Quantcast
Channel: Le Miroir des fantômes
Viewing all 2017 articles
Browse latest View live

La Cité des morts : The Witch

$
0
0

Sauvez la sorcière, miserait Michelet – perforez la jeune première, propose Moxey…


Sorti en 1960 avant Le Masque du démon, Le Village des damnés et Psychose(incontournable trinité), La Citédes morts partage avec ses parfaits contemporains des éléments évidents : la sorcellerie (à travers les âges, rajoute le sulfureux Benjamin Christensen), la communauté (maudite), la disparition (intempestive de l’héroïne). Comme Marion Crane, Nan Barlow roule vers sa mort et la trouve dans un motel (la version américaine, expurgée du prologue, s’intitule d’ailleurs HorrorHotel), plus précisément dans une auberge nommée en clin d’œil au corbeau de Poe (Raven’s Inn). Le (tout premier) film de John (Llewellyn) Moxey, monteur de formation, documentariste d’occasion (durant la Seconde Guerre mondiale), bientôt installé à la TV pour y diriger d’innombrables épisodes de Chapeau melon et bottes de cuir, Le Saint, Mission impossible, Mannix, Hawaï police d’État, Kung Fu, Drôles de dames (le « pilote »), Magnum, Deux Flics à Miami et Arabesque, séduit d’abord par sa perspective peu politiquement correcte – oui, les sorcières existent, les sorciers aussi (Christopher Lee livre un « immortel » caméo en professeur d’université en effet « possédé » par son sujet), tant pis pour la psychanalyse appliquée à la sociologie, pour le féminisme énamouré de « domination masculine » (Patricia Jessel, assez impériale, incarne un succube à l’identité malicieusement et phonétiquement réversible, Elizabeth Selwyn/Mrs. Newless). Après une ouverture crescendoréussie, renversant Le Grand Inquisiteur (en couleurs, à la violence explicite) à venir, malédiction de saison sur le bûcher aux cadres étudiés, déséquilibrés, aux trognes recherchées, avec laquelle rimera la coda en cortège de combustions spontanées, via une croix salvatrice, purificatrice, tendue à bout de bras par un fiancé falot mais au final héroïque, amoché par un accident provoqué (transparence de l’enfumée), y compris un couteau dans le dos, on pense s’orienter vers un récit de libération, la fille juvénile quittant une zone d’influence à la fois sentimentale et fraternelle (le frérot Richard, en cartésien bon teint, ne jure que par la science et congédie la magie assimilée à l’hystérie, amen).



Au volant de sa voiture à la Christine, au milieu d’un brouillard à la Fog, la voici qui arrive dans le jovial village de Whitewood, Massachusetts, siège de la leçon d’histoire (un salut à Salem) liminaire (et universitaire, s’amuse le policier impuissant). La jeunesse des sixties, avant de swinguer (danse ou échangisme) à Londres, se préoccupe par conséquent de pouvoirs supposés occultes, surtout ceux du « deuxième sexe », et bouquine un traité de démonologie au lit, au son d’un jazz blanc (hello Ellroy) aux allures de chorégraphie pour zombiesau coin du feu, malheureux. Dans la chambre, une trouvaille (freudienne, sonore) à la EvilDead, trappe d’escalier rempli de toiles d’araignée conduisant aux catacombes immondes (et utérines, bien avant Inseminoid ou The Descent), où célébrer sur la virginité (à la « treizième heure », mon cœur), entre adeptes psalmodiant, une messe noire d’éventration (aimable raccord de lames sur un gâteau d’anniversaire immaculé, bon appétit les amis). Au bout d’une quinzaine de jours, les mâles se démènent enfin, en vain, partent à la poursuite d’une morte, épaulés par une antiquaire progéniture de révérend, diantre, de surcroît aveugle (au cinéma, notamment chez Lang & Powell, les non-voyants voient mieux que leurs camarades de jeu macabre à deux yeux, cf. M le maudit et Le Voyeur). Il s’avérera que Lee/Driscoll, accessoirement bourreau d’oiseaux, jouait itou les entremetteurs-pourvoyeurs d’étudiantes un peu trop savantes, curieuses (de tourisme désormais estampillé sombre), soucieuses d’aller sur place recueillir des informations à la source, de s’imprégner du génie (maléfique) des lieux. Tandis que Lila Crane & Sam Loomis découvraient in fine, dans la maison de Norman Bates, une momie maternelle, notre duo de survivants, in extremis réchappés d’un holocauste en replay, avise le visage brûlé de l’aubergiste sentant le soufre, d’abord dissimulé par un capuchon en reprise du générique…



Tout ceci dure 77 minutes (et pas 666), se base sur un scénario un brin lovecraftien (persistance de nuisances ancestrales, pourtant point de divinités indicibles ici) de Georges Baxt (Le Cirque des horreurs ou La Tour du diable, ce dernier abordé par votre angélique serviteur) retravaillé par Milton Subotsky (futur tandem avec Max J. Rosenberg en fondateurs de la firme Amicus, vraie-fausse rivale de la Hammer, mes sœurs), se voit superbement éclairé par l’inspiré DP Desmond Dickinson (le Hamletde Laurence Olivier et La Tour du diable, bis), correctement accompagné par les compositions « religieuses » de Douglas Gamley. Prévu pour la petite lucarne (avec Boris Karloff), financé par une équipe de foot, tourné à Shepperton (accent américain de rigueur), tombé dans le domaine public, visible aujourd’hui en ligne (en VO, tant pis pour les cinéphiles rétifs à l’English, ils devraient pouvoir suivre quand même, apprécier une qualité d’image souvent excellente), The City of the Dead ne connut pas le succès, inspira Iron Maiden & Rob Zombie ; il mérite en outre, largement, sa redécouverte, sa résurrection, son appréciation (SirChristopher le prisait à raison). Certes, nul ne confondra le métrage maîtrisé de Moxey, à la fois pauvre (en moyens) et riche (en évocation), avec le racé La Féline ou le redoutable Rendez-vous avec la peur (Tourneur en mode Lewton), le polanskien La Septième Victime (Mark Robson, monteur de Cat People et The Magnificent Ambersons), le cauchemardesque Carnival of Souls (Herk Harvey pour l’éternité). Bien sûr, Venetia (joli prénom, sexy corset) Stevenson (orthographié Stephenson), fille de son papa Robert (Jane Eyre avec Orson Welles, Mary Poppins avec Julie Andrews, Un amour de Coccinelle avec une Volkswagen, étonnante ou navrante évolution de carrière), ne saurait rivaliser avec Janet Leigh ni Lea Massari (autre fameuse disparue, tendance auteuriste, je renvoie vers L’avventura).



Et alors ? Le premier dispose d’assez de sincérité, la seconde, de candeur, pour nous faire croire à leur histoire dans la brièveté de sa durée. La Cité des morts charme par son climat (insidieux), par sa rigueur (formelle et narrative), par sa brume (pragmatique), par sa ville (entrevue), par sa nature d’art poétique, au double sens de l’expression. Avec rien ou presque, on peut créer l’inquiétude ; avec deux ou trois figurants en soutanes guère catholiques (en sus d’un auto-stoppeur de malheur, Valentine Dyall aux faux airs de Joseph Cotten, retrouvé ensuite dans La Maison du diable de Robert Wise), on peut susciter un sentiment de violence, de profanation (Ann Beach, muette Lottie, me fait penser à Emily Watson, la sainte sacrifiée, sinon SM, de Breaking the Waves). Film anglais (ce cinéma qui n’existait pas hors Hitchcock, ineptie de facho par saint François Truffaut), donc film de classes (aristocratie luciférienne contre populace lyncheuse ou bourgeoisie hédoniste), La Cité des mortsémeut encore, envoûte par sa saveur de fatum, de folie bien vivante, bien insoupçonnable, à l’œuvre dans une société rationnelle, confortable, bienséante, inconsciente (avec opposition classique entre la ville des lumières, majuscule optionnelle, et la ruralité des ténèbres, des péchés, des atrocités autarciques). S’agit-il d’un grand film ? Non et néanmoins ne le regrettons pas, puisqu’il surclasse certaines gloires indues + la plupart des rebuts du « genre » et au-delà, tout ce cinéma pérenne puant l’épate, la paresse, la posture (l’imposture), le fric, le cynisme, le bruit et le vide. Laissez-vous prendre à l’enchantement troublant et « prophétique » (une pensée pour la réellement regrettée Sharon Tate, assassinée enceinte par les suppôts narcissiques du sinistre Manson) de ce modeste diamant (noir, en noir et blanc, évidemment), impossible à réduire à du drive-in décérébré ou à de l’horrifique cheap et anecdotique.



Sérieux, parfois audacieux, toujours attachant et surprenant, y compris au sein de son canevas conventionnel, The City of the Dead vous dépaysera, vous saisira, vous convaincra que des hommes et a fortiori des femmes peuvent commettre l’irréparable (disons sur une table d’autopsie troglodyte), au nom d’un démon ironiquement et explicitement absent. Le Diable, camarade, croyant ou athée, on le croise au quotidien, chaque fois que l’on se croise au miroir – moralité adulte, désenchantée, d’un opus fantastique et sarcastique, au happy ending doux-amer, au cadavre métonymique (d’une hantise scopique). Sous la bande excitante, classée en « série B » (quand en finira-t-on avec ces classifications à la con ?), s’ouvre ainsi un abîme naturel, universel, intemporel et actuel, depuis lequel le Malin serein s’attarde, nous regarde, nous attend, pétri d’une infinie patience d’ange déchu. Au fond (de la déréliction), ne cherche pas de quelle « nécropole » ils parlent : tu y naquis, tu y vis, tu y survis, tu y périras, voilà.


La Planète des vampires : Le Cauchemar de Darwin

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Mario Bava.


Richesse de l’arte povera au cinéma : avec une maquette en plastique, un lexique ésotérique, des murs de faux métal, des costumes de motards, du brouillard, des éclairages verts, rouges, violets, des rochers en carton-pâte, des maquillages de barbaque, Bava réussit son spaceopera aux allures de cimetière sous acide. La Planète des vampires (Terrorenellospazioaffirme l’intitulé original, moins précis, plus métaphysique), surtout dans sa version restaurée, supervisée par le fiston Lamberto, présentée par un certain Nicolas Winding Refn, s’avère un survivalsidéral assez sidérant, une guerre des espèces placée sous le signe du darwinisme, de la sélection naturelle interplanétaire. Pas de « monstres » ici, comme le dit l’indigène invisible, à peine matérialisé par des boules lumineuses, feux follets aussi colorés que les bulbes-moteurs des vaisseaux échoués, rien qu’un peuple en train d’agoniser car leur soleil se meurt, car les hôtes se font rares, malgré le signal émis depuis des années, peu à peu affaibli. Dépourvu de sadisme, le piège humanitaire, piquant la curiosité des visiteurs, vise à les réinventer en véhicules, en corps d’appoint, empruntés. Cela ne marcha pas avec les géants réduits à l’état de squelettes ? Recommençons maintenant, durant 85 minutes, décimons consciemment l’équipage dédoublé aux membres rendus cinglés par la schizophrénie intempestive. Bava, encore plus matérialiste dans le registre de la SF dépressive que celui de l’épouvante dite gothique, adresse une prière au « dieu de la matière » lors de funérailles à la Nosferatu (ralenti évocateur sur les non-morts ranimés sous une bâche à la Laura Palmer).



Il ne se soucie pas de transcendance et pas une seconde d’espérance – le spectateur sait, dès l’atterrissage, que nul ne reviendra vivant du voyage-tournage en studio, molto claustro. Cette structure basée sur la destruction, sur l’élimination méthodique, mécanique, de silhouettes en cuir, redoutant le pire, emportées par un ennemi ne cherchant que sa propre persistance, on les retrouvera ensuite dans d’autres titres, avec l’acmé de La Baie sanglante, similaire exercice de survie en milieu hostile, circulaire, clos à la manière d’un tombeau. Le métrage de Mario, cadré au cordeau, superbement éclairé, bien interprété (ah, ces improbables perruques féminines furieusement sixties !), ne se contente pas de relire L’Invasion des profanateurs de sépulturesde Don Siegel, d’annoncer le Alien de Ridley Scott, de rimer avec les passagers exilés de Inseminoid (coda presque à l’identique), il retravaille en outre, pays de culture catholique oblige, disons, la figure fratricide d’Abel & Caïn, bibliques et liminaires assassins. Le commandant Mark devra tuer son frangin, avant de se faire vampiriser par l’entité (pas celle de L’Emprise, quoique). L’épilogue, ironique et tragique, repose sur une double révélation : non, il ne s’agissait pas de navigateurs terriens ; oui, les rescapés, contaminés, presque enlacés, projettent de débarquer sur la planète bleue, à l’écart des météorites transformant l’astronef en passoire. Auparavant, les humanoïdes voulaient se sacrifier pour le salut de leur « race », imposer leur « loi » de ce côté-là de l’univers, enterrer les cadavres en mode philosophique, voire fataliste (la mort fait partie de la vie, ne pleure pas, chérie). Qui, des deux camps, abrite le plus de morts-vivants ? Où commence l’humain, où finit le zombie ? Et l’identité se dissout-elle dans l’atmosphère funèbre de la diégèse, réside-t-elle au-delà de la chair, pure enveloppe interchangeable ?



Questions en vérité vertigineuses, que les images vaporeuses caressent avec une rigueur d’artiste mathématique plutôt qu’onirique, quand bien même La Planète des vampires s’apparente à un trip de terminus, à un cauchemar acidulé sans issue, sans possibilité de réveil (gare à ne pas t’endormir, sous peine de mourir, en continuant cependant à respirer). Accompagné par une armée de co-scénaristes et un compositeur parfait pour le film (Gino Marinuzzi, Jr. tresse une tapisserie électronique rétive au lyrisme, au bord de l’atonalité), Mario Bava paraphe la dimension funeste de l’exploration stellaire, portraiture avec cynisme la faillite de l’humanisme (aide ton prochain, crétin, il te remerciera via une lobotomie). Si la SF étasunienne des années 50 voyait rouge, irrigué par le contexte anti-communiste, celle de la décennie suivante, spécialement en Italie, prépare le terrain pour les hécatombes terroristes des années 70, transposées-métaphorisées dans les imageries du giallo et du poliziottesco. Il s’agirait de délivrer une œuvre de « contrebandier » (pour parler à la façon de Scorsese), de filmer à contre-courant de l’hédonisme consumériste de l’époque. En 1962 sortait Le Fanfaron de Dino Risi et les deux films, à trois ans d’écart, partagent le même pessimisme, bien qu’il s’exprime par des moyens différents, en couleurs, en noir et blanc, dans le jeu (sérieux) de massacre ou la mélancolie joviale. Jamais cheap, régressif, infantile, La Planète des vampires fait de la politique poétique, ou l’inverse, nous démontre que la découverte équivaut à la tombe, que l’étranger, désormais à demeure, à l’intérieur de notre nef de nerfs, d’organes, d’os, de sang, nous menace sciemment et vaillamment. Ceci le métamorphose-t-il en tract raciste ?



Bien sûr que non, et sa xénophobie, motif habituel du supposé genre, manifestation des craintes du bipède enclin à liquider ses compères pour des raisons de religions, de couleurs de peaux, d’idéaux pas beaux, le rattache à la paranoïa du The Thing de Carpenter : tu ne peux plus faire confiance à personne, et afortiorià toi-même. Dans ce Bava, la caméra se déplace en travellingspanoramiques, utilise la profondeur de champ à bon escient, pour capturer des couloirs utérins, associe des niveaux de plans hétérogènes (tout « l’extérieur » autour du pied, de la porte du navire, métonymie dictée par l’économie) afin de créer un espace-temps d’enfermement, d’ériger une parabole de nécropole. Les marais méphitiques, infernaux, font penser aux catacombes hallucinées de Hercule contre les vampires ; les zooms, réduits au maximum, nous rapprochent et nous éloignent d’un visage, d’un geyser. La beauté de l’ensemble, son charme de débrouillardise transalpine, paupérisée, d’un cinéma qui compense son manque de monnaie par des idées, par de la tension, par de l’inspiration, tout concourt à hisser Terrore nello spazio largement au-dessus de son budget, de son argument, de son temps. Le film de Mario Bava possède ainsi une saveur méta, puisqu’il décrit un processus de ravissement, d’appropriation, d’inhumation en reflet de la praxis cinématographique. Il se conclut logiquement et symboliquement par un couple de spectateurs regardant des stock-shots de la Grosse Pomme, il nous renvoie à notre position inconfortable et délicieuse de consciences à coloniser, à envahir, durant une séance sépulcrale (notamment en salle) assimilable aux pompes funèbres. Contempler la (notre) mort, encore et encore, sur Terre ou à des années-lumière, le maestro Mario nous y invite ave son style magique, ludique, sarcastique, avec sa cruauté généralisée, congénitale.

Continuons pourtant la lutte (des classes, guère finale), continuons à croire au cinéma, à le décrire, à l’écrire, quitte à rêver en plein jour ou en soirée aux mille monstruosités de l’Histoire passée, récente, ou des horreurs indicibles, irreprésentables, de la protohistoire selon Lovecraft (contempteur de cosmopolitisme notoire). Dans l’espace, personne ne vous entend crier ? Dans le cyberespace, tout le monde (francophone) peut s’apercevoir du bien que je pense des braves abysses du caro Bava. 

Le Temple du lotus rouge : La Forteresse noire

$
0
0

Abysses d’abîme, remontée de destinée… 


Quand Ringo Lam s’attaque au wu xia pian, cela donne BurningParadise (1994), sidérant sommet de sadisme assumé. En fait de « paradis brûlant », nous voici enfouis sous terre dans un enfer en effet promis à l’incendie. Un général dégénéré, avatar hilare du colonel Kurtz de Conrad, du Caligula de Camus, y règne à la mode sadienne, prisonnier de ses propres désirs. Auparavant, au milieu d’un désert, espace abstrait, aride, sans soleil, proche du western, un novice de Shaolin se voyait traqué avec son oncle par une armée enténébrée. Les cartons du générique, aux lettres rouges comme le sang, résumaient le contexte historique sur un fond de destruction de religion (le bouddha reviendra, armé, les enterrés finiront par le faire sauter, au lieu de le prier, afin de regagner la lumière). Le prologue évoquait des images d’actualité, au bord du snuffmovie ; la poursuite et la bataille donnent le ton : cavalier sectionné au niveau du tronc, cheval décapité (en possible réponse au Parrain). Dans Le Temple du lotus rouge, le corps ne cesse de souffrir, y compris durant une toilette féminine, ancienne pensionnaire de bordel vendue par sa famille affamée (on compatit) apprêtée pour satisfaire l’empereur du tombeau (pas hindou, quoique ces catacombes-là rappellent Lang). Le film fiévreux de Lam, co-écrit par son frérot Nam Yin, remarquablement éclairé par Gao Ziyi (l’obscurité inclut sa clarté), peut passer pour un catalogue d’atrocités presque continues, peuplé de pendus, de pyramides de crânes, de transpercés, d’éventrés, de momifiés. La critique de l’époque associait alors, plutôt à raison, le réalisateur hongkongais, maître du polar urbain tout sauf serein, à William Friedkin, et le gradé dément, atteint d’hubris, rétif à la vulgarité d’une prostituée, magnanime envers la fidélité, peint sur un mur suintant une fresque infernale (« sanguine » sanglante), sur laquelle il finira encastré, façon papillon, en écho aux tableaux possédés, incinérés, de Willem Dafoe dans Police fédérale Los Angeles.



