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Channel: Le Miroir des fantômes
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Le Septième Sceau : La Diagonale du fou

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Neuf épiphanies, neuf stations, neuf fioretti laïcs pour célébrer l’office à neuf d’un chef-d’œuvre iconique et païen, solaire et apocalyptique, nuit des forains et des marionnettes à l’heure du loup, n’en finissant pas de nous éclairer dans nos ténèbres éternelles…


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça devoree et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s'en rie :
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Villon, Ballade des pendus


Le Chevalier invite le Voyageur à un duel ludique et tragique. Il ne peut gagner cette partie (à peine un délai, un jour et une nuit de sursis, le temps d’un repas, d’un meurtre, d’un enlacement). Il le sait, nous le savons, le cinéaste le sait mieux qu’un autre. Mais il faut quand même jouer, accepter les coups, sur l’échiquier ou ailleurs, et les précieuses caresses des corps et des films. L’épilogue donne à voir une danse, le jongleur pour témoin plus ou moins voyant, bien que peu rimbaldien. Le cinéma ressuscite les morts, les légendes dorées, réinvente les ères et pose des questions auxquelles il n’existe pas de réponse. Jamais un coup de dés n’abolira le hasard, aucune manche ne renversera l’issue du jeu. Tout nous ramène à Samarcande, tout nous convie au suprême rendez-vous. Pourtant, l’homme revenu de tout sourit face à son impassible adversaire : énigme et réponse vive. 


Jongler avec les jours, faire sourire une jolie jeune femme accoudée à un arbre pétrifié, si blonde dans sa robe virginale. Ne pas regarder dans la même direction, chercher à voir l’invisible et couver du regard l’être cher (qui saura jamais dire l’émouvante beauté d’un dos chéri ?). La nuit venue, dans la chaleur de la roulotte, il pose délicatement ses grosses mains sur les seins de sa belle (dame sans merci, mais pas sans cœur), il joue d’un autre instrument afin de faire rougir sa rose intime, pour laquelle aucun nom ne paraît convenir, ni le plus tendre, ni le plus anatomique, ni le plus insultant. L’enfant blond, tête d’or héritée de sa mère, dort à poings fermés, rêvant d’un dernier salut à la chevalerie. Mon Dieu, Mon Dieu, ma mie, pourquoi tant de douleurs et d’horreurs autour de nous ? Pourquoi si peu de spectateurs à savoir danser leur vie ?  


La statue semble saigner, son bois sculpté réchauffé par le soleil d’hiver, par les stigmates peints d’une autre époque. Pardonnons-leur leurs pieuses offenses, les atrocités qu’ils commettent au nom d’un dieu sourd et aveugle, qui les laisse faire, qui leur impose la terrible liberté des actes et l’écrasante responsabilité des sentiments. La fille sur le point de s’enflammer tremble de tous ses membres blancs de pucelle, sa crinière rousse jette de dangereux éclats orange, chevelure de feu nervalienne, preuve indéniable de sa faute naturelle. Nous naissons tous coupables ou fous, et certains le demeurent, et certains pratiquent avec un zèle ardent le supplice et la condamnation. Damnés de la terre et jusqu’au Ciel vide en dépit des prières, ils dressaient des bûchers en formidables spectacles, en événements rituels dédiés aux frayeurs, cris et hurlements féminins.


La Mort nous invite à la rejoindre sur cette plage nue et grise et glacée. Elle fera de son manteau d’ébène un havre d’oubli, une obscurité rassurante, une proposition de négation. Non, tu ne souffriras plus ; non, tu dormiras enfin du sommeil juste, les vicissitudes de ton existence refluées au large, définitivement hors d’atteinte et de blessure, emportées par le mascaret. Viens coucher ta face épuisée, bien plus livide que la mienne, celle de ton humble et peu pressé serviteur – je possède l’éternité, mes conquêtes innombrables pourraient servir à bâtir mille châteaux de chair –, tout contre les galets polis par mes pas sans ombre, plus légers qu’un baiser de catin. Le noir et le blanc de la mer et du ciel, du vêtement et du visage, du plateau de jeu spirituel (tu voudrais bien savoir combien vaudra ton âme, à la pesée ultime) me va bien, ne trouves-tu pas ? Allez, rejoins-moi pour plonger dans le grand bain sans rêve ni trêve…


Le chevalier s’accorde une pause au hasard d’une rencontre. Les baladins accueillants lui offrent un drap de pique-nique, un bol de lait frais, une poignée de douces fraises sauvages et une ballade sur les dames du temps jadis, lointaines dans leurs cours d’amour résonnant des lais de Marie de France. Du rossignol nocturne et des amants maudits d’hier, que reste-t-il aujourd’hui, à ce festin au goût de cendres ? Oh, beau et triste soldat, revenu des croisades où tu massacras des Maures, lave tes mains rougies avant de déguster ce délice frugal, abandonne ton masque de mélancolie et revêts celui de l’humour grec, apprends à rire du monde, de toi-même, à te défaire de l’inutile cotte de mailles pour découvrir la légèreté, le désir, la caresse du soleil. Temps de vivre à nouveau, alors qu’il te reste si peu de temps devant toi, et grand temps d’embrasser ta châtelaine esseulée.   


Sourire ou grimacer ? Mordiller un brin d’herbe dans la forêt sensuelle ou s’enfouir la tête dans un tronc pour ne plus entendre le bruit des temps ? L’angoisse métaphysique s’incarne en faces de bouffons, de gargouilles, enluminures grotesques dignes des bas-reliefs de cathédrales élaborés pour instruire un peuple illettré, asservi par ses seigneurs séculiers, voire en tenue sacerdotale, ou alors pietà brûlée vive, saisie dans cet instant extraordinaire et obscène qui précède son embrasement. Nul ne peut regarder la mort en face, en témoigner, la vaincre à un simple jeu d’échecs, mais elle surgit dans sa hideur, dans sa grandeur, dans son insupportable familiarité via la persona de drame ou de comédie, présence-absence toujours au milieu du couple, au sein de l’être, qu’il folâtre parmi les troncs raides ou écrive sur un ordinateur. Et les visages dans l’espace dessinent ainsi une étrange mise en abyme.        


L’écuyer ne croit pas, ne veut surtout pas croire. Il représente une attitude envers la foi et la vie, fait partie de l’allégorie, de la farandole-parabole. La jeune fille qu’il recueillera, sauvée in extremis d’un viol – car les femelles du temps ne méritent pas mieux, créatures de Satan qu’il faut posséder, martyriser, purifier par le sperme et l’incendie –, lui apprend-elle le dévouement ou l’espoir ? Durant l’itinéraire picaresque le reconduisant au village, dans le vil et banal agresseur il reconnaît un homme de Dieu, un émissaire, naguère, de Sa parole, qui enjoignait à combattre en Orient. La gloire divine et l’intérêt humain, les petits trafics et les immenses questions, la scène désespérante du monde et le rideau à laisser tomber sur nos turpitudes, nos échecs, nos petitesses de cabotins. On peut parler avec un saltimbanque, servir un noble, mais on finit toujours dans la terre vorace et humide.


Les voici réunis, tous les participants de la partie perdue d’avance, tous les acteurs de cette histoire pleine de bruit et de fureur, contée par un cinéaste dévoré par ses doutes, par son malaise au-delà des raisons biographiques, des tourments de l’enfance inguérissable. Un père pasteur et la Suède des années cinquante – et alors ? Cela ne suffit pas à créer une œuvre hantée, ambitieuse, féminine, loquace et silencieuse, dédoublée, nourrie à la peur, peuplée de démons (humains, trop humains) issus de fabliaux médiévaux ou de scientifiques berlinois expérimentant du côté de Weimar, en prélude à la grandiose messe noire allemande des années 30, le peintre amateur et raté hissé au statut de tribun, vrai visage trivial de la Mort moderne, vociférante, quand celle de Bergman s’avère taiseuse ou friande de babil philosophique. Ils attendent tous la révélation, tendus vers la lumière.    


Sur la colline, contre le ciel aboli, nous dansons tous, main dans la main, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux. Macabre, notre danse joyeuse que mène la Faucheuse – guide sans patrie et sans naissance, lovée dans sa grande cape noire gonflée par le vent pestiféré – ne mène nulle part, sinon, peut-être, en Enfer, mais nous connaissons déjà celui-ci au quotidien, en cet âge pas encore qualifié de moyen, qui nous fait danser tels fétus de paille, entre épidémie, servage, violence religieuse, terreur millénariste. Regardez-nous danser à contre-jour de l’horizon laiteux, spectres vivants et entraînants : vous fixez bien sûr votre reflet futur. Alors venez danser avec nous, dansez, maintenant, entrez dans la dernière danse de la salle de bal à ciel ouvert. Votre place vous attend et le maître de ballet arbore une infinie patience…       
                       

Change pas de main : réflexions fragmentées sur les reflets

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Quand le miroir se regarde et s’admire, avec ou sans fantômes, dans la ligne de mire du désir et de la peur, du présent et du néant, du méta et du doigté d’ado


Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Stendhal, Le Rouge et le Noir

Elle va au cinéma et le cinéma la pénètre.

Que vint-elle chercher, cette fille de dix-sept ans, l’héroïne de son temps ? Deux heures « à tuer », deux cent quarante minutes d’une vie apparemment infinie. L’absence rimbaldienne de sérieux à son âge, elle l’étudie en cours et voici que l’absence d’un professeur la libère des horaires, des matières, de ses congénères.

Une spectatrice parmi d’autres, très peu, à vrai dire, dans une salle déjà dans la pénombre, propice au rite épuisant des bandes-annonces et des publicités locales (auparavant, des « actualités » informaient de la marche du monde ; trop jeune pour y assister, elle suit vaguement ces événements via son « cellulaire » ne la quittant pas).   

Sur l’écran panoramique placé au-dessus des têtes, horizon vierge afin d’y accueillir tous les fantasmes – mais si « conservateur » face à Internet, démocratie capitaliste et terroriste sous contrôle offrant des « niches » pour tous les (dé)goûts –, deux filles font l’amour, dont l’une à la chevelure bleue (l’adolescente ne peut se souvenir du garçon aux cheveux verts de Losey, autre fable sur la différence et l’altérité, blablabla).

Certes, elle ne s’appelle pas Adèle et ignore l’Ismaël de Melville, plus attiré par les soutes en sueur des cargos de nuit, mais cela, à vrai dire, ne l’empêche pas de déboutonner prestement son jean (taille basse) et d’enfouir sa main agile au creux de son indicible intimité.

Le but du jeu, dans la solitude relative parmi les rangées recouvertes de velours bleu : suivre leurs mouvements de serpents et de louves, s’aligner sur le rythme cardiaque et celui du montage, régler sa propre course immobile vers l’orgasme à l’unisson de la leur.  

Une vingtaine de minutes – durée moyenne de l’onanisme numérique des messieurs, notez-le – suffit à gravir le sommet de son rosebudà elle, qui la laisse échouée sur son siège, dans ses battements de cœur qui ralentissent, dans l’univers exilé qui reprend consistance après la mort exquise (suprématie du nombre des terminaisons nerveuses et puits sans fond de la sensibilité anatomique), à peine éveillée par une séquence de dialogue avant le générique de fin.

Vivre vite, jouir idem, cinéphilie à la cyprine et jolis souvenirs à partager demain.

Elle sort du cinéma et le cinéma se retire.











Depuis l’éternité rupestre de l’espèce, les femmes ne cessent de se refléter au miroir du regard des hommes, à celui de la glace domestique ou portative, leur meilleur ennemi, le compagnon fidèle et impitoyable, croisé au moins trois fois par jour.

Leur moi social s’y démasque et s’y grime, obéissant aux canons ponctuels de la beauté, de la féminité, de la séduction. Gare à celles qui ne savent se maquiller, attirer dans leurs filets d’apparences les navigateurs métropolitains.

Mascara, rouge à lèvres, fond de teint, cils peignés, cheveux coiffés, le sexe féminin, ni faible ni deuxième, rejoue chaque matin la comédie du double, s’apprête et répète, monte sur sa scène intime pour une représentation publique.

Les hommes délaissent la cosmétique pour la métaphysique et se méfient de linconnu qui les rase le matin. Ils acquiescent à d’autres diktats, ils suivent des codes différents, ils voudraient bien, rien qu’une seule fois, ne plus (se) réfléchir, vampires dès lors délivrés.    

Traiter de miroirs revient à évoquer l’identité, la duplicité, lennui dautrui. On navigue par cette surface plane, sans profondeur mais pas sans charme (maléfique ou égocentrique), à travers l’Espace et le Temps, depuis la rive mythologique jusquau selfied’aujourd’hui.

Que de narcissisme, de séparation, d’asservissement, de schizophrénie, de désir et de rêve dans ces centimètres coupants ! Que de réalités bafouées, alternatives, irréversibles, et de raison commune, déjouée, vagabonde, dans ce cadre dupliquant celui de l’écran !

La fenêtre ouverte et fermée, parfaitement délimitée, du miroir, ouvre à la fois sur l’intériorité (notamment celle des personnages) et l’extériorité (image « objective » de la perception neutre). Voici comment le sujet pensant et joueur apparaît en société.  

Voici comment il se révèle dans la nudité de sa salle de bains, entre lui et lui-même, au risque du solipsisme. Corps ausculté en présage de l’autopsie, rides sur l’eau de la peau, vallées des larmes bien nommées creusées par la vallée de larmes biblique et profane.

L’actrice au maquillage prend déjà la pose, ses répliques écrites par un étranger, étrangère à elle-même sous cette persona familière la dévoilant mieux que jambes écartées, examen (de conscience) minutieux, retouches, puis l’appel du plateau, la lumière irrésistible.

Qui viendra faire imploser le huis clos, abattre les cloisons en carton-pâte du studio, arracher à eux-mêmes les forçats de la réalité, les modèles piégés du tableau ? Morel, le héros de roman (et non le Frenchy nervi de Besson aux States), voulait pénétrer dans le film.

Libre au spectateur de prendre le chemin inverse, d’abandonner les miroirs, d’apprendre à respirer hors du circuit fermé. La mer existentielle, murmure immense, invite à respirer ailleurs que « dans un miroir, obscurément ».        
  










Cocteau et son plongeur mural/vertical homo, Lang et la grimace grotesque de son monstre humain, trop humain, Disney et son masque (ou son écran) de fumée, Welles et sa poignante Rita quintuplée, Robert Montgomery et son point de vue subjectif bien avant le X, Visconti et sa mamma sensuelle sous peu désespérée, si avide de gloire, Satyajit Ray et sa danseuse dédoublée, cible et foyer des esthètes couchés, Cocteau, encore, et son Orphée (adoré Marais) égaré dans la Résistance, Michael Powell et son éléphantesque visage de femme, déformé comme une toile de Bacon, Resnais et sa poupée perdue dans son palais itératif, Losey et ses boys si proches malgré la différence de classes et de rôles inversés, Melville et son tueur fétichiste sacrifiant au rituel du chapeau, Truffaut et son alter ego psalmodiant son nom à bout de souffle dans son pyjama bleu, Demy et sa princesse incestueuse ornée de sa couronne, de sa robe, de son chandelier (pas celui de Sia !) brillants, crépitants de diamants, Robert Clouse et son grand petit Dragon égratigné en Narcisse doloriste, Marguerite Duras et son héroïne de l’année dernière arborant une incroyable crinière rousse, Polanski cherchant à ressusciter Sharon, malheureuse fille du feu sauvagement passée de l’autre côté (du miroir), Scorsese et son vétéran schizophrène, urbain et cabotin, Chabrol et son Emmanuelle – pardon, Alice – au seuil de la mort, ou alors déjà décédée, Kubrick et son gamin sans vélo s’adressant à son petit doigt d’enfant-roi, dans son combat enneigé avec un ogre stérile, De Palma et son hardeur candide sur le plateau (et dans les toilettes), corseté dans un pull à carreaux davantage obscène que le pantalon en cuir noir ajouré de sa fleur du pavé (américain), Wenders et ses spectres féminins/masculins (JLG en embuscade), réunis puis superposés par le verre presque opaque, sans tain mais pas sans fin (de la route), Carpenter et sa main tendue vers des ténèbres quantiques autant que démoniaques, Frears et sa marquise démaquillée une fois la comédie cruelle des sentiments achevée, Bernard Rose et son couple en trio hanté par une Eurydice « interraciale », Woo et ses chevaliers tristes et gay ne désirant que se (faire) mettre enfin une balle dans la tête, Kubrick et ses stars (« femme à lunettes… ») se mirant durant leurs ébats, vanité mordorée avant la messe noire d’une orgie so chic, Lynch et sa brune au bord du suicide, dans une mise en abyme sous l’égide de Gilda (Rita, twice), Emmanuel Carrère et son moustachu à la Philip K. Dick, seul à vouloir s’épiler, tel naguère le suicidaire scorsesien (rasé de trèsprès, en effet, jusqu’au sang), Aja et son flic à la gueule malléable (Bacon, bis), et sa blonde à la bouche écartelée, Aronofsky et sa ballerine cyclothymique, adepte de l’automutilation, de la masturbation et des miroirs aussi brisés que son esprit : quelques éclats chronologiques de l’ustensile cinéphile, disons un kaléidoscope visuel et mémoriel, une mosaïque de mimiques, de suppliques, de fanatiques.











Nul miroir ne nous sauvera, prisonniers des écrans à l’instar des acteurs, captifs volontaires de vies fictionnelles et fictives. La mort nous sourit de toutes ses dents dans notre rictus spéculaire. Coup de peigne, de rasoir ou de rein, le choix vous appartient, à défaut de la nuit utérine du cinéma, du jour destructeur de la planète. Tu croyais te regarder le nombril et parler tout seul ? Ils possèdent tous aussi une glace chez eux, tandis que la « société du spectacle » (et donc du miroir, souvent aux alouettes) régit les récits. Bergman à Berlin avertissait – le pire resterait cependant à venir, car derrière le verre fracassé, taché du rouge rubis réel, un vide absolu attend patiemment l’extinction définitive des projecteurs, des réseaux, des écrits, des étreintes. L’ultime image de la Disparition peut prendre la forme d’une caméra de surveillance continuant à tourner stupidement, inutilement reflétée dans un grand miroir où personne ne cherchera plus la trace fugace du mystère humain, désormais absent…
        

De la musique, des mots et leurs voix

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Quelques petites chroniques (notes vraiment musicales, disons) d’un cinéphile aussi mélomane…


§  Les Plus Grands Tubes/Cinéma


Anthologie parue dans une série classée peu coûteuse, confondant enfilage de « tubes » issus de longs métrages et musique de cinéma, dont on retiendra toutefois le rarissime thème de Lalo Schifrin pour le film d’horreur dite économique (oui, oui, comme chez Viviane Forrester à la suite de Rimbaud) Amityville : La Maison du diable, composé en 1979 et qui conserve tout son charme vénéneux, aguicheuse berceuse avec chœur d’enfants sans cesse menacée par les dissonances aiguisées du Malin – à écouter autour de minuit, en compagnie de Monk, donc.

§  Le Mépris de Georges Delerue


Le thème de Camille, hélas repris et mis à toutes les (mauvaises) sauces depuis son éclosion dans le film de Godard en 1963, représente l’ossature et le climaxd’une partition très courte : une quinzaine de minutes, dans laquelle s’exprime tout le classicisme épuré, mélancolique, de l’un des plus grands compositeurs français pour le théâtre ou l’écran. Si vous ignorez encore ce que signifie « tragique solaire », écoutez ce morceau en lisant Nietzsche ou Camus et en rêvant de l’éternité retrouvée sur les fesses de BB (ou de qui vous voudrez !). On conseillera aussi, bien sûr, les autres titres de ce disque dû à l’irremplaçable Stéphane Lerouge.

§  Joe Hisaishi Meets Kitano Films de Joe Hisaishi


L’union parfaite d’un compositeur et d’un réalisateur, à la suite des tandems Herrmann/Hitchcock ou Rota/Fellini. Mélodies séduisantes, arrangements qui puisent à l’orchestration classique et à la pop asiatique, harmonie avec les images ludiques, violentes et mélodramatiques du cinéaste – de ce festival de voyages et de souvenirs au Pays du Soleil Levant, on retiendra surtout la sublime suite pour Hana-bi, sans doute le meilleur film de son auteur, poignant récit d’un couple entre mafia locale et maladie universelle, utilisée pour... annoncer les téléfilms sentimentaux des après-midi de M6 ! Pardonnons-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (entendre).   

§  Wim Wenders de Jürgen Knieper


Encore un exemple de duo fécond, cependant plusieurs crans en dessous d’illustres aînés. La musique sèche, artisanale, parfois obsessionnelle du compositeur, s’allie parfaitement aux errances intérieures du cinéaste, mais peine (un peu) à une écoute autonome. À la même époque, Kraftwerk signait des albums expérimentaux, mélodiques, riches de la poésie des machines et taillés pour notre temps – Wenders les écoutait-il ? 

§  Mort d’un pourri de Philippe Sarde


Collaborateur de Sautet (inoubliable Chanson d’Hélène pour et par Romy Schneider dans Les Choses de la vie, composée à vingt ans !) et des représentants « d’un certain cinéma français » (comme disait Truffaut), Sarde sollicite en 1977, pour son ami Lautner, le grand Stan Getz, afin d’immortaliser les blessures d’une star et, accessoirement, l’un des meilleurs acteurs de sa génération : le premier morceau s’intitule d’ailleurs Dans le regard d’Alain Delon. Partenariat coûteux, comme le rappelle avec humour feu le réalisateur, mais nécessaire, tant la mélancolie de Getz, sur une belle mélodie de Sarde, excède une charge contre la corruption politique (de la science-fiction, sans doute) pour aboutir à un portrait intime, qui dépasse le cadre habituel des noces jazz& cinéma, plus orienté vers une désespérance urbaine, nocturne et sensuelle (cf. Elmer Bernstein ou Miles Davis, par exemple).

§  In The Tracks Of/Bandes originales : Gabriel Yared


Dans une collection de documentaires dédiés à la musique de film, Pascale Cuenot donne la parole et montre au travail un compositeur très humble, souvent sévère avec lui-même, dont les thèmes pour l’écran – il œuvra aussi comme arrangeur de variété dans les années 70, à l’instar de Morricone – se caractérisent par un romantisme vibrant, une élégance d’écriture et une rigueur de construction aussi présents chez Delerue (ils partagent une Camille, celle du Mépris ou de Claudel...).

Ci-dessous, un concert donné à la Cinémathèque en 2012, qui présente une belle palette de son talent « oscarisé » (mention spéciale à L’Amant).


§  Les Chansons de l'innocence retrouvée d'Étienne Daho 


Album placé sous le signe de William Blake, pour un sympathique et discret survivant de la pop française des années 80, acclamé par la critique et le public, auquel on peut toutefois  largement préférer la mise en musique de Genet (Le Condamné à mort) ou de belles chansons isolées (Des heures indoues) ; retenons deux duos, le premier, anecdotique, avec la légendaire Debbie Harry, sans Blondie, et le second, bien meilleur, avec l’intense Dominique A, qui brille par ses paroles ciselées (et désabusées) dans un écrin obstiné de cordes nerveuses.

§  La Taille de mon âme de Daniel Darc


Dernier album (avant le posthume Chapelle Sixteen), souvent bouleversant d’un autre survivant, au sens littéral du terme, cette fois, en forme de bilan et d’horizons bien plus transmis que vécus. L’écoute de cette voix incomparable, humaine, comme disait Cocteau, qui nous parle de chute et de rédemption, sur une valse avec Les Enfants du paradis ou un jazz intimiste au bout de la route (de Kerouac, l’un des auteurs de chevet de celui qui empruntait à Mireille Darc son pseudonyme), doit s’accompagner de la lecture de ses entretiens avec Bertrand Dicale, parus sous le titre très biblique Tout est permis mais tout n’est pas utile, histoire du rockfrançais vue de l’intérieur autant que récit d’un chemin vers la grâce et la lumière.     

§  Beatles Go Baroque de Peter Breiner


Une curiosité entraînante et acidulée, à n’écouter qu’une fois, due à un chef d’orchestre et compositeur slovaque (on connaît certaines versions de « tubes » occidentaux à la redoutable sauce internationale...) qui relit les compositions du couple Lennon/McCartney à la façon de Haendel, Vivaldi, Bach et Corelli avec une formation de chambre ; accessit pour Help, empli d’une contagieuse énergie durant ses deux minutes vingt.

§  The Very Best Ofde Nigel Kennedy


Violoniste star en Albion et ailleurs, recordmandes ventes en classique, l’un des premiers à pratiquer sans gêne le crossoverentre classique et pop (collaboration avec Kate Bush, hommages à Jimi Hendrix ou aux Doors), le turbulent virtuose au faux accent cockney demeure une référence en matière de relecture rafraîchissante d’œuvres épuisées par trop d’écoute ou de prestige. Confirmation avec ce double album qui mélange standards revitalisés, compositions personnelles (plus anecdotiques) et merveilleuses reprises (le Riverman de Nick Drake, épaulé par… Boy George !). 

§  Latino Gold de Miloš


Formé à la Royal Academy of Music de Londres, ce jeune guitariste monténégrin aux allures de mannequin revisite avec élégance et douceur le répertoire classique (Villa-Lobos) et populaire (Piazzolla et Jobim), se permettant au passage une relecture express du Bolérode Ravel… Un nom à découvrir et à suivre, qui rend à la guitare classique toute sa place au sein de la musique vivante et intime, savante et mélodique.

§  Les Regrets de Nina Simone et Philip Glass


Compilation tronquée en guise de « bande originale de film », essentiellement à partir de Glassworks, ensemble de six pièces composé en 1981, assortie de musique de chambre et de ballet, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre hypnotique et lyrique de l’ancien chauffeur de taxi new-yorkais formé à Julliard, sorte de maelström ou de mandala sonores, trame sensorielle des biographies de Paul Schrader (Mishima) et Martin Scorsese (Kundun), deux titres parmi d’autres d’une discographie protéiforme. Notons la présence incongrue du gospel Sinnerman, transfiguré par Nina Simone, pièce rapportée aux dix minutes incandescentes.

Ci-dessous, un extrait de lorchestral In the Upper Room par le ballet de Lorraine, sur une chorégraphie de Twyla Tharp.


§  Reintarnationde k.d. lang


Chanteuse canadienne, lesbienne et végétarienne, dans cet ordre et parce qu’elle le revendique elle-même, Miss lang – cinéphile aussi, puisque figurant au générique du remake de Mortelle randonnée, presque dans son propre rôle pour Le Dahlia noir signé De Palma, reprenant le Skylarkde Johnny Mercer sur Minuit dans le jardin du bien et du mal réalisé par Eastwood, par ailleurs débutante à Broadway – possède avant tout une voix superbe, mezzo-soprano pour les techniciens et les musicologues, qui lui valut les honneurs d’accompagner naguère Roy Orbison, plus récemment Tony Bennett. Plutôt que cette compilation assez anodine retraçant ses débuts dans la country(notez une pochette à la Presley), on conseillera de la découvrir avec les albums Ingénue et Invincible Summer (titre emprunté à Camus, et disque solaire basé sur son histoire d’amour avec une actrice) ou bien encore la reprise « acoustique » de Crying, leçon de chant et de charme androgyne, bien loin des actuelles (et désolantes et lobbyistes) polémiques sur la « théorie du genre ».

§  The Studio Album 1968-1979de Joni Mitchell


Une bonne occasion de parcourir en dix albums et sur une décennie la carrière d’une artiste folk canadienne très connue et prisée de l’autre côté de l’Atlantique, personnalité entière et belle voix grave, aux textes intimes et parfois étonnants de maturité – le remarquable Both Sides, Now composé à vingt-et-un ans et repris trois décennies plus tard, avec un orchestre et tout le poids d’une vie en sus – ou de sensualité très seventies, comme le délicieux Help Me.


§  Symphonicities de Sting


Relecture classique de certains sommets du répertoire de Police et de titres moins connus, parfois en duo avec la chanteuse australienne Jo Lawry, cet album, paru sur le (trop ?) prestigieux label Deutsche Grammophon, démontre que le mariage de la pop et des arrangements symphoniques peut aboutir à de beaux enfants (mention spéciale à Roxanne), qui s’ébrouent pleinement en concert (comme à Berlin en 2010).

§  The Last Ship de Sting


Retour épique et intimiste pour Sting, après neuf ans d’absence, sur les terres portuaires de son adolescence, pour l’avant-goût d’une comédie musicale « montée » à Broadway, où règlements de compte paternels et supplique jazzyà une Funny Valentine, élan celtique et duos généreux alternent harmonieusement, l’ancien instituteur ciselant chaque mot de sa fresque autobiographique et chorale, s’affirmant comme un mélodiste et un interprète parmi les plus doués de la popinsulaire, dont ce dernier navire, aussi vif que l’air marin, aussi mélancolique que la mer contemplée dans ses promesses et ses faux départs, résonne dans son sillage avec le Sensual World, tout aussi libre, narratif et enivrant, d’une certaine Kate Bush. 

§  Lulu de Lou Reed & Metallica


Pour son avant-dernier album, épaulé par les angelots du hard rock, le grand méchant Lou, l’un des auteurs les plus intéressants de sa génération avec Springsteen, suit les pas désespérés de Wedekind, Berg et Pabst en revisitant le mythe de la femme fatale, pour ses amants et surtout pour elle-même, dans un disque cru, violent, rempli de sang, de sueur et de sperme, réponse en miroir à Berlin, son chef-d’œuvre de 1973, narrant la déchirure d’un couple sur fond de cris d’enfants, et à son canular rageur, Metal Machine Music, sorti deux ans plus tard, qui s’achève dans une étonnante (et familière) douceur, hissé d’emblée au rang de ténébreux cauchemar testamentaire, éprouvant mais remarquable.

§  What's Going On de Marvin Gaye


Plus de quarante ans après sa parution, il faut redécouvrir ce chef-d’œuvre, disponible ici dans une belle édition qui en propose la version « brute » non remixée, assortie d’un concert donné à Washington en 1972 : Gaye y endosse l’uniforme de son frère revenu du Vietnam pour poser un regard poignant sur le monde d’alors (encore celui d’aujourd’hui) ravagé par la guerre, les inégalités, la pollution, la drogue, le fossé générationnel ou la « jungle urbaine », que seul l’amour, humain fondu dans le divin, pourra rédimer – la soul dans toute sa splendeur ininterrompue (les titres s’enchaînent), poétique et politique, merveilleusement sertie dans l’écrin orchestral de David Van De Pitte.

§  Big de Macy Gray


Produit par will.i.am, voici de la soul vitaminée, sexy et sentimentale, portée par la voix cassée d’une belle interprète, pas si éloignée, toutes proportions gardées, de Billie Holiday, et bien entourée par Natalie Cole ou Fergie. On ne comprend guère comment une telle collection de mélodies « addictives » et d’arrangements soignés et inventifs resta lettre morte chez nous – Rihanna ou Macy, choisis ton camp, camarade !

§  Hot Buttered Soul d’Isaac Hayes


Isaac Hayes ? Shaft, bien sûr, ce privé Noir symbole malgré lui de la blaxploitation(excellent Richard Roundtree) mais pas seulement, et heureusement. Deux ans plus tôt, en 1969 (année érotique), le grand couturier de la soul– et acteur occasionnel, pour Carpenter ou South Park – concevait Hot Buttered Soul (futur nom de son label avorté), album aux quatre titres d’une durée de… 45 minutes !

Hayes, qu’il compose ou reprenne des standards d’autrui (principalement de Burt Bacharach, mélodiste hors pair) tisse des tapisseries musicales à base de lignes de basse irrésistibles, de cordes symphoniques hollywoodiennes, de rythmes syncopés annonçant le funk et de chœurs féminins jamais décoratifs, le tout magnifié, incarné, par sa voix profonde et douce, forgée à l’église. Les morceaux deviennent des gospelsprofanes, sensuels et sophistiqués, des préliminaires – Houellebecq par Iggy Pop ? – amoureux de dix minutes ou plus, qui revisitent un répertoire sentimental et trouvent dans leur complexité instrumentale, conduite à la façon d’un grand prêtre au crâne rasé, aux lunettes noires et aux chaînes en or, leur propre accomplissement et le plaisir immédiat de l’auditeur, peu importe sa couleur de peau.

Moins politique que Marvin Gaye, moins lénifiant que Curtis Mayfield, moins virtuose que Stevie Wonder, moins viscéral que James Brown, ses exacts contemporains, Hayes séduit toujours, quarante ans plus tard, par sa sincérité, son élégance, sa fragilité, aussi. En témoigne ce superbe One Woman, l’un des titres les plus courts du disque, récit d’un homme écartelé entre deux femmes, celle qu’il retrouve le soir chez lui et celle qu’il rejoint dans un café au matin, antithèse du détective séducteur auquel il dut sa gloire.

Il faut donc redécouvrir Isaac Hayes, par-delà sa conversion tardive à la scientologie ou son pillage par le sampling du rap : sa musique nous excite, nous attendrit, nous rassemble, afin d’éprouver la joie douloureuse de vivre – la soul, oui, dans toute sa beauté de l’âme et du corps.

Deux liens en complément, le premier vers une récente exposition de la Cité de la musique à Paris, consacrée à la notion problématique de « musique noire », dont Hayes, sans aucune hésitation, s’avéra l’un des grands hérauts, et le second vers sa version de Close to You, tour de force de neuf minutes, dans lequel il se démarque de l’interprétation bouleversante de Karen Carpenter par son propre groove irrésistible, langoureux et nostalgique.



§  Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry


Cet enregistrement de 1954, doublement historique, démontre la puissance évocatoire du son : par sa seule voix, Gérard Philipe parvient à susciter le désert de l’enfance perdue, qui doit mourir pour qu’advienne l’adulte résistant(rappelons que la publication américaine du conte allégorique de Saint-Exupéry date de 1943), en duo avec Georges Poujouly (le gamin de Jeux interdits !) et dans le silence intime du studio, à peine enrichi par quelques ponctuations musicales, pendant radiophonique du Lawrence d’Arabie de Lean, qui parvenait au même miracle séculier, sans numérique ni 3D, pour une autre fable de métamorphose et de mort dans les sables d’un immense écran subjectif.

Annie Girardot : Une femme française

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Et quand viendra l’hiver, avec ses jours de deuil, on se ranimera au souvenir d’Annie…


Nous aimons Annie Girardot depuis longtemps, depuis nos années d’enfance passées au sein de la grisaille d’un pays entré, durant le dernier tiers du vingtième siècle, dans « l’ère du soupçon » réflexif, du chômage « structurel », du commerce sexuel, de la violence politique et de « l’altérité » postcoloniale, marqueurs-vecteurs surmédiatisés de la France d’aujourd’hui, avec les conséquences que l’on sait, au bord infini de la mer radieuse et dans la chaleur d’une famille dite moyenne (la notion problématique de « normalité » revient à l’évocation de son parcours), avant même de la connaître vraiment (un peu, via des écrans « analogiques ») et de l’apprécier à sa juste, grande et précieuse valeur, autour de l’âge d’homme (celui de Leiris ?). Celle qui voulait être sage-femme – telle mère (célibataire), telle fille – accoucha in finede ses longs métrages, de ses téléfilms, de ses pièces, livres et disques, de sa fille, aussi, à présent gardienne-rédactrice de sa belle flamme vive. Une « carrière », mot affreux mais idoine si rattaché à ses origines prolétaires, aux ouvriers creusant la terre et la roche en matériaux de construction, avatars marxistes des sculpteurs et des acteurs taillant dans leur âme et leur corps l’avènement d’une statue, d’un personnage déjà là, qui n’attendent plus que leur travail, leur énergie, leur talent et leur prise de risques pour apparaître, très riche et cependant abouchée à la ruine, dès le début, dès sa crucifixion profane et sensuelle par Visconti flanqué de Renato Salvatori, son amour, son mari, son tortionnaire chéri (Rocco et ses frères). L’art imite la vie (Wilde, Oscar et non Danny !), pas l’inverse, alors Annie, dotée de la clairvoyance impitoyable des véritables actrices, ne dut guère s’illusionner sur son chemin (de croix) à emprunter avec conscience, vaillance et désespérance.


Ainsi va la vie, ainsi vivent certaines femmes, phénix suicidaires incendiés d’un incompréhensible feu, que les maudits psys se plairont à réduire à l’absence d’un père déserteur qui ne la reconnut pas (plus tard, elle finira par ne plus se reconnaître elle-même, spectre égaré dans un miroir fermé), tandis que la foule anonyme, ce « grand public » qui la plébiscita, en fit l’une des actrices les plus populaires et les mieux payées (art et industrie, toujours, n’en déplaise aux esthètes) des années 70, reconnut d’instinct et d’emblée son éclat, d’abord sur scène (à l’instar de son amie Romy, pareillement « découverte » par le « Comte rouge ») puis sur grand écran, dans l’épopée triste et gayd’un boxeur dostoïevskien magnifiquement incarné par le juvénile Delon, luciférien et gracieux (au sens religieux du mot). Le « film de sa vie » s’avère connu et cet article ne saurait bien sûr en retracer tous les épisodes (toutes les stations, pour rester dans le contexte) ; contentons-nous de dire que de sa vie civileémergent quelques repères, la formation aux conservatoires, l’adoubement de Cocteau (et, plus trivial, celui d’un certain De Niro), la démission de la Comédie-Française (Catherine Samie, trop rare, assistera à ses funérailles), des rencontres fondatrices avec Ferreri, ogre tendre audacieux l’affublant d’une incongrue pilosité (dans l’explicite Le Mari de la femme à barbe) ou la couvrant de miel par la main de Piccoli (dans le cauchemardesque et funèbre Dillinger est mort), avec Audiard (ouverture sur la comédie parigote et argotique, avec une « gouaille » mélancolique éloignée au possible de celle, canaille et cynique, d’Arletty), des partenariats plus professionnels qu’amicaux (avec le secret Noiret) ou bien ouvertement et réciproquement admiratifs (avec le grand petit Louis de Funès, bien avant le boom factice de l’écologie), un peu de radio-témoignage avec Stéphane Collaro (humoriste dérisoire immortalisé par ses stripeuses télévisuelles, effeuillées à une « heure de grande écoute »), puis, au début des années 80, la piteuse et coûteuse aventure musicale, sur fond de came, avec l’improbable Bob Decout, enchaînée avec des flops en salle, une renaissance à la TV (soporifiques sagas estivales) et un mémorable/misérable hommage de la « grande famille du cinéma français » aux César en 1996 (la chère Marlène Jobert, son éphémère partenaire, le connut itou et s’en sortit, assez mal, au moyen d’un monologue appris par cœur), sommet d’obscénité déjà politiquement correcte (insert sur les larmes en gros plan de Juliette Binoche – au secours !) et acmé d’hypocrisie bien-récompensante (les mêmes ou presque suivront le cercueil, sans rien débourser, une ou deux images lacrymales à la clé), avec en notable épilogue un diptyque SM (retrouvailles avec Isabelle Huppert) et domestico-historique (la guerre d’Algérie au téléphone) du kolossal Haneke (La Pianiste et Caché).


Quatre-vingts ans de vie pour récolter une douzaine de prix (en chocolat amer), une Légion d’honneur présidentielle remise par un « coureur » notoire, voir sa gueule sur un timbre ou constater que son nom orne des plaques en toc à Rungis, à Paris ou à Linselles, cette dernière dans une rue menant, semble-t-il, à un EPHAD, suprême touche d’humour noir politicienne ? Le lecteur, la lectrice, nous autoriseront à ne pas développer davantage ces miscellanées objectives et symboliques, ni à succomber au charme rassis de la psychobiographie. Assez de vase psychanalytique, de dolorisme paresseux, de victimisation moderne : il existe une complaisance dans le malheur et nous ne mangeons pas de ce pain-là ; de même, aux croyants la prière et aux cinéphiles nécrophiles l’oraison. Parcourir la filmographie vivante d’Annie Girardot, qu’on le veuille ou non et dans le cadre débordé d’une trajectoire individuelle, revient également à porter un regard panoramique sur quarante ans de cinéma et d’Histoire de l’Hexagone, comme si, dans le corps unique et métamorphosé/fracassé de l’actrice, se cristallisaient les courants publics et souterrains d’une époque, comme si, dans l’anecdote de ses coiffures datées, se lisait le destin d’un pays, mais cela aussi, nous le céderons volontiers aux sociologues entichés d’images animées, de représentations métaphoriques, de « figures emblématiques ».


Cette féministe quasi par inadvertance – des rôles, de préférence à des « combats » – partagea la vie d’hommes violents (Bernard Fresson, souvent solide et pas seulement chez Sautet, la rejoindra dans Ursule et Grelu) qu’indiscutablement elle aima, et cette actrice adulte, subtile, intense, tragique, drolatique, capable de capturer l’attention de la caméra et du spectateur avec une évidence et une puissance semblables à celles, disons, de Bernadette Lafont – la Nouvelle Vague l’ignora minablement – et de Patrick Dewaere, avec lequel elle forma le couple inattendu de La Clé sous la porte, sut en outre éclairer de son jeu délié, entier, assuré mais frémissant, fêlé de l’intérieur par une insaisissable blessure, les films ensoleillés, touristiques et secrètement mélancoliques d’un de Broca (On a volé la cuisse de Jupiter), ou la farce sentimentale d’un Zidi (La Zizanie), ou la satire sanitaire et « raciale » d’un Jessua (Traitement de choc, avec gifle de l’ami Alain et frontalnudity, comme disent les puritains américains). Plutôt que les biopics dédiés aux oncologues cancéreuses (Docteur Françoise Gailland) ou aux enseignantes amoureuses hors-la-loi (Mourir d’aimer), gros succès grisâtres, manichéens, anémiques et pâteux, signés du transparent Bertuccelli ou de l’impayable Cayatte (coupable d’une variation masculine, Les Risques du métier, portée par Brel, un temps uni à Annie), on recommandera au novice le visionnage des œuvres de Grangier (Le rouge est mis), Delannoy (Maigret tend un piège), Denys de La Patellière (Le Bateau d'Émile), Visconti (Les Sorcières), Ferreri (La Semence de l’homme), Giovanni (Le Gitan), Comencini (Le Grand Embouteillage) ou Blier (Merci la vie), voire Pinoteau (La Gifle et la gerbe funéraire d’Isabelle Adjani, sa fille de cinéma) et Bonnot (Liste noire, maladroite acclimatation du vigilante flick en nos contrées mitterrandiennes).


Le mystère d’Annie, actrice cartésienne et racinienne, nationale et transalpine, au visage parfois étonnamment dreyeresque, demeure au-delà de toutes ses vies rêvées (au théâtre, au cinéma, à la télévision, en chansons ou en récits) et l’oubli identitaire qui dévora/abolit ses dernières années, dans son ironique cruauté – quoi de plus redouté pour une comédienne que de perdre la mémoire ? Quoi de plus anxiogène pour un individu que de ne plus pouvoir raconter son histoire ? –, constitua également, qui sait, une sorte de chance, nous voulons le voir ainsi l’instant d’une poignée de mots et de secondes : enfin délivrée du passé, des centaines d’existences par procuration, cette femme ôta définitivement le masque « d’Annie Girardot » et se réinventa une dernière fois, même prisonnière d’une chambre blanche peuplée de fantômes décousus, de bribes absurdes de dialogues et d’épaves personnelles. La folie, la solitude, l’isolement intime, l’exil radical du monde et de ses discours, hantises familières et quotidiennes depuis la nuit des hommes (et donc des femmes), ravivées mais irréductibles aux « crises » de l’économie, de la morale, de la technologie, ouvrent, qui sait, sur un horizon viable, une promesse de silence, enfin, de départ sans retour (exit le haïku existentiel, Partir, revenir, du proche et généreux Lelouch). Perdue, éperdue au cœur de ses ténèbres immaculées, il faudrait encore imaginer Annie désormais heureuse. Oui, contrairement aux effets de son mal, dont souffrit aussi Rita Hayworth, autre rayonnante et poignante « légende du septième art » (Martin Winckler, dans La Maladie de Sachs, rappelle avec justesse que les pathologies, ici celle d’Alzheimer, se baptisent toujours d’après les patronymes des médecins, jamais ceux des patients), on se souviendra longtemps d’Annie Girardot, une actrice et une femme selon notre cœur, à la fois très française (bien que star en Russie) et « follement, douloureusement », terriblementhumaine.


Notre galerie d’Annie, parmi les nuances des ombres et de la lumière : 


Un violon sur le toit : Il était une fois la révolution

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Un violoneux virtuose et des âmes vivantes, à l’inverse de Gogol : revenons volontiers dans cette pas si verte vallée…


Une abomination pour tout cinéphile antisémite, Un violon sur le toiten-chantedurant ses deux heures cinquante[1]au rythme équilibré, accordé sur le fil des saisons (de l’été à l’hiver via l’automne). Réalisé par un Canadien protestant travaillant à Hollywood, adapté d’un succès de Broadway du milieu des années 60, tourné en Yougoslavie titiste et en Angleterre (studios de Pinewood), le film se situe dans la Russie tsariste et chronique le quotidien d’une communauté juive, plus particulièrement d’un laitier aux prises avec le mariage de ses filles[2]et la menace d’un prochain (et proche) pogrom, désigné par l’euphémisme « démonstration officieuse ». Les temps changent, même dans ce coin ukrainien perdu d’Anatevka, où parviennent les échos révolutionnaires de Moscou en la personne d’un jeune « radical » de Kiev, employé comme précepteur contre sa pitance (charmeur Michael Glaser, sans Paul et pas encore Starsky ni derrière la caméra). Un monde nouveau, en train d’advenir pour le meilleur et le pire (car « certaines choses ne changeront jamais pour nous[3] »), malmène l’ode à la tradition de l’ouverture, adressée par l’impeccable Topol directement au spectateur, en regard caméra complice et familier[4]. Nous voici donc embarqués dans une fresque intimiste, une fable universelle enracinée dans ses particularités, qui va déployer avec maîtrise (scénario du dramaturge Joseph Stein d’après l’écrivain Cholem Aleikhem[5]) les deux lignes narratives mêlées des fiançailles (entre trahison, joie, reniement) et des funérailles (adieu à ses enfants et à un pays pas vraiment confondu avec une patrie[6]).


Son cadre et sa trame pourraient certes rebuter au premier abord[7], mais le film montre justement et cruellement l’inanité d’une quelconque autarcie. Tevye le laitier jouant les guides parle des « autres » à propos des Russes orthodoxes et une corde sépare les hommes des femmes lors de la noce, pourtant Chava, sa rousse progéniture, finira par épouser dans une église un Gentil (la VOST traduit inexactement par « chrétien »), paysan-poète à la Tarkovski, et son second beau-fils, communiste déporté en Sibérie, coupera la frontière symbolique pour faire danser sa promise, vite imité par le patriarche avec l’aval involontaire du rabbin précautionneux. Un violon sur le toit ne cède pas aux pièges du communautarisme, du manichéisme, du racisme partagé : l’auto-ironie abonde et les oppositions factices et fondamentales n’empêchent pas la pratique d’une sincère amitié entre le laitier et l’officier, hélas vite interrompue par les ordres exécutés de saccage et d’incendie[8]. Contrairement à celui de Shyamalan, ce Village-ci se voit contaminé par des forces de vie et de mort qui l’excèdent, le modifient et le dépeuplent, admirable décor[9], à la simplicité documentaire et documentée, saisi dans une douceur d’ambre puis aux allures de ville fantôme enneigée à la Docteur Jivago ou Giorgino(un identique cheval abandonné y signe la disparition humaine).


Formé au théâtre et à la TV (shows musicaux inclus), Jewison, en plein Nouvel Hollywood, use d’un classicisme plein et serein, aux vertus intactes plus de quarante ans après. Attiré par des personnages au point d’accepter une adaptation à laquelle il ne pensait pas[10], le cinéaste accumule les scènes remarquables, atteignant un sommet expressif avec la séquence d’union. Introduite par le superbe Sunrise, Sunset[11], chanson chorale et mélancolique sur le temps qui passe et ne se rattrape pas, sur les gosses devenus grands, littéralement éclairée à la bougie[12]par une procession souriante et recueillie, en rime contraire à la sombre soldatesque surgissant bientôt, torches en main, pour gâcher la fête (et aux défilés aux flambeaux iconisés par l’impardonnable Leni Riefenstahl, trois décennies après l’époque du récit, dans l’Allemagne nazie), elle constitue à nos yeux le cœur de l’œuvre, le point de cristallisation, abouché à une « Nuit de Cristal » en modèle réduit, de toutes les tensions, antagonismes, accords et questionnements l’innervant. La danse impromptue et gentiment choquante s’accompagne d’un numéro masculin avec bouteille sur la tête, l’un des moments propices à susciter la virtuosité de Jerome Robbins[13]et répond à/développe un ballet précédent, cette fois entre hommes de croyances et de gestuelles différentes. Ce tour de force, délivré avec aisance dans sa science des dialogues, des tonalités, des cadres et du découpage, musical au niveau du montage[14]à l’unisson de la bande-son, s’achève dans la grandeur biblique (Job, bien sûr) d’un homme isolé, regard et paumes levés vers le Ciel en interrogation silencieuse et douloureuse.                  


Le spectateur mélomane trouvera divers diamants dans ce drame qui n’oublie pas de rire, même et surtout à l’approche du malheur, bien que l’humour inaugural cède peu à peu la place à une mélancolie de plus en plus prégnante et, pour une part, irréductible au contexte historique. Les compositions de Jerry Bock, avec des paroles de Sheldon Harnick, séduisent immédiatement, leur richesse mélodique, leur joie de vivre malgré tout, à la fois puisées à un riche héritage sonore et culturel (la musique klezmer, le yiddish) et idéalement transcrites, non trahies, par un John Williams[15], alors arrangeur inspiré, dans l’idiome hollywoodien, avec Oscar à la clé. L’intelligence de Jewison se manifeste également dans ce domaine, puisqu’il se refuse à souligner des instants poignants (le drolatique malentendu identitaire entre les amis-ennemis, les adieux à Hodel dans un ersatz d’arrêt de gare glacé ou l’exode final, par exemple) au moyen d’une mélasseà base justement de violons, stéréotype et caricature dudit âge d’or du cinéma américain. Avec les années 70, « ère du soupçon »[16]par excellence, la comédie musicale semble découvrir le réalisme et cette alliance a priori paradoxale lui donne un second souffle, même éphémère, lui injecte de force un sang neuf, à l’instar des contaminations[17]« croisées » de la diégèse. Au lieu d’annuler son effet euphorisant si caractéristique, elle le tamise d’une gravité heureusement débarrassée du moindre pathos et exempte de certaines dérives contemporaines liées à la représentation de l’irreprésentable[18].



On pense évidemment à d’autres longs métrages, parfois plus courts et moins musicaux, en visionnant[19]Un violon sur le toit. Brigadoon, avec son village utopique/érotique (Cyd Charisse for ever !) et récurrent nous revient à l’esprit et, dans le désordre, Yentl, le « véhicule » lyrique[20]et pareillement au passé[21]de Barbra pour Streisand, similaire conte sémite d’émancipation féminine, Les Aventures de Rabbi Jacob[22], avec sa danse d’anthologie portée par un grandissime comédien-musicien à la mémorable sidération face à son chauffeur (« Vous êtes juif ? Ça alors ! Salomon est juif ! »), La Mélodie du bonheur, ou la Shoah vue depuis la mozartienne Salzbourg, douce mais pas mièvre odyssée adulte d’une famille recomposée (avant l’heure), elle aussi en fuite, dans un environnement davantage alpestre. Le raté Cabaret de Fosse (prise de son signée David Hildyard) ou Les Producteurs[23]de Mel Brooks, à voir au moins pour la délicieuse Uma Thurman et son « scandaleux » postulat d’un musicalbasé sur l’Holocauste (sacré Mel !), affleurent en écho, ainsi que Tessou Heimat, pour leur géographie désolée au diapason des états d’âme des héros (ou héroïnes) aspirant à des horizons plus cléments. Ramené à la mythologie de Jewison[24], Un violon sur le toit dialogue directement avec Dans la chaleur de la nuit, choc « ethnique » déguisé en polaret délesté du redoutable « politiquement correct » moderne, et avec Rollerball, dystopie sportive autant que satirique étude de mœurs[25]ou, indirectement, avec l’individualisme du Kid de Cincinnati et de F.I.S.T., le sentimentalisme glamour de L’Affaire Thomas Crown ou l’examen des dysfonctionnements de la collectivité dans Justice pour tous[26].     


S’il fallait énoncer un argument supplémentaire pour donner envie de voir ou revoir Un violon sur le toit, en dehors de ses qualités purement cinématographiques (mais le lecteur assidu sait bien que nous ne séparons pas l’esthétique d’avec le politique, au sens étymologique du terme), on proposerait l’actualité du film. Au-delà des sept ans écoulés entre le spectacle et sa transposition, parenthèse-creuset pour l’antisémitisme de fait divers, l’essor du féminisme étasunien, l’accession de Nixon au pouvoir, la guerre des Six Jours remportée par Israël, la « sauvegarde mémorielle » ou l’éloignement « réaliste » de la « vive palette colorée de Chagall[27] », éléments précisément relevés par Jan Lisa Huttner[28]dans sa comparaison des deux violons, les problématiques du « partage équitable des richesses », la lutte des classes opposant dans ce cas le pauvre laitier à l’opulent boucher convoitant sa fille[29], de la « parité » des sexes (Perchik prône l’égalité hommes-femmes, refuse l’argent, « malédiction du monde », mais doit recourir à un galimatias théorique et socio-économique pour déclarer sa flamme – rouge, of course, tel le drapeau de Chaplin ramassé par hasard dans Les Temps modernes– à Hodel, et lui faire sa demande), des « mariages arrangés », de l’opposition, active ou passive, à l’oppression, partout et n’importe quand, demeurent très actuelles. Cela, assurément, ne suffit pas à faire un bon film, et le danger des « bonnes intentions », naguère moquées par Gide[30]à raison, vaut aussi pour le « septième art ». 


Réalisateur sous-évalué animé d’un fraternel souci humaniste, Norman Jewison, Dieu merci, ne délivre aucun prêche et cède le didactisme à, disons, Yves Boisset, André Cayatte, Costa-Gavras, Michael Haneke ou Stanley Kramer (cinq directeurs de conscience parmi des dizaines). Sa liberté (de mouvement) et son indépendance (de pensée), plébiscitées par le public d’alors[31], virevoltent dans la scène du vrai-faux cauchemar localisée dans un cimetière[32], morceau de bravoure gothique et humoristique[33]avec spectre superstitieux et revanchard poussant des Suspiria en présage à ceux du matriarcat d’Argento. Ce beau voyage, humain bien plus que sociologique, frisant le réalisme magique en résonance avec le bruit (sanglant) du temps[34], prend fin sur une route d’errance plaquée contre la perspective abolie et « funéraire » de l’écran large[35], Tevye poussant sa charrette (fantôme)[36], suivi par une famille effeuillée. Haut les cœurs, cependant, hier et maintenant, car le violoniste[37]du titre original les accompagne, dans la double acception du mot, symbole d’incertitude, de déséquilibre, de chute sans cesse probable mais, en outre, d’appétit agile de vivre, de jeu musical et ludique, de souple tradition existentielle, défi tendre de la beauté en butte, toujours, à toutes les tyrannies. Le rouge d’un bout de tissu au vent ou le blanc du lait[38], de la peau, du paysage désertique et abstrait de l’ultime plan, boucle bouclée avec les ténèbres liminaires, annoncent la révolution bolchévique, tandis que le périple vers l’Amérique de la diasporapréfigure les destins associés des producteurs-pionniers bâtissant, en Californie, un royaume à la hauteur de leurs rêves[39], s’empressant de le partager entre eux et avec tous les goys de la planète cinéma, « vraie » terre « d’élection »[40], hospitalière et nourricière[41], fantasmatique et cosmopolite.  
   
         


[1]Un « entr’acte » musical, à la saveur supermanesque, prélude à la seconde partie de soixante minutes, dédiée au deuxième et dernier « acte ».
[2]Belles et talentueuses Rosalind Harris, Michele Marsh et Neva Small, ensemble dans un stylisé ballet rouge mental qui plairait au Peter Strickland de The Duke of Burgundy.
[3]Tevye rejoint le Tancrède du Guépard
[4]Le protagoniste cite aussi souvent (à sa sauce) l’Ancien Testament (« the good book ») et s’adresse à son dieu, tel Fernandel chez Duvivier.
[5]Lui-même chassé de sa terre natale au début du vingtième siècle et métamorphosé en émigré new-yorkais.
[6]La marieuse finira par s’exiler à Jérusalem, réalisant contre le sort un rêve collectif.
[7]Ne parlons pas de ceux qu’insupporte le (mauvais) genre de la comédie musicale, loué ailleurs sur ce blog
[8]Le couple « transcultuel » se rend à Cracovie, mauvais choix si l’on songe à l’hostilité d’une part de la Pologne (et de la France) d’autrefois.
[9]Dû à Robert Boyle, émérite collaborateur de Hitchcock et à l’ouvrage sur L’Affaire Thomas Crown.
[10]« C’était un type unique de comédie musicale, dont la force et le succès se trouvaient dans les personnages et dans leur monde. Et cela, je m’en suis rendu compte, devait me permettre de donner une interprétation cinématographique réaliste » dit le cinéaste, dans un dossier de presse cité par le livret du DVD MGM. 
[11]Un violon sur le toit commence à l’aube et au chant du coq.
[12]Le brillant Oswald Morris, détenteur d’un Oscar largement mérité, travailla sur huit titres avec Huston, dont le flamboyant Moulin Rouge et le lugubre Moby Dick, sans oublier le contrasté Lolita, le théâtral Limierou le fantasmagorique Dark Crystal. Dans le commentaire audio, Jewison révèle qu’il photographia le film avec un morceau de bas de soie (d’où l’impression de trame, sensible sur les cieux) placé entre l’objectif et la pellicule !   
[13]Immortel chorégraphe et co-réalisateur, avec Robert Wise, de West Side Story.
[14]Antony Gibbs monta des films de Richardson mais encore The BirthdayPartyde Friedkin et Dune de Lynch ; Robert Lawrence assembla Spartacus, Le Cid, Paris brûle-t-il ? et Fort Saganne
[15]Secondé par Alexander Courage, alter egode Jerry Goldsmith, et à la direction du London Symphony Orchestra.
[16]Nous empruntons cette expression à Nathalie Sarraute pour passer de Balzac au Watergate.  
[17]Le lexique de propagande, particulièrement « brune », raffole de la terminologie animale ou médicale, l’étranger, d’où qu’il vienne, volontiers apparenté à un nuisible ou à un virus, qu’il s’agit d’éradiquer du corps social naturellement sain.
[18]Tout un sous-genre « abject » – pour reprendre l’épithète de Rivette condamnant Kapò–, lacrymal et pathétique, dans le fond et la forme, existe autour de la Shoah ; au lecteur, si le cœur (et la mémoire) lui en dit, d’en nommer à part soi les vils fleurons.
[19]Oscar pour les ingénieurs du son Gordon McCallum et David Hildyard, le play-back harmonieusement fondu avec le son direct.
[20]Musique de Michel Legrand sur des lyricsd’Alan et Marilyn Bergman, le célèbre Papa,Can You Hear Me ?, repris par Nina Simone sur son ultime album studio, comme une variation de la supplique de Tzeitel à son propre père.  
[21]1904 pour Yentl, 1905 pour Un violon sur le toit.
[22]Dalio, le fameux rabbin du titre, égratigne Oury dans son autobiographie, Mes années folles, l’accusant de tout voler ou presque à Jerry Lewis...
[23]L’auto-remake d’un réalisateur attachant, de Frankenstein Juniorà Chienne de vie, en passant par Le Grand Frisson, Dracula, mort et heureux de l’êtreou ses précieuses productions d’Elephant Man et de La Mouche.
[24]Qui produit son opus, une habitude prise assez tôt (dès Les Russes arrivent en 1966).
[25]Accessoirement, la meilleure utilisation de Bach à l’écran avant Seven
[26]Sa filmographie reste à redécouvrir, spécialement les « mystiques » Jesus Christ Superstar et Agnès de Dieutitillant notre athéisme.
[27]Jewison reconnaît s’être inspiré du dessin à la pointe sèche intitulé The Musician (1922) pour la première occurrence à contre-jour de son joueur de violon, mais le débat perdure quant à la source véritable du musical  entre les nombreux violonistes du peintre.  
[28]Article du 14/11/2011  à lire sur Juf Newshttp://www.juf.org/news/blog.aspx?id=413176&blogid=13573
[29]Baptisé d’un évocateur et contradictoire Lazar Wolf…
[30]« J'ai écrit, et je suis prêt à réécrire encore ceci qui me paraît d'une évidente vérité : c'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. Je n'ai jamais dit, ni pensé, qu'on ne faisait de la bonne littérature qu'avec les mauvais sentiments. J'aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d'art et que l'artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant » affirme l’auteur de Corydon, « traité » sans doute plus outrageux de nos jours que dans les années 1910, en date du 2 septembre 1940 dans son Journal.  
[31]Notamment au Japon, sans surprise, sachant l’importance du traditionalisme là-bas, et par une certaine Pauline Kael à New York (dixit le cinéaste)… 
[32]« Ma marque de fabrique ! » sourit-il. 
[33]Et surprenant présage du cinéma fantastique hongkongais des années 80, illustré par L’Exorciste chinois ou la trilogie des Histoire de fantômes chinois.
[34]Texte autobiographique d’Ossip Mandelstam, poète « assassiné » par « l’hiver » stalinien en décembre 1938, clos en quasiparallèle au film dans la nuit et le froid.
[35]Un format tout juste bon pour filmer les serpents et les enterrements, assénait Lang.  
[36]Clin d’œil au diptyque de Sjöström et Duvivier ; quelque chose de Valjean, vraiment, dans ce colosse d’argile (nouvel avatar du fameux Golem ?) qui ne renonce pas…
[37]Soli d’Isaac Stern.
[38]Jewison se souvient-il d’Eisenstein (La Ligne générale, 1929, et sa coopérative laitière aux flots « spermatiques ») ?
[39]Sur ce sujet, lire l’exhaustif essai de Neal Gabler, Le Royaume de leurs rêves : La saga des Juifs qui ont fondé Hollywood, alerte (quoiqu’un peu répétitive) historiographie des premiers pas et de l’irrésistible ascension (pas celle de Hitler narrée par Brecht !) d’immigrants nommés Cohn, Fox, Goldwyn, Laemmle, Mayer, Thalberg, Warner ou Zukor.   
[40]En référence à la discutable notion de « peuple élu », arrogance de persécutés « payée » au centuple par des humiliations millénaires et une tentative en effet catastrophiquede génocide ; sur le « surmâle » israélien contemporain, lire notre critique du Policier de Nadav Lapid.
[41]Jewison, en coda de son commentaire, parle judicieusement de « renaissance ».

Une balle dans la tête : sur six suicides de cinéma

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Si les films nous apprennent à mourir, ils nous montrent aussi comment ; démonstration (déclinaison) à tous les temps et du monde entier…


Un enfant dans un immeuble : Allemagne année zéro(1948)



Le gamin erre à Berlin, perspectives (pas Nevski) de ruines, ville abolie par le feu et l’acier des Alliés (combien faut-il exterminer de civils, en territoire ennemi ou « libéré », avant que la nation belligérante ne s’avoue vaincue ?). Il vient d’empoisonner son père, à sa demande implicite et l’esprit « empoisonné » par son professeur, il vient de se faire « ignorer » par une gosse qui vend des cigarettes et sous peu son trésorutérin monnayé à bas coût (combien faut-il baiserde putains, dans la débandade du nazisme ou les métropoles mortes du capitalisme, avant de rencontrer vraiment un regard féminin ?). Edmund, dans son shortà bretelles tyrolien, monte un escalier, aperçoit le corbillard paternel et se jette dans le vide. Cela ne suffit pas à Rossellini, interprétant ce suicide comme un reliquat de moralité dans une âme innocente : il ose montrer le cadavre à terre, découvert par la sœur, pietàobscène en rime avec l’image contemporaine d’un « migrant » échoué sur la grève du rêve européen. Fin du film, fin (provisoire) de la folie épidémique d’un dictateur hypnotique, fin du cauchemar concentrationnaire et réveil brutal dans la réalité des orphelins condamnés, des adultes indