de nuit ne sollicite point notre cervelle, notre cœur, encore moins notre pénis (ou vagin). Désincarné, inerte, cadré au cordeau (de story-board) dans un Scope en effet parfait pour « les serpents et les enterrements » (remember les propos méprisants-marrants de Fritz Lang), sa resucée étasunienne n’envoie personne au septième ciel, et certainement pas Patricia Arquette (soleil noir de LostHighway), réduite à une pure utilité narrative (de témoin chagrin). Pourtant, le directeur de la photographie Dan Lausten (à l’œuvre sur le diptyque Le Pacte des loups + Silent Hill de Christophe Gans) fait du bon travail (de funérailles) ; pourtant, la monteuse Sally Menke (collaboratrice régulière de Tarantino) ne démérite pas ; pourtant, une poignée de plans (au sein malsain de la morgue, pendant une injection dans le cou) laissent entrevoir ce que ce cadavre de cinéma pouvait donner (à éprouver, à frissonner, à réfléchir à la banalité du pire, trépas patient nous attendant toi et moi). Après tout, notre Patrick Bouchitey national signa autrefois une adaptation renommée de Bukowski à la thématique similaire (Lune froide, 1981, produit par un certain Luc Besson). Hélas pour le spectateur, le Danois quadra hésite entre la terreur et le farceur, associe avec maladresse rire et rictus, whodunit et gamineries (la pénible scène du bar, avec billard et virilité mal placée, ou le regard caméra jovial jeté à l’intérieur d’un frigo, incongru emplacement d’objectif à la David Fincher).

Nolte, colosse impressionnant et désarmant, semble étrangement absent, il devait sans doute penser à ses impôts, à l’instar de Garbo sur le cargo de Mamoulian (mémorable coda de La Reine Christine). Tout ceci, conduit par un vrai cinéaste, avec suffisamment de testicules (ou de testostérone) pour s’imposer là-bas, dans cette supposée « Mecque du cinéma » peuplée d’obsédés, de névrosés, d’hommes et de femmes à peine humains, nourris au physique et au fric (cf. MulhollandDrive, mélodrame méta et dérive onaniste de « tourisme sombre »), possédait une chance d’intéresser, de choquer, de troubler, tandis que Bornedal se contrefiche de ses gisants, de ses vivants, de son émouvante « travailleuse du sexe » (Alix Koromzay) humiliée, camée, sacrifiée, rêveuse éveillée, envapée, de Népal fatal, des anecdotiques caméos de Brad Dourif & John C. Reilly, il ne songe qu’à bien trousser son autopsie en vue de s’établir au soleil californien. Peine perdue, on le congédia fissa, va voir à Copenhague si nous y copulons, couillon. Ça ne l’empêchera pas de produire la même année le Mimicdu falot del Toro. Vingt après sa sortie en salle, son Veilleur de nuit vaut à peine une veille de visionnage en DVD, film mort-né passé à côté de son sujet, trop timide et appliqué pour se risquer vraiment à la tragi-comédie de la vie, à illustrer sa farce macabre, infine résumable à une interminable et inanimée mascarade.

Halloween III : Le Sang du sorcier : Tommy

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Le début de la fin, pour un opus qui ne laisse pas sur sa faim…


Resservir aujourd’hui la célèbre citrouille de Carpenter ? Goûtons plutôt au potiron de Tommy et tant pis pour celui de Russell (Ken, pas Kurt). Halloween III : Le Sang du sorcier (1982, plaisante allitération française) commence comme En quatrième vitesse(Aldrich, 1995), en possède la saveur eschatologique. Fin octobre, un homme court en Caroline du Nord, traqué dans la nuit (américaine) de Dean Cundey, l’autre grand « prince des ténèbres » (des années 80) après Bruce Surtees (sévissant aussi durant les années 70) ; on ne dira jamais assez combien la filmographie de John C. doit au talent flagrant du directeur de la photographie. Il parvient à se débarrasser de son poursuivant motorisé, robotisé, au sein d’une casse, cimetière d’épaves à la StreetTrash(Muro, 1987), nécropole sur roues du « rêve américain » au point mort (Christinesortira un an plus tard, en 1983). Dans une station-service désertée, pluvieuse, un Black prognathe mate un magazine tandis que la TV diffuse des actualités de fait divers (paranormal) et un spot pour une marque de jouets aux masques de saison (à la con). L’inconnu hurle, prévient en vain (« Ils vont tous nous tuer ! »), s’évanouit, une tête de cucurbitacée en caoutchouc à la main. Un comparse l’achèvera sur son lit d’hôpital, territoire du solide et fragile Tom Atkins (coureur de couloirs capturé au steadicam), très proche (et apprécié) du personnel soignant féminin, un peu moins de son ex-femme (Nancy Keyes, compagne enceinte du cinéaste) lui reprochant toujours son alcoolisme passé, gardant souvent leurs deux enfants (il leur offre des masques qui les déçoivent, ils mettent aussi sec ceux du petit écran, se plantent devant, la pub repasse, comptine-leitmotiv de lavage de cerveau des marmots). L’homme en noir, gants de giallo + énucléation (oculaire) à la Lucio Fulci compris, s’en va s’immoler dans sa voiture (la laborantine ne pourra analyser que du métal et du plastique, rien d’organique).

Cette introduction remarquable, comportementaliste, melvillienne (Jean-Pierre, pas Herman), donne le ton et l’ambition d’un film encore relativement méconnu, qui pâtit de la médiocrité d’innombrables suites très dispensables (une exception pour le nostalgique Halloween, 20 ans après, Miner, 1998, en partie produit par Kevin Williamson) et auquel on reprocha de ne pas procéder de l’univers de Laurie Strode & Michael Myers. Hors sujet, pièce rapportée, Halloween III ? Certainement pas, puisqu’il conserve et déploie l’automatisation de The Shape, puisqu’il revient aux sources (cruelles) du culte celtique (de la pratique culturelle et du « mythe » cinématographique). Tommy Lee Wallace, scénariste-réalisateur, exit le vétéran britannique Nigel Kneale, vénère du résultat, nous narre avec une précision et une intelligence de chaque plan, de chaque instant, une moralité médiévale ancrée dans la temporalité étasunienne, reaganienne. Héritier de L’Invasion des profanateurs de sépultures (Siegel, 1956) et de La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968, notez itou le sous-titre anglais, Season of the Witch, clin d’œil à l’itemhomonyme de 1972), il délivre une œuvre adulte, radicale, profondément désespérée, sur le basculement ontologique (et technologique) advenu à l’époque, il s’inscrit ainsi dans une lignée politique, épistémologique, réflexive (double sens) dont les fleurons s’intitulent Mondwest (Crichton, 1973), Les Femmes de Stepford (Forbes, 1975), Osterman week-end (Peckinpah, 1983), Vidéodrome (Cronenberg, 1983), voire Poltergeist (Hooper, 1982). Découvert (hier) trente-cinq ans après sa sortie en salle, Halloween III séduit par sa beauté formelle et par sa lucidité existentielle. Il paraît même plus carpenteresque que prévu, résonne évidemment avec Invasion Los Angeles (1988) ou Le Village des damnés (1995), plus étonnamment avec la légende du Joueur de flûte de Hamelin, illustrée au ciné par Demy (The Pied Piper, 1972), Egoyan (De beaux lendemains, 1997), ou avec Candyman (Rose, 1992, abeille buccale en commun, parmi un bestiaire biblique).


Que voit-on dans Halloween III, qu’y vois-je, moi ? Une entreprise raisonnée de destruction de l’American way of life par lui-même, par un Irlandais épris de sorcellerie, par exemple celle de Stonehenge, d’une « pierre bleue » monumentale dérobée en tour de prestidigitation invisible. Quand Challis, le médecin altruiste, l’interroge inextremis sur ses desseins, sur leur raison d’être (le pourquoi obsède la diégèse des genres dits horrifique ou policier, rassure le spectateur sado-masochiste avec un mobile apposé en baume sur l’absurdité violente du monde), Cochran (le délicieux Dan O’Herlihy, vu dans RoboCop, Verhoeven, 1987, Gensde Dublin, Huston, pareil, et… Mirage de la vie, Sirk, 1959), sorte de Willy Wonka (Charlie et la Chocolaterie) chenu, de croque-mort doucereux, de VRP d’atrocités, répond qu’il s’agit à la fois d’une (sinistre) plaisanterie et d’une résurrection de la « pensée magique » à la Lévi-Strauss, porte ouverte, littéralement ou sous la forme d’un (petit) écran, sur le spirituel, sur le surnaturel, sur le mortel. Halloween III réduit en bouillie (la tête des témoins, des gosses masqués) le mercantilisme de la frousse régressive et sucrée, celui d’une franchise désormais dévaluée (ou sombrée dans la psychanalyse scolaire whitetrash, merci à Rob Zombie), la famille américaine encore plus inculte et caricaturale que chez Minnelli (cf. également la séquence « fantastique » des mioches maquillés du Chant du Missouri, 1944) ou Sirk, jeu de massacre en test de huis clos avec TV, canapé, fenêtres murées, décor de soap perverti (et miroité) à la Lynch (InlandEmpire, 2006). Mabuse affablement misanthrope, amoureux misogyne de mannequins allemands datant du dix-huitième siècle, Cochran règne sur les écrans de la modernité, transforme le corps, notre unique réalité, et encore, en simulacre rempli d’un sirop pisseux, onctueux.

Film placé sous le signe de Baudrillard, du désespoir individuel (l’individualisme US, traditionnellement héroïque, échouera au final, Atkins perdra sa petite amie, ses petite progéniture, sa raison de subversion), Halloween III n’hésite pas à tuer des enfants, dans et hors-champ, tabou naguère renversé par Hitchcock (Agent secret, 1936) puis De Palma (Les Incorruptibles, 1987) et il le fait sans une once du sentimentalisme nauséeux des tire-larmes disons cancéreux (ou la maladie infantile que vous affectionnez). L’Amérique de Tommy Lee Wallace se résume au monopole, à la défaite du petit magasin face à l’usine (on pense au Grand Bazar de Zidi, 1973, affrontement de la petite surface et du supermarché, quasiment celui de Zombie, Romero, 1978), à une publicité omniprésente, décérébrante, à une atmosphère complotiste, à un quadrillage de vidéo-surveillance, à une sexualité directe, enfin mature (le docteur veut bien « jouer au docteur », s’enquiert cependant de l’âge de la fille du défunt, fausse mineure, candide et gracile Stacey Nelkin) mais écourtée, attristée, à une substitution définitive de la Fiction au Réel. « Coupez ! », le cri ultime, en guise d’avertissement panique, impératif, adressé en regard caméra par le messie impuissant, prend en 2017 une portée particulière, ne vise plus (seulement) le signal létal télévisé (un salut à Brian O’Blivion), englobe les (bien nommés) cellulaires et Internet, ce gigantesque fac-similé mondialisé, médiatique, numérique, psychique, recouvert en drap mortuaire sur la matière sensible, sur la chair de la vie, intérieure et extérieure. Bien sûr, l’avatar d’Hippocrate gueule dans le vide devenu le plein de nos matins. Comme John Tanner piégé par Peckinpah, il ne peut sortir du jeu dangereux, démasquer la farce macabre, il peut à peine ralentir l’apocalypse puérile ramassée sur une semaine – et nous non plus.


Certes, notre corps résiste encore (pour combien de temps, avant que le « marché du vivant » et l’idéologie du « transhumanisme » ne le redéfinissent, ne le commercialisent ?), alors que dans Halloween III, le génocide (l’infanticide) ne fait aucun doute. Si John Carpenter faisait du Mal une entité autiste, abstraite, immortelle, Tommy Lee Wallace lui confère une réalité économique, mystique, contemporaine. Carpenter, dans le sillage d’un Lang, se révèle constamment architecte de l’inquiétude, filme en Scope (format méprisé par Fritz) une absence-présence, une hantise ressentie dans l’évidement du champ, et la banlieue de La Nuit des masques (Carpenter, 1978) à la Norman Rockwell, à la Edward Hopper ou à la Tim Burton, avec ses allées réglées entre les pelouses douces, avec ses adolescents un peu trop grands, sexuellement innocents, se voit contaminée par la mort, par le désordre, par la folie (d’enfance, en POV sous le masque du bambin assassin démasqué), par le rien occupant l’écran, tous ces plans de natures et de feuilles en effet « mortes », de maisons inertes, de routes désertes. Notre Tommy opte lui pour la mélancolie, la solitude, l’isolement de silhouettes-personnages prises dans la prison du cadre horizontal. Le meurtre (perceuse présagée de BodyDouble, De Palma, 1984) de Teddy, la fille aux flacons, demeure à ce titre une leçon de réalisation, qui joue pleinement avec le double espace du champ et du lieu, qui refuse les farces et attrapes du gore (malgré d’autres moments plus dégoûtants, plus « graphiques »), qui utilise la durée, le contrepoint (« musique d’ascenseur » à la radio) afin de mieux souligner l’horreur (éternelle) de la situation, de la profanation.

Signalons en outre que la bourgade californienne (le QG du « sorcier ») s’appelle Santa Mira, que ce toponyme ironique et explicite renvoie au regard (à son narcissisme), au mirage (du bonheur abordable, de la nation unie, de la suprématie planétaire, de la normalité monstrueuse) autant qu’à la liturgie du produit, du divertissement, du travestissement, de la lobotomisation à grande échelle. La tenancière esseulée d’une boutique à San Francisco (Garn Stephens, Madame Atkins à la ville), venue sur place pour pallier à un retard de commande, peut bien lire Castaneda et découvrir (pour son malheur de défiguration) le secret horrifique (non plus magnifique, en mode sirkien) du badged’holocauste (de sacrifice humain réinventé par l’électronique), aucune transcendance ne viendra à son secours, aucun deus ex machina (ou ghost in the shell nippon) ne l’épauleront dans son martyre heuristique. Nous le disions supra, Halloween III ne fait pas de cadeau (lénifiant ou marrant) au spectateur, au fan, à l’amateur de slasheret à l’adepte du Michael muet maniant le couteau à contre-jour. Il préfère le cosmique au domestique, le tragique au ludique, l’hécatombe aux ombres. Mine de rien, sans faire le malin, en plaçant sa caméra en permanence au bon endroit, à la bonne distance, Tommy Lee Wallace signe un grand petit film fataliste et sarcastique, éclairant et troublant, qui rivalise différemment avec le premier volet de la série, qui justifie pleinement son titre, qui honore ses créateurs (une triple pensée pour la regrettée Debra Hill, pour l’indéboulonnable Dino De Laurentiis, pour le planant Alan Howarth, aux claviers avec JC), qui mérite largement sa redécouverte, sa réhabilitation, sa mise en valeur par votre enthousiaste serviteur (je n’emploie pas le mot chef-d’œuvre, terme hélas dévalué, je n’en pense pas moins, justes proportions gardées).


On le sait (ou pas), Halloween III, en dépit de toutes ses qualités, ou à cause d’elles, s’avéra pourtant un échec commercial et critique (l’exception du clairvoyant Vincent Canby confirme la règle de l’aveuglement), fit capoter le projet d’anthologie thématique. Avec son intertextualité discrète (Halloween n’apparaît qu’en courts extraits à la TV), avec son filigrane marxiste (le clochard imbibé, décapité, semble sortir des Raisins de la colère, Ford, 1940), le film de Tommy, par ailleurs monteur de La Nuit des masques et Fog, de surcroît auteur de l’agréable adaptation télévisuelle (millésime 1990) de Ça, le pavé méta de Stephen King, s’émancipe de sa matrice et portraiture sans rature le « cauchemar climatisé », millerien (Henry, pas Frank, quoique), d’un pays peuplé (la Dorothy endormie du Magicien d’Oz, Fleming, 1939, ne dira pas le contraire, ni le Donald Trump milliardaire propulsé de la télé-réalité à la Maison-Blanche, diantre) de sorcières, de mercenaires, de conspirateurs, de camelots, de squelettes, de chansonnettes, de citrouilles qui dérouillent, en bons « laissés-pour-compte » du capitalisme mensonger, mortifère, dorénavant adoubé ou combattu tel un horizon universel, de films populaires et pénétrants (pas pédants) à percevoir à l’instar de mises au point, de cartographies, sinon d’actes de révolte, de résistance, de guérilla grimée sous la panoplie apriori inoffensive du « genre » (Carpenter par cœur), tout ce qui nous le rend, à nous, « vieux » Européens guère sereins, tout sauf en position de lui donner des leçons (de diplomatie, de cinématographie), repoussant et attachant. Oui, si vous ne savez pas quoi faire ce soir, allez visionner (même en VF, dans une copie heureusement de bonne qualité) Halloween III, vous ne le regretterez pas, croyez-moi, ou bien n’hésitez pas à m’expédier vos désaccords. Vous verrez peut-être à votre tour briller dans la courge sculptée le reflet inattendu de la flamme fervente, humaine, allumée en 1983 par Tarkovski dans Nostalghia, voilà.


Le Voleur de Bagdad : Le Petit Prince a dit

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ludwig Berger, Michael Powell et Tim Whelan.


« Il faut être prudent à Bagdad » : l’avertissement vaut toujours, mon amour, soixante-dix-sept ans après, sans Saddam, n’empêche, Daech. Il ne faut pas chercher, en petit propriétaire critique, à qui appartient Le Voleur de Bagdad (aux Korda, OK, pas que), car il appartient à tous les cinéphiles. Par contre, il convient de le chérir, de le donner à lire. Ouvre le coffre, explore la salle du trésor – que vois-tu, dis-moi ? Je vois un film enchanteur et enchanté qui ne pouvait être produit qu’en temps de guerre, quand l’imaginaire s’avère une nécessité, non plus un passe-temps de parvenus. Je vois un film méta qui démontre que « voir, c’est croire », en effet, un conte de fées enturbannées (voile de la religion) peuplé d’yeux amoureux (ou cyclopéen, apposé sur la proue d’un navire violet), de vrais regards (énamourés), de reflets narcissiques (de génie aquatique), d’un sultan grand enfant (caméo du co-scénariste Miles Malleson) préférant ses joujoux à ses semblables, s’amusant avec son théâtre optique (bergmanien, mis en abyme), d’un adolescent visualisant l’ailleurs à l’aide d’une pierre rouge appelée « l’Œil-qui-voit-tout » (souviens-toi de la cameraobscura du médecin de Une question de vie ou de mort). Si l’amour rend aveugle, le cinéma rend voyant, citoyen rimbaldien. Je vois un film bien plus politique que fantastique, une fable sur le despotisme et l’esclavagisme (esclave de cour, esclave d’amour). Jaffar semble avoir lu le Léviathan de Thomas Hobbes. Comme l’oncle Charlie de L’Ombre d’un doute, il vomit l’humanité, il ne perçoit que trop bien son indignité généralisée. Dans Le Voleur de Bagdad, Candide rencontre Les Mille et Une Nuits. Dans Le Voleur de Bagdad, Emily Brontë adresse un salut littéraire à Goethe. Romantisme + orientalisme = le surnaturel de Vertigo, via une amnésie causée par une rose bleue à la David Lynch, une passion d’obsession.



Veidt ne veut pas violer June Duprez, mais quand il soulève son tissu rose (voile des illusions), le visage de sainte sensuelle apparaît tel celui de Judy/Madeleine enfin munie d’un chignon et donc dépourvue de petite culotte (je cite Hitchcock). La musique de Miklós Rózsa, omniprésente, tapisserie sonore aussi riche que la soie des costumes, que la texture des décors, vibre d’une énergie à deux pas (ou notes) de sombrer dans la frénésie funeste de Spellbound. Je vois un chant d’amour à la mer, dès la chanson (misanthrope) liminaire, presque une seconde nature pour la nation insulaire. Je vois un film qui rime avec Le Livre de la jungle(1942), Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen (1943), les conneries sucrées, supposées exotiques, de la Universal avec la chère Piper Laurie flanquée ou non de Tony Curtis. Dans Le Voleur de Bagdad(1940), film léger, film sérieux (film « enfantin », affirment des crétins), le merveilleux n’écrase jamais la réalité, le monde réel continue à exister, à respirer, à apparaître capturé depuis un avion (oh, un canyon ricain). Mettons cela sur le compte du fameux réalisme cinématographique britannique. Et ainsi, la magie des Archers ne prolifère point exnihilo, quel magnifique prédécesseur que voilà. Les spécialistes de l’anglicité relèveront en outre les rapports de classes, le sillage du colonialisme et l’homosexualité possiblement déguisée en amitié masculine, bitte d’amarrage colorée à la Fassbinder de Querelle, saucisses maternelles et molto freudiennes, torses nus inclus. Plus étonnamment, Le Voleur de Bagad anime une araignée de psyché, celle de Ça, le roman de King et l’adaptation télévisée de Tommy Lee Wallace. L’héroïsme, ironique, passe d’abord par la défaite des monstres intimes. Stephen se fiche de la psychanalyse, moi également, mais il s’amuse avec son imagerie et les multiples auteurs du film aussi.



Tout l’épisode indien annonce d’ailleurs Le Narcisse noir et, bien plus tard, Indiana Jones et le Temple maudit. La statue géante de la déesse (Sabu s’extraie de sa bouche) me fait penser à la statue de la Liberté dans Cinquième colonne ; le pied (sa main) du djinn géant me rappelle la patte de King Kong. Un messianisme discret irrigue le métrage, avec son petit prince (des voleurs, de père en fils) à la Saint-Exupéry (Le Petit Prince, opusde Résistance illustrée, paraît aux États-Unis en 1943), adoubé sous une tente empruntée à Lawrence d’Arabie par des vieillards pétrifiés par nos péchés, ressuscités par son innocence. Croire encore dans les hommes, dans les puissances de l’enfance, dans celles du cinéma, Le Voleur de Bagdad, film candide et lucide, film d’avant (l’atroce épiphanie d’Auschwitz et l’avènement du cynisme consécutif) et de maintenant (comparez, si vous l’osez, avec les excréments régressifs remplis de marmots magiciens ou de super-héros étasuniens), nous invite à le faire, en constitue la preuve valeureuse, le CQFD d’une absolue sincérité. On peut s’indigner, se révolter avec le débutant John Justin, doublon d’Albion d’Errol Flynn clean, replacé (par le peuple) infine sur le trône en « despote éclairé » (par Georges Périnal), on ne peut que comprendre et partager l’âme tourmentée de son adversaire évidemment vêtu de noir, sur son destrier immaculé, ailé puis démonté (montage métaphorisé du film), Pégase présage de celui du Choc des Titans de Desmond Davis associé à Ray Harryhausen. Lorsqu’il inflige une cécité clairvoyante (rememberle personnage de la mère dans Le Voyeur, avatar du marchand de ballons de M le maudit), lorsqu’il transforme fissa l’ami déclassé, basané, en « meilleur ami de l’homme » capable de déceler la fausse monnaie, son ombre expressionniste, disons à la Nosferatu, se dresse sur le mur en carton-pâte.



Revoir aujourd’hui en ligne Le Voleur de Bagdad dans sa VF (onctueuse) d’époque revient à vadrouiller au sein d’un musée (musulman) bien vivant, tant pis pour la poussière dont raffolent les nostalgiques de nécropoles ou les humanistes opportunistes. Non seulement il se laisse lire en délocalisée satire (aimable) de la monarchie (pardonnable), avec de surprenants soupçons de cruauté (matez-moi la coupure sur la peau obscure de l’assaillant), en appel à l’insurrection (sous le signe de l’imagination) et en réalisation (collective) d’une légende salvatrice, avec tapis céleste (le voleur se révèle volant), mais encore il relit avec une malice British l’affrontement sémite (biblique) de David & Goliath, il prône, acontrario du Pinocchio de Collodi (volontiers trahi par Comencini), l’esprit d’insoumission, dit non au moralisme scolarisé d’un père putatif (d’une famille désormais « recomposée »). Libre comme l’air, libre sur l’air, Sabu salue et s’en va, fidèle à « la féerie et l’aventure véritable », bien trop à l’étroit dans son costume (neuf) de réussite sociale. Une fois de plus, les adeptes de Freud y liront la victoire ultime des pulsions sur la civilisation. Bornons-nous à y reconnaître une philosophie (sinon une apologie) « indigène » de l’indépendance, du contre-courant, de la solitude, même souriante, récemment manifestée, pour le meilleur et le pire, avec le psychodrame européen du Brexit. Oui, Le Voleur de Bagdad me parle, nous parle de tout cela, et sa beauté, sa vitalité, son invention, sa profusion ne paraissent pas sur le point de se délaver, de se dévaloriser. Cher lecteur, tu le sais, je me contrefous du conformisme et de l’auteurisme, je vibre à ce qui m’interroge, me transporte, me résiste ou me ravit. Je vois midi à ma porte et peu m’importe minuit, l’heure de tous les chats agrégés en troupeau, repeints en gris.



Que vois-tu, toi, dans Le Voleur de Bagad, à part « An Arabian Fantasy in TECHNICOLOR » précise (résume) le carton du générique ? Une structure en flash-back ? Un reboot de Ben-Hur (la mouture muette) ? Une variation sur La Belle au bois dormant ? La conjuration du sort (rendez-vous définitif avec la mort, peu importe les détours et les sorties de secours) qui nous attend tous à Samarcande ? Une chanteuse noire, bucolique et mélancolique ? Une inspiration (en prison, d’effusion) piochée dans PeterIbbetson (1935) ? Une tempête maritime digne de Poséidon ? Une danseuse à six bras, automate létal, assise et non debout telle Debra Paget charmant le serpent de Lang dans Le Tombeau hindou ? Rex Ingram agrandi, en « couche » écarlate, sur la plage de La Fille de Ryan (bovarysme d’IRA) ? Un survol à deux, accroché aux cheveux, du « toit du monde », à faire pâlir Superman & Lois au-dessus de Manhattan pour Dick Donner ? Un serment sentimental, promesse par-delà le trépas SM ? Une décollation évitée inextremiset une flèche plantée en plein front (siège du « troisième œil » de Lobsang Rampa ou de la « glande pinéale » selon Stuart Gordon) ? Un arc-en-ciel de coda en écho à celui de Dorothy over the rainbow dans Le Magicien d’Oz (1939 et réalisé pareillement à plusieurs) ? Allez, tout ceci existe, persiste, d’autres lectures itou – Le Voleur de Bagdad, ni chef-d’œuvre ni film fou (cf. dans cette « catégorie » Zu, les guerriers de la montagne magique), œuvre majeure propre à réjouir les mineurs (quoique), s’offre à moi, à toi, à tous. Il s’agit, tu en conviendras ou pas, d’un poème à la fois aristocratique et démocratique, ludique et tragique, anachronique et prophétique. Un film libre, un film sur la liberté, un film sur le destin, donc à chacun(e) destiné.
                  

Baron vampire : Propriété interdite

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Mario Bava.


Cela commence comme une estivale escapade touristique en Autriche, le pays d’Adolf Hitler, Michael Haneke et Ulrich Seidl (le toponyme de l’intitulé italien situe à tort le récit en Bavière, la patrie du roi fada et de sa Sissi/Romy), sur de l’easylistening sympathique (soupçon de bossa) composé par Stelvio Cipriani (remplacé par Les Baxter dans la version remontée distribuée aux USA par AIP ; notons itou un pastiche de Bach sur un plan d’orgue, une pincée de rockestampillé progressif). Un type aux pattes et brushing très seventies (Antonio Cantafora, pas encore chez Fellini ni Skolimowski) prend l’avion, comme les passagers putréfiés de l’ultime vol dans la coda de Lisa et le Diable, par ailleurs préfiguration de Destination finale. Il rentre au pays après ses (brillantes) études universitaires, il veut enquêter sur ses ancêtres, notamment le fameux « baron sanguinaire » haï au présent par la population, sinon la populace, aristocrate autocrate un peu porté sur la pendaison, tel autrefois un certain voïvode roumain paraît-il épris d’empalement d’Ottomans, vilain garnement (Bram Stoker imprimera sa légende guère fordienne dans Dracula). Le mec s’appelle Peter Kleist, il porte donc le nom de l’auteur de La Marquise d’O chère à Rohmer. Sur place, au château familial fissa transformé en attraction hôtelière pour étrangers argentés, il rencontre une étudiante un brin âgée (Elke Sommer, trentenaire, porte des mini-jupes et une perruque), spécialiste du passé (architectural), un professeur (son oncle) s’occupant de PES (l’incontournable Massimo Girotti, alors issu du Médée de Pasolini) et sa progéniture aussi rousse que les sorcières de naguère incinérées sur le bûcher machiste (on reverra Nicoletta Elmi chez Lado, Paul Morrissey, Argento ou Bava junior).


Aussitôt arrivé, la gravure de mode facétieuse ne trouve rien de mieux à accomplir qu’une petite invocation maison du cruel aïeul, malédiction parcheminée à la main (« On dirait un dessin hippie » s’exclame Elke/Eva en pointant le pentagramme original). Évidemment, tout part vite en vrille, et le scénario se résume dès lors à un catalogue de morts violentes mais pas « graphiques », surtout pour l’époque dite libertaire, au cinéma et au-delà. Tandis que Linda Lovelace nous révèle l’affolante profondeur de sa gorge, Mario Bava signe un film pudique et (presque) anachronique, en compagnie du producteur Alfredo Leone, bientôt boucher (ou plutôt épicier) de La Maison de l’exorcisme, mésaventures de la Lisa supratripatouillées pour thésauriser sur le dos de L’Exorciste. Bien conscient des changements de temps et de mœurs, il remet l’imagerie gothique, en partie popularisée par ses soins (cf. Le Masque du démon) à sa place, au musée (d’Europe de l’Est), annonçant le premier Hostel d’Eli Roth, son diptyque de tortures tarifées à lire en état des lieux marxiste, marrant et métaphorisé du capitalisme mondialisé, poussé à l’excès. Si La Baie sanglante (à sa manière également une parabole sur la propriété, sur la rapacité, en outre une relecture des comptabilités mortelles de Six femmes pour l’assassin et L’Île de l'épouvante) trucidait une nichée de jeunots dans une promiscuité propice à la bagatelle (et à des atrocités freudiennes, pensons au pal fatal transperçant un couple au lit), ce qui pouvait le faire passer pour une œuvre à la fois pédophobe et séminale (sillage du slasher, de son mécanisme d’extermination absurde), Baron vampire frise la gérontophilie et ressuscite un univers pour le moins inanimé. Les bourreaux, désormais, depuis une trentaine d’années, on les dénombre en effet à Nuremberg (le titre en VO, emphatique, explicite le contenu : Gli orrori del castello di Norimberga), mais en tant qu’accusés de procès historique à propos de « banalité du mal » et de chronologie de « catastrophe » (pas seulement antisémite).


Comment, en 1972, penser une seule seconde parvenir à effrayer quiconque, à part deux ou trois adolescents indulgents, avec un huis clos d’outre-tombe, quand le monde réel déborde de monstruosités avérées, en Italie terroriste, au Vietnam napalmé, en Californie éventrée (Sharon Tate, nocomment), au Texas traumatisant (Massacre à la tronçonneuse sort en 1974) ? Bava, pas plus imbécile qu’un autre, et certainement moins que beaucoup (de ses confrères, dans le « genre » ou non), choisit la voie de l’humour social, de la dimension méta, de la psychologie sexuée (pas sexuelle). Baron vampire, à l’instar de Amityville(1979), peut ainsi se lire en drolatique mélodrame immobilier, en démonstration d’une « horreur économique » à peine rimbaldienne (et de SM en mode Le Corps et le Fouet, olé). Joseph Cotten, qui semble s’amuser à chacune de ses scènes, invalide en fauteuil in fine dressé sur ses deux pieds à la Peter Sellers dans Docteur Folamour, défend ses biens, sa propriété, son territoire, y compris durant une vente aux enchères, contre une tendance à instrumentaliser la mémoire (des pierres, tombales ou pas) en « patrimoine », en capital mythique (la France, parc à thème culturel). Un distributeur de Coca-Cola dans le décor vouté, expressionniste ? Vous n’y pensez pas ! Seuls régneront le rouge du sang, le rouge du rang (de sang supposé bleu). Von Kleist, noble à particule, ignoble à testicules, s’en va zigouiller tous ces bons républicains voulant faire de son repaire un Disneyland réinventé par Tim Burton. Homme sans visage, à l’autoportrait volontiers tailladé, le baron porte les traits élégants et affables du comédien wellesien et hitchcockien, morceau d’histoire cinéphile à lui tout seul, maintenant chômeur de panouilles transalpines (la même année à l’affiche de L’Argent de la vieille de Comencini). La vie imite l’art, confirme Wilde.


Bava (co-scénariste) ne se contente pas de ça, de sa leçon d’économie appliquée, de la défense du pré carré carrément raffiné (ah, ce cercueil muni de dents, objet charmant). Il rajoute une réflexion sur la peur et les moyens de la provoquer, peu importe le dessein véritable. Notre baron, maître de la lumière et du son, maître des marionnettes proprettes, miroite le réalisateur, qui, le temps de sa première apparition (invisible), rend hommage au Robert Wise de La Maison du diable(escalier en colimaçon, pendaison expresset surtout tension sonore). Oui, mes amis, les cris (enregistrés) proviennent dorénavant d’un haut-parleur, accompagnent la visite de la chambre des tortures vintage, soulignent l’artifice de l’ensemble. Baronvampire, divertissement plaisant superbement éclairé, photographié, cadré ou recadré en zooms et panoramiques viscontiens (+ flous de liaison), représente une sorte d’écrin malin et serein pour un imaginaire mis à nu, mis en bière. Ceci pourrait s’avérer mortifère ou nostalgique, ceci possède sa propre vitalité, en sus d’adresser un clin d’œil à la veine brechtienne de l’auteur (revoyez l’onirique La Femme qui en savait trop, pareillement débuté dans les airs, ou l’épilogue ironique des Trois Visages de la peur, joyeuse mise en abyme du processus filmique). Mario Bava croyait-il au surnaturel ? Franchement, on se contrefout de le savoir, d’y croire à notre tour, puisque Baronvampire ne se situe pas dans ce champ-là, ne vise jamais vers l’épiphanie du fantastique, uniquement sa formulation audiovisuelle sous la forme d’un jeu sérieux, d’un jeu du chat et de la souris peuplé de brouillard bidouillé (à la Whitechapel), d’ombres denses, de couleurs claires, de cris réussis (Elke Sommer hurle avec ferveur, même doublée dans la langue de Dante par Vittoria Febbi).


On s’en souvient ou pas, La Vierge de Nuremberg (1963) de Margheriti reposait sur un postulat davantage déceptif, rabaissait l’inexplicable shakespearien (et poétique) à une vulgaire machination financière (toujours rendre son épouse cinglée afin de mieux la déposséder, de sa raison et de ses possessions) ; Bava conserve une part de doute, n’occulte pas totalement l’occulte. Il le réintègre dans sa modernité muséale via une féminité diffractée, en trinité. L’étudiante, la voyante (et médium, intense et théâtrale Rada Rassimov, aperçue chez Leone, Ferreri ou Argento), l’enfant : les trois pointes du triangle (pubien) tracent un espace d’irrationalité traditionnellement (et scolairement) opposé (même s’il dialogue avec elle) à la raison masculine. Le professeur finit pas se laisser convaincre, Peter Kleist avant lui, cependant tout se fonde sur un (mauvais) sort de succube (assassiné), une sensibilité exacerbée de blonde et le sourire de sale gosse d’une gamine à vélo et à pomme (dans Opération peur roulait un ballon repris par Federico pour son adaptation de Poe, je le jure sur la tête décapitée de Toby Dammit, allez vite voir ou revoir Histoires extraordinaires). Quelque chose (se) passe entre elles, et ici réside le vrai mystère du film, qui, en bonne orthodoxie sudiste, catholique, italienne, portraiture par procuration les délicieux dangers du « deuxième sexe ». Elke, à Nuremberg et pourtant pas si vierge, quoique, se trouve au milieu, entre les ères, entre les âges, elle termine le voyage immobile (définition d’un film) au bord de l’hystérie, prophétie de Marilyn Burns dans la camionnette de Hooper. La future victime de Lisa et le Diable, escortée-soutenue par deux hommes amochés, avatar du père et petit ami rapide, s’extraie enfin du mausolée médiéval, délestée de son amulette salvatrice (la police, comme souvent, conjugue impuissance et incrédulité).


Sur la tour, une silhouette apparaît puis disparaît, sur la bande-son, la malédiction-répétition de la muse sombre et ventriloque (son modèle vengeur surgit en salamandre dans un feu de surimpression) se répand et promet un châtiment d’éternité au châtelain taquin, finalement terrassé (voire démembré) par ses serfs modernes. La demeure sadienne, rassurante dans son itération, consensuelle dans ses exécutions, rétive au gore et au réalisme, se referme d’elle-même, mimant la plaisanterie inaugurale du Fritz bientôt licencié, pointé (par la paroi piquante, pas à l’ANPE locale). En réalité, le « musée des horreurs » encore vivace dans les années 60 (en noir et blanc distant) constituait une (délectable) antiquité dès son avènement, Le Masque du démon contemporain de Psychose, acte de naissance valable (bien que discutable) de la trivialité massacrante et massacrée, état des lieux discret d’une crise économique (le pauvre Norman ne croise plus grand monde dans son motelà cause de l’autoroute) et psychanalytique (nos mères, d’amour et de cimetière). Le monde (au vingtième siècle, pour les siècles des siècles, amen) devenu un film d’horreur (il suffit d’un corps pour expérimenter la terreur, tu le sais parfaitement, cher lecteur de malheur), le cinéma classé horrifique devra se mettre au documentaire, se radicaliser, donner dans l’explicite et l’autarcique : Shock, de Mario & Lamberto Bava (héritage familial d’une activité collaboratrice) prendra acte des temps nouveaux, des nouvelles normes de réalisation et de (dé)figuration – une autre histoire (enfantine, maternelle, incestueuse), à écrire peut-être un autre jour, mon amour (de MissSommer)...


Le Tigre du Bengale : Europa

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz Lang.


Film d’architecte sur un architecte, comme (presque) Metropolis d’ailleurs, Le Tigre du Bengale interroge en outre l’identité indienne à la rencontre de l’Europe. L’Inde ? Deux tigres, dit la danseuse sacrée, rescapée du « mangeur d’hommes » (et de femmes, donc), dont le visage blanc se reflète sur l’eau intérieure. Son soupirant allemand lui exprime ses origines étrangères, une (funèbre) ballade irlandaise remémorée + une guitare paternelle pour preuves évidentes. Quant à l’entourage comploteur (laïc/religieux) du type à turban, il ne supporte guère sa présence exogène et moins encore l’importation de coutumes-réformes lointaines. Avec malice, le récit (d’après Thea von Harbou) inverse l’exotisme attendu, sinon convenu : voici le souverain veuf contaminé par des sentiments (apriori) d’ici, la jalousie puis l’impatience (d’une double vengeance d’amour univoque et d’amitié trompée), lèpre du cœur plus corrosive que celle qui ronge les malades relégués à la cave (gardés par un cadavre, imparable magnanimité). Si le rectangle (du palais, des maquettes, des maquettes mettant en abyme le palais, à l’instar du labyrinthe dédoublé de Shining) domine autant que le carré (de l’écran, des cadres), le triangle (de vaudeville) finit par s’inscrire dans un cercle, celui de la perfection d’une forme toujours rétive au formalisme (à l’emphase) et habitée par la légèreté (qui manquait aux Nibelungen), l’humour (soldats assommés en tandemà la Bud Spencer, singe dérobeur de dentifrice), l’ironie, la violence, aussi (viol avorté inextremis, coups de cravache en pleine face, servante paniquée traversée par des épées locales dans un panier de spectacle, décapitation de saison). L’illusion « comique » devient tragique le temps d’un travellingpanoramique sur les trois principaux convives, le temps d’un écoulement de sang artificiel et poignant.   

Non seulement le cinéaste retrouve l’esprit du serial (cf. l’acmé des Espions), par lequel il débuta, relit sa scénariste préférée, infine quittée (à cause de sympathies nazies), mais encore il annonce le jeu vidéo d’horreur avec un POV de gamer du haut d’un escalier recouvert de lépreux aux allures de zombies, oh oui. Maître du son, il introduit le tigre par ses feulements ; maître de l’ellipse, il recourt à un fondu enchaîné pour signifier la mort atroce d’un gosse dévoré (dans M le maudit, un simple ballon abandonné, en mouvement, suffisait à figurer l’irreprésentable). Film de studio qui respire, film de nature éclairée a giorno (beau travail du méconnu DP Richard Angst) y compris lors du nocturne (indien, dirait Alain Corneau), Le Tigre du Bengalerappelle Le Voleur de Bagdad (1940) car il possède un romantisme sombre et une configuration sentimentalo-esthétique identiques. La caméra bouge peu tandis que l’histoire, fictionnelle et pulsionnelle, politique et symbolique, ne cesse de progresser, jusqu’à la césure du carton final, cliffhanger avant l’heure (et reprise de l’infini du feuilleton, résolution du suspense assurément « insoutenable » disponible à la prochaine livraison). Debra Paget, très belle, très souple, très juste, bien entourée (ou cernée) par ses partenaires (Paul Hubschmid & Walter Reyer) masculins, terriens, s’avère l’astre brun (l’oiseau triste de cage dorée, le clair objet du désir de voyeurs amateurs) de cette cosmogonie irréductible à un somptueux et suprême livre d’images pour (grands) enfant sages, pour cinéphiles nostalgiques d’un classicisme assez stupéfiant de plénitude.

En effet, sous son apparence (captivante) de merveilleux à contre-courant (en 1958, Hitchcock, admirateur et rival, décide de se/nous perdre du côté de Frisco dans la forêt fantasmée de Sueursfroides, triangulaire itou, pareillement à contretemps), Le Tigre du Bengalecharme également par son caractère « réaliste », réalisation en action(s) de la théorie « ontologique » d’un André Bazin – l’animal et l’humain apparaissent dans le même plan, appartiennent au même espace-temps. Plutôt qu’un rêve éveillé, l’ouvrage nous invite ainsi à expérimenter le réel (séduisant, dangereux), à danser sa vie à la manière nietzschéenne, quitte à le faire sous les yeux d’une déesse aux seins nus, Kali assombrie, avant de, peut-être, au nouvel épisode, s’endormir du « grand sommeil » (de Chandler, tant pis pour Chandra) dans un tombeau à la Oscar Wilde (toujours tuer l’aimé/e). Harald Berger, pas vraiment disciple d’Albert Speer (à la mégalomaniaque Germania, il préfère les écoles et les hôpitaux altruistes, modestes), semble succomber avec sa dulcinée (mains serrées) au sable du désert (du canyon SM de Duel au soleil ou de la plage mouillée de larmes de Pandora). Parviendront-ils à se sauver, à parachever pleinement, librement, leur passion subite et funeste ? Vous le saurez en lisant notre texte suivant et en visionnant sans tarder (à la mode occidentale, obsédée par le temps restant, passé, voire perdu) ce grand film limpide et intemporel, faux chant du cygne flamboyant et prédécesseur du noir et blanc moderne, lucide, anxiogène du Diaboliquedocteur Mabuse, véritable épitaphe, en guise d’avertissement méta, de l’inégalable (et inégalé) Fritz Lang…


Le Tombeau hindou : Cobra

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz Lang.


On prend les mêmes (personnages) et on recommence ? Pas vraiment : Le Tigre du Bengale portraiturait l’amour sensuel, Le Tombeau hindou dépeindra l’amour fraternel (et spirituel). Tout se passe comme si L’Homme qui en savait trops’immisçait dans Vertigo, comme si Doris Day croisait Kim Novak, comme si la volonté rationnelle faisait équipe avec la puissance sexuelle (serpent outrageusement freudien bien dressé puis écrabouillé, impiété d’hypnotisé). La sœur de Berger (convaincante Sabine Bethmann) possède sa propre beauté, immaculée, sereine, aryenne. Elle le materne par couture ou nettoyage de vêtement interposés, elle s’informe des plans du palais pour chercher, questionner, la survivante récalcitrante (le plan de travail incliné du second architecte, son mari, amusant Claus Holm, pas encore en fin de carrière chez Fassbinder, évoque celui de Midge chez Hitch). Le couple de touristes complices, courageux, un brin bourgeois, jouent aux enquêteurs à la Rider (Haggard), épaulés par l’aimable Asagara (déchiré Joche Blume), serviteur insoumis sacrifié pour la secourir, enseveli avec les morts-vivants plus rapides que ceux de Romero, pas photo. Le Tombeau hindou se déroule pour partie dans des catacombes empruntées à Metropolis, qui matérialisent au présent (et au sein d’un décor utérin quadruplé, grotte dédiée à Shiva, salle souterraine de Kali, sous-sol labyrinthique comprenant une léproserie, puits d’infamie) le projet de caveau colossal, avatar du Taj Mahal. On continue à y prôner la révolte (la « révolution de palais », littéralement), non plus des prolétaires mais de multiples factions fratricides, opposées à la fidélité sans faille (pas sans entaille, double plantage de couteau dans le dos inclus) d’un général (autre forme d’amour, masculin, envers son suzerain déchu, « éveillé » au fouet).

La coda de naguère (reniée par l’intéressé), cerveau et main liés par le cœur, amen, moralité d’humanisme nauséeux (pléonasme), réactionnaire, bien-pensant, voire fascisant (derrière les « bons sentiments » grimace souvent le despotisme moralisateur), cède la place à un épilogue placé (après une épiphanie de sabre-sexe abaissé) sous le signe du renoncement et de l’humilité, sorte de bouddhisme expresspour les Nuls (ou Mabuse aussitôt converti). Lang, heureusement (pour nous), ne s’attarde pas sur son prince devenu pauvre et porteur d’eau pour l’ermite local, forcément sage et tant pis si le peuple (entrevu) continue à crever la faim, quelques pièces d’or de mariage heureux (tu parles) ou une récompense de fugitifs feront l’affaire, mes frères. Film féerique sans fées, film fantastique sans surnaturel (ou alors réduit à une toile d’araignée rapide, utile), Le Tombeau hindou retient la leçon « naturaliste » de l’expressionnisme selon Murnau (pensez au paysage solaire, au grand air, de Nosferatu le vampire) et prolonge la réflexion politique de Metropolis en la délocalisant sur un territoire d’inégalités avérées, au carré, à demi régi par les religieux (Valéry Inkijinoff, privé de son prénom, vu notamment en mémorable « métèque » dans La Tête d’un homme de Duvivier, se délecte de sa persona de prêtre peu charitable) et ordonné en castes étanches (contrairement aux fondations submergées). Cela suffirait à réduire à néant la perception du diptyque en inoffensif (bien que magistral) divertissement de vieillard sénile (se gausse la critique de l’époque). Du haut de ses soixante-neuf ans, Lang, n’en déplaise aux aveugles, et quitte à ravir ses exégètes, ne renonce à rien, ne pratique pas une modestie qui jamais ne caractérisa sa personnalité, ce qui n’empêche pas ses films d’afficher une générosité de chaque instant, de chaque plan, vaste entreprise démocratique, offerte à tous, victime de sa légende auteuriste et supposée massive.

Que signifie le pouvoir ? Qui le détient ? Jusqu’où aller ou non afin de le conserver ? Le mélodrame d’aventures irrésistible(s) se préoccupe itou d’ethnographie appliquée, davantage que de cartographie exacte (l’Inde, ici, s’apparente surtout au continent Cinéma, au « mythe » purement cinématographique). Associé au scénariste Werner Jörg Lüddecke, Lang étudie la politique des passions (plurielles) et la passion de la politique (en mode Machiavel), s’interroge sur le libre arbitre, les destinées (sentimentales, nous souffle Assayas), remplace le dragon des Nibelungen par un cobra bienveillant (comment résister à Debra ?), en tout cas avant la rupture d’un bracelet de cheville (de danseuse ou d’esclave), et même des crocodiles (pas ceux de Paul Hogan, certes) gourmands, se régalant avec le frère impardonnable de traîtrise, Caïn indien enturbanné, dynamité (notons que René Deltgen ne cessera de tourner durant le régime hitlérien, qu’il écopera d’un procès pour trahison à la Libération au Luxembourg). Avec son résumé liminaire, ses aboiements en allemand (incendiez-moi ce village dans le sillage d’Oradour-sur-Glane), sa métamorphose féminine (Seetha exsude désormais un mépris quasiment godardien), ses menaces évocatrices (langue brûlée, doigts coupés, yeux arrachés), sa magnificence hygiéniste concrètement posée sur l’ordure de la pourriture (ghetto des lépreux en écho à celui des Juifs), sa pietàreformulée inextremis, dans une caravane orientale, l’opus se souvient de l’Histoire (sinistre, récente), tisse son intemporalité à l’étoffe la plus atroce (en Occident, en Europe), déploie de vraies individualités (des siècles de psychologisme romanesque et scénique nous les font prendre pour de simples silhouettes), autant que des signes graphiques et dynamiques (ou des pièces déplacées sur l’échiquier sensoriel et cruel d’un cinéaste démiurge).

Si celui de l’Inde risque de s’évaporer une fois rentré chez toi, avertit Seetha/Debra, le charme du métrage opère puissamment plus d’un demi-siècle après son surgissement, reléguant l’effort (laborieux) d’un Steven Spielberg (la franchiseIndianaJones) à son statut de simulacre (nostalgique, infantile, lucratif, sinon cynique). Bien vivant, Le Tombeau hindou se situe du côté de la vie, de l’envie (de cinéma, de viser au-delà), du jeu (sérieux, joyeux) et de l’art (funéraire mais pas amer). Un chef-d’œuvre ? L’œuvre d’un chef, en pleine (possession de ses moyens) éternelle jeunesse.

       

Maya : La Rue sans joie

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La réalité ? Du cinéma. Cette femme-là ? Un mirage d’images…


Il existe des films – et des livres, si l’on accrédite la « légende urbaine » rattachée aux Souffrances du jeune Werther – qui vous invitent au suicide ; Mayafait partie de ceux-là. En surface, l’ouvrage paraît ressusciter le « réalisme poétique », son imagerie exotique, portuaire, sentimentale, funeste. En réalité, il enterre tout ceci, il séduit par la radicalité de sa cruauté. Inutile ici de chercher une échappatoire au-delà du trottoir – la chambre d’hôtel respectable, plus « de passe », louée par Jean (Jean-Pierre Grenier, venu de la scène, modeste et convaincant) pour Bella donne explicitement sur… un cimetière, comme dans Sous le sable, autre récit de deuil à la lisière du fantastique féminin. Viviane Romance, notamment remarquable et remarquée chez Duvivier (La Belle Équipe + Panique) ou Verneuil (caméo clin d’œil de Mélodie en sous-sol), produit cet art (funéraire) poétique molto méta dans lequel elle interroge et liquide sa persona (de prostituée, emploi régulier). Maya parle d’amour et de cinéma, donc d’illusion(s), bouddhisme ou non (Valéry Inkijinoff s’y colle, cuistot à bord et guitariste enturbanné, il n’assiste plus à la danse serpentine de Debra Paget dans Le Tombeau hindou mais à celle, figée, commanditée, à contrecœur de Bella/Viviane). Tandis que Dalio décède, trucidé par balles, dans la rue aux femmes « de petite vertu » (il prisait trop celle de sa bourgeoise de paquebot, il égorgea un ami médisant), Fréhel, encore plus frêle que dans Pépé le Moko, supervise la quête des catins pour les funérailles de la gamine mise en nourrice par sa maman cernée d’amants. Un paysan candide (toujours joindre l’agréable à l’utile), improbable et attachant Louis Seigner, lui apprend la nouvelle, laisse tomber à terre la poupée achetée pour sa petiote.


Il faut voir la première (et dernière, en coda) apparition de la Romance, épiphanie de songe et mensonge de cinéma, il faut l’entendre répondre à son interlocuteur, nocturne marcheur, qu’elle l’attendait, lui ou un autre, qu’elle s’appellera ainsi qu’il le voudra ; il faut assister à la révélation par procuration, la perte d’une enfant exprimée dans une sorte de transe (superbe direction de la photographie contrastée d’André Thomas). Viviane, à l’instar de Kim (Novak, who else ?) dans Vertigo, porte un masque tragique davantage qu’érotique dans un opusqui sent et suinte la mort, privé du plus petit réconfort (pour les personnages et/ou le spectateur). Elle n’existe jamais (pour elle-même), elle figure en pure créature de désir et de projection (double acception). Avec son argument de roman-photo, de pièce théâtrale (double sens, matériau homonyme du dramaturge Simon Gantillon écrit durant les « années folles »), Mayapulvérise le cadre du mélodrame, nous donne à éprouver un univers constamment penché (on ne compte plus les angles obliques), sur le point de s’effondrer, d’être réduit en cendres en écho à une momie réduite en poussière sitôt ses bandelettes ôtées (Viviane Romance arbore d’ailleurs une coiffure à la Claudette Colbert, mémorable Cléopâtre pour DeMille en mode péplum). Notre Romance porte à son point d’incandescence l’archétype fantasmatique, démontre avec un courage maladif, une délectation SM, que personne ne s’intéresse à elle, à cette « Lucie Martin » (lumineux anonymat)  dont la véritable identité administrative s’apprend par hasard, bien trop tard. Les mecs, surtout marins revenus de leur traversée interminable, veulent baiser, boire, se battre, et les femmes de la casbah plutôt mentale qu’orientale les attendent de pied ferme, « grues » en position de grue, à la fenêtre à défaut d’être en vitrine (à Amsterdam, dame).


Chacun et chacune (sur)vit dans le déni, dans l’oubli de la bouteille, dans la solidarité sexuée, dans le rêve aussitôt fracassé d’une seconde chance, d’une existence différente. Raymond Bernard, pas encore en couleurs, pas encore en compagnie de Mariano, signe l’acte de décès d’un certain cinéma, le sien, particulièrement au temps du muet (je ne reviens pas sur la valeureuse trilogie DVD LeMiracle des loups, Le Joueur d’échecs, Tarakanova), celui d’autrui, de la « qualité française », avec ou sans Carné, bientôt emporté par les remous intéressés, peu souvent intéressants, de la Nouvelle Vague. Quelle ironie (ou sarcasme) d’avoir mis au centre du conte philosophique (et cinématographique) sur la désincarnation (du corps, des passions, des espérances), une actrice aussi charnelle et à fleur de peau que la chère Viviane Romance, de lui dédier un écrin aux allures de mausolée (le décor de Léon Barsacq se signale par sa nature fermée, claustrophobique, voire troglodyte). Dans Maya, le réel lui-même semble contaminé par le spleen, la dépression, la déréliction, les rares extérieurs s’avèrent falsifiés de l’intérieur, toiles peintes en plein air agitées par le vent mauvais de Pas de printemps pour Marnie, similaire parabole de damnée, de femme déguisée, possédée, violée, dans les parages de la marine guère magnanime. Bernard, tant mieux, nous épargne le traumamaternel, la psychanalyse virile, et il n’accorde pas l’ombre (d’un doute) d’un happyendingà son couple en déroute. Complaisance ? Cohérence. Maya, grand petit film de soixante-seize minutes épuré à l’os, où chaque plan cogne par sa puissance mortifère, débute dans la brume et se clôt sur le clair-obscur.


Il décrit, il donne à ressentir, un territoire d’absolu désespoir, de (bref) bonheur illusoire, de certitude (de finitude) itérative, clairement infernale. Rien ne peut se passer, tout repasse et trépasse, l’amour, le sexe (et la descendance) comme le reste. Le dessillement participe de l’enchaînement, l’envie de fuite débouche sur une mort subite. Bella, morte-vivante, finit par disparaître, par s’évanouir à contre-jour, pécheresse et idole, illusion à des années-lumière d’une quelconque libération (sans même parler du maquereau qui voudrait bien annexer sa beauté, en bon petit capitaliste machiste du cul tarifé, minuté, accompli dans la promiscuité). En 2017, que nous apprend (nous enfonce dans la rétine, le cerveau et l’âme) ce film (fantomatique) arrivé en retard, à contretemps, tel un ultime baroud de déshonneur (le capitaine croit agir pour son bien en capturant inextremis sur son cargo le marin récalcitrant, se défendant en vain) ? Que l’amour ne vaut rien, que le cinéma ne vaut guère mieux, que l’on chérie des lubies (de nécrophilie), que l’on profite des candides (Fifine, la soumise du jeunot Philippe Nicaud, risque assurément de suivre le même sort), que la fascination excède la raison, que le solipsisme (malédiction de subjectivité) résiste même à l’altruisme (à l’altérité d’une rencontre, d’une chair, d’un plaisir enfin émancipé du gagne-pain). Oui, la couronne de la gosse invisible attendra, contrairement au train raté qui devait amener Bella à la cérémonie mortuaire. Oui, les cartes (sous la main du magicien) se transforment à vue d’œil, en astuce de montage (et de bruitage, pour le cornet de dés). Oui, le passé ne reviendra pas (Marie ? Bella, voilà), nul ne peut le retenir, afortiori dans un coffret nacré, bon marché, ou dans une robe immaculée. Oui, les soutiers en sueur, à bout de souffle, mettent fin à leurs jours au petit jour, dans la nuit des hommes ignobles, des marins depuis longtemps perdus (ils laissent dans leur sillage un diamant désarmant, ils nous laissent avec Viviane qui nous bouleverse). Suicidaire, on vous disait...

Le Cuirassé Potemkine : Little Odessa

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sergueï Eisenstein.


Passons (vite) sur une sonorisation (doubleurs allemands, L’Internationale et LaMarseillaiseà la trompette, chouette, crescendomusical durant la bataille navale avortée) et une « colorisation » (oh, le beau drapeau rouge hissé sur le cuirassé) de saison (parlant émergent) dont le film se passe sans peine, et nous idem : te revoilà, camarade cinéphile, à Odessa. Que fais-tu là, que viens-tu chercher dans l’été russe reconstitué (par une troupe de troupes théâtrales), loin (par l’espace et le temps) de ton automne humide, assez glacé, du règne transparent, désolant, de Poutine (et Trump et Macron) ? La révolution ? Elle s’apparente à un rêve, celui du film et celui de son récit, qui l’encadre de deux sommeils de marins vite réveillés (de leurs songes personnels, de leurs illusions d’union) puis emprisonnés en… Roumanie, eh oui. Le lyrisme avoué viendra (bientôt) avec Octobre, rappelle-toi du pont qui se soulève, la chevelure à la Debussy (Pelléas et Mélisande), le cheval immaculé, inanimé, « envolé ». Ici, la trivialité ne s’évanouit pas, elle met même le feu aux poudres, presque littéralement. Andrzej Żuławski racontait (exagération ou non) que les Polonais se rallièrent à Solidarność quand le prix du saucisson connut une inflation dure à digérer : sur le pont du navire pas encore soviétique, il suffit d’un quartier de viande avariée pour que la mutinerie éclate, pour que le meneur moustachu, promis au martyre laïc, le seul à posséder un nom (Vakoulintchouk, ouf), n’exhorte ses « frères » à ne pas tirer sur les gourmets rassemblés sous une bâche de bienséance (après leur fuite, elle retombe mollement, remuée par le vent, superbe plan de respiration, de poésie des éléments).



En réalité, la soupe d’étoupe, ils la bouffent, nos petits gars en uniformes, dotés d’une aura homoérotique ingénue (Mondino s’en inspirera pour le Cargod’Axel Bauer, et avant lui le Fassbinder de Querelle), sur leur bateau purement masculin orné de gros canons phalliques (dans le méconnu et très recommandable La Bataille du Rio de la Plata, les Archers retravailleront cette géométrie maritime aux verticales et aux horizontales très graphiques, cinégéniques). Une assiette qui cite le… Notre Père servira de catalyseur de rancœur – le pain quotidien, putain, ils vont s’en emparer, ne plus le mendier auprès d’officiers à gerber (et le religieux embarqué ne vaut guère mieux, onctueux comme un misérable missel, aussi hypocrite qu’un communiant s’astiquant en solo en rêvant aux matelots suspendus dans leurs hamacs). L’équipage ne fait naufrage, fout quelques gradés à l’eau, mouille au large de la ville magnanime, qui les accueille à bras ouverts (ombrelles bourgeoises incluses). Sur place, les esprits s’échauffent et le rythme itou. Les visages associés, exaltés, enragés, constituent l’hydre de la révolte, se déploient en monologues, incitent les ouvriers et tout le reste à l’insurrection. Hélas, les ombres cosaques se disposent sur un escalier monumental (parcouru en surplombants travellings latéraux gauche-droite, droite-gauche) et tirent à vue, notamment sur une mémorable pietà + un landau dévalant à la De Palma, remember le ralenti salvateur des Incorruptibles(à propos de la séquence non prévue dans le script, je n’en dis pas davantage, je me permets de renvoyer le lecteur vers ma prose sur le montage, amen). À bord, certains veulent leur venir en aide, leur rendre la pareille (auparavant, régate de paniers-repas) mais l’escadre amirale menace et atteindra finalement les mutins à nouveau éveillés, les laisseront inextremis passer en cortège molto coco. On s’embrasse, on s’étreint (entre mecs), on se salue, on se sourit, apparaît le mot fin.



Revoir Le Cuirassé Potemkine (1925) en 2017 et en ligne équivaut à reprendre la mer, quitte à en revenir amer, à vérifier que jamais il n’usurpe son souvenir (adolescence de votre serviteur) de beauté, d’énergie, de virtuosité, d’intensité. Eisenstein, alors dans la vingtaine, se révèle non seulement en maître du (dé)montage (collaboration du fidèle Grigori Alexandrov, par ailleurs auteur du dispensable JoyeuxGarçons, musical au kolkhoze), de surcroît du cadrage, du découpage, de l’action-narration. Emportés par l’élan général (de La Lignehomonyme), le spectateur contemporain redécouvre une modernité souveraine, un humour discret, une constante générosité, une colère fertile, produisant un torrent puissant qui sait en outre le prix du ruisseau, de la rivière. On pense à ces plans de bâtiments au repos, à quai, aux pécheurs de malheur, de misère, à la chambre ardente, sous une tente, en plein air, de l’émeutier allongé, gisant muni d’une bougie à la Tarkovski. Sur les marches mortelles, immortelles, un cul-de-jatte à la Buñuel (ou à la Tod Browning) nous éblouit. Le Cuirassé Potemkine dure moins de cinquante minutes, va droit au but, cède les digressions à autrui, à ceux qui défont du cinéma depuis ce temps-là, qui le réduisent à ça, cette mélasse à vomir distribuée tous les mercredis (en France et ailleurs) au peuple (à une partie, encore capable de payer sa place) discipliné, décérébré, si soumis, merci pour la sodomie à sec par les puissants méprisants. Chacun des plans (musicalité magnifique, marxiste ou non) de l’ouvrage invite au sabordage, à la réparation des outrages, à lever la tête, la bite et la tourelle oublieuse d’hirondelle (de la paix des humanistes, ces fascistes emmitouflés dans leur moralisme bien-pensant, bien-écrivant, bien-baisant, bien-consommant).



Pourtant, à aucun moment le cinéaste démiurge, serein dans l’urgence, calme dans la tempête (des êtres, d’un pays), ne se leurre et ne nous enduit l’œil (ou une autre partie de l’anatomie) du beurre (de Brando chez Bernardo) au goût de miel. La révolution, tu ne la verras pas demain, tu te lèveras avec la gueule de bois, tu constateras à quel point le cinéma pactise avec l’ennemi, se trahit lui-même, empressé à sacrifier ses puissances expressives, diligent à nous faire ingurgiter son indigence. Le psychologisme, l’imaginaire, les bons sentiments, la « morale d’esclave » (relisez Nietzsche), les règles du « septième art », le sens (de la fable, de l’Histoire), Eisenstein s’en contrefout, il filme comme un fou amarré à une raison suprême, il filme par amour, par haine, il décrit, il reconstitue, il invente (leçon « légendaire » de John Ford), il revisite (et tant pis pour le révisionnisme, la marotte d’exactitude, l’objectivité BCBG), il se base sur un procès-verbal et vise l’opéra, il organise des déplacements de masse avec une grâce de prestidigitateur, il donne vie (et l’éternité de la cinéphilie, dérisoire, précieuse) à chacun des corps passé devant (le peloton d’exécution) la caméra (et surtout la lumière solaire, nocturne, douce et abrupte) d’Édouard Tissé, son complice en chorégraphies gayfriendly et triplement sanguines (coup de sang, bain de sang, rougeur des clameurs). Le Cuirassé Potemkine ne se commente pas le cul bien vissé dans le velours des cinémathèques (trop) proprettes, suspectes (de complaisance économique, étatiste), il n’existe pas pour que s’en délectent les critiques (des parasites fondamentalement anecdotiques), il ne rugit pas (ah, ces lions à la con, d’explosion, métaphores tsaristes séparées par des écrans noirs, comme si le film semblait à bout de forces, de souffle, au bord de la stroboscopie) pour qu’une poignée d’exégètes s’amusent à le museler en bel objet de musée.



Il fonctionne plutôt à la manière d’une dynamo, il se charge tout seul, il se nourrit de la force vitale du témoin, il pourrait t’arracher la rétine et la tronche et cependant il opte pour la concorde, la joie, le partage, élégance inattendue qui abandonne les joutes aquatiques à de moins doués, de moins sincères, de plus cyniques (tu les connais, tu devines leur nom, ne compte pas sur moi pour écrire sur ces gars-là ne méritant pas une phrase, une balle, rien qu’un escamotage définitif). Le Cuirassé Potemkine s’ouvre sur une jetée fouettée par des flots furieux et il te secoue à l’unisson, il te donne envie de dire non, de vivre mieux, il te transperce infine de sa proue et déchire ton œil en mode Un chien andalou. Après lui, avec lui, le cinéma change, la représentation du monde également. La contestation, l’indignation, luxes d’installés, de friqués, le film s’en fiche, et ne crois pas qu’il relève (seulement) de la propagande, même magistrale, ainsi que l’étiquettent les belles âmes. Eisenstein ne cherche à convaincre personne (si tu ne peux ou veux voir ce qui crève toujours les yeux autour de toi, va t’acheter fissa les lunettes de Carpenter dans InvasionLosAngeles) d’une situation par essence intenable, indéfendable, métonymie culinaire de l’arbitraire, de toutes les dictatures-impostures (Ivan le Terrible réglera son compte à Staline), ni d’honorer en écolier une commande de commémoration (événements situés en 1905) amnésique (des crimes du présent révolu). Il préfère composer un poème pérenne, un cocktail(Molotov, ofcourse) cinématographique organique et algébrique, une alchimie qui prend aux tripes, une parabole aux allures de cas d’école et de haïku au cordeau.


On louait récemment le vrai-faux biopic de Peter Greenaway consacré au réalisateur, mais si tu veux réellement rencontrer le type à l’origine du film en mer (et sur terre), de sa force farouche, russe et largement au-delà, tu dois visionner ceci sans tarder, disons dans la semaine du replay. Oh, certes, tu ne te transformeras pas aussitôt en bolchévique armé d’un couteau ou d’un cargo, tu ne commettras pas d’attentat, y compris « pâtissier », pour rester dans le registre de la  nourriture, et certainement tu ne t’enrôleras pas au côté d’un Jean-Luc Mélenchon, puisque l’extrême gauche hexagonale se résume maintenant à cela, à ce simulacre tout sauf charismatique de plateau télévisé, de manifestations improvisées. Néanmoins, tu verras ce que l’on peut faire avec et contre le cinéma, cet art funéraire devenu par démission et en majorité la propriété de l’esprit bourgeois (à Hollywood, à Paris, partout), de son tiroir-caisse, de sa fumerie d’opium, de son « engagement » assommant (cf. le minable La Loi du marché avec Monsieur Vincent Lindon, notre Lénine de pacotille à nous). Censuré en France et au Royaume-Uni (tu m’étonnes), admiré par Billy Wilder, Francis Bacon et un dénommé Joseph Goebbels, Le Cuirassé Potemkine continue à croiser (acception spécialisée) en chœur, épiphanie singulière, d’individualité (collective), consacrée à un groupe défini, à une mémoire nationale (et nationaliste, en dépit des apparences). Regarde-le, camarade, et l’on en reparle – ou l’on réfléchit enfin, sérieusement, à comment métamorphoser le monde alentour, et le cinéma, et toi et moi, au risque d’une sécession ou d’un enlisement. Le temps presse, le temps va plus vite que nous, à bâbord ou tribord. Et alors ? Résiste ou péris, mon ami !

Funny Games U.S. : L’Arroseur arrosé

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On ne fait pas d’omelette (suspecte) sans casser des œufs (malheureux), pas vrai, Michael ?


En vérité, je vous le dis, dommage pour les iconoclastes et les nostalgiques des dictatures (« Police de la Pensée », muselage des images) – rien de plus moralisateur qu’un fils de pasteur, surtout quand il pond un sermon sur la « pornographie de la violence au cinéma » (américain, de Kubrick à Tarantino, Eli Roth arrivé en retard, tant pis pour lui), amen. Dix ans après (puisqu’il s’agit itou d’un auto-remakeartyà la Van Sant psychotique), Haneke fait comme s’il ne comprenait pas que la violence n’existe jamais au cinéma, que les films déploient seulement sa représentation, talentueuse ou non (cf. la précieuse préface du PortraitdeDorianGray, où Oscar Wilde affirme à raison, sous forme d’aphorismes : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout » + « L’artiste n’a point de sympathies éthiques. Une sympathie morale dans un artiste amène un maniérisme impardonnable du style »). Homeinvasionà la mode autrichienne (classicisme formaliste, effet de temps réel), un brin brechtien (adresses caméra, rembobinage intempestif), son pensum interminable et désincarné s’avère au final aussi kolossal que Benny’s Video ou la liminaire-scolaire opposition musicale Mozart/metal, avant tout « véhicule » doloriste (auteuriste) pour la co-productrice Naomi Watts (le pauvre Tim Roth fait de la figuration d’infirme). Avec son humour noir de bourreaux en blanc (gants à l’avenant) ; avec sa déréliction de saison (prière parodiée) ; avec sa piaule estivale, rurale, sortie du Modes & Travaux local ; avec son « canicide » (j’emprunte le joli néologisme au drolatique et troublant American Psycho de Bret Easton Ellis) et son infanticide (à proximité de la TV, symbolisme stupide digne d’un étudiant de la Femis, voire du Mathieu Kassovitz de Assssin(s)) sonores, hors-champ, n’allez point coucher les enfants ; avec sa discussion de pataphysique aquatique (le réel, les univers parallèles, et patin-couffin), l’ouvrage superflu, démonstratif, n’élabore aucun discours, ne suscite aucune empathie, ne produit nulle catharsis.


Si le « scandaleux » The Great Ecstasy of Robert Carmichael (Thomas Clay, 2006), pareillement raté, presque pour les mêmes raisons, saupoudrait son dispositif  d’une dimension sociale, psychologisante (adolescente), Funny Games U.S. s’exhibe, arrogant et candide, en pure coquille vide, en conte de fées embourgeoisé aux ogres proprets. À leur image, cet opus trop poli(tiquement correct) pour être honnête se dissout aussitôt. En oubliant que le spectateur, y compris et afortioril’amateur de films dits d’horreur (tel votre paisible, quoique, serviteur) possède également un cœur, un cerveau, une éthique cinématographique (donc politique), que le spectacle procède toujours de la mimesis (ou alors on se situe dans le registre du snuff movie, en libre accès au JT), le réalisateur-censeur ne rêve en définitive que d’assainir, d’amollir le monde immonde à cause, bien sûr, des brutalités scopiques (à la sauce étasunienne), hygiénisme de déterminisme, argument spécieux, paresseux, sans la moindre véracité scientifique. Moralité : en chaque puritain ricane un fasciste (compliment de concierge contre le souvent médiocre Oliver Stone) aux jeux sinistres, sinon risibles, en tout cas dispensables. Les plus courageux (indulgents, gérontophiles) se consoleront via la réussite (modeste) du davantage fréquentable Amour


     

La Jetée : Juste la fin du monde

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Tu ne vois rien à Orly, alors que les avions envisagent ton compte à rebours…  


Un « photo-roman », malicieuse inversion de saison soulignant la dimension sentimentale et le « temps scellé » déployé par surprise dans ces imprimés enterrés, ou presque ? Plus tarkovskien que Tarkovski – et dix ans avant l’interstellaire Solaris (1972) –, plus hitchcockien que Hitchcock – femme défunte, fantomatique, appât, séquoia, chignon, profil de médaille, musée, cimetière et même oiseaux, bruyants, empaillés –, Chris Marker ne se contente pas de relire brillamment L’Invention de Morel et, accessoirement, le motif fané du voyage dans le temps. Il signe un vrai poème audiovisuel, une œuvre dotée de l’éternelle beauté dont parlait Keats. Il parvient à rendre un commentaire écrit au cordeau, apriori narratif, objectif, lu par le comédien/metteur en scène Jean Negroni, proche de l’incantation, du monologue intérieur, bien aidé par le lyrisme de la bande-son, due à Jean-Pierre Sudre & Trevor Duncan, mélange harmonieux, assez somptueux, de « micromatières » en allemand, de chœurs russes, de morceaux orchestraux, de bruitages d’aéroport. La Jetée, on le sait, raconte une fuite impossible, un retour à l’origine permis par le futur et interdit par le présent. Si « on ne peut s’évader du temps », surtout pas un prisonnier survivant parmi un « empire de rats », si le destin se joue des ruses médicales, si « rien ne distingue les souvenirs des autres moments », hors le déroulement des ans et les « cicatrices » qu’ils infligent, rien n’empêche de passer quelques minutes ou journées avec une inconnue anonyme et intime. Ce souvenir d’enfance, obsédant, rayonnant, seule lueur au sein de souterrains eschatologiques, de Troisième Guerre mondiale aux archives calquées sur la Seconde, qui évoquent autant Le Havre que Berlin, ne s’appelle pas psychanalyse, il se nomme cinéma.


Marker pourrait faire de sa fable sur le fatum un petit drame freudien, la quête d’une figure féminine, facilement maternelle, par un homme adulte, perdu dans un monde masculin. Il ne s’y résout pas, il ne remonte pas au-delà du trauma sensoriel (re)joué sur la jetée d’Orly, il ne confère aucune généalogie de psychologie à la fascination de la face aperçue par le gosse puis son double grandi, atteint d’un bref vertige à l’idée de peut-être se croiser au miroir de la mémoire vécue. Sa dystopie sereine, suprême, basée sur des tirages optiques de Pentax, des images fixes obtenues en compagnie de Jean-César Chiabaut, notamment chef opérateur de Bresson, Truffaut, Chéreau, reliées par des effets de fondus enchaînés ou au noir, une poignée de zooms, réellement filmée, en onéreux 35 mm, l’instant de l’aimée se réveillant au lit, captive toujours cinq décennies après sa sortie, à un mois de la fin officielle de la guerre d’Algérie, projet inabouti du cinéaste documentariste. Elle constitue le récit d’une expérience et une expérience elle-même, par elle-même. Film méta et film funèbre, La Jetée donne à voir pour ainsi dire au repos les mécanismes spatio-temporels du cinéma, exosquelette de perception d’évasion, de subjectivité orientée, de seconde chance nourrie d’absence. Chaque spectateur peut s’y reconnaître, chaque rêveur éveillé aussi. Il annonce de surcroît, à sa manière, le Rubber de Quentin Dupieux, vite tourné via un appareil photo HD. À Chaillot, bientôt siège de la Cinémathèque, un cobaye doit sauver l’humanité, atteindre l’avenir et en revenir enrichi d’une source d’énergie supposée relancer la machine mondiale. Les habitants lointains, disposés sur fond noir, étoilé, criblé, leur front orné d’un avatar de signe indien, font penser aux bannis en cuir SM de Superman 2, réduits à un cri bidimensionnel, enserrés dans une plaque de verre à la dérive.


Le verre, le voyageur le redécouvre, et le plastique, et le tissu éponge, avec une sidération presqu’égale à celle, infantile, de la femme à proximité du ciel, rime ludique et charme matérialiste, sinon consumériste, auquel prendre soin de ne pas succomber, refuser de s’attarder. Ici, les secondes se (dé)comptent, équivalent à une vie, à la boucle bouclée d’un événement mystérieux enfin élucidé, pour le meilleur et surtout le pire. Argento, contemporain de Marker, travaillera dans la même voie, celle de l’énigme temporelle, de l’heuristique fatidique, cf. Il était une fois dans l’Ouest ou Les Frissons de l’angoisse. La voix off nous parle d’un « chevalet » sur lequel trône le temps et La Jetée s’apparente à une suite de tableaux, de natures en effet mortes, depuis longtemps, doublement : passé de la diégèse, passé de la réalisation. Quand notre héros réalise qu’il incarn(e)ait deux rôles, celui du voyeur et de l’acteur, qu’il occup(e)ait deux points différents du même espace-temps, aberration géographique et tour de passe-passe quantique, cela s’avère évidemment trop tard, l’opus peut se clore avec une sécheresse non dépourvue de noblesse, absolument exempte de sentimentalisme. Pourtant, l’œuvre bouleverse, sur toute sa durée ramassée, inférieure à une demi-heure. Davantage que l’ironie, La Jetée pratique la tragédie, au sens fort du terme. Il démystifie le décorum technologique, le scientifique émule de Frankenstein ou de Mengele, une simple piqûre provoquera le trip, d’électron tout sauf libre, de camé à la réminiscence. Il se déleste du personnage, voire de l’acteur, et cependant anime les silhouettes, leur confère une profondeur à l’échelle de l’imaginaire individuel.


Il pourrait s’agir d’une nouvelle, d’une parabole, d’un « sophisme » – il s’agit d’un chef-d’œuvre de poche, d’une limpidité à faire rougir le Christopher Nolan de Memento, sa variation à l’envers, amnésique, le protagoniste se révélant au final un meurtrier en mode Œdipe, la pièce de Sophocle d’ailleurs matrice apocryphe de AngelHeart. Avec sa grande stylisation rétive à l’exercice de style, avec sa mélancolie de ruines désertées, de jardin ressuscité, probablement celui, parisien, du Luxembourg, avec son sens admirable de l’économie, ou comment créer beaucoup en disposant de peu, avec une trajectoire terminale à la fois volontaire et suicidaire, tandis que l’horizon pacifié s’ouvrait au quidam séparé de sa dame, avec son sens du cadre et du clair-obscur, avec ses signes religieux, urbains, légendes au carré, reliquats graphiques, avec ses statues nues, étêtées, à la Resnais, avec ses enfants d’avant, de couple stérile, La Jetée s’apprécie en outre en film d’amour pudique, en visite au muséum d’histoire naturelle, plurielle, en présage de la proustienne odyssée allongée, opiacée, de Il était une fois en Amérique, en étude clinique et empathique de la folie, personnelle, collective. Cet ouvrage placé sous le signe de la radioactivité, lui-même radioactif, souvenance de Hiroshima-Nagasaki et prophétie des missiles de Cuba, aborde idem la question de l’élection, amoureuse, militaire, messianique, de la renaissance et par conséquent de la résilience, de la double vue pratiquée les yeux fermés. La production polymorphe de Chris Marker demeure certes à explorer, à évaluer, mais son effort de SF figée mérite des louanges contemporaines, immédiates, oublions le vrai-faux remake de Terry Gilliam, merci. Il convient de se précipiter à sa rencontre, comme le prédestiné en semi-liberté court et se jette vers son souvenir, son fantasme, sa femme fatale, fauché par une balle.

Reflet de nous tous, il se rendait donc à son tour à Samarcande, coda du conte de fées funeste et solaire. Le cinéma, c’est-à-dire la Mort, nous tend les bras, encore et encore – une bonne raison d’apprendre à aimer les femmes vivantes, avenantes, moralité fervente, attristée, d’un grand petit film singulier, qui invite itou à cueillir à contre-courant le temps rémanent.
     

Opération peur : 20 ans d’écart

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Mario Bava.


Il faut parfois se fier aux intitulés : Opération peur constitue l’équivalent d’une opération à la fois militaire ou policière et chirurgicale. Bava pratique en effet le déploiement (de cadavres) et le découpage (d’un « genre »). Mécanique et analytique, le film prolonge/annonce l’arithmétique macabre de Six femmes pour l’assassin et 5 bambole per la luna d’agosto (akaL’Île de l'épouvante), autant qu’’il poursuit le sillon méta de LaFille qui en savait trop et des Trois Visages de la peur (justement). Comme Shyamalan, le maestro Mario ne réalise pas de films de peur mais des films surla peur (« Savez-vous ce qu’est la peur ? » demande l’ingénue jaquette de mon DVD collector). Heureusement et contrairement à l’Américain petit malin, il ne surplombe pas son sujet, il ne se gausse pas du spectateur. Longtemps, la critique (surtout péninsulaire) l’ignora, le méprisa ; dorénavant, elle le canonise, elle enfile à son propos les perles de la paresse (les couleurs, Argento, la misanthropie, les pulsions et autres truismes à la con). Si Operazione paura préfigure Suspiria (« roman familial » aux couloirs molto utérins), il le fait surtout par le son, cris d’esprits et basse anachronique de Carlo Rustichelli compris. Si le jeu de massacre s’effectue sans être explicite, le corps importe moins que l’âme. S’il s’agit de sonder les profondeurs de la psyché, l’exploration démontre une maîtrise constante, aristocratique – la folie au cinéma, le cinéma de la folie, Bava laisse ça à, disons, Żuławski. Quant à l’expressivité très travaillée de la direction de la photographie, d’ailleurs attribuée au fidèle Antonio Rinaldi, la mettre en avant relève presque de l’aveuglement, car elle ressemble à un arbre surréel cachant la forêt (pas freudienne, merci), au masque (du démon, évidemment) décoratif dissimulant une possible dimension historique.



Il paraît ainsi tentant d’interpréter Opération peur en métaphore d’identité transalpine, de lui faire tenir le rôle de chambre d’écho du fascisme et du terrorisme italiens, le premier passé, le second à venir. Le cinéma, que cela (vous) plaise ou pas, procède toujours de la politique, de la vie dans la Cité, quand bien même il exhibe le solipsisme de l’individualité, afortiori celui d’Italie, pas seulement via la dimension sociale de la « comédie à l’italienne ». Mario Bava cartographie un village dépourvu de piété, contaminé par la culpabilité, dont la vénéneuse villa praticienne (et décrépite) résonne avec son homologue de Salò ou les 120 Journées de Sodome, puisque « la mort y règne » aussi, affirme le bourgmestre coiffé à la Kojak. Elle fonctionne à la manière légendaire d’un train fantôme, d’une attraction-répulsion, d’un magasin de farces et attrapes : elle reflète le film lui-même et spatialise l’imagerie qu’il véhicule. On le voit (ou pas), le conventionnel cadre gothique du dix-neuvième siècle doit plus à Mussolini et aux Brigades rouges qu’à Edgar Allan Poe & Bram Stoker, en dépit d’une poursuite dédoublée à la William Wilson et d’un cocher qui rebrousse fissa chemin à la Dracula. Dans Opération peur, le fantastique apriori affiché, avéré, objectivé, n’émane jamais, au final, que de la conscience surchauffée d’une communauté coupable d’un crime d’ivrognerie, de non-assistance à personne en danger, en l’occurrence une gosse écrasée par un carrosse, se vidant de son sang, sonnant son propre glas puis revenant hanter les mauvaises consciences apeurées. On parlait de chaleur et les cinéphiles ne manqueront pas de relever le patronyme Kruger, un salut à Freddy dans sa fournaise des Griffes de la nuit, similaire moralité onirique sur un passé qui ne passe pas, sur un infanticide (accidentel ou pédophile) à ressasser, à conjurer, sur un héritage d’outrage.



Film féminin, Opération peur oppose et réunit inextremis, presque en pietà, deux femmes particulières, deux « sorcières » assassinées en tandem, l’une médium et l’autre guérisseuse. Le film contient deux empalements (ouverture + reprise domestique tardive) et contient un zoomavant/arrière en contre-plongée dans un escalier à la Hitchcock ou Antonioni. Dans cet univers de mégères, l’homme (un médecin légiste au profil de médaille romaine, Giacomo Rossi Stuart, papa de Kim) ne domine plus rien, en comprend encore moins, ne pénètre pas le sens des choses, la probable machination (deux ex machina d’une vengeance, justice expéditive d’une balle dans la tête du commissaire, Piero Lulli, frère roux de Folco), ni ne pénètre « l’origine du monde » des jeunes filles au bord de l’hystérie ou de l’agonie. Tant pis pour lui, il devra se contenter du symbolisme phallique cité supra, d’un happyending avec aurore à la Murnau et couple survivant, enfin sorti de la bâtisse et du récit (les meilleurs films d’horreur se confrontent à la mort, donnent envie de vivre, célèbrent la beauté endeuillée de l’émouvante résilience). Je ne reviendrai pas maintenant sur l’admiration d’un Fellini (cf. son sketch de Histoiresextraordinaires), je renvoie le lecteur vers ma prose sur Baronvampire, je préfère, par-delà les années, les nations, faire rimer Opérationpeuravec Ring. Bava & Nakata, stylistes rétifs à l’exercice de style, ne se fichent pas de leur argument scénaristique (dû à Romano Migliorini + Roberto Natale, plus tard à l’ouvrage sur Lisa et le Diable), ne réduisent pas leurs personnages à des silhouettes suspectes, chair à canon de saison pour sadisme décérébré ; au contraire, ils misent sur l’empathie et la tragédie d’un (double) mélodrame maternel.



Melissa & Sadako n’existent pas et pourtant elles pourrissent (en mode viral) l’existence des bourreaux, des curieux, des représentants de la loi en butte à l’aporie d’un surnaturel intériorisé. Émule d’Alfred (revoyez La Fille qui en savait trop), Mario plonge un homme raisonnable dans une histoire (et donc un monde) déraisonnable, manque de lui faire perdre la raison (qui le rendait quasiment condescendant envers la « superstition » des indigènes), lui fait voir double et jusqu’à sa compagne d’assistante, lestée d’une sœur de malheur, défunte par abus de festivités. Monica passe devant sa propre tombe, bigre, la date de naissance y figure, pas encore celle de sa mort, et elle finira par s’en sortir, par quitter la demeure familiale et le cauchemar local. Film de ruines (visite naturaliste du générique) et de rancœur, film de paranoïa et de stupeur (panoramique circulaire sur les clients figés à l’auberge, comme dans un western, lors de l’arrivée du toubib étranger, déjà mal-aimé), film de mouvements (on s’y déplace souvent, on ne traverse pas le cercle funeste) et de stase (la mère au miroir, déformée, prisonnière pour l’éternité de sa perte, de son courroux, de ses voix invasives, de sa seconde chance impossible, déléguée à sa seconde fille), Opérationpeurdécrit superbement et radicalement une psychose collective, un cas clinique davantage que fantastique, voire un châtiment par (auto)suggestion. Le fantastique, Bava autorise le spectateur à y adhérer ou pas, visage de Melissa évaporé avec une élégance de croyance ou d’élégance. En italien, fanstama désigne le fantôme (transcendance immanente) et le fantasme (image mentale, sinon de cinéma) : dans l’alternative lexicale se tient le doute fondateur ou anecdotique.


Avec sa structure de « chaîne mortelle » (rappelons le titre original programmatique de LaBaiesanglante, Reazione a catena) ; avec sa pièce d’argent placée dans le cœur associant l’obole à Charon et la balle du même métal fatale aux loups-garous ; avec sa balançoire en POV (vue sur le cimetière, super !) ; avec sa flagellation féminine fleurie, oh oui ; avec sa serpe obsolète ; avec sa lâcheté partagée empruntée au Train sifflera trois fois ; avec sa sinistre et triste poupée au pied du lit adulte (jouet d’inquiétante familiarité promis à une longue lignée, Annabelle opine) ; avec sa flamboyance faussement Hammer (pas une pointe durcie d’érotisme, à peine les formes galbées sous une chemise de nuit fine d’Erika Blanc, bientôt Emmanuelle méconnue) ; avec son humour discret (cortège funéraire au petit trot, Bergman du Septièmesceau en accéléré, chat blanc, telle la baballe létale chipée, allez, au Lang de M le maudit, miaulant drolatiquement) ; avec son protagoniste dos à un tableau, projeté à l’intérieur (c’est-à-dire à l’extérieur) du modèle (et d’une grande toile d’araignée mimétique), mise en abyme astucieuse et vertigineuse, aspiration scopique à l’unisson de L’Invention de Morel ; avec son enfant transgenre (Valerio Valeri, fils de concierge perruqué, artifice invisible paraphant l’illusion horrifique) en rime prophétique à la porteuse transsexuelle d’escarpins écarlates (et SM) de Ténèbres ; avec sa baronne d’opérette des Carpates (Giovanna Galetti possède un je ne sais quoi d’Alida Valli chez Franju ou de Grace Zabriskie chez Lynch), Opérationpeur, tourné avant mais sorti après le dispensable L’Espion qui venait du surgelé, s’apprécie en art poétique et théorique, en poème au cordeau innervé par l’Histoire, en guerre des nerfs foryour eyes only et en exercice de laboratoire mené avec un soin souriant, serein.


Imaginez Le Village des damnés (de Rilla ou Carpenter) accordé au Corbeau (de Clouzot, pas de Boisset), verrouillé par le « tour d’écrou » des Innocents (Jack Clayton davantage que Michael Winner) ou la restauration compromise de La Maison aux fenêtres qui rient (envoûtant Pupi Avati) et vous obtiendrez une sorte de PV-palimpseste du métrage de Mario Bava, par ailleurs inégal à la somme de ces références, plutôt en dialogue à distance avec le minot « possédé » (de surcroît incestueux) selon le testamentaire Shock. Les époques se répondent, les films également, peu importe deux décennies d’écart et tel ou tel regard (votre serviteur pas meilleur qu’autrui, seulement vivant, écrivant, aujourd’’hui) – moralité destructrice et infine apaisée d’un conte macabre, au charme ludique et sépulcral.

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