La scène de sexe entre la fausse vierge et le vrai pervers, avec intromission de doigt dans la bouche, salive léchée, position de fellation forcée, se signale par un SM similaire à celui de Full Alert. Chez Lam, la guerre religieuse et la lutte amoureuse deviennent des espaces psychiques et physiques, où se déchaînent des forces affolantes dépourvues de la plus petite transcendance. Face au temple de Ringo, le bâtiment maudit d’Indy (et donc de Spielberg) fait figure d’attraction Disney, même avec ses gosses maltraités, son cœur arraché. BurningParadiseparvient à instaurer un climat panique, un enferment anxiogène (on pense encore à Friedkin, à son éprouvant Le Sang du châtiment, film en apnée, en carence d’oxygène), et quand les esclaves révoltés, retenus au creux de leur cave en mode Metropolis, fabriquant des armes à la Conan, atteignent enfin l’air libre, littéralement, un soulagement sensoriel envahit le spectateur réjoui. Toute cette noirceur intérieure, aux flambeaux, au gore discret car adulte, n’empêche pas Lam de pimenter (ou d’adoucir) le parcours doloriste de pauses drolatiques, bien dans l’esprit de mélange (tonal) du cinéma HK d’autrefois. On sourit ainsi souvent aux mésaventures du moine pas vraiment chaste, du disciple épris dès le premier regard, du vieux chef spirituel retrouvé dans la fosse puante, grossi par ses repas de rats. Ici, l’humour advient régulièrement, tel un soulagement, une soupape à l’irrespirable (du lieu, de la représentation). Cérémonie macabre problématiquement féministe (les femmes y apparaissent à la fois victimes et dominatrices, cf. le beau personnage de l’exécutrice masquée), Le Temple du lotus rouge s’autorise au sein de son huis clos claustro des moments rigolos. Certes, Ringo Lam, épaulé à la production par un certain Tsui Hark, parfois davantage badin, ne saurait rivaliser, en matière de galéjade, avec, disons, un Sammo Hung (son First Mission s’avérait toutefois un surprenant et réussi mélodrame d’action, sorte de relecture de Rain Manà la sauce cantonaise) – on ne riait guère à The Victim (surnaturel domestique) ni à Replicant (le meilleur film et rôle de Jean-Claude Van Damme, à nouveau divisé, dédoublé ?).



Pareillement, l’Histoire, ou la légende à la John Ford, n’intéressent pas notre artiste. S’il convoque Fong Sai-Yuk, héros national notamment annexé par la Shaw Brothers dans les années 70-80, incarné par Jet Li dans l’aimable La Légende de Fong Sai-Yuk 2 de Corey Yuen (loué par nos soins), il se débarrasse assez vite du moindre réalisme objectif, chronologique, il le place en compagnie d’un alter ego cru d’abord traître, in fine réconcilié, l’union faisant la force là-bas aussi. Non, la came de Ringo Lam ne se trouve pas dans les manuels historiques, dans les délicatesses calligraphiques ; le mec et sa caméra carburent à la violence, à l’outrance, au mépris de la bienséance (instant sublime, quasiment subliminal, lorsque l’homme déchire la tunique de son adversaire dit du deuxième sexe, laissant entrevoir son dos nu et doux, bel insert d’érotisme martial). Contrairement à Chang Cheh, pas de dimension homo ; a contrario de Tsui, pas de hiératisme en clair-obscur (je pense à The Blade). Le Temple du lotus rouge caractérise sa sauvagerie au ras du sol, des blessures, des cris, de la folie d’ensemble. Et cependant notre cinéaste garde tout au long un calme olympien, en vérité chtonien, il cadre au cordeau, il conserve aux combats, aériens ou souterrains, réglés par Chris Li, leur parfaite lisibilité, leur grâce de castagne millimétrée, au rythme équilibré (le monteur Tony Chow sert itou de productionsupervisor). La frénésie à la Żuławski, non merci, pas pour lui. À l’instar de « Hurricane Billy », Ringo Lam plonge très profond dans ce qui, a priori, défait l’humanité, dans ce qui, en réalité, n’en déplaise aux fumistes humanistes, la constitue à part entière (de tortionnaire), à part égale (létale), mais son odyssée à la Charon déploie sa singulière beauté, séduit à chaque plan pensé, puissant.


Dans BurningParadise, le feu vient finalement purifier le sanctuaire d’impiété, de profanations, il coule surtout autour et à l’intérieur des corps en mouvement, il les dévore, les rend plus forts, il chauffe le fer, il ronge le pont, il contamine le film, il embrase la rétine. Zu, les guerriers de la montagne magique emportait dans son élan ludique, Le Temple du lotus rouge immobilise et terrorise, accumule les monstruosités avec une ingénuité de chorégraphe, une précision de stratège. Maître des marionnettes attachées, attachantes, Ringo Lam organise un petit théâtre de la cruauté souverain, délesté des atours exotiques et esthétiques du sous-genre. La cape et l’épée occidentales, leurs équivalents locaux, ne servent plus qu’à étouffer, à empaler. La guerrière trop sentimentale agonise, piégée par un dispositif utérin, une matrice mortelle, en rime avec le sol dérobé sous ses pieds du soldat US bientôt émasculé dans Outrages de De Palma. Les cinéphiles portés sur la psychanalyse se régaleront dans l’analyse du freudisme figuratif, avec lames phalliques disproportionnées, dotées d’une curieuse « oralité » (trou du sceptre-lance), environnement vaginal au sein duquel laisser libre cours à toutes ses pulsions, réaliser tous ses fantasmes, puisque tu vieillis, tu vas mourir, tu ne te soucies plus d’aucune morale, se justifie fissa le général, totem de harem. On sait la lecture tendancieuse que commit Marie Bonaparte à propos du Puits et le Pendule de Poe, transformé illico en risible « scène primitive ». Lam ne se préoccupe pas de ça, du Ça, il situe son jeu de massacre au niveau (au centre de la Terre ancestrale) de la Loi, il oppose (fait s’affronter) des visions de l’existence irréconciliables, radicalement différentes. Le disciple va vers la vie, il lui reste le monde (et son « origine » humide, à la virginité restaurée, dissimulée entre des cuisses sincèrement offertes, ouvertes) à découvrir, à savourer, tant pis pour l’amertume immuable.


Le général, damné par sa lucidité, asservi à sa nuit, complu dans sa plaisanterie sinistre, tend naturellement vers le trépas, fume (comme Lam !) avec nonchalance devant le combat fratricide qu’il impose, avant-goût de son suicide par procuration. Le happyending pourra sembler un cheveu sur la soupe (ou le bol de nouilles) tandis qu’il récompense le héros endurant, débutant, désormais grandi, survivant du survivalgrandeur nature, annexe hardcore des épreuves en réseau du monastère sacré, accessoirement structure apocryphe du jeu vidéo. Le Temple du lotus rouge se lit (et s’apprécie) par conséquent en exercice de style et de patience, en épreuve cinématographique et symbolique (sinon politique, la résistance au saccage accordée aux calamités de la révolution culturelle hier ou des talibans iconoclastes maintenant), en entreprise faussement manichéenne, divertissante et coupante, exposant avec une ardeur radicale et un sourire rassurant la part d’ombre (un salut à James Ellroy) présente en chacun et chacune. En cela, ce film funèbre en costumes s’apparente à un film d’horreur déclassé, de contrebandier, se tient bel et bien du côté de la (sur)vie, de la foi, de l’aventure, de la résilience, et ne dépare pas, loin de là, dans la filmographie d’un cinéaste encore trop méconnu, sous-estimé, voire mal-aimé. Risquez-vous vite à franchir la frontière, au risque (maximum, rajoute JCVD) de devoir abandonner toute espérance (me souffle Dante) : Le Temple du lotus rouge, rempli de bruit, de fureur, de désolation, comporte en outre une énergie irrésistible, un appétit de vivre et d’aimer (une femme en particulier, la vie à travers elle), une âme (celle de Lam) désarmante, inspirante, ce qui en fait le diamant noir (hélas échec commercial) d’une période magnifique du cinéma asiatique, aujourd’hui à exhumer, à célébrer – tant que vous saignez, vous existez : moralité stoïcienne et ancienne du grand petit film du singulier, admirable, Ringo Lam.

Vampire, vous avez dit vampire ? 2 : Mauvais Sang

$
0
0

Quoi, un soir d’effroi ? Une resucée guère inspirée…


« Je ne veux pas croire aux vampires » : en 1988, personne n’y croit plus, aux canines trop pointues, mais tout le monde croit au SIDA, oui-da, qui tuera d’ailleurs l’interprète de l’ami du protagoniste (Merritt Butrick, inhumé à vingt-neuf ans). Tommy Lee Wallace, co-scénariste et réalisateur, pouvait faire de cette suite anecdotique, presque agréable, très dispensable, une métaphore de l’épidémie, conférer au mythe anémié un sang neuf de contexte, disons en mode La Mouche. Il opte a contrariopour une comédie horrifique à la SOS Fantômes, il annonce même le campus mortel de Scream. Le prologue résume en accéléré le volet précédent – l’adulescent se confie à son psy et semble guéri, revenu à la raison. Hélas, quatre caisses font leur apparition, illico suivies de leurs propriétaires patibulaires. Le chorégraphe Russell Clark incarne un skateur de malheur muet, au bord du transgenre ; Brian Thompson, mémorable « Équarrisseur » de Cobra, se délecte d’insectes. Tandis que Roddy (McDowall) joue les Van Helsing has-beende TV, la reine Regine fascine le héros insipide, cinéphile de séries classées B bientôt contaminé, sur le point de se caser avec sa sympathique étudiante WASP. L’amour à mort, une fois encore, sans Resnais, plutôt avec une chauve-souris (pas celle, névrotique, remplie de fric, de Batman selon Nolan). Notre voyeur amateur assiste à un « plan à trois » tournant mal, aux allures de funérailles, puis s’invite à une party, danse avec le succube, s’en va fissa rejoindre sa dulcinée (sa destinée). Cornélius, pardon, Peter Vincent, resté en arrière, s’étonne de l’orgie en cours, mors-moi dans le cou, mon chou, et surtout de l’absence de reflet du couple enlacé, en mouvement. La vampiresse s’avère en vérité la sœur du croqueur occis précédemment, comme le psychiatre (à lunettes) se révélera avoir les dents longues.


Abrégeons : après un petit passage par un asile davantage inspiré de Vol au-dessus d’un nid de coucou que par celui du Renfield de Bram Stoker (similaire bouffeur de bestioles), la lutte se terminera dans une crypte inondée de soleil, quelle merveille, avec cercueil garni d’hosties consacrées, amen. Durant l’épilogue, les tourtereaux devisent de l’avenir, de la croyance impossible, allongés au milieu d’un jardin d’éden universitaire, solitaire, parterre de roses à portée de main, croix ostentatoires autour du col. Que retenir au passage (du ratage, renâclent les moins indulgents) ? Que TLW goûtera de nouveau à l’ail pour le DTV Vampires 2 : Adieu vampires. Qu’il retravaille de manière mineure le thème du simulacre au cœur du brillant, envoûtant, Halloween III : Le Sang du sorcier (fausse artiste, maquillage de morsures, imagerie réduite au divertissement télévisuel, mémoriel, déni du benêt). Qu’il sait filmer, appréciez son classicisme stylisé par la belle lumière (nocturne) de Mark Irwin (compagnon de Cronenberg ou de Wes Craven), par l’usage du panaglide, alors rival du steadicam (revoyez l’ouverture en POV d’apesanteur de Halloween). Que Julie Carmen, vue avant chez Cassavetes (Gloria, voilà), ensuite dans L’Antre de la folie de Carpenter, possède une grâce de (vraie) danseuse, une beauté sensuelle et sudiste (+ un ersatz d’arbre emprunté à La Féline africaine de Paul Schrader). Que l’opus dépourvu de pieu connut une exposition limitée, à cause d’un fait divers familial (bossde studio assassiné par ses fistons, bon). Qu’on le visionna en VF et en ligne via une version d’excellente qualité (sinon de rareté), qui rend justice au talent du DP. Que l’on se surprit à sourire à ce « film de vampires », certes pas le meilleur ni non plus le pire…

Les Amants de demain : Nouvelle Vague

$
0
0

Chômeur « de couleur », murs malheureux…


L’ultime métrage de Marcel Blistène, soixante-dix-sept brèves minutes au compteur du lecteur en ligne, débute en POV de polar, sur la route, de nuit, autour de Paris, aux alentours de Noël, chants ad hoc sur l’autoradio de la Cadillac (le premier parle de « tâche originelle »). L’ancien journaliste à Cinémondeet Pour vous retrouve Édith Piaf (sortie de Guitry à Versailles, de Renoir au French Cancan), treize ans après son liminaire Étoile sans lumière(1946). Le scénario de Pierre Brasseur se voit co-adapté par Jacques Sigurd, familier d’Yves Allégret ou Marcel Carné, mis en lumière (noir et blanc pertinent) par Marc Frossard (plusieurs Duvivier, deux ou trois Le Chanois, Les Enfants du paradis puis… Le Gendarme de Saint-Tropez), mis en musique par la compositrice de la « Môme », l’estimable Marguerite Monnot, interprété par une flopée de célébrités (Robert Castel, Robert Dalban, Armand Mestral, Raymond Souplex, pardon pour les dames que je connais moins). Le film fonctionne sur trois plans : mélodrame amoureux (crime passionnel commis par le mélomane Michel Auclair), autofiction doloriste (la chanteuse incarne une alcoolique, encaisse les reproches, subit les moqueries, se fait couper la mélopée par un marmot pas beau, tire, accède au martyre) et cartographie d’une France confite dans la province (comprendre la banlieue) de la culpabilité, du mauvais vin, des concierges, du racisme tranquille, de la solidarité surprenante, du fatum infatigable, même deux décennies après le courant tari du réalisme supposé poétique. Le spleen pluvieux des Amants de demain rime avec celui de Une si jolie petite plage (1949, dû à Sigurd/Allégret), ses rêves brisés, enlisés, résonnent avec leurs homologues de Maya (idem, cf. notre article laudateur du Bernard).

« À blanchir un nègre, on perd sa lessive » assène pour elle-même la vieille avinée, dicton (à la con) impossible à ressortir tel quel aujourd’hui (faut-il s’en réjouir ? Pourquoi choisir entre les pénibles poivrots et les piètre partisans du politiquement correct ?). Dans la pension de famille et le bar-restaurant (au nom de cimetière), cela sent un peu Le Corbeau, un peu Dupont Lajoie, cela braille et se chamaille, cela respire la promiscuité (sexuelle, de petit coq mécano quadra), la médiocrité généralisée (même l’ado handicapé joue les mouchards). Blistène, contrairement à Claire Denis plus tard, curieusement atteinte de moralisme, ne filme pas des Salauds, il n’idéalise pas pour autant des héros. Avant que n’adviennent les amants du lendemain, sereins, côtoyons les démunis d’aujourd’hui, pauvres en noblesse, en intelligence, en vitalité, pauvres de nous, qui leur ressemblons malgré (en dépit de) notre dignité bien élevée de citoyen cultivé, éclairé, pas vrai ? Il existe bien sûr autant de pays que d’habitants, mais ce miroir en vaut un autre, où contempler la lignée de Vichy, où explorer la stase sociétale et cinématographique d’une nation déjà défaite en Indochine, bientôt blessée, des deux côtés (cf. Camus), en Algérie. Une poignée de films parviennent ainsi à cristalliser l’esprit du temps, son air (chanté) étouffant, à s’en faire l’écho, à le créer, y compris dans le cadre des conventions de saison : Le Quai des brumes, l’oiseau de Clouzot, Panique, Touchez pas au grisbi, Les Parapluies de Cherbourg et La Grande Vadrouille, Série noire, Subway, Les Nuits fauves, La Journée de la jupe. Précis, soigné, sarcastique, mélancolique, modeste et point manichéen, Les Amants de demain s’achève en plan-séquence par une descente d’escalier (vers l’échafaud du repos) tragique, lyrique, empruntée à Boulevard du crépuscule. La Nouvelle Vague s’apprête à entrer en scène, avec ses éclats de liberté, son embourgeoisement flagrant.

En 2017, Monsieur Emmanuel Macron rend visite aux Restos du cœur et La Loi du marché empeste le misérabilisme bien-pensant, récompensé par les friqués à Cannes – le peuple demeure à filmer, la vie, ici et ailleurs, reste à changer, l’amour, Rimbaud le savait, à réinventer. On s’y met, maintenant ?
             

The Big Shave : Razorback

$
0
0

Admirer sa mort miroitée, s’imaginer rasé de trop près…


En 1967, Martin Scorsese, âgé de vingt-cinq ans, encore à NYU, filme un type en train de se raser, d’abord innocemment puis jusqu’au sang. L’automutilation s’accompagne en contraste d’une chanson d’amour, écrite trente ans plus tôt (les paroles mentionnent Greta Garbo) par Ira Gershwin (pour les fameuses Ziegfield Follies de Broadway), ensuite « standardisée » par le trompettiste Bunny Berigan (version utilisée ici). Cela dure environ cinq minutes et se signale par son rythme déjà très scorsesien, rempli d’énergie, de précision, de vitesse, voire de surcharge baroque (le mec se désape de son marcel sous trois axes différents, s’égorge idem, tandem en replay de trinité pour grenouille de bénitier un peu énervée). Tandis que le miroir, à la fois narcissique et suicidaire, annonce le dédoublement aliéné de Taxi Driver, le contexte et le titre alternatif (Viet '67) orientent la lecture vers l’allégorie politique, interprétation à moitié récusée par l’intéressé, plus enclin à faire de la psychologie autobiographique (j’allais mal, camarade, amen). Le plan du visage sanguinolent, en regard caméra, content de soi, rime aussi avec l’enduit rougi du tueur au tigre du Sang du châtiment de Friedkin. Pour mémoire, rappelons que « Marty » ne se confronta pas au Vietnam, pas même au cinéma, contrairement à Cimino, Coppola, Kotcheff, Stone, Kubrick, De Palma (classement chronologique) ou « Hurricane Billy » dans le court (mais très intense) Nightcrawlers (1985, épisode de la nouvelle Twilight Zone). Scorsese, réalisateur métaphorique ? Pas vraiment, malgré (ou grâce à) l’imagerie religieuse prégnante de sa filmographie et le symbolisme new age de La Dernière Tentation du Christ. Il faudrait donc en rester à l’image, à la surface (de la glace), au comportementalisme cinglé entre le rituel trivial et le rite hermétique.

Si des candidats dérisoires se rêvent présidents en se rasant (par exemple notre Petit Nicolas à nous), le quidam anonyme ne pense pas, ne se projette pas, il agit, il évite de fléchir, il va au-delà de la première couche de mousse, il lacère sa face glabre sans flancher (filmer, surtout en adulte = ne pas renoncer, aller jusqu’au bout), il finit par déposer l’instrument de torture miniature sur le rebord écarlate du lavabo-abattoir, autrefois immaculé comme son maillot masculin. Il voulait en finir, avec lui-même, avec sa peau imberbe, avec son identité reflétée, dédoublée, il voulait fuir (le monde hors-champ) à la manière d’Alice (qui n’habite plus ici), le faire d’une façon différente. Durant The Big Shave, exercice de faux temps réel, virtuosité de cadrage(s) et de montage, art poétique et politique (au sens d’inscription dans la Cité, dans l’existence individuelle, davantage qu’au creux d’une couleur politique ou d’une période historique) primé en Belgique (récompense inspirée de Buñuel), la coupe du poil équivaut à celle du (gros) plan, non pas terme à terme, disons via deux mouvements parallèles, celui de l’acte et celui du style. La diégèse peut révulser, le gore(frontal) peut irriter (à l’unisson de la fusillade finale, au ralenti hiératique, du contemporain Bonnie et Clyde), le chocolat sombre versé, déversé, y compris sur le torse, les pieds, à proximité du bac de douche, des toilettes, du papier homonyme, des robinets nickel, décor de métonymie emprunté à Psychose, à la blancheur eugéniste (le carton sanguin du générique mentionne « whiteness herman melville »), à la propreté suspecte, peut écœurer, néanmoins le métrage atroce séduit par sa parfaite adéquation formelle et conceptuelle (on se rapproche en effet de l’art contemporain, du corps exposé, explosé, simulé dans son caractère organique), provoque une sorte d’ivresse à contresens de l’horreur radicale.

Ce grand rasage, cette épilation ultime, aboutissent à un pur objet de cinéma, ironique et tragique, à une façon de se mettre à nu très émouvante, voire clivante, en écho à la coda affreuse et généreuse de Histoire de cannibales de Tsui Hark, cœur (sacré) littéralement offert au spectateur. Lou Reed, similaire New-Yorkais tourmenté, chantait The Blue Mask : le héros veryseventies de The Big Shave arbore un masque rouge profond (cf. le fondu final), molto Argento, pourtant totalement rétif à la beauté opératique du « terroriste » transalpin, car ancrée dans un réalisme urbain, direct, immédiatement accessible et guère distant dans son absurdité cauchemardesque. Un chef-d’œuvre de jeunesse ? Une belle promesse, pour une carrière assez incontournable bien qu’inégale.

Doodlebug : L’Homme qui rétrécit

$
0
0

Aplatis-moi si tu peux, pourtant prends garde au regard dans ton dos, mon beau…


En 1997, Christopher Nolan, âgé de vingt-sept ans, diplômé de UCL casé dans le « film industriel », portraiture un type au bord de la rupture. En bon étudiant en littérature (anglaise), il se souvient de La Métamorphose de Kafka et de William Wilson d’Edgar Allan Poe. En bon cinéaste futur, il soigne ses cadres, son rythme, son argument inquiétant et marrant, au coup de théâtre doublé d’un coup de talon. Cerné par un noir et blanc de petit appartement, dû à ses soins d’artiste polyvalent (written, directed, shot, editedbyMisterNolan, précise le générique lapidaire), le mec en marcel, en sueur, possède une grâce de danseur, et il se débat avec lui-même, comme le « raseur » de Scorsese trente ans plus tôt (« Tout s’harmonise » affirme le Stephen King de 22/11/63). Chez Chris, ou son vrai-faux alterego, pas de miroir méta, pas de rage martiale mais bel et bien une autre forme de guerre, largement avant l’enlisement de Dunkerque. En matière de mobilier domestique, on remarque un bureau, au niveau des accessoires, une pendule indique neuf heures quarante (du soir, sans doute, en dépit de la lumière derrière le store vénitien malsain). Le téléphone, la conne qui y jacte en écho, termineront leur participation à l’intérieur d’un bocal rempli d’eau, gag d’aliénation, de sécession, moyen de dire non à l’intrusion du monde extérieur, aussi aboli que selon Marty. Au sein du huis clos doté de cadres au cordeau, le quidamtendu livre son combat pieds nus, à l’instar de Bruce Willis dans le premier Piège de cristal, dépouillement de primitivisme à la fois pratique (courir mieux, plus vite, se faire discret) et dramatique (la plante à nu représente une possible cible).

Que traque l’individu anonyme ? Ma foi, Nolan ne le montre pas, il introduit d’abord une sorte de chose rampante et rapide (peut-être la chauve-souris de Bruce Wayne), dissimulée sous un chiffon sombre. Sur la bande-son, le fidèle David Julyan, pas encore descendu parmi les cavités utérines de The Descent, compose un accompagnement planant, un brin anxiogène. ViaDoodlebug– appréciez l’évocatrice polysémie du terme : fourmilion, griffonnage, bombe volante, véhicule réduit, baguette de sourcier, cinq significations valables, applicables à l’opuscule – le réalisateur British, pas vraiment riche, relit le mythe de David & Goliath, oppose un homoncule à un géant – lui-même (un seul acteur interprète le trio des the men). Le prédateur, on le précisait supra, finira par devenir sa proie au carré (ou au cube), coda ironique et drolatique pratiquant dès cet instant les emboîtements d’espace-temps et les mises en abyme malignes de Mementopuis Inception. A contrario de ses ultérieurs travaux, légèrement atteints d’éléphantiasis cinématographique, en particulier la trilogie Batman, chevalier noir de polar psy foutrement surfait (une pensée pour la mémorable mort de son adversaire, « notre » Marion Cotillard, sommet d’hilarité involontaire et paraphe du vide de l’ensemble), ce (réellement) court métrage n’excède pas les trois minutes – la juste temporalité pour une plaisanterie métaphysique appréciable dans sa modestie jolie. 
    

Arsenal : La Grève

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Alexandre Dovjenko.


Film de révolution ? Film de sidération, cinéma éminemment poétique et politique, comme si l’on pouvait jamais dissocier les deux. Arsenal suit deux lignes de récit et de rythme, à la fois anti-militariste (en mode Kubrick, reprenez Les Sentiers de la gloire) et anti-bourgeois (oui-da de Pravda). Une image cristallise la démarche du cinéaste, celle des soldats endormis sur le pont du train, le paysage pris en plongée défilant vivement derrière eux. Une réplique le résume mieux qu’une autre : « Nous avons avancé, avancé, et nous n’avançons plus » dit l’ouvrier gréviste retranché à proximité des obus. Dovjenko filme cette immobilité en mouvement, cette Histoire en marche qui trébuche et s’achève sur un torse nu, offert aux fusils, d’emblème immortel, car son métrage, non seulement ne brosse pas la propagande soviétique dans le sens du poil (ou du plan), davantage défaitiste que triomphaliste, mais encore il accorde une place étonnante à l’individu, même anonyme, réduit à sa nationalité, à son métier, à son rang social, une fois de plus baisé, y compris par les supposés patriotes. L’Ukraine peut bien fêter son indépendance dans le sillage funeste de la Grande Guerre, qui rend veuve, qui rend orpheline (de ses fils), qui rend cul-de-jatte, qui rend fou, qui rend hilare, cf. le troufion teuton édenté rendu cinglé par le gaz euphorisant, aussitôt la confisque les notables locaux. Dans Arsenal, au passage deuxième volet d’une trilogie à (re)découvrir, les corps deviennent silhouettes perdues dans l’espace, rural ou urbain, statues de sel figées par le cadre et surtout par un épuisement existentiel. Les combats s’aperçoivent à peine, les mots se répètent (le cheminot de la loco aux freins éteints ne veut pas conduire la compagnie, les maris cocufiés, rentrés du front, interrogent leurs épouses aux faux airs de pietà), l’action (de la narration, de la Révolution) ne progresse pas (un accordéon à soufflet, animé, suffira presque à parapher le déraillement), elle subit de brusques sursauts, elle s’étire en suspense en effet insoutenable (les insurgés vont-ils faire sauter Kiev de nuit ?).


Les gens courent, se réfugient sur une colline, au-dessus de la ville disons natale du réalisateur, et pourtant l’impression de stase, de piétinement, d’impasse domine. En matière d’incitation révolutionnaire, tu repasseras, camarade cinéphile. Le rebelle Alexandre, admiré par un certain Andreï Tarkovski, similaire maître de l’immobilisme, s’attarde sur des visages hallucinés, défaits, possédés, qui annoncent la face inouïe du gosse de Requiem pour un massacre, portrait à charge du pays sous le joug nazi (disent certains Ukrainiens, pas totalement à tort, le chef-d’œuvre barbare du Russe Elem Klimov allant bien au-delà de ce type de polémique). Un ou deux axes obliques, drolatiques, par exemple sur un quai de gare au porteur-coureur dans les deux sens, la faute au prolétariat réquisitionnant les voies, ne suffisent pas à inscrire Arsenal dans l’on ne sait quel courant expérimental, ni sa maîtrise de l’assemblage des images à le consacrer en summum de montage. L’opus paie certes son tribut aux recherches d’Eisenstein, à l’expressionnisme allemand (fusillés à l’ombre portée furieusement Nosferatu), il possède cependant sa propre idiosyncrasie, il déploie quatre-vingt-dix minutes durant son propre espace-temps, autant physique que psychique. Arsenal, de façon populaire et altière, accessible et radicale, cartographie un désastre prévisible, la victoire du conservatisme armé, à cheval, symbolise par des funérailles expéditives ou une procession religieuse expressle sort des humbles et la pompe des puissants. Du manichéisme ? Du pessimisme, sinon de la lucidité, que la remarquable partition orchestrale d’Alexander Grebtschenko parvient à hisser au niveau du lyrisme littéral, musical, requiem fraternel.


On trouve en outre parmi ce diamant méconnu des moments passionnants, foudroyants, telle la violence en montage alterné d’une mère morte-vivante, d’un paysan amputé d’un bras, elle envers son petit blondinet, lui à l’encontre de sa monture efflanquée. Gifler un gosse, fouetter un canasson, survoler en travelling, sur les rails de la ligne, d’innombrables cadavres, s’embrasser ensemble, ressentir pendant quelques secondes un élan national, transfrontière, avant que l’idéologie, brune ou rouge, démasquée à Auschwitz, en Sibérie, ne vienne montrer sa sale gueule d’insanité, d’obscénité, de cruauté quasiment indicible (et figurative), Arsenal parvient à le faire, et de superbe manière. Il n’oublie pas itou la lettre d’un mort lue par une infirmière, appel au meurtre autorisé de l’ennemi muni de munitions, n’en déplaise aux belles âmes qui voudraient tout changer sans rien casser, ni un duel de westernà l’Est envasé dans la durée, conclu à bout portant de partisan – grand petit film toujours d’actualité, autour du tsar Poutine et partout où règne les forces de réaction, de soumission, de démoralisation. Lève-toi et charge (ta caméra) !


Michael : Je vais bien, ne t’en fais pas

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Markus Schleinzer.


Reconfiguration du réel par le cinéma, en effet « art sonore » (affirme Michel Chion) : si plus personne ne fredonne innocemment Singin’ in the Rain de Gene Kelly depuis Orangemécanique, vous ne vous trémousserez pas sans arrière-pensée au Sunny de Boney M. après avoir vu Michael(précisons que la composition originale de Bobby Hebb, datée de 1963, s’inscrit dans le sillage de l’assassinat de JFK et répond à une mort de frérot par un optimisme intemporel). Épaulé par Kathrin Resetarits, actrice de courts au parcours universitaire, directrice de castingsur Funny Games, ici créditée conseillère artistique et co-réalisatrice, Markus Schleinzer, la trentaine, lui-même directeur de casting, notamment d’un autre Michael, Haneke, remercié au générique, sur La Pianiste, Le Temps du loup et Le Ruban blanc, signe-scénarise un conte de fées réaliste, comportementaliste, caractérisé par sa maîtrise, sa modestie, sa douceur, sa chaleur, sa tonalité drolatique, sinon satirique. Dans Shining, similaire « film d’horreur » sis en hiver, en huis clos, l’ogre finissait prisonnier d’un labyrinthe réfrigéré, nocturne, aussi dépourvu d’issue que son cerveau à vide, en surchauffe ; dans Michael, le protagoniste homonyme, ébouillanté au visage par le marmot dessinateur, rageur, qu’il séquestre, qu’il soigne, qu’il viole, qu’il élève, finit la nuit en voiture dans le fossé, embarqué fissa via le cercueil gris en plastique de l’équipe spécialisée. Peu après, le curé raconte ses conneries habituelles durant des funérailles tout sauf morales, irréductibles à une cérémonie de deus ex machina (littéralement, puisque la langue de Dante, dotée d’une consonne supplémentaire, désigne ainsi une automobile). D’ailleurs, au cœur de l’enfer autrichien tellement serein, débordant d’une inquiétante normalité, de portes verrouillées, de stores baissés, l’assureur insoupçonnable, a fortiori pour sa famille tranquille, se fait renverser hors des clous devant une pharmacie, venu acheter de quoi guérir le petit captif souffrant (doublement), somatisant l’indicible et l’irreprésentable, mal récompensé de ses bonnes intentions, donc.


En vacances avec deux hommes, piètre skieur, il se fait semer, peine à regagner sa chambre d’hôtel en soirée (on peut penser pendant cet épisode tyrolien aux Bronzés font du ski, bien que Leconte, improvisé sociologue de l’ère Gilbert Trigano, ne se préoccupe guère d’une levrette, voire d’une sodomie, avec une serveuse aussitôt séduite par l’avatar viennois de Gilles de Rais, ah, si seulement elle savait, pauvre mère d’un minot placé en école pour portée atteinte de troubles de l’apprentissage). Bien évidemment, le Michael de Schleinzer, moins aristo et homo que celui de Dreyer, ne baise que par derrière, que par procuration, sans doute en se projetant chez lui, en train d’abuser de son vrai-faux fiston. Le réalisateur abandonne le racolage à autrui, le sordide idem, il cède le formalisme et l’exhibitionnisme à son compatriote Ulrich Seidl (collaboration sur Dog Days), il se moque du moralisme et ne provoque à aucun moment le pathos. Contrairement à Haneke, il pratique l’humour, même noirissime, et il s’abstient de confondre récit cinématographique avec démonstration didactique. Nous écrivions conte, et Michael s’achève par une scène à la Perrault – plus d’épouse curieuse découvrant la sanglante manie de son mari à la barbe bleue, mais une mère qui range les affaires de son fils défunt, qui ouvre l’appartement en réduction planqué à la cave. Que voit-elle ? Un cadavre d’une dizaine d’années ou un enfant survivant, résilient, délivré par l’enterrement de son bourreau parfois terriblement tendre ? Tandis que revient le discoà la sauce euro, tube teuton auparavant sur l’autoradio, chanté par le promu au volant, grand enfant autant que pragmatique cynique (il marque d’une croix ses rapports sexuels sur un calendrier de carnet, il se rince le pénis au lavabo, dos tourné, il creuse une tombe dans les bois, des fois que le mioche clamserait à l’improviste), la fin ouverte (sur un abîme qui te regarde, qui te reflète, à la manière nietzschéenne) ne laisse pas le spectateur sur sa faim, lui laisse le choix d’un destin de toutes façons fracassé, pourtant riche encore de possibilités.


Wolfgang, prénom jamais prononcé, pleure sur son lit, assis au sol en tenant un avis de recherche pour chat, félin infine retrouvé crevé, jeté à la poubelle, à proximité des décorations de Noël, et Michael pleure à son tour devant l’écran de TV éteint (plus tard, il éteindra le téléviseur et coupera le courant de la cellule souterraine, nantie de sa réplique de poche, lorsqu’y apparaît une vraie psychiatre, Heidi Kastner, consultante du métrage mise brièvement en abyme). Néanmoins le film s’abstient de refourguer les facilités lacrymales, ou d’adopter la distance d’un regard dit entomologique. Le sieur Schleinzer ne se prend pas pour un panzer, il ne cadre pas au cordeau les cobayes d’une étude de cas. Michael & Wolfgang, remarquables de simplicité, de sincérité, remarquablement dirigés Michael Fuith & David Rauchenberger, vivent, respirent, sourient, redoutent le pire, qui arrive, qui se répète, qui surprend le temps d’une fuite vite avortée. Michael, trop propre, trop ordonné, trop attentionné, trop respectable (il s’inquiète que ses collègues, verre à la main, n’en viennent à monter, éméchés, sur les tables de réception), trop solitaire sous sa patine de célibataire socialement inséré (pour sa sœur compréhensive, il s’invente une lointaine Andrea allemande), ne possède pas le physique d’un criminel (tant pis pour le pitre transalpin Lombroso), il arbore une insignifiance de fonctionnaire kafkaïen, cela ne l’empêche pas de rimer en réminiscence avec la sorcière hospitalière désirant se repaître de Hansel & Gretel (clin d’œil à Harry Potter inclus). Lors d’un repas à deux, d’un splitscreen virtuose dans son invisibilité (on se souvient du membre heureusement numérisé de Jo Prestia, agresseur de l’inoubliable Monica dans Irréversible), le type sort sa bite entre les couverts, au bord de l’hilare il duplique la question rhétorique d’un slasher maté sur la petite lucarne la veille, hors-champ, tu veux que je te plante avec ma queue ou mon couteau, et le gamin opte pour l’arme, le refroidit (double acception) aussi sec, avant de lui infliger des statistiques de chômage futur, à quoi le pervers riposte au moyen d’une lettre adressée aux parents, qui ne se soucient pas de toi, mon petit gars, qui revendent tes affaires et louent ta chambre (Wolfgang ne craque pas, il craquera après, redescendu dans la tanière, il ne se démonte pas, sait qu’il s’agit d’un mensonge).


Qu’offrir au rejeton retenu, à part un compagnon de son âge, histoire de le divertir et de décupler le plaisir ? Plus facile à fantasmer qu’à réaliser, la tentative au kartingéchouera inextremis, le long d’un travelling latéral sur le parking, avec voix off du père salvateur et en colère de peur (caméo acoustique de Mister Markus). Quand la maman de Michael descend au sous-sol, le steadicaml’accompagne, et le cinéaste joue avec notre attente : elle longe la pièce cachée, évidente, sorte de Panic Room tout confort, sans s’y attarder. À la fin, on le racontait, elle reviendra, elle ouvrira. Il ne faut pas craindre d’ouvrir Michael, il faut se gausser de ceux qui lui reprochèrent, à Cannes, son humanité à la fois dérangeante et rassurante, radicale et discrète (autant accuser Fritz Lang & Peter Lorre de susciter une déplacée empathie avec M le maudit). La plupart du temps, le cinéma ment, on le paie même généralement pour ceci, pour oublier nos soucis, nos pathologies, notre dangerosité, notre mortalité, on achète deux heures d’évasion à la con, de divertissement méprisant, on se réfugie dans les salles au lieu de changer la vie, de modifier le monde immonde. Michaelprend le chemin opposé, il choisit de côtoyer la quotidienneté de la monstruosité, et inversement, non pour s’y prélasser, pour y prendre la pose auteuriste, pour nous infliger une gifle sado-masochiste (tu veux lire ou voir de l’avérée pédophilie, mon écœurant ami ? Relis Tony Duvert, retourne dans les seventies, va désormais sur Internet, au risque de te faire confisquer ton disque dur par des gendarmes numériques aux rêves probablement atroces). Il mérite la reconnaissance, la louange, premier essai transformé en réussite emblématique (des puissances du cinéma, de ce cinéma-là, en tout cas).


Markus Schleinzer, en mode Baudelaire, parvient à transcender l’horreur en beauté, l’imaginaire en vérité, car son ouvrage ne se départ pas d’une justesse (d’interprétation, de situation) constante, assez sidérante dans sa force placide. Pas d’esthétisme, cependant, simplement le portrait d’un homme malade, banal, immature, d’imposture, familier dans ses émotions (on se remémore Norman Bates, identique maniaque de l’hygiène, dadais meurtrier dépourvu de papounet pour cause de Psychose), étranger dans ses actions (on l’espère pour toi, lecteur, on prie en bon athée pour que tu ne soumettes pas la chair de ta chair ou d’une étrangère aux sévices retranscrits dans A Serbian Film, à coup de montage relou et d’inceste de tragédie antique passé à la moulinette suspecte du spectaculaire publicitaire, du choc bourgeois). Mieux, on en viendrait à souhaiter le prompt rétablissement du ravisseur, l’existence littérale de son otage en bas âge dépendant de la sienne, on ressent son sentiment d’intrusion (homeinvasionde femme) causé par la présence d’une collègue de travail énamourée, refoulée (des spectateurs reprocheront cette direction, à défaut d’une identification, la leur, comme s’en vantait Hitchcock, on préfère voir, au lieu d’une manipulation maligne, un filigrane d’ironie inconfortable, cf. itou, par exemple, le voisinage d’entourage). Michael comporte en outre des instants de respiration qui contribuent à sa valeur et toutefois amplifient son climat de pesanteur, de tension, renforcent avec leur légèreté sa gravité : sortie au parc, avec brebis, longue-vue et vomi, pieds du petit patient délicatement recouverts de chiffons chauffants, boules de neige violentes, pas marrantes, au rire régressif.


Il bénéficie du brio de la photographie clinique et pastel, due à Gerald Kerkletz, du raffinement de la bande-son (évocatrice électricité lynchienne) confiée à la sounddesigner Veronika Hlawatsch. Opus d’Autriche sous le sceau de la société du documentariste Nikolaus Geyrhalter (l’auteur de Homo Sapiens, abordé sur ce blog) et distribué en France par Les Films du Losange de Barbet Schroeder, le drame de chambre (à coucher), des apparences (face à l’argument, à son traitement, le vitriol de Chabrol se mue en eau bénite inoffensive), Michael ne répond pas à la question du pourquoi, il se limite magistralement au comment, il s’apprécie pleinement en puzzleà la pièce (principale, interchangeable, anecdotique, théorique) manquante. Film émancipé du fait divers (Natascha Kampusch le connaît-elle ?), aux fondements réflexifs, heuristiques (interroger ses réactions d’animalité, sa part d’ombre, se confronter à l’obscurité pour s’éclairer soi-même, redéfinir sa propre normalité, on renvoie vers un bref entretien publié sur le site dédié), Michaelréserve à juste titre le pardon aux victimes et le jugement à la justice. Il s’avère avant tout un grand petit film limpide, énigmatique, intelligent, adulte, une œuvre rare, par conséquent, en ces temps déprimants, pas uniquement en matière de filmographies internationales (on ne sait que trop ce que devient pareil projet annexé par Hollywood, TF1 ou France 2, ramassis d’inepties vengeresses ou bien-pensantes, à base de psychanalyse kolossale, d’obscénité supposée prophylactique), un voyage au bout de la nuit qui donne, pas si curieusement, envie de vivre, de croire encore un peu au cinéma, aux hommes, aux femmes et aux enfants aveugles, attachants, terrifiants, inguérissables de leur inhumaine humanité, de leur amour (ou affection) dévoyé, de leur sexualité sinistre, stérile, cadrés, surcadrés, à l’intérieur du miroir des fantômes et du tien.

Refuser ce reflet, tu le peux, malheureux, drapé dans ton humanisme autarcique, émétique, tu peux continuer à contempler des crétins costumés affairés à sauver le monde et l’Amérique, te lobotomiser avec d’horribles comédies romantiques ou œcuméniques, te palucher l’esprit et la rétine sur des produits paraît-il culturels, financés par les institutions étatiques, les chaînes franco-teutonnes, promis aux festivals défraîchis et aux commentaires d’experts. Tu me permettras d’en rester à Michael, à ses ténèbres clairvoyantes et stimulantes, à sa rigueur généreuse, à son courage de partage (une pensée dédoublée pour l’éprouvant The War Zone de Tim Roth, davantage autobiographique, hélas, pour l’endeuillé Le Sang du châtiment de Friedkin asphyxié). Au final, il relève de l’acte de foi, dans le cinéma et tout ce qui le combat, y compris lui-même. Allez, ruez-vous, je vous prie, sur cette fable d’enfance foutue et robuste, aux monstres très ordinaires, triviaux, pas beaux, révoltants, poignants – on en reparlera (de Markus Schleinzer) ou pas, comme il vous (dé)plaira.

Le Deuxième Souffle : Un flic

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jean-Pierre Melville.


Pas le meilleur du réalisateur, pour plusieurs raisons – cela débute pourtant magistralement, malgré un premier carton façon Ponce Pilate (« l’Auteur de ce film » rassure « la Morale » et ne remet point en cause la méthodologie policière à travers son imaginaire, amen), un second qui se voudrait philosophique (dérision d’une vie suicidée par dépit), moins lapidaire que le vrai-faux extrait du bushido en exergue du Samouraï : une évasion d’introduction à la Bresson (Un condamné à mort s’est échappé, sorti une décennie plus tôt, poursuivi par Le Trou de Becker, déjà co-écrit par Giovanni), géométrie anguleuse et anxieuse, puis une course à travers une forêt, en bordure de voie ferrée, présage inversé de l’incipit du Cercle rouge (il faut désormais monter à bord du train, non plus s’en extraire, même menotté). Durant sept minutes, pas de mots, pas de musique, un générique aux patronymes encadrés, y compris celui du cinéaste, tant pis pour la courtoisie envers Christine Fabréga, les gars. Le récit alterne entre Marseille et Paris, flics et voyous, fin d’époque et nouvelle mentalité (L’Impasse retravaillera cette dichotomie avec davantage de mélancolie). Melville opte donc pour le comportementalisme, son premier polar (Deux hommes dans Manhattan procédait plutôt du « film noir », de l’errance énamourée méta, appréciez la nuance) se place sous le signe de la concision, de la déduction, il fait confiance à l’intelligence du spectateur, a fortiori familier du « genre », l’immerge dans une guerre des gangs (voire des polices), un jeu du chat et de la souris duquel le marionnettiste s’avère Paul Meurisse, onctueux et délicieux. Voilà la vraie surprise du Deuxième souffle : un humour peu pratiqué par la suite, une série de répliques ironiques, argotiques et parfois sentimentales, sincères ou pas (cf. les conseils d’une autre vie à la veuve réservée).



Meurisse, ex-Monocle selon Lautner, bientôt discret chef de réseau dans L’Armée des ombres, excelle en plan-séquence et en élégance, il ira jusqu’à battre sa propre coulpe à l’aide d’un carnet opportunément tombé dans un caniveau, juste sous le nez des journalistes affairés (l’interrogatoire musclé, dénoncé sous la contrainte, évoque un brin le récent contexte des « événements » algériens). Deuxième étonnement, la relation de Gu et de Manouche (Gustave Minda & Simone Melletier corrigent les registres administratifs, rétifs au glamour) : rasé de près, endimanché, Ventura dévore du regard une Mademoiselle Fabréga apprêtée en robe de soirée, il lui roule un patin très consanguin, il évoque Caligula et sa Drusilla, surtout chez Tinto Brass. Une sœur, vraiment ? Disons une amoureuse maternelle, petite bourgeoise casée à Ville-d’Avray, sous-thème incestueux hérité de Cocteau (on renvoie vers Les Enfants terribles), d’ailleurs amateur du roman homonyme de José Giovanni. Le texte s’inspire de truands identifiés, les bonnes relations entre la pègre et les forces de l’ordre rappellent la collusion de l’Occupation, brouillage des frontières dont Gu fera in fine les frais, manipulé par une mise en scène au carré, revanchard en mode Mesrine (lui s’en prenait aux journalistes, guère aux commissaires). On peut assurément se gausser du code d’honneur d’un mec tirant dans la tête, à bout portant, d’un motard de magot, de surcroît père de moutards, mais Ventura sait apporter à son personnage en fin de parcours, en sursis, bye-byeà l’Italie sans souci, une fatigue et une fragilité bienvenues, notamment lors de la virée au restaurant de Bozzuffi, qu’il ne liquidera pas, parce qu’il ne se sent pas bien, confie-t-il à l’impassible Michel Constantin (bel instant souriant sur le pas d’une porte, après offrande d’une flingue).



Ce moment d’hésitation, de malaise, Melville le visualise par une série de fermetures en volets, presque en jump cut, tandis qu’il pratique itou le fondu au noir. Gu, tueur de flic par nécessité, non par fierté, se retrouve à la fois dans un western urbain, marin (toute la séquence du hold-uptournée, cartographiée, sur la spectaculaire Route des Crêtes de Cassis, le long du Cap Canaille, panoramamémoriel de votre serviteur sudiste, ici embrumé, déserté, dominé par un sniperà la place d’un Indien) et dans une fable fatale sur le fatum(spécialité melvilienne) peuplée d’automates, de morts-vivants, de silhouettes supposées sexy (les danseuses, sur scène ou en répétition, peu après retrouvées dans Le Samouraï et Le Cercle rouge). Nul n’ignore que Melville jugeait la pornographie « puérile » et sa filmographie ne se caractérise certes pas par la place qu’elle accorde aux femmes, aux ébats, aux élans des amants (de manière significative, le planton à l’hôpital, émoustillé par la svelte infirmière, se fait envaper par le patient impatient). Le Deuxième Souffle annonce ainsi les fiévreux refroidissements futurs, prolonge Le Silence de la mer, Léon Morin, prêtre, Le Doulos, trilogie de la cohabitation forcée, de la distance rapprochée, de la désincarnation généralisée. Pas de désir ni de sexe, à peine un gant blanc, immaculé, laissé sur un rebord de cheminée. Pas d’aventures en tandem avec les deux « diablesses » de la boîte à « Bozzu », invite implicite déclinée par le poulet policé commandant un jus de tomate (ou un cognac). Tous les personnages de la diégèse semblent évidés de l’intérieur, simples mannequins à disposer dans un espace fermé (le juvénile Antoine, interprété par un Denis Manuel aux allures de Pascal Elbé, souvent vu chez Marbœuf, essaie chaque siège) avant de les regarder s’entre-tuer en style John Woo (à double main armée, en se jetant au sol).



Lino porte l’imperméable de Delon, arbore le stetson et les lunettes noires de Melville. Il s’échine à courir derrière un convoi, ne le pardonnera pas (communication par procuration sur L’Armée des ombres). Dans ce monde à l’agonie, couvert de gris, de pluie, de boue rempli, les simulacres envahissent aussi la bande-son, Pierre Zimmer, remplaçant de Mel Ferrer, ne possède plus sa voix, doublé par celle (en VF) de Clint Eastwood chez Leone, revenant à Jacques Deschamps. Les frères Ricci, Abel & Caïn de voyoucratie, représentent un îlot de fraternité, d’insularité, même problématique, dans un océan de trahisons, de règlements de comptes, de tensions entretenues. Le Deuxième Souffle n’accorde aucune respiration à ses pantins condamnés, non pas à une liberté sartrienne, rien qu’à un destin mesquin, une fusillade dans l’escalier (Melville relirait le casse du Coup de l’escalier de Robert Wise, pourquoi pas), un trépas de patatras, à l’ultime murmure, « Manouche », tu in extremis par Meurisse à la sister encore plus hiératique que d’habitude. Avec sa chronologie d’exosquelette, son expressionnisme de façade (Marcel Combes éclairera des Joël Séria, passera par le X, se rendra à Lourdes avec Le Miraculé de Mocky), ses transparences d’évidence, ses miroirs mortuaires (le tireur succombe accordé à son reflet ; dans Le Doulos, Belmondo devenait un Roi-Soleil à bout de souffle, poussant son dernier soupir), ses stores et ses automobiles américains, le métrage privilégie l’autarcie aux dépens du narcissisme et cependant quelque chose des années 60 l’infuse à contresens, a contrario de l’optimisme « révisionniste » de La Grande Vadrouille, son parfait contemporain, en couleurs, de bonheur(sans qu’il verse dans le « tous résistants », on se souvient toutefois d’une scène de décoration gaulliste over the top dans L’Armée des ombres).



L’artiste substitue la destruction de saison à la transmission d’occasion (revoyez Classe tous risques de Sautet/Giovanni/Jardin), nous donne en outre un avant-goût de l’amertume (de la solitude) des seventies, de leur grisaille sépulcrale portée à son acmé dans le bien intitulé Série noire (Corneau/Perec d’après Jim Thompson). Ventura ne se tape pas (encore) le front contre un capot de bagnole banlieusarde, il se fracasse le crâne sur un casier en métal, piégé par la partie perdue et l’astuce de la maréchaussée. Film de transition vers la suprême (sens duel) tétralogie en fin de filmographie, adieu au noir et blanc (de l’imagerie, de la cinéphilie), Le Deuxième Souffle souffre de sa longueur excessive, de sa carence d’originalité, il séduit néanmoins par sa nature de chronique d’une mort annoncée, même moins émouvante (iconique et homoérotique) que celle du Samouraï, par sa météorologie assourdie, dépressive, de la ville portuaire, à des années-lumière des traductions drolatiques, tragiques, antiques, de Pagnol & Guédiguian (en cela, Melville rejoint Carné ou Duvivier, naguère similaires illustrateurs de nouveaux départs avortés, de trajectoires prédéterminées). À la différence d’un Becker (Touchez pas au grisbi, 1954, Albert Simonin se transpose lui-même), d’un Verneuil (Le Clan des Siciliens, 1969, Giovanni transcrit Le Breton), il ne dépeint pas (seulement) le crime organisé en « milieu » embourgeoisé, en niche nationale de tribu identitaire, il accompagne son solitaire dans sa (relative) misère, dans sa masure méditerranéenne, à base de repas rustique à proximité d’un calendrier à la page arrachée, nouvel an frustrant (les lingots s’empoussièrent sous un tas de bois) et funeste (le jour vierge prophétise le vide d’un avenir impossible). Quant à l’indiscutable maîtrise d’ensemble, elle se manifeste parfois via une délicatesse subliminale, par exemple ce petit recadrage ascendant vers un pétard planqué sur une armoire…



On murmure dans la ville : Loin de la foule déchaînée

$
0
0

Consultation de communistes ? Parabole de la parole…


En vérité, on murmura peu, on ne parla presque pas de ce métrage méconnu, vialequel Mankiewicz se moque de l’épidémie maccarthyste et de son meilleur ennemi Cecil B. DeMille. L’oubli d’aujourd’hui peut sembler injuste, il s’avère assez logique, tant le film paraît anecdotique, sinon inoffensif, surtout comparé à L’Aventure de Madame Muir, Ève, L’Affaire Cicéron, Jules César, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l’été dernier, Cléopâtre, Le Limier (Blanches Colombes et Vilains Messieurs n’intriguera que les curieux, tant pis et tant mieux). Quant à son humanisme assumé dans le sillage d’Auschwitz et Hiroshima – JLM adapte une pièce de Curt Goetz, scénariste de La Femme aux deux visages, co-réalisateur/acteur de Docteur Praetorius, première transposition à succès sortie un an plus tôt à Berlin –, il relève d’un idéalisme souligné dès les cartons d’introduction, tartines drolatiques donnant le ton et jetant le soupçon sur un réalisme d’occasion. Moins candide que Capra (cf. le diptyque Monsieur Smith au Sénat + La vie est belle), Mankiewicz signe en réalité (subjective) un étrange (apocryphe) remake de La Fiancée de Frankensteindû à James Whale. Cary Grant, bien avant Jeremy Irons chez Cronenberg (Faux-semblants, 1988), y incarne un gynéco (sans jumeau) glamour, impeccable dans son costard de richard et sa belle bagnole (une Lincoln) de professeur universitaire, de propriétaire de clinique privée à la coiffure infroissable. Noah, aka Ludwig, notez les prénoms molto connotés, ne s’accorde que quelques secondes de mélancolie à l’approche du crépuscule, le reste du temps, il brille en Roi-Soleil US au centre de son univers médical et musical, en gendre idéal, en type parfait. Un peu trop, même, et tout ceci finit par faire méchamment chier Hume Cronyn, rival envieux, petit vieux croisé dans L’Ombre d’un doute ou Le Facteur sonne toujours deux fois(il écrivit aussi La Corde et Les Amants du Capricorne).



L’adversaire s’entête à mener une enquête bientôt conclue devant une commission tout sauf peloton d’exécution. Pendant ce temps, Grant soigne puis épouse la placide Jeanne Crain, étudiante éphémère et fille-mère elle-même idéalisée par son papounet, esthète désargenté, hébergé à la campagne par son frérot obsédé des impôts (il ne lit que la Bible et le calendrier, amen). On le voit, l’argument de On murmure dans la ville (People Will Talk prévoit la VO) ne donnera la migraine à personne, il pourra même réjouir les tristes sires qui se rendent dans les salles dites obscures pour se faire sourire, se rassurer sur la dignité de l’humanité, éventuellement pour savourer le caractère hédoniste des scientifiques atomiques, contrebassistes amateurs de saucisses (de choucroute naturelle, pas sous vide, Dieu merci, s’écrie le gastronome et nostalgique Cary). Ce cinéma-là, je n’en parle pas, je l’exècre, je le laisse volontiers aux altruistes crypto-fascistes, aux donneurs de leçons remplis de bonnes intentions. Si l’opus de Joe se résumait à ça, il ne m’intéresserait pas, il provoquerait, allez, mes vomissements, certes sans s’abaisser à la médiocrité horrible et au cynisme putassier de nos actuels feel good movies. Tu veux te sentir bien, cinéphile mesquin ? Astique-toi le joystick et laisse-moi m’occuper d’interroger la terreur d’un monde terroriste et terrorisé (donc son ciné). Non seulement Cary porte le nom du dément réanimateur de macchabées (repris par Stuart Gordon pour From Beyond), porte secours à la jolie suicidaire esseulée par la guerre (de Corée), porte beau en toute circonstance, quelle prestance d’élégance, mais en outre il caresse les chevelures (debussystes) de cadavres (sensuelles secondes sensibles) et se balade partout avec un mec mutique et massif dont se demande bien d’où il vient et à quoi il sert, mes frères.



Finlay Currie prête sa silhouette rescapée de Quo vadis (il portraiturait Pierre) à cette créature moins terrible que Karloff relooké par Jack Pierce. Lui reviendront le dernier mot, l’ultime explication, amoureux naïf condamné à tort, condamné à nouveau, condamné à mort revenu parmi les vivants morde le doigt du toubib magnanime, alors étudiant amouraché de la progéniture du bourreau. Sa maladresse, sa lenteur d’esprit, sa capacité à sonder l’âme animale attristée, viennent d’ici, les amis. Pour conter son conte de fées pour adultes, son fantastique enlacé à la trivialité (une pensée pour Gene Tierney & Rex Harrison) de l’Amérique  caricaturale et caricaturée du début des années 50, Mankiewicz convoque le (talentueux) directeur de la photographie Milton Krasner (La Rue rouge de Lang, Nous avonsgagné ce soir de Wise, Ève) et le (valeureux) compositeur Alfred Newman, curieusement réduit à la position mise en abyme de chef d’orchestre (à la fin du film, Noah s’offre un orgasme mélomane en dirigeant un air de Brahms devenu un hymne estudiantin en latin), accessoirement auteur de la fameuse fanfare de la Fox productrice. Durant une scène de séduction à la Eisenstein – on y cause en plan-séquence chorégraphié d’écrémeuse, de lait, symbolisme coquin usité itou, en mode homo, dans La Ligne générale–, un brin de Wagner accompagnera (peut-être) la danse dialoguée (le rapport de forces inversé) des amants à l’écran. Précisons que le personnage et l’interprétation de Cary Grant évoquent davantage Soupçonset Les Enchaînés que L’Impossible Monsieur Bébé ou Indiscrétions. En attendant de prendre le train méta de La Mort aux trousses, de conférer à son vide tellement chic inscrit dans sa majuscule zéro (Roger O. Thornhill) une épaisseur de suspense, d’espionnage, de passion, l’acteur compose une persona de surface affable qui risque d’être déchirée par la griffe du passé (Jacques Tourneur ne dira pas le contraire), qui s’amuse avec son poto et son beau-père à jouer les conducteurs de locomotives électriques des voies ferrées installées sur tout le sol de la piaule endimanchée des jeunes mariés.



L’immaturité ne dissimule in fine aucun crime, à peine une fausse identité, une activité abritée derrière la devanture d’une boucherie, tant la médecine, au royaume des ruraux, ne saurait équivaloir qu’à une forme positive de sorcellerie (son diplôme découvert lui coûtera sa place de choix, patatras). Joseph L. Mankiewicz emballe sa fable sur un gars au service de la vie, non plus à la traîne de la maladie, avec une vraie caméra au brio discret (je renvoie vers le moment lacté décrit supra), à la plénitude d’humilité. Les admirateurs (comptez votre littéraire serviteur) de Pagnol, Guitry, Rohmer et Cronenberg, orfèvres de la parole, du dialogue, du monologue, de la réplique polysémique, reconnaissent à l’aise qu’il s’agit de vrais (grands) cinéastes et récusent leur légende infamante de théâtreux verbeux, de romanciers frustrés. Mankiewicz appartient à cette catégorie de réalisateurs qui outre savoir écrire, mettre dans la bouche de leurs acteurs et actrices (souvent classés stars) des lignes malignes, possèdent une indubitable virtuosité (adulte, classique) à les filmer, à les enfiler, à les déposer en poussière supérieure à l’intérieur de l’oreille du spectateur. Rien n’en restera hors un climat, des images et du son, de l’espace et du temps, du cinéma, par conséquent. L’échange liminaire entre l’enseignant médisant et la vieille fille revêche à la porte de bureau ouverte (avant-goût de la victimisation sexuée, procédurière, du politiquement correct contemporain) constitue ainsi une éloquente démonstration de la double expression mankiewiczienne, à la fois lexicale et cinématographique (belle maîtrise du cadrage, du découpage, du rythme, de l’implicite).


Avec son manichéisme contextualisé, voire daté, sa remise en cause softdu matérialisme (le corps ne s’identifie pas à l’esprit), sa maîtrise du son (coup de feu, répétition de partition hors-champ, silence nocturne consistant) et du déplacement (un travellingmalicieux, gracieux, suit le musicien en train de surprendre son instrumentiste), son squelette dans le placard (de dicton) et l’amphithéâtre (de représentation), son gag muet de Lassie enragée (le « doc » se carapate, son servant mort-vivant calmera la bête inquiète), son très bref épisode (marital) new-yorkais, le ressuscité au chef renversé face aux immeubles immenses suggérés, son poison de pitié (Deborah doute un chouïa des sentiments de Noah), son optimisme invincible, finalement triomphant, concertant, littéralement, On murmure dans la ville mérite son exhumation et n’implique nulle pendaison (de cinéaste illicoconverti aux bondieuseries bien-pensantes ou revanchardes). Ni chef-d’œuvre inconnu ni ratage embarrassant, il charme à sa manière, sincère et modeste, déceptive et intrépide. On peut assurément poser sur l’espèce bipède et ses méfaits intemporels un autre regard, bien plus agressif, corrosif, lucide et acide, Mankiewicz ne s’en priva pas, il remettra cela ; il ne convient point cependant de bouder ce (petit) plaisir d’intelligence, d’aisance, de confiance, un peu à l’image des sucreries fournies par l’obstétricien serein : douces, agréables, vite avalées, évanouies.

   

Les Eaux troubles : Time and Tide

$
0
0

Pêcheur ou pécheur ? La différence tient à un accent, à un coup de vent…


En 1949, on vouvoyait son père, on mariait son fils contre une pêcherie, on se rongeait de remords dans un coin préservé de Bretagne. En 1949, Les Eaux troubles cartographie du côté du Mont-Saint-Michel une France irriguée de culpabilité, une famille sur le point de se décomposer (définitivement). L’introduction muette, en écho d’autocar au Facteur sonne toujours deux fois, demeure une leçon de réalisation, retour au village parmi les flaques et les fenêtres jusqu’au cimetière, avec bouquet déposé sur la tombe du frère regretté, trop aimé. Ginette Leclerc, remarquable et remarquée naguère, avant-guerre (pendant), dans La Femme du boulanger ou Le Corbeau de Clouzot, rentre chez elle, cherche à percer un secret endeuillé. Son paternel causa-t-il réellement la mort de Jean, comme tout le monde, c’est-à-dire toute la petite communauté marine, le suppose, le reproche, l’insinue ? Augusta, flanquée d’un second frérot manchot (l’aimable Marcel Mouloudji), révolté, qui ne songe qu’à s’en aller, avec une belle blonde gracile (Elisabeth Ludmilla Pitoëff), avec un maître-chanteur mielleux à l’américaine (André Valmy, habillé en Melville, fait penser à Paul Bernard dans Panique), finira par découvrir une double vérité, sous la forme d’un aveu malheureux, littéralement, d’une rectification d’espérance, in fine apportée par un marin épris à l’aura angélique. Film maritime, « film noir », film climatique et voulu lyrique (la partition over the top du pianiste Jean Marion, familier de Grangier, de Hunebelle, échoue, tant pis pour nous), Les Eaux troubles transpose (Pierre Apestéguy, auteur de polar, s’y colle) un texte de Roger Vercel, surtout connu pour son Capitaine Conan primé d’un Goncourt puis adapté par l’épais Tavernier lesté de l’inénarrable Philippe Torreton, le meilleur ami de Gérard Depardieu (et Catherine Deneuve, recadreuse valeureuse).



À l’instar du contemporain Mayasigné Raymond Bernard, autre ouvrage davantage au féminin, il s’inscrit dans le sillage d’un ressac, celui du réalisme supposé poétique, délocalisé au grand air et inversé via sa structure (il ne s’agit plus de partir, quoique, il convient de s’accommoder de ce que l’on connaît, de liquider un encombrant passif pour enfin respirer l’air du large). Calef, ni Powell ni Lean, ni Grémillon (cf. L’Amour d’une femme) ni Lioret (revoyez ou pas le piètre L’Équipier), personne ne le lui demande, d’ailleurs, sait se servir d’une caméra, cadrer un panorama, donner à ressentir son empire, son emprise, y compris avec bruitage de vent et dialogue enregistré en studio. Certes, tout ceci ne respire pas autant que dans l’élan de la Nouvelle Vague, transpire un peu son atmosphère de mélodrame naturaliste à la lourdeur artificielle, conventionnelle, mais ces quelques défauts superficiels ne doivent pas rebuter les curieux, devraient les inviter à parcourir les chemins de traverse, bientôt immergés, gare à la marée, d’une cinéphilie (quelle maladie) libérée, émancipée des monuments officiels, sempiternels, aux pieds desquels déposer en chœur et en ligne son offrande inoffensive. Les Eaux troubles possède en effet des instants surprenants, à la hauteur du prologue et pareillement placés sous le signe du silence, ou alors de la parole narrative, ce qui équivaut grosso modo au même, chaque monologue en équilibre sur du vide mémoriel, intériorisé (cet article n’échappe pas à la règle funèbre). Vous ne pourrez qu’admirer la séquence de noyade des scouts et de leur curé en colo, trahis par un gardien de tocsin prisonnier volontaire des bras, des jambes et des lèvres de Ginette (Jean Vilar livre un joli caméo achevé par sa pendaison de saison).



Vous apprécierez sans doute le retour en arrière de conclusion, refus d’effusion fournissant une pragmatique et dramatique explication (se perdre en sauvant son papa, voilà). Ne loupez pas non plus les travellings latéraux à l’unisson des marcheurs vers leur rancœur, leur bonheur, les contre-plongées sur des silhouettes dressées, assises, écrasées par l’impuissance ou le ciel immense, multiples dans ce portrait en creux d’un pays pas vraiment guéri de l’Occupation (le père de Cécile envahit le terrain de pêche du solliciteur tendre et humilié), déjà piégé en Indochine. La nouvelle de Vercel s’intitule Lames sourdes et une lame de fond d’émotion innerve sa traduction cinématographique précise, attentive, qui séduit par sa modestie et sa sensorialité (j’inclus bien sûr la sensualité de la chevelure baudelairienne d’une actrice saisie dans sa maturité butée de sœurette incestueuse). En profondeur, Les Eaux troubles tisse une fable de courage et de lâcheté, de sacrifice d’enfants, petits ou grands, de possibilité d’un avenir à l’ombre du pire (à défaut de Résistance généralisée, contentons-nous d’une résilience individualisée). Ce film très français dans sa façon de ruminer, de combiner, de manger (visez-moi la nappe cirée), de diffamer, de baiser, de danser, peut-être au « petit bal perdu » de Bourvil (bouleversant C’était bien), dans sa manière de filmer léchée, à la fois solaire et obscure (beau travail en intérieurs et en extérieurs du directeur de la photographie Roger Dormoy, aux ombres lumineuses à retrouver dans Guitry à Versailles, à Waterloo, dans Duvivier sur son Boulevard), résonne également, pas si curieusement, avec le Fogde John Carpenter, similaire parabole (laïque, de brouillard) sur le passé qui ne passe pas, sur la rapacité du capitalisme de province, sur sa mesquinerie congénitale et ses accès d’héroïsme.



Pas de croix colossale pour repousser fissa les naufragés énervés, vengeurs, rien qu’une série de crucifix mini au-dessus des lits de gamins grandis, maudits, encore capable de se rêver rédimés (Mouloudji s’imagine sa nouvelle vie de travailleur à la ville) ou d’affronter un pouvoir patriarcal envisagé meurtrier. Nul ne confondra Calef avec Dreyer et pourtant, sans atteindre les sommets spirituels et matériels de Ordet, Les Eaux troubles nous raconte un conte de renaissance, de reconnaissance (amour d’un père et d’un fils, en mode Marius), de présence (du monde étriqué, illimité). Qui se souvient du cinéaste aujourd’hui, qui l’aime assez pour écrire sur lui, pour se soucier de recroiser un jour sa courte filmographie ? Je ne cesse de le répéter, vous allez l’intégrer, le cinéma s’avère un art funéraire adressé aux vivants pour (disons) les inciter, au moyen de la beauté (pas incompatible avec l’horreur, la violence, la lucidité, la singularité, la radicalité), de l’intelligence, de l’immanence (du réel en liberté surveillée, converti par une vision-expérimentation de la vie), à refuser (les mille immondices de leurs biographies et des innombrables écrans), à se battre, à voir mieux, à dire oui à l’existence, que l’on se nomme Zarathoustra selon Nietzsche ou Molly Bloom monologuant intérieurement et torrentiellement durant les ultimes pages de Ulysse (relu par) de Joyce (le prénom appartient en outre au veilleur du patron du TNP, Jean attaché au poteau presque d’exécution paraît attendre, ou entendre, d’invisibles sirènes). À ce titre, le métrage de Henri Calef ne démérite pas et mérite sa résurrection, car sa simplicité, sa brièveté, sa générosité l’empêchent de s’empoussiérer au musée (de la Cinémathèque) ou de s’évanouir au sein des sables de l’oubli, qui, ne vous en déplaise, finira bien par avoir raison de nous tous, que l’on parte ou revienne, que l’on filme ou écrive, que l’on aime ou déteste son quotidien, sa tribu, son environnement, son histoire collective (le cinéma en fait partie et la définit en partie).



Au bout de l’aventure, de la nuit, de la confession, Augusta-Ginette ne (nous) quitte pas sa terre douce-amère, son mec (solide Jean-Pierre Kérien, au générique de Trapèze + deux Resnais) et son père (Édouard Delmont, précieux compagnon de Pagnol, vu en sus dans Le Retour de don Camillo ou Ali Baba et les Quarante Voleurs, compose un vieux voûté, émouvant d’humanité), tandis que Mouloudji s’envole en bagnole : à toi de choisir ici et maintenant comment continuer, en construisant sur l’absence, la réminiscence, la seconde chance, ou en faisant table rase de tout le reste, qui encombre et rend morose. Les Eaux troubles pose ainsi, avec une évocatrice acuité, la claire question du destin désormais privé de Dieu, de saints, dommage pour la prière solitaire sous un vitrail au creux de l’église déserte, à décider à sa propre mesure, au cinéma et au-delà, sur terre ou en mer. 

Nathalie Granger : The Washing Machine

$
0
0

Ruggero Deodato ? Marguerite Duras !...


Isabelle porte la cape de Brigitte Lahaie relookée par Jean Rollin dans Fascination (1979) et Nathalie pousse le landau de Mia Farrow dans Rosemary’s Baby (1968). « Tout d’harmonise » affirme Stephen King dans 22/11/63, uchronie sur JKF, et Nathalie Granger s’avère en effet, à sa manière austère, un film fantastique, un film de fantômes, un film de Marguerite Duras, donc. Avant de pénétrer pour l’éternité, infernale, tropicale, coloniale, la villa de India Song (1975), nous voilà dans une sorte de gentilhommière à proximité de Paris, de Dreux, d’une forêt où se planquent deux tueurs mineurs, rebelles sans raison, enfants sanglants, informe la radio en direct. En vérité, le « temps réel », au cinéma et au-delà, n’existe pas, s’accompagne toujours d’impureté : le présent s’enlace au passé, au futur, comme les gènes autour d’une hélice d’ADN. Le prologue, à l’école, remontrances de la directrice à propos de l’extrême violence de la gosse, ouvre l’ouvrage mais, au lieu de se situer en amont du récit, il pourrait intervenir en aval, plus tard, par exemple quand Isabelle et son amie sortent pour la revoir, lui transmettre l’idée d’un placement en pension, elle fonctionne à la façon d’une « scène primitive » délestée de connotation sexuelle, bien qu’originelle et intemporelle, elle réapparaît à l’instar d’un trauma ou d’un leitmotiv, à l’unisson des gammes au piano entendues en permanence, depuis le néant liminaire, privées de source, de référence, d’apparence, finalement remarquées, interrogées, par le vrai-faux voyageur de commerce de machines à laver Vedette. Quant au générique, il propose un kaléidoscope d’images-moments aperçus ensuite, acontrario des adieux conçus en best of (cf. le final de Sunshine) ou en making of (doloriste selon Jackie Chan). 


La diégèse possède cependant une unité, une continuité, celles d’un après-midi d’ennui, d’appels téléphoniques, de tensions, de sourires, de domesticité, de placidité (vaisselle, thé, couture d’étiquettes nominatives de trousseau). Nathalie Granger offre au regard des restes de repas hissés à la qualité picturale, triviale, d’une « nature morte » et un étang à la fois métonymique et métaphorique de l’ensemble – surface calme, bordée de pourriture végétale, abysses agités, cachés. Nos deux succubes règnent sur un royaume féminin, où les hommes ne font que passer, exit le mari (Dionys Mascolo, intime de la réalisatrice, probable géniteur de l’héroïne éponyme). La demeure donne d’un côté sur un grand jardin, de l’autre sur une rue et une route (visez-moi les DS à la Fantômas). Le bruit de la circulation imprègne la bande-son, déséquilibré par le silence des pièces vides, du couloir à la David Lynch, sol rythmique inclus, capturé dans sa netteté de profondeur de champ. Un chat bâille, déambule, observe, aussi noir que les habits, les cheveux et les yeux de la belle Isabelle. Cette autarcie utérine, à peine la troublent les infos anxiogènes du mauvais western, sensationnaliste et misérabiliste (mère alcoolique, voici le hic), à peine la relie à la planète des pylônes électriques fauchés à Faulkner. Spectateur sans peur, sans apriori, te retrouverais-tu dans le chalet cannibale de Hansel & Gretel ? Ailleurs, tout près, au bout du coup de fil au préfet, une Portugaise sans papiers signe elle-même son arrêté d’expulsion. Et le VRP interloqué, mis en accusation par un « non » inflexible, répété, profération de soupçon au sujet de sa profession, fera sa confession, revenu à l’improviste, dépourvu du moindre deal, finira par dire qu’il va reprendre son ancien métier détesté, employé de blanchisserie, dévoile son CV de voleur apprenti, voit la gamine en jupe courte (un salut à la pédophilie d’aujourd’hui) en train de dormir, s’en va fissa, saisi qui sait d’une crainte virile, nanti d’une conscience de (pauvre) pièce rapportée parmi cet univers de biches (se moque Chabrol) ou de louves embourgeoisées, à la placidité trompeuse (telle fille, telle mère ?) si l’on en croit le discours indigné de l’autorité, elle-même sexuée (Luce Garcia-Ville, vue dans L’Année dernière à Marienbad).


La mutique Nathalie se fiche de la maternité prédestinée (gros matou pas fou substitué à un bébé en plastique), malgré la pilule pragmatique et l’avortement bientôt revendiqué par Simone Veil, elle appuie sur des touches de clavier désynchronisées, elle mate sa petite compagne (et son professeur de musique), la fille de la seconde femme, qui lui caresse la main, qui fume, qui ramasse les assiettes et les miettes, qui fait du feu au milieu des arbres, qui va les chercher à la sortie des cours et leur donne leur goûter. Isabelle se dirait-elle que les deux délinquants représentent un affreux possible pour sa progéniture ? Elle se reflète en tout cas dans des miroirs méta, molto Cocteau, de face, de dos, elle s’encadre et par conséquent l’écran la surcradre au creux de portes-fenêtres ouvertes sur l’extérieur, ouvertes sur l’intérieur, sas de passage et béances transparentes donnant sur l’obscurité de sa psyché. Le drame bourgeois ne cesse d’acquérir une épaisseur hypnotique, au bord de l’énigme poétique (de l’orphisme hermétique en mode Mallarmé, allez). Assistée de Rémy Duchemin & Benoît jacquot, Marguerite Duras filme de la durée, filme des mots oraux, filme un défilé de gestes, de positions, la terrienne sensualité ou la grâce dansée d’une démarche féminine en tandem. Isabelle et son amie, deux visages, deux faces d’un unique personnage, dédoublement évident et polyvalent. L’auteur dans sa demeure rend hommage à sa propre mère, partage en retard ses tourments vis-à-vis de son enfant solitaire, indocile, asociale. En 1972, le terrorisme existe, NathalieGrangerle donne à entendre, chambre d’écho en rime avec la chambre à coucher de Gorgeprofondeet la chambre d’enquête de L’Affaire Mattei, ses parfaits contemporains. Ghislain Cloquet, collaborateur de Becker, Bresson, Delvaux, Demy, Malle, Resnais, oscarisé pour Tess de Polanski, livre un noir et blanc envoûtant, constamment captivant.


La maison-musée-mausolée s’orne de photos de la minotte, de son carnet de notes, de partitions de Bach, d’un matériel de dessin, de peinture, à ne point « touché », avertit la petite propriétaire à la graphie fautive. Il ne se passe rien ou si peu ? Il se passe du temps et il se déploie de l’espace, ce qui transforme l’argument, anecdotique, dramatique, familial, presque rural, en film funeste, modeste, guère intellectuel, avant tout sensoriel. Vous en doutez sans doute, néanmoins Marguerite savait rire et faire rire, pour indice subliminal le gagà distance, à double détente, de la cliente au mazout, pour preuve mémorable la séquence de vente surréaliste, drolatique et pathétique, qui en dit long sur l’intrusion, le consumérisme, la différence de classes, la politique des sexes, la formalité fragile d’une rencontre inattendue. Depardieu, absolument renversant, paraît sur le point de voler le film, de le faire imploser avec son énergie mesurée, sinon menaçante et désarmante, mais la Duras et la Moreau et la Bosè lui coupent le sifflet, trinité de mères, avérées, par procuration de création, à la Dario Argento. Lucia, admirée chez Antonioni (Chronique d’un amour, 1950) ou Pedro Portabella (Nocturno 29, 1968), nous poignarde avec l’un des plus beaux plans du métrage, quasiment un insert, alloué à ses traits aristocratiques, pensants, poignants, pure créature de cinéma que l’on ne se lasse de contempler au sein de sa féline gracilité, d’écouter parée de sa transalpine raucité. Dans Nathalie Granger se produit une harmonie entre tous les éléments précités, s’opère une alchimie entre les tendances duelles, principales, caricaturales, du cinéma français, le courant Lumière et le courant Méliès. L’expression durassienne fusionne ainsi le documentaire (mis en scène, mis en film) et l’imaginaire (matérialisé, visualisé, rendu acoustique).


La surprenante combinaison rebuterait, engoncée dans une injuste réputation de pensumonaniste, d’état des lieux (immobilier) fumeux. Ne croyez pas les incroyants, acceptez de vous confronter quatre-vingt minutes durant au cinéma de Marguerite Duras. Rien ne (me) garantit que vous l’aimerez, puisque le verbe aimer ne se conjugue jamais à l’impératif, et qu’importe : je vous assure que l’on peut y trouver de la banalité rédimée par la beauté, de la complicité devant et derrière la caméra, une inquiétude assourdie, maintenue en note mélancolique, ludique, une générosité de lectures, d’interprétations, de sensations, qui accorde enfin sa place d’acteur au spectateur, à des années-lumière du fascisme soft de la narration, de la simplification, du divertissement rassurant, décérébrant. Le cinéma ne saurait (seulement) s’apparenter à un exercice d’intelligence, il devrait viser l’éclaircissement physique du mystère de nos vies, comprenez sa manifestation d’intériorisation, son épiphanie de pornographie. Pas de démonstration, de la monstration, voire de la suggestion ; plus de dictature des événements mais leur retentissement subjectif, externe, blocs d’espace-temps à la Deleuze montés sur le miroir filmique, fantomatique, fenêtre sur les mondes, cristal d’ondes, hors de soi et en soi-même (la monteuse Nicole Lubtchansky travaillera longtemps avec Jacques Rivette). Singulière et sincère, Marguerite Duras, n’en déplaise à ses détracteurs parfois argumentés, signe un homemovie littéral, émouvant, étonnant dans sa familiarité, qui résonne avec et corrige le (homme) homeinvasiond’un Wes Craven, bâtisseur au même instant de La Dernière Maison sur la gauche(1972 itou), fable différente et similaire sur les frontières fracassées, sur les familles dites dysfonctionnelles, sur la sauvagerie d’un pays et d’une époque, rappelez-vous de la réponse prophétique, sans réplique, de Melville au micro de Godard dans À bout de souffleà la question « Quel est pour vous le pays le plus inquiétant ? » : « La France ».


Oui, des deux rives de l’Atlantique, les seventies tissent la toile dépressive des lendemains qui déchantent, des utopies jolies défigurées par le vitriol de la réalité, même celle, souvent insipide, pasteurisée, des films. Nathalie Granger ne donne aucune explication (surtout pas psychologique) à la violence de l’enfance, de saison, il enregistre trois portraits de femmes et un portrait d’homme remarquables, les inscrit dans un double temps précis, historique et cinématographique, les fait dialoguer avec une œuvre écrite auparavant, après, infidèle reflet de la filmographie. Exécuté assez savoureusement par un Vincent Canby, l’opus se conclue par l’évasion nocturne décrite supra(dans Les Valseuses, 1974, Depardieu, flanqué de Patrick Dewaere pour du triolisme à la Bertrand Blier, reverra Jeanne Moreau, suicidaire quadragénaire, mettant fin à ses jours et ses nuits un flingue enfoncé en son « origine du monde », à croire qu’elle connaissait l’injonction définitive de Sade – cousez-moi cette matrice que je ne la pénètre plus – développée au moyen de La Philosophie dans le boudoir), par la décision d’Isabelle de renoncer à l’éloignement de la problématique « chair de sa chair » de mère. Certains y liront une démission, une conviction, le retournement s’installe logiquement dans la stase générale, musicale. Film d’inertie, d’anémie, de vitalité insoupçonnée, Nathalie Granger vit à son rythme, s’extraie de la frénésie coutumière, commercialisée, sinon imposée, en salle et en société. Il pratique la phénoménologie et l’empathie, il fait rimer les cendres du bois mort et celles d’un exemplaire du Monde glissé sous la porte, illico déchiré-incendié dans la cheminée, la valise de Nathalie et l’envie de partir (de quitter son boulot) de Depardieu, le couple solaire d’une promenade en barque et son homologue qui le regarde à contre-jour. Telle la maison ignorant les serrures, attirant irrésistiblement le représentant des établissements Arthur Martin, le film de Marguerite Duras s’ouvre à vous, vous accueille et vous égare, vous ralentit et vous défie, vous oblige à mieux voir, à sonder le hasard – osez en franchir le seuil, car vous pourriez bien vous réchauffer à son discret, posé, racé, infinefiévreux foyer. 


Bagarres au King Créole : Quand j’étais chanteur

$
0
0

Play it again, Mike…


King Creole commence et finit par deux réconciliations, collective et individuelle. Kitty White chante avec Elvis et Danny chante pour son père. Ce double/beau duo de couleurs de peaux, de générations, ne pouvait peut-être se dérouler qu’à La Nouvelle-Orléans. Si, dans Obsession, Brian De Palma fit de la ville métisse et musicienne un incestueux écrin proustien, Michael Curtiz la cartographie en annexe de Casablanca. Depuis l’ouverture matinale, calme, solaire, solitaire, jusqu’à la coda nocturne, urbaine, animée, en huis clos, le métrage assemble avec aisance le réel et le studio, la perspective et la frontalité, le désir et la chasteté, la biographie et l’autofiction. Récit de réussite mélancolique, film noir aux faux airs de comédie musicale, mélodrame familial et social, King Creole s’avère en outre un hommage à nos mères aimées, regrettées, transposées, blessées, maternelles, sacrificielles. Ronnie pourrait même devenir une amante à la Paul Schrader, la consommation taboue, plaisamment appelée « accident », à deux reprises compromise par l’arrivée de Walter Matthau, maquereau d’affaires et paternel pervers, par procuration. Tout ceci, apriori, rimerait assez avec la pénible psychanalyse d’un Kazan, et James Dean précédait le King sur le projet avant de se crasher. Heureusement, le papounet ne subit plus les sarcasmes de sa matrone, il doit plutôt s’humilier devant son employeur à la pharmacie, la misère de la Grande Dépression du roman original de Harold Robbins troquée contre la transition de rébellion des années 50, le consumérisme de la décennie suivante annoncée via le magasin à prix réduit et unique dévalisé par les pieds nickelés accompagnés de leur « rossignol » à la guitare. Presley obtient un sursis militaire, il incarne un fils orphelin, il perdra vite sa propre maman, tant le cinéma constitue un art à la fois funéraire et prémonitoire.


Médiocre élève mais bon chanteur, le voici propulsé du lycée illico sur la scène du Blue Shade, tant pis pour le diplôme de fin d’année loupé une seconde fois, because castagne. Maxie/Matthau ou Charlie/Paul Stewart, familier de Welles, Minnelli, Cassavetes, caméo de Val Avery inclus, proprio du Creole concurrent, indépendant, accessoirement tombeur de la sister aussitôt ? Opération vitale, pacte faustien, chantage d’agression et de vol de recette, traque jusqu’à une maison sur pilotis au bout d’une radieuse jetée à la DarkCity, coup de main d’un muet précédemment lésé lors d’un partage, coup de feu parti en deus ex machina immergé, puis consécration à l’occasion d’un CDI en chansons, les péripéties nous parlent du passé qui ne passe pas, ne s’efface jamais vraiment, appelez cela fatalité, de la seconde chance illusoire, Ronnie meurt dans les bras de Danny, pour un baiser de virginité, pour un peu de bonheur accordé à la prostituée rédimée, du souvenir transcendé par un titre d’antan. Les Jordanaires font les chœurs, Jerry Leiber, Mike Stoller, Fred Wise, Ben Wiseman composent des tubes ou non, Walter Scharaf arrange, harmonise l’ensemble, tandis que la charmante Liliane Montevecchi, danseuse étoile à l’accent français délectable, aperçue dans Les Contrebandiers de Moonfleet ou Le Bal des maudits, se désape de ses bananes à la Joséphine Baker ou Jean-François Davy, bien trop explicites en 1958, par conséquent coupées, désormais réintégrées dans la version remastérisée sur DVD. Carolyn Jones & Dean Jagger, improbables amateurs de sauriens (Le Crocodile de la mort de Tobe Hooper + L’Incroyable Alligator de Lewis Teague), émeuvent, Dolores Hart, candide, pas insipide, en attendant d’entrer au couvent, se trouble à la vue d’une chambre d’hôtel de plan cul, Jan Shepard dorlote son frérot, Vic Morrow joue les frères apprentis gangsters.


Quant au grand Russell Harlan, maître du noir et blanc (La Rivière rouge, Ruby Gentry, Du silence et des ombres) et de la couleur (La Vie passionnée de Vincent van Gogh, Rio Bravo), il éclaire et obscurcit avec brio la maturité acquise au prix d’une perte en replay, sortie la même année que Sueursfroides. Découvrir KingCreole en décembre 2017 donne envie de saluer le chanteur-acteur prometteur, de regretter son parcours à venir, surtout au ciné, cristallisation et caricature du rêve américain, pas étonnant qu’un John Carpenter, observateur sans peur des grandeurs et des inepties de son pays, en vint à s’en faire le biographe télévisé. Disons-le en conclusion : la filmographie prolifique de Michael Curtiz demeure largement à explorer, qui sait à célébrer, à l’instar de cet item-ci, en tout cas irréductible aux sommets en tandem nommés Les Aventures de Robin de Boiset Casablanca, diptyque idem produit par Hal Wallis, même si Elvis donne du kidà Miss Hart, en écho à Bogie & Lauren Bacall chez Hawks. Chaque plan du film, pensé, pesé, superbe et sincère, démontre un vrai regard de cinéaste, n’en déplaise à l’auteurisme franco-français ou anglo-saxon désarçonné par la variété des registres abordés, par le classicisme de caméléon. Homme discret, directif, voire hyperactif, Curtiz signe la moindre image, le moindre visage, hante le décor et les dialogues, nous offre sa vision du monde, technique, esthétique, politique, poétique. Ainsi, ne redoutez pas de fréquenter le cabaret de Mike où se produit le convaincant Elvis ; vous y entendrez de bonnes chansons, vous y verrez une valeureuse distribution, vous apprécierez les deux heures ou presque passées en compagnie de tous ces morts suffisamment vivants pour se rendre attirants, attachants, bienveillants, voire brillants.

      

Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne : Une femme de ménage

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Jero Yun.


Cela commence par un pardon demandé, cela finit par une chanson de karaoké. Une mère s’excuse, s’accuse, une épouse regrette en chansonnette. La même femme, mémorable, impénétrable, relie les deux instants, l’écran noir aux mots désincarnés, le visage en gros plan au micro hygiénique. La voix off et in de Madame B se raconte, nous raconte une histoire d’aujourd’hui, pas seulement en Asie, nous donne à ressentir, à réfléchir, ce que signifie partir, peut-être revenir. Sa trajectoire s’inscrit en rouge sur une carte noire et blanche, parcours du combattant depuis la Corée du Nord vers la Corée du Sud en passant par le Laos et la Thaïlande, accessoirement parcours d’une combattante prête à tout pour rejoindre ses fils puis rapatrier son second mari. Elle-même vendue par des passeurs à un Chinois agriculteur, elle vend des filles aux bars à musique, elle trafique de la méthamphétamine transparente, tant l’exploitation du malheur d’autrui s’appuie aussi sur un échange des rôles, sur un pragmatisme de cynisme, on renvoie vers la démonstration assez convaincante de Ken Loach via It’s a Free World!. Oui, l’héroïne anonyme, dépourvue de prénom, laisse l’humanisme aux humanitaires et la compassion à la victimisation. Elle n’agit pas par malignité, elle survit avec une énergie parfois féroce, par exemple elle déclare sur la route épuisante, à proximité d’une gamine en larmes, que seule une génitrice sait s’en occuper, chacun sa croix et continuons sans en-cas. Sa dureté, sa détermination, sa façon d’engueuler son bon compagnon, qui sourit devant son PC pas spécialement prodigué par le Parti communiste, sa manière d’affirmer que Séoul la rend malade, alors qu’elle y nettoie des distributeurs de boissons, qu’elle déjeune dehors, debout, d’une part de flan avalée à la va-vite d’une main gantée, tout ceci pourrait la rendre antipathique aux adeptes des migrants émollients, de la misère esthétisée, du mélodrame dit social.

Tout ceci, en vérité de caméra portée, nous la rend immédiatement familière, fraternelle, la pare d’une grandeur farouche, d’une résilience de résistance. Les truismes, les trémolos, le Jero s’en contrefiche, il délivre une leçon de géopolitique épurée, dégraissée, désossée, remplie de soleil et de nuit, de clarté, d’obscurité. Formé en France, le documentariste trentenaire sud-coréen ne dirige pas un destin de personnage fictif, en bon petit fasciste de l’imaginaire, de la narration rassurante, y compris dans le pire, dans le confort d’une salle de festival où contempler à l’abri du moindre danger les lointains maux du monde, amen. Au contraire, il carbure à la naturelle dramaturgie du réel, il épouse le parcours de sa muse matérialiste, il en tombe malade, il risque la prison, il paie au prix de la santé, de la liberté, l’épreuve de la réalité, la finalité du film. Ni divertissement décérébrant ni didactisme de manichéisme, son métrage au cordeau, à fleur de peau, dresse à la fois un portrait féminin et un état des lieux planétaire. En soixante-huit minutes, le spectateur européen, occidental, au niveau de vie acceptable, accepté, parvient à saisir l’espace et le temps du récit sur le vif, délesté des œillères du commentaire, du ramage du témoignage. Pas le temps de s’appesantir, pas le temps de pérorer, à peine celui de vivre et de filmer, de filmer la vie au plus près, en sachant lui conserver sa part de mystère, de non-dits, de silences éloquents, de mélancolie polie, jamais obscène, au moyen de ponctuations planantes dues au compo Mathieu Regnault et de déclarations confondantes, évidentes, sur la cruauté de certaines existences, sur l’indifférence qu’elles impliquent, ici et ailleurs.


Parce qu’il nous immerge dans le courant-élan de cette battante obsédante, parce qu’il conserve cependant une distance non plus de bienséance mais d’élégance, cf. ces plans prix depuis une cour ou derrière une vitre, Madame B : Histoire d’une Nord-Coréennes’avère un modèle de regard de réalisateur, une odyssée succincte enracinée dans la synthèse et la diégèse. Rien de spectaculaire, juste la puissance d’évocation de l’annotation, message de paranoïa d’espionnage sécuritaire anti-coco dans le métro, du hors-champ du passé ressuscité par la parole, quand le cadet retrace les odieuses conditions d’interrogation, quand le premier mari se remémore sa détention/isolation. Car le paradis promis se révèle au final une déception de taille, acontrario de l’appartement riquiqui occupé à quatre. Avant de chanter en solitaire ses remords d’amoureuse, la Nord-Coréenne déchante au pays du matin guère serein, au calme de façade, à la géométrie panoramique survolée en hélicoptère, images aimablement fournies par la Seoul Film Commission, placidité pacifique parasitée par un message de souvenir martial au bord de l’hystérie patriotique, méfie-toi toujours du voisin inique et désormais atomique, démocrate américanisé ! Les bons, les méchants, les raccourcis réducteurs, Jero Yun les cède aux aveugles, aux imbéciles, aux fumistes et aux fabricants de kleenex. On se rappelle que Krzysztof Kieślowski quitta le  documentaire pour la fiction lorsqu’il ne supporta plus de voir pleurer les realpeople de Cassavetes, tous ces gens vrais, mensongers, toi, moi, eux, que nul ne saurait confondre avec la majorité d’infidélité de leurs dérisoires avatars au miroir fantomatique, mythomanes assermentés du simulacre généralisé, concurrencés par les spectres d’Internet et de la TV.

En Chine, en Thaïlande, en Corée du Sud, on ne pleure pas, on ravale ses larmes et sa rage, on redécouvre la compréhension, autre nom de la sérénité, de la sécurité, auprès d’un acquéreur travailleur, un brin buveur, flanqué de ses parents octogénaires, on n’obtient pas la nationalité désirée, moins encore les papiers de mariage, le statut de rattrapage. Tout reste à recommencer, tout conspire à nuire aux espoirs de la femme sans nom, de quoi vous faire perdre la raison. Le premier mari, passif, séparé, auparavant surveillé, ne l’oriente pas, le second, réjoui de sa plantation de maïs, ironise en cuisine et avec douceur sur sa situation, les enfants veulent la suivre ou la retenir dans son projet de retour au village de hasard, d’amarres. La déchirure nationale et mondiale contamine cette femme admirable aux actes détestables, au courage intimidant, la divise et l’amenuise, le cinéaste, avec la participation au son et à l’image de Tawan Arun, suspend sa marche tout sauf maoïste, cultive l’expectative et nous prend suffisamment au sérieux, en observateurs adultes, pour se garder de nous refiler une moralité avariée, une connerie de concorde œcuménique avec épilogue de conte de fées. Sa fée à lui, sensuelle et défraîchie, exilée de nulle part, quadragénaire étrangère partout, on voudrait bien savoir ce qu’elle devint, ce qu’elle devient, on voudrait lui dire qu’elle nous ressemble et nous émeut, qu’elle demeure hors d’atteinte sur son chemin peu glorieux, si précieux. Personne ne se soucie de toi ? Pas moi ni ceux qui verront l’opus récompensé, crois-moi. Concentré de désillusions et d’émotions, d’accélérations et de respirations, Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne transcende son « genre », étiquette suspecte, et néantise la bonne conscience ou l’impuissance des reportages télévisés dédiés aux damnés de la dictature, de la mondialisation.


Son protagoniste ne nous attend pas, n’attend rien de nous, pas même notre pitié provisoire ou notre effroi facile. Elle respire, elle inspire, elle mérite mille fois l’empathie mesurée de la caméra, qui la met à nu, la dissimule, lui dresse un écrin d’action. Pour elle, on cède volontiers le ramassis d’insanités déversé tous les mercredis en toute impunité ; pour elle, on vomit la nostalgie nécrophile et on fait caca sur l’art bourgeois infligé aux élites hypocrites, au peuplé paupérisé, spolié de sa propre identité, pensait idem un Pasolini dès les seventies, on se répand en ricanements à l’encontre des bandes supposées engagées commises dans l’Hexagone, notamment celles où s’astique le dépressif-lucratif Monsieur Vincent Lindon. Tu veux voir le monde dans lequel tu vis, dans lequel tu pourrais vivre, dans lequel tu redoutes de vivre un jour ? Va voir comment on vit dans quelques quartiers, pas uniquement sis en banlieue parisienne, va visionner fissa Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne, plus percutant et pertinent que les traités de sociologie universitaire pondus par les doctes experts. Le cinéma du rêve, de la trêve, de l’évasion, de la démission, désolé, cela ne m’intéresse pas, et la pompeuse expression « septième art » me file le cafard. Le cinéma que j’aime, sur lequel j’écris, au présent, pour des absents, s’apprécie populaire et politique, abordable et radical, abstrait et concret, figuratif et défiguré. Le reste, les immondices immenses, mercantiles, auteuristes, je m’en lave les mains, comme la dame à l’initiale lave à la vapeur la corne d’abondance de bureau, elle qui se fout de tes indignations de saison, de tes prix d’occasion.

Outre à nouveau diagnostiquer différemment l’excellence d’une filmographie amie, le film limpide et secret de Jero Yun, co-production franco-coréenne, quelle aubaine, se célèbre également en thriller différé, dédoublé, en film d’amour insolite et presque tragique, en journal intime audiovisuel à la fois personnel et universel. Ne le ratez surtout pas, surtout si vous persistez à croire dans les puissances poétiques du cinéma, dans sa capacité à nous identifier superbement, douloureusement, au sein de sa fragile éternité, de son inaltérable beauté.  


Breaking News : Heroic Trio

$
0
0

Flashspécial : le fin mot reviendrait in fine au ciné…  


En 2004, le cinéma de HK s’invita à Cannes, bien qu’en dehors de la compétition à la con. Sans doute le plan-séquence virtuose d’une fusillade over the top– on peut se souvenir de l’autocarcriblé de balle dans L’Épreuve de force– expliqua-t-il en partie cette présence, alors que Johnnie To s’en étonna lui-même, son métrage s’avérant a priori moins personnel que d’autres titres. En redécouvrant hier en double DVD – seul un module sur Milkyway Image mérite l’attention, et encore –, je pensais à l’immeuble pris d’assaut de Time and Tide, au huis clos d’hosto de Three, aux cellulaires de Connected, à la cuisine du FestinChinois et, dans une moindre mesure, au romantisme de The Killer. Moins lyrique que John Woo, même  si ses braqueurs savent similairement se servir de leurs deux mains armées, moins hyperactif que Tsui Hark, en tout cas à l’écran, moins mélodramatique (un compliment) que Benny Chan, To entendait délivrer une parabole laïque sur le pouvoir médiatique, mais son film paraît bien timoré par rapport à Redacted signé d’un Brian De Palma notoirement épris, lui aussi, des plans qui durent, des effets de « temps réel » transcendé par l’espace-temps du ciné. Breaking News alterne ainsi deux régimes d’images, celles de la pellicule et celles de la vidéo. Aux premières la vérité, aux secondes la manipulation ? Oui-da, et cela nous conduit en bonne logique réflexive à une dimension méta trop pas assez développée : quand un cinéaste se charge du montage des bandes policières, auxquelles il rajoute une musique afin de les rendre davantage spectaculaires – obsession du great show en anglais dans le texte oral –, le scénario collectif adresse un clin d’œil significatif à la position du réalisateur.

Adepte du réalisme, To ne verse à aucun moment dans l’hystérie pyrotechnique, y compris durant deux ou trois explosions générées en numérique. L’unité de temps, d’action et de lieu advient dès l’introduction, ces huit minutes environ de gunfight dans une rue à sens unique, avec une grue prima donna virevoltant de travellings latéraux en mouvements ascendants et descendants. Trois jours de répétition, nous dit-on, on le croit, oui-da. To cherchait à immerger ses acteurs, venus de la comédie ou de la pop cantonaise, dans un sentiment de réalité, de sensorialité, de durée. Il y parvient, il réussit à capturer le regard du spectateur comme naguère Welles au début de La Soif du mal ou Mikhaïl Kalatozov avec Soy Cuba, références incontournables d’ailleurs citées par Jean-Pierre Dionnet déguisé en hôte asiatique. Et les deux split screensrencontrés au cours de la prise d’otage riment avec l’incendie du lycée de Carrie au bal du diable… La « tragédie » politico-policière s’autorise quelques scènes de respiration à base de pétomanie des forces de l’ordre et de fraternité entre braqueurs et tueurs à gages, en cela pleinement inscrite dans une cinématographie qui ne craignit jamais le mélange des genres, l’union des tons, d’où sa vitalité, sa générosité (aujourd’hui, la Corée du Sud prolonge l’héritage). Film énergique et souvent drolatique, Breaking News se garde bien de prendre parti, de verser dans le manichéisme américain. Les flics et les voyous séduisent par leur grâce, tandis que le père célibataire (réjouissant Lam Suet) retenu contre son gré avec ses deux marmots apporte à l’ensemble une jolie touche d’humanité. Le témoignage du policier aux bras levés, à la casquette envolée, charme idempar sa simplicité, son honnêteté, sa manière de néantiser l’héroïsme inoffensif infligé généralement (il sauva sa peau, il élève désormais son minot avec sa femme).


Le trio de To – la belle Kelly Chen, le sympathique Richie Jen, le pugnace Nick Cheung – mène la danse d’une œuvre chorégraphiée, filmée au cordeau par un géomètre travaillant au jour le jour (et sur plusieurs films à la fois !) sur le terrain de jeux géant d’une ville propice à tous les débordements physiques et cartographiques. Car Hong Kong constitue bien sûr le quatrième mousquetaire du thriller, magnifiée en métropole urbaine, malsaine, sereine, bien avant Accident, production itou du sieur Johnnie. Les quatre-vingt-six minutes passent très vite, quand bien même la belle mécanique pourrait parfois sembler tourner à vide, ne pas aller très loin ni très profond, camoufler son manque d’originalité, de densité, sous une forme constamment attractive, inventive. Le buildingde Breaking News, avec ses couloirs – quasiment un sous-genre en soi via le cinéma dit d’horreur japonais – étroits ponctués de plongées, de contre-plongées, de perspectives en entonnoir, de ralentis ravis, guère envahissants, cependant, spatialise la virtualité du murs d’images de la régie policière, chaque appartement, dont ceux aux occupants piégés, littéralement, lestés de grenades, bigre, reproduisant-correspondant à un écran de surveillance et/ou de diffusion. En effet, à l’heure d’Internet, la guerre des polices (départements indépendants) et des gangs devient en outre une guerre des images, la mise en ligne d’un repas tranquille déclenchant la délicieuse réplique (en sus musicale, petit air chanté enjoué inclus) de la capitaine psychorigide faisant fissa distribuer des paniers-repas aux hommes en uniformes et aux journalistes agglutinés alentour. Breaking News se termine par une course-poursuite en fourgon et moto à la Chasse à l’homme, notre braqueur avant tout victime de son cœur (d’artichaut), avouant volontiers qu’il donnerait le premier rôle à la fliquette menottée (et semblablement single) dans son propre picture sur le point de finir en fondu au noir définitif.

Entre les deux morceaux de bravoure, équivalents dans le temps, de l’intro et de la coda, l’opus de Johnnie To nous remémore un Fritz Lang – surtout celui du Testament du docteur Mabuse, voyeur démultiplié à l’instar du Tony Montana de Scarface– réinventé par la légèreté ludique du stakhanoviste To. Contrairement à celle d’un Ringo Lam, je renvoie vers Full Alert, la violence de Breaking News ne se caractérise pas par sa nature adulte, voire SM, et le comptage des cadavres discrets n’occupera pas longtemps l’esprit, tel le film lui-même, au final très habile divertissement intelligent bien plus que charge philosophique à la Platon sur les illusions et les désillusions d’hommes et de femmes enfermés dans leur avatar chinois de caverne grecque. Je ne répéterai pas ici ce que je pense de Johnnie et de son pitoyable Three, je me contenterai de recommander le visionnage de son ouvrage élégant, amusant, constamment rythmé, maîtrisé. Certains préféreront la folie ou la calligraphie des années 80, lorsque le cinéma hongkongais brillait à l’étranger, on ne le leur reprochera pas, d’autant plus que ces itemsbien-aimés participèrent de notre admiration pour une industrie immédiatement amie, peuplée de francs-tireurs et de gens sans peur, ouverte sur des univers inégalés, à l’exotisme heureusement familier. Néanmoins, Breaking News mérite largement le détour (mortel), la redécouverte tout sauf suspecte, et il demeure assurément l’un des fleurons de la filmographie disons graphomane de Mister To. Treize ans après, je vous conseille par conséquent sans peine d’aller courir dans les rues de HK avec Kelly, Richie et Nick (mentionnons l’aimable caméo de Simon Yam) à la poursuite de leur réputation, de leur renommée, de leur salut professionnel, corporel et inextremis amoureux.


Ultime ironie du métrage : il se conclue par un double échec d’échange de rôles, improvisation létale et neige cathodique – là-bas ou n’importe où, le scorpion ne saurait se prendre pour une grenouille, et inversement. Johnnie To, réalisateur rieur au cigare de stratège, se marre de sa moralité, en propose l’exact contraire avec son film délicat, pas didactique, fougueux, un peu creux et ingénieux.      
    

L’Ange bleu : Le Bateau d’Émile

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Josef von Sternberg.


Marlene Dietrich & Sternberg, bla-bla-bla. Que cela plaise ou pas, on ne va pas parler de ça, on va parler de cinéma, écrire sur le film, laisser à autrui le mythe miteux et la place sous le lit, celle qu’occupe à l’identique le lycéen fétichiste et fantaisiste, voleur de petites culottes à Lola Lola (une femme allemande, affirme Fassbinder), pas encore à Madonna, ni à la danseuse gracieuse, presque homonyme, de Jacques Demy discrètement gayfriendly. Que (re)voir dans Der blaue Engel en 2017 et en ligne qui vaille la peine, qui mérite quelques lignes ? En vérité je vous le dis depuis ma subjectivité, tout se joue durant le quart d’heure d’exposition, conclu par un funeste fondu au noir, où le cinéaste revenu des États-Unis puis vite reparti, merci aux nazis, relit Le Cabinet du docteurCaligari et use du son en virtuose. Mate-moi l’architecture de cette masure, avise cet avatar de Faust au sortir du plumard, servi par une domestique aussi mère épuisée que la maman de Elsie dans M le maudit. Immanuel ou l’apprenti sorcier vieilli, décati, sur le point d’être ainsi dénommé par le prestidigitateur de malheur sur scène, à l’ultime scène. Exit Marguerite, bye-byeà la quête foutrement infernale du Savoir, bienvenue à la morue (je cite MD elle-même) marinée, à son érotisme de bidet (ustensile usité par Stefania Sandrelli dans l’autrement plus excitant et poignant La Clef de Tinto Brass), de bas mal lavés, à la découverte tardive de sa quéquette par un émule de Mallarmé, pareil prof de province pris par un con par ses sauvageons tandis qu’il leur vantait les beautés de l’anglais (Hamlet, ici, et son fameux monologue de morale kolossale).


Flanqué de deux dramaturges obscurs, en tout cas de ce côté du Rhin, Sternberg ne se contente pas de transposer Goethe, de renverser l’argument terme à terme – l’innocence féminine et l’idéalisme masculin versus la sexualité volage et l’appétit terrestre –, il donne à entendre peu avant Fritz Lang, similaire sorcier sonore, le sifflotement de bonne humeur (Peter Lorre, encore), le silence d’un oiseau mort (cramé au four quasiment crématoire), la sonnerie d’un établissement scolaire (Vigo revisité) ou d’une horloge teutonne, cortège religieux inclus, le bruit d’un type qui se mouche, le chant d’un chœur (angélique) hors-champ et plus tard toute la tapisserie acoustique du cabaret, brouhaha au sifflet coupé par une simple porte (de vaudeville dépressif) fermée, claquée (comme le chapeau, comme le clownencore plus triste que chez Fellini en mode nécrophilie ou Jerry Lewis aux alentours d’Auschwitz). Et si tout ceci ne te suffit, spectateur d’hier guère rassasié de muet, spectateur d’aujourd’hui abreuvé de cacophonie, tu entendras itou un matou dans une ruelle empruntée au Golem et une corne de brume (voire une cheminée de bâtiment marin) sous peu promise à un bel avenir dans le réalisme supposé poétique (voix du destin, horizon brumeux, départ vers nulle part, j’en passe et des pires). Certes, le symbolisme scolaire s’assume – ah, la mine de crayon cassée, oh, l’auguste itératif – mais la satire, en surface démonstrative et misogyne, sait conserver son mystère et son humanité. Pas de « femme fatale », camarade, et notre Josef saura mettre à sa sauce singulière cette figure hollywoodienne de polar puritain, invention désormais caduque à l’heure statistique et ministérielle des « violences faites aux femmes » (une femme peut s’avérer aussi salope qu’un mec, vive la parité, elle décède cependant plus grandement sous les coups de son relou, époux ou point, voilà l’unique fatalité, au sens de létalité, qui existe).


Oui, l’ami(e), tu peux préférer l’exotisme colonialiste de Cœurs brûlés, l’espionnage expressionniste de Agent X 27, le train méta de Shanghai Express, le dévouement domestique de Blonde Vénus ou le SM ironique de L’Impératrice rouge (relisez-moi, please), car L’Ange bleu, peu importe la légende, la doxa, mon point de vue paradoxal, n’appartient pas à Marlene, alors brune, pas spécialement mince ni évanescente, a contrario de sa persona dans La Femme que l’on désirede Kurt Bernhardt, superbe prédécesseur loué par mes soins. Non, il revient à Emil Jannings, le portier du Dernier des hommes, l’hypocrite de Monsieur Tartuffe et le Méphistophélès de Faust, une légende allemande, trio très beau de Murnau, accessoirement le récipiendaire d’un Oscar pour Crépuscule de gloire de… Sternberg. Sans lui, et sans l’ensemble de la distribution, notamment Hans Albers, Mazeppa d’opérette à défaut de baron Münchhausen (je renvoie vers Josef von Báky), le sarcasme dominerait, heureusement son talent évident, son art de la nuance, de l’outrance du petit-bourgeois si sûr de lui, de son statut, de sa vertu, mûr pour la culbute et la chute, transcende le synopsis moraliste, sinon moralisateur, n’en déplaise à un second Joseph, Goebbels, par ailleurs proche de l’acteur, le hisse vers La Tragédie d’un homme ridicule, me souffle le surfait Bernardo Bertolucci. Continuons dans les correspondances, que nul ne semble voir, aveuglé ou amnésique : ni La Femme et le Pantin (la version de Duvivier avec BB, pas vu celle de Sternberg avec Marlene) ni La Femme du boulanger, L’Ange bleu ne comporte aucune « perversité » sexuée, « genrée », pas plus qu’un choc de générations (Lola Lola appelle son mari démuni, groggy, « le vieux », soulignant la différence d’âge des enfantillages).


Par contre, le milieu dessiné avec doigté, sinon haute précision, ainsi que toute la scène du repas de noces annoncent Freaks de Tod Browning, semblable variation sur le thème (t’aime) de la Belle et la Bête (traduction moderne = l’enfer du couple), juste avant la zoophilie lyrique de King Kong (la « poule » et son « coq » roucoulent-évoquent le sort atroce de la trapéziste Cléopâtre in fine transformée en gallinacée, remarquez également les volailles liminaires, l’œuf à la coque du début et l’œuf écrasé sur la tête de la fin, bel exemple de « métaphore filée », olé). Si l’auteur de L’Inconnu portraiturait sa Monstrueuse parade avec une patente empathie, le faux noble se moque en douceur, sans rancœur, de ses misfitsà lui, minables et néanmoins très fréquentables, bien plus que les fils de notables ou les lèche-bottes aryens (corrigés à la nuit tombée, sous les draps, visez-moi ce spectre mural à la Nosferatu) formant le bataillon (d’exécution) des lycéens, hein ? Homme de huis clos au carré (physiques et psychiques), encastrés dans l’écrin de sa caméra – et le cinéma lui-même relève de la caverne, platonicienne ou non, de la crypte climatisée –, Sternberg va et vient entre la mansarde, le bahut, le bouge, la mezzanine et la cave (topographie furieusement freudienne). Il questionne à son tour la normalité, non plus celle du corps organique mais social, la beauté, non pas celle de la statuaire mais de la chair. Dans le roman homonyme du frérot Mann, coopté en co-scénariste guère fidèle à sa création, l’épilogue ressemble à un retour à l’ordre moral et policier, avec couple d’amants dénoncé par l’étudiant (pas de Prague, pas loin). Ici, la seule échappatoire du solitaire s’intitule folie, camisole à la Cesare comprise, puis décès dans sa salle de classe, retrouvée au sein d’un ballet d’ombres et de lumière de lampe électrique, aimablement fourni par un veilleur de nuit boiteux, malheureux !



Et peut sonner le glas du début des cours dans la pièce déserte, le professeur inanimé accroché à son bureau tel un capitaine vaincu par la tempête (dans son crâne, ses testicules) à son bateau. Le cinéaste duplique un travellingarrière tandis qu’il se servait d’une grue dans l’antre-utérus, Jannings aux « premières loges » du spectacle musical mis en abyme, en surplomb d’une proue de femme à poil. La bouée de sauvetage – Sternberg, maniaque du détail, décuple l’acuité du cinéphile – porte la double mention GALATEA HAMBOURG, mon amour. Rath, nouvel Ulysse dans les filets (littéraux, cf. son arrivée au cabaret) de sa sirène sur le retour, usagée, à peine bonne pour des puceaux, des puritains, reproduit (et déforme) dans la diégèse le rapport (esthétique, intime) entre Marlene & Sternberg. En réalité, on le sait, la future (aux USA) Miss Dietrich existait avant son auto-proclamé Pygmalion, existera ensuite, notamment inoubliable selon Welles (La Soif du mal). Pour créer une créature comme Marlene Dietrich, il faut être deux et plusieurs, directeur(s) de la photographie (Günther Rittau, au boulot sur Les Nibelungen, Metropolis, Asphalt + Hans Schneeberger, collaborateur/compagnon d’une certaine Leni Riefenstahl, s’y collent), maquilleur, costumier, parolier, il faut une volonté, une clarté, une efficacité. Lorsque son corps (ou son époque) trahira l’aimable actrice-chanteuse-résistante-amante, elle agira tel l’enseignant repentant, choisissant son lieu de travail pour sépulture, elle se terrera dans son appartement parisien, ermite cosmopolite au luxe de légende. Tout le monde, lucide ou stupide, rêveur ou songeur, finit un jour par se faire rattraper par la réalité, même dans les films, et surtout en 1929 vers Weimar.


Je n’ignore pas que Sternberg, Juif d’Autriche issu d’une famille modeste, se refusait à accorder à son film, à sa filmographie, une quelconque patine politique. Il n’empêche que L’Ange bleu, une quinzaine d’années avant Panique, accompagne le martyre laïc (et davantage drolatique) d’un marginal, d’un gars traité par écrit (et jeu de mots sur son patronyme) de « rat » (ou « ordure », suivant la traduction), mot molto connoté en Allemagne à partir de 1933, vous savez bien pourquoi. La crise économique plane en spectre au-dessus du métrage, et l’anachronisme du pogrom pareillement. Je ne dis pas que L’Ange bleu préfigure (ou défigure via un maquillage de plaisantin sinistre) la Shoah, je ne vais pas jusque-là,  je ne me prends pas pour un suiveur de Siegfried Kracauer qui sentait les miasmes de l’hitlérisme à peu près partout, et surtout dans l’asile hypnotique de Robert Wiene. Il demeure que le personnage de Jannings réinvente le motif du bouc émissaire biblique, que l’acmé méta (Emil humilié par Marlene, supplanté par elle, son rival envieux, amen) du dernier numéro, avec populace en liesse et gratin outré, à l’occasion du scandaleux revenu à la maison, au village, rime vraiment avec son homologue dans Carrie au bal du diable(la vierge rouge se suicidera idem, après avoir crucifié sa maman-marâtre au moyen de couverts en l’air). « Ils vont tous se moquer de toi », prédisait la génitrice rousse à sa « traînée » atteinte de féminité : dans L’Ange bleu, tout le public, des deux côtés de l’écran, se fout du prof et malgré tout compatit, en partie, non par solidarité masculine (quoique), résumée dans le laconique « Tout ça pour une femme » du (médiocre) magicien misogyne, touchante tape sur l’épaule entre potes, plutôt par conscience historique, allez.


Le naufrage individuel, de classe, de mascarade, présage une immense noyade, nationale et mondiale, que Visconti analyse avec pertinence et beaucoup (trop) de psychanalyse dans Les Damnés, où Helmut Berger « profane » l’icône hétéro-homo en travesti maudit à la Portier de nuit. La chansonnette de Friedrich Hollaender se montre mensonge et stratagème, Lola Lola ne sachant pas aimer (sait-elle baiser ?), pas enfanter, sa patrie sur le point d’engendrer un régime de haine monumentale. Et si, au lieu de lui reprocher sa dévalorisation de l’éducation, son dénigrement des juvéniles élites, les chemises brunes détestèrent L’Ange bleu pour sa pédagogie implicite, sa clairvoyance d’inadvertance ? Et si, par-delà la panoplie de la promiscuité sexuelle polyglotte (Albers de fend en français d’un délicieux « Au revoir mon petit cochon » adressé au gras directeur, avant de rebrousser chemin fissa en voyant arriver Marlene D.), matinée de bière et de moralité germaniques, ils surent y percevoir leur propre insanité-destinée-criminalité ? Questions bien sûr sans réponses et hypothèses pas tellement gratuites, puisque L’Ange bleu (me) parle aussi de ceci, puisqu’il parvient à capturer quelque chose du climat très particulier de l’air du temps d’alors, y compris à travers le décor outrageusement de studio de la UFA. Oui-da, derrière la banalité inoffensive (sauf pour les imbéciles, même attachants) de Lola Lola s’aperçoit déjà la mélancolie mortelle de Lili Marleen, derrière le fumet à miroirs de cosmétique et de sperme (le métrage en film de chambre à coucher, en kammerspiel de puberté, adolescente ou différée) se suppute l’odeur des cendres, des ruines. Le sens du détail de l’artiste Sternberg va bientôt se voir supplanté par tout sauf « un détail de l’Histoire » (copyright frontiste).




L’Ange bleu nos conte une manie, une asphyxie, un suicide passif – en cela, il nous raconte une histoire allemande, une histoire de l’Allemagne, depuis le romantisme assumé de l’introduction jusqu’au sentiment de déréliction de sa coda de cadavre (de la culturelle officielle, superficielle, rationnelle). Le (mélo)drame d’Immanuel excède sa petite personne, sa tragi-comédie de poche et de cirque, il débouche sur autre chose de bien plus inquiétant et troublant (retour à Goethe, à Murnau) qu’une « artiste » de music-hall baladée entre les bourgs, peut-être à Berlin, il immortalise la nuit de l’âme qui nous horrifie, nous excite, nous séduit, nous détruit, pas uniquement là-bas, pas seulement au presque mitan du siècle dernier. Avec sa réalisation au cordeau, ses faces à la Otto (Dix), son naturalisme d’ivrogne et son onirisme de voiles ou d’étoffes, l’opus pionnier de Josef (von) Sternberg (aristocratisation per se, pro domo) transcende son récit de roman-photo et peut s’apprécier en cérémonie secrète prophétique. Chaque prestidigitateur vous le dira : pour détourner l’attention de la manipulation (sans malice, de complices), rien ne vaut une femme attirante (critères collectifs discutables). Avec L’Ange bleu, Sternberg réussit son film et une sorte de tour suprême, nous faire croire que l’on assiste à une farce psychologique, pathétique, quand on devine vite le filigrane des flambeaux pas beaux. Bob Fosse, brillant dans l’autofiction de Que le spectacle commence, se planta péniblement en adaptant le Cabaretde Christopher Isherwood (Liza ou Marlene ? Par pure courtoisie, on n’optera pas).



Environ quatre-vingt-dix ans après sa sortie retentissante, pour des raisons insuffisantes, aux allures de malentendu persistant, L’Ange bleu persiste à receler un charme d’obscurité, à laisser envisager dans son apparente placidité comme une danse de mort bien réelle, signature d’une aliénation élargie aux dimensions d’une nation et d’une planète. Voici où réside son érotisme morbide, voici le vrai visage (pour votre serviteur) de l’ange luciférien dissimulé entre les plans, en filigrane de la riche et simple trame. Film faussement érotique et naturellement politique, l’ouvrage méritait sa redécouverte, sinon sa restauration, et il écrit autant le passé, le présent et l’avenir de son temps, de son pays, de notre Europe et du cinéma adulte, art d’illusion, de désillusion (tomber amoureux d’une photo, tomber de son piédestal mégalo) de captifs volontaires et de déesses suspectes, façonneur de fantasmes et d’erreurs, de matrices autarciques et de pythies un peu putains. Revoyez L’Ange bleu, avec ou sans cavalier d’école (Der blaue Reiter), il devrait vous éclairer sur une ère et des mœurs plus que sur une actrice et un réalisateur, au demeurant duo de (grande) valeur.  

  

Cadet d’eau douce : Mississippi Burning

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Chas. F. Reisner.


Dans cette fable aimable sur le capitalisme et la paternité, le corps atone de Keaton étonne, détonne, cartonne (et chantonne !) – Buster ou celui que l’on attend, que l’on rate, qui tombe, qui s’échappe. La dualité contradictoire du film et de la figure se lit dès le surnom devenu prénom : faire exploser/faire banqueroute. On le sait, Steamboat Bill, Jr. ne devint guère un blockbuster, il parapha plutôt le naufrage de la boîte de Buster, bientôt suivi de son embarquement de régiment à la MGM. Suicidaire, le Buster, surtout durant la célèbre cascade de coda ? Peut-être, en tout cas assurément destructeur, via un argument de fils prodigue (ou presque) revenu délivrer (outillé, déguisé en boulanger) son papounet emprisonné, le soustraire à une tempête possiblement biblique, pensons à la Jezabel de Las Vegas affrontée par le siner Santoro dans Snake Eyes. Reisner, collaborateur de Chaplin (il jouait itou dans Le Kid), signe un ouvrage en partage, le casse-cou impliqué jusqu’au cou et prêt à se rompre le sien en folie de snuff movie, car du rire au drame, un seul changement d’échelle suffit, passage de la chute en plan moyen au gros plan de la face souffrante (je paraphrase Chaplin). Quelque chose de la joyeuse sauvagerie d’un Bill Burroughs irrigue le déluge final, qui atomise la cité du friqué, qui réunit in extremisles principaux protagonistes, en sus d’un type en soutane en prévision de l’union des rejetons. Ceci explique, en partie, l’échec de Cadet d’eau douce, pas si doux ni tendre envers la civilisation à la mode américaine, vrai-faux western (la gare au départ, le shérif à étoile) et chant du cygne d’un artiste incassable, disons rétif au mélodrame démocratique (ou démagogique, selon la perspective) du futur dictateur dédoublé.


Keaton déconne en athlète-géomètre au cœur d’un film millimétré, entièrement tendu vers sa propre ruine. Il cadre et surcadre son désastre instantané, sur le point de couler les Artistes Associés bien avant le révisionnisme et la mégalomanie d’un Michael Cimino. Solaire et funéraire, marin et terrien, boueux et gracieux, Cadet d’eau douceéclabousse deux « hommes de couleur », quand le père confond le premier, dos tourné, avec son fiston, gagdésormais prohibé par le politiquement correct, quand un second s’effraie d’une apparition sous-marine nocturne. Le petit homme blanc au visage pâle, volontiers estampillé lunaire, demeure (avec Bogart) un maître de l’understatement, du laconisme (un comble au temps du muet), de l’immobilité mouvementée. Si la caméra ne bouge pas, ou peu, à peine un panoramique ou deux, si la frontalité du théâtre se voit mise en abyme dans ce qu’il reste de l’édifice, se vérifie dans la cabine, dans le commissariat, la silhouette fluette ne cesse de s’agiter, de danser, de s’avérer sauveuse en série, eh oui. Moustache arrachée, béret conservé, uniforme choisi par sa dulcinée, par ailleurs fille du magnat hilare, Buster se démène et ne cède rien, ni au communisme bon teint de son rival enrichi, ni au surréalisme inoffensif de Harold, Laurel, Hardy et compagnie. Roseau pascalien adepte de la bouteille bukowskienne, le clownpas encore triste de Sunset Boulevard et des Feux de la rampe organise méthodiquement une mise à sac, une mise en film, une métaphore autobiographique, salut d’enfance au pantin sinistre (on pense à Magic) inclus. Amusant, émouvant, inquiétant, son Steamboat Bill, Jr. nique le petit Mickey de Disney, rétablit une manière de justice divine (ou d’écologie spectaculaire en avance sur notre dépressive modernité) et trace sa route en aristocrate de la comédie insolente, enivrante.


Au bord du centenaire, ce cadet-là continue à emporter dans son élan marrant et méchant, tendre et résilient. Ne refusez pas d’écouter le ukulélé, même cassé, grimpez vite à bord du lit mobile (en compagnie du Pierre Étaix du GrandAmour) et laissez- vous charmer par ce sourire suggéré, esquissé, deviné, celui d’un réalisateur adorateur de la fureur (humide ici, méta dans Le Mécano de la « General ») et des –acrobaties-cartographies de calligraphie, ce qui nous projette en Asie, au pays reconnaissant (son génie « maudit ») d’un certain Jackie Chan, idem ivre maestro (drunken master) à présent réinventé en anti-héros poignant, prix du corps soumis au poids des ans autant qu’à l’envers du décor, à l’approche de la mort… 
   

Heli : From Hell

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Amat Escalante.


Comme Irréversible, Helicommence par la fin, plus exactement par le milieu ; comme Irréversible, il s’apparente à un voyage au bout de la nuit vers une possible lumière. Les deux films s’achèvent sur deux femmes violées, allongées, ensommeillées, mais l’Alex de Noé ignore encore l’enfer qui l’attend, tandis que l’Estela d’Escalante cherche à l’oublier durant une sieste sur canapé à côté d’un bébé (son neveu), à peine troublée par un souffle d’air venu d’une fenêtre aux allures de cellule. Depuis la chambre, on entend les ahanements des amants-parents, peut-être réconciliés, en tous cas réunis au lit, après la justice expéditive, définitive, en steadicam et surcadrage en mode La Prisonnière du désert, de Heli parti venger sa sœur mutique et néanmoins dessinatrice (de plan éclairant). Au début, donc, une camionnette transporte le protagoniste groggy et le flic naïf en plan-séquence en direction d’un pont de pendaison. Une heure plus tard, le cadet délesté de la came volée à l’instructeur dealer déguisé en Rambo anti-narco subit une secouante séance de torture fatale, sur fond de jeu vidéo d’arène romaine. « Ça pue la crevette cramée ! » se marre le bourreau ado, en parlant du pubis brûlé (en VFX, ouf) – dans la cuisine, sa mère se tait, dans le séjour, ses potes se défoncent ou filment la scène afin de fissa la mettre en ligne sur YouTube. Notez itou que le pendu auparavant déjà bien battu reçoit dans le dos une longue série de coups assénés avec une sorte de large palet en bois, de quoi lui casser la colonne vertébrale presqu’aussi vite que le type militarisé des Stups locaux craque le cou du chiot offert par son amoureux à la sister, « canicide » bis très rapide à réjouir le Patrick Bateman de Bret Easton Ellis (relisez American Psychoà Mexico).


Pourtant, Heli ne succombe pas alors à l’auteurisme poseur d’un Thomas Clay (le raté The Great Ecstay of Robert Carmichael) ni au didactisme kolossal d’un Michael Haneke (l’inutile Funny Games), moins encore au manichéisme hollywoodien ou au formalisme européen. Si, au cinéma, la violence ne saurait exister, si apparaît seulement sa représentation, la puissance et la pertinence des images dépendent du regard du réalisateur, pardonnez-moi ou pas un tel truisme. Amat Escalante non seulement sait se servir d’une caméra, il parvient en outre à dire trois ou quatre choses sur son pays, sur ses compatriotes, sans s’adresser à un public de festivaliers (ou à un jurycannois, qui lui refourgua un prix en chocolat de mise en scène, pléonasme minable), sans volonté régressive d’agresser en vain le spectateur mateur. Réduire Helià un avatar latino, insitu, du rape and revengeétasunien ne signifierait rien, reviendrait à de la myopie carabinée. Avec son prénom de prophète (doté d’un h, précise-t-il à la sondeuse d’exposition), l’ouvrier de chaîne automobile roulant à vélo (bientôt à plat, la roue et le cycliste) ne se rêve pas en Bronson et Escalante laisse la jungle urbaine et les contre-plongées wellesiennes au « pervers » Michael Winner. Son métrage se caractérise au contraire par un surprenant climat de douceur, de torpeur, en partie dû au lieu (solaire, lunaire, vert) cartographié dans tout le cadre. Selon Dumont, le désert US de TwentyninePalms recelait une menace indécise, produisait une sensation anxiogène : dans Heli, il faut craindre a contrario le huis clos, l’espace resserré de la maison où vivre à cinq, puisque le père célibataire, idem employé du constructeur sous-traité, possède son fauteuil sans s’y prélasser, hélas, dégommé par les mecs en cagoules de l’unité d’élite portés sur l’autodafé de produits illicites pour le miel des officiels.


Film violent, plaisant, assez captivant, Heli sait réserver au hors-champ la plus pérenne des violences, celle, sexuelle, qui s’abat sur une jeune adolescente elle aussi en uniforme et en formes propres à émoustiller les émules de Humbert Humbert (l’IVG viendra après, assure la doctoresse point vénale). Un peu Lolita, Estela ? Plutôt étoile (de voûte en effet étoilée, placide, inaccessible) d’espérance, de résistance, de résilience au sein d’un univers trivial, drolatique, laïc (en dépit du grand crucifix aperçu dans l’antre des tortionnaires se souvenant de l’Inquisition, du petit accroché au rétroviseur de la bagnole de Beto), à la banalité maléfique (et inversement), à la tendresse implicite. Car Heli, sa femme, sa sœur, son paternel à la radio, son Santiago de marmot, s’aiment et se font aimer (de nous), ils ne s’avèrent jamais silhouettes anémiques ni supports à idées, Dieu merci. L’une des scènes les plus réussies se situe dans un habitacle nocturne, quand l’inspectrice Maribel se déboutonne et offre au jeunot (auquel se refuse son épouse éloignée de ses amies, de sa famille, de sa ville, proche d’une gynéco réconfortante, d’une voyante pas marrante) sa poitrine à la Russ Meyer. Cela pourrait sembler salace et racoleur, ceci coule de source et s’articule à l’ensemble précité (la policière solitaire aime à sa manière, avec ses moyens), illustre une générosité incestueuse à la fois triste et radieuse. Heli, heureusement pour lui et sa Sabrina, ne consommera pas, ne signera pas la déposition visant à incriminer son ancêtre suspecté de complicité dans le trafic de coke. L’honneur, la réputation, la collaboration, les animaux s’en foutent, surtout le bovin cornu au fond de son puits parsemé de neige à sniffer ou l’invisible puma possible bouffeur de la dépouille abandonnée du géniteur.


Ici, un JT de têtes coupées (elles appartiennent aux agresseurs, eux-mêmes victimes d’un gang guère magnanime) côtoie une fête foraine et sa grande roue verdâtre, sur laquelle se désoler d’un licenciement de maladresse à l’usine, sur laquelle rejoindre Morphée, merci à l’inconscience de la petite enfance. Dans Heli, la vie ne s’arrête pas, elle continue malgré ce qui la détruit, elle ne verse pas dans le pathos, elle n’abdique pas son éros, désir de (sur)vivre et de baiser, amoureusement, au risque d’un second enfant, tant pis pour le manque d’argent. Film lumineux et gracieux, financé par du fric français (la société Le Pacte, le CNC, inattendus remerciements à Jean-Claude Carrière inclus + traduction du script par le Henri Béhar de Starfix !) et totalement enraciné dans sa culture, dans sa psyché (le scénariste-cinéaste, trentenaire formé en Espagne et à Cuba, se co-produit flanqué de l’ami Carlos Reygadas, qu’il assista sur Bataille dans le ciel), Heli séduit par sa modestie, sa simplicité, sa capacité à surmonter l’horreur, à dépasser le malheur, à les intégrer à une cosmogonie matérialiste, sensorielle et sensuelle, parsemée de chiottes à la turque, de manuel scolaire sentimental, de seins féminins au shampooing, de tankà la Tian’anmen, de cactusencaissant des coups de gros couteau, de purification de profanation. Adieu au misérabilisme et bienvenue au réalisme, à une forme suffisamment sûre d’elle-même pour pratiquer les ellipses temporelles et les effets de temps réel, inscrite dans un sillage sachant depuis longtemps, même à présent, délivrer des œuvres à la fois radicales et ludiques, empreintes de religion et de déréliction, associant mortalité et vitalité (cf. ma prose à propos de Alucarda, la hija de las tinieblas, Después de Lucía, Tenemos la carne).


Avec ses élégantes inspirations de réalisation (beau mouvement arrière en grue ascendante laissant Sabrina seule dans la nuit, sur le seuil du foyer dévasté, ensanglanté), avec son irrésistible justesse d’interprétation (mentions spéciales à Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda González, trio recruté par le frérot Martín Escalante, auteur itou du making-of), avec sa direction de la photographie évocatrice (allouée à Lorenzo Hagerman, venu du documentaire, au boulot d’électro sur Amours chiennes), avec son argument désolant et stimulant écrit à huit mains (dont Gabriel Reyes, mélomane en caméo d’Omar de polar), avec sa chanson d’amour seventiesde générique pas une seconde ironique, un brin schizophrénique, Heliaccumule les qualités, pourrait rimer, allez, en écho aspectaculaire, apaisé, disons optimiste (en dépit d’une tentative d’étranglement sur sa moitié, du cercle « vicieux » de la violence in fine bouclé), avec Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, le magnifique cauchemar désespérément désespéré de Sam Peckinpah, similaire film d’amour sudiste doublé d’une réflexion en action(s) sur la violence et son spectacle (de décapitation). Le cinéma, afortiori en cette période dite festive, familiale, n’existe pas pour endormir, pour ramollir, pour rassurer, pour capitaliser au moyen de « comédies romantiques » cyniques, de pères Noël obscènes et de racailles de Jedis, il doit nous confronter (catharsis tragique, romantique) au meilleur et au pire de nos âme, corps, espèce, société, afin de nous convaincre par l’énergie, la densité, la plénitude et pourquoi pas la béatitude, de persister un jour de plus (une séance supplémentaire) dans l’anti-paradis de nos vies, en Amérique du Nord « méridionale » et partout sur la planète. À ce jeu sérieux, exercice existentiel, esthétique et politique, Heli gagne à chaque instant/plan, invite à découvrir le reste du travail de l’aimable et brillant Amat Escalante.


Outrage : Assaut

$
0
0

Beauté(s) de la série B – à propos d’Ida Lupino (I)…


Quand on ne possède pas d’argent, il faut avoir du talent. Actrice attachante, notamment chez Hathaway (Peter Ibbetson), Archie Mayo (La Péniche de l’amour avec Gabin), Nicholas Ray (La Maison dans l’ombre), Aldrich (Le Grand Couteau), Peckinpah (Junior Bonner, le dernier bagarreur) et… Peter Falk (Columbo), Ida Lupino se réinventa scénariste-réalisatrice-productrice indépendante via sa société The Filmakers, placée sous l’égide de la RKO. Accompagnée de son mari Collier Young, le créateur de L’Homme de fer, et du producteur-auteur Malvin Wald, connu pour La Cité sans voiles, elle dirige un film court et dense, modique et riche. En 1950, on ne saurait prononcer le mot rape, en tout cas, pas au cinéma. On utilise par conséquent l’euphémisme policé, sinon policier, de criminal assault et sa variante évocatrice, vicious. Outrage, titre explicite et francophone que le distributeur hexagonal du Casualties of War de Brian De Palma réutilisera longtemps après, au pluriel, idem pour un mélodrame sexuel davantage martial, certes, Vietnam oblige, dresse un portrait de femme à dimension sociale. Il s’agit aussi et surtout d’une œuvre de résilience, sur la seconde chance, sur l’Amérique abîmée, en fuite du côté de L.A., finalement purifiée par la Prairie et pourquoi pas par la foi, en Dieu, en soi. Cela semble beaucoup a priori et ceci ne s’embarrasse jamais d’ironie, de second degré, de distance complice, maux idiots de notre médiocre « modernité » souvent désolante. L’opus séduit ainsi par son absolue sincérité, quitte à se tenir parfois au bord du risible. Bien sûr, l’ombre colorée de Douglas Sirk plane sur ce descriptif intuitif et désenchanté du mode de vie américain, féminin, mais Ida Lupino ne pratique pas vraiment l’amertume sucrée de l’exilé, maître du conte de fées critique.

Elle sait cependant, du même élan, dépasser la façade du confort consumériste et de la tranquillité embourgeoisée des fifties, dévoiler le mal dans sa banalité, l’attribuer à une époque coupable de négligence, double sens, généralisée. Dans Outrage, une jeune femme salariée, sur le point de se marier, de devenir mère et propriétaire, amen, voit son avenir invalidé, son présent amputé par un traumatisme à la fois dans le champ et invisible, puisque la caméra s’élève sur une grue gracile au-dessus d’un bâtiment industriel. Le violeur porte une balafre au cou, il tient un snack, il essuie une tasse avec une insistance presque obscène, on sait ce qu’il va faire et on ne se soucie guère de ses raisons, de son parcours par la suite, in fine arrêté because braquage à main armée. Ida Lupino se focalise sur la psychologie comportementaliste de la victime, pas sur celle du criminel, ce qu’elle fera trois ans plus tard avec The Hitch-Hiker. À sa manière film noir et film à la Fritz Lang, en Allemagne ou aux USA, depuis l’ouverture de polar nocturne et géométrique jusqu’au lyrisme de renaissance de l’épilogue, en passant par la simplicité du récit, du regard, dans leur cartographie d’une Americana autant infernale qu’édénique, Outrageétudie les mœurs au lieu de s’attarder sur l’horreur (vaderetro Winner ou Noé), analyse avec sensibilité, subtilité, la solitude soudaine d’une petite princesse aussitôt transformée en paria souillée, d’une girl next doorpour laquelle, désormais, traverser sa rue ou se rendre à son boulot de bureau, sans même prétendre croiser son furieux fiancé, s’apparente à un calvaire intérieur, à un parcours de combattante impuissante. Et contrairement aux assertions d’un Richard Brody, récidiviste dans sa perspective faussée de la Fémis, au sujet de la supposée « culture du viol », invention de sociologues US en période de paix bien que réalité parcellaire en temps de guerre, revoyez par exemple La ciocciara de De Sica ou le Redacted de De Palma, l’agression sexuelle demeure depuis longtemps un crime, même en Inde, malgré de sidérants faits divers récents.


Ida Lupino le savait, se garde bien de succomber à une victimisation sexuée dorénavant de saison ni à un manichéisme de myopie, de misandrie. L’héroïne endure un éprouvant voyage au bout de la nuit, traverse son propre Gethsémani, elle reverra néanmoins la lumière, reviendra parmi les hommes et les femmes, guidée en brebis blessée, égarée, par un religieux tout sauf licencieux, un peu pianiste, qui l’embrassera chastement sur le front au bus stop, une pensée pour Marilyn, de nouveau départ, de retour au foyer familial et marital. Optimiste et conservatrice, Lady Lupino ? Assurément et a fortiori brillante réalisatrice sachant tirer la meilleure part de ses actrices, acteurs, particulièrement Mala Powers & Tod Andrews, cadrages, éclairages, bien épaulée par le doué directeur de la photographie Archie Stout, familier de Ford oscarisé en seconde équipe pour L’Homme tranquille. Tout captive visuellement dans ce métrage modeste et intense, millimétré, épuré, pensé à chaque plan et instant, sans se voir pour autant étouffé par les ramages rassis du pensumà « message », du « film à thèse ». Outrage s’affirme en faveur d’une prise en charge médicalisée de la délinquance sexuelle, considère, par la voix du croyant lui-même éprouvé dans sa ferveur par son passé guerrier, le criminel en malade rédimable, retour au Lang de M le maudit, point de vue généreux et rassurant, donc discutable, il ne s’assimile pourtant pas à un sermon, il ne cherche à convaincre personne, s’attache plutôt à guérir un être humain atteint dans son intimité la plus personnelle et universelle, en cela il s’adresse, en effet, comme le dit Brody, à toutes les femmes, et non à cause d’une quelconque « domination masculine » fondamentalement nocive, y compris dans le moindre rapport de séduction, ah bon, rappelons au passage l’improbable « fantasme de viol » inaudible pour les féministes et cantonné en « niche » d’artifice du X majoritairement inoffensif, au moins pour un cinéphile citoyen, pour un adolescent conscient.

Mainstream ou pornographique, le cinéma ne déborde pas de réalisatrices, alors que la féminité, transposée, magnifiée, châtiée, commercialisée, l’irrigue en grande partie, se trouve à l’origine de sa fascination scopique, on renvoie la lectrice et le lecteur vers Vertigo. Madame Lupino laisse à autrui la figure-imposture de la « femme fatale », elle accompagne une femme in extremis rétive à la fatalité, une survivante émouvante qui ne redeviendra pas celle d’hier, d’autrefois, de quelques mois, qui parvient quand même à se retrouver, à s’apaiser, à ressortir grandie de l’épreuve irréversible, aux limites de l’indicible et de la représentation. Film fiévreux, douloureux et heureux, Outrageprolonge Le Magicien d’Oz et annonce Blue Velvet, démontre avec brio, avec intelligence, avec le cœur, que la barrière blanche de la maison-nation, des apparences doucereuses, radieuses, peut dissimuler, à peine, un immense cauchemar, climatisé ou non à la Henry Miller, constitué de violence, d’hypocrisie, de névroses collectives et de vernis individuel. En toute franchise, les genderstudies et les catégories idéologiques ne m’intéressent pas, me donnent la nausée, sachez que je n’évalue pas la qualité d’une œuvre en fonction des organes génitaux de l’artiste, de son « orientation sexuelle » ou politique : Outrage mérite certainement d’être redécouvert et célébré pour toutes les qualités supra, parce qu’il repose en outre sur le son d’un klaxon constant réentendu dans The Hitch-Hiker ou d’un tampon insupportable, parce qu’il déploie un lit à barreaux à La Soif du mal, dans lequel Janet Leigh, envapée, va bientôt se faire sexuellement abuser, parce qu’il affiche une surprenante séance d’identification frontale, avec proscenium propice au vertige car dépourvu de vitre sans tain, parce qu’il conserve une saveur documentaire de vraies ouvrières emballant les oranges de Splendor ou du Polanski de Chinatown, parce qu’il chorégraphie un travellingavant durant un bal villageois avec accordéon et compense la boucle bouclée de sa violence, la victime transformée en poursuivie, en accusée écopant, jugement clément, d’un retrait de plainte et d’un suivi psychiatrique, avec une pudeur d’autocar d’adieux et une adresse discrète au Ciel. Allez, ne ratez pas Outrage puis louez avec moi l’audacieuse et talentueuse Ida.


Viewing all 2017 articles
Browse latest View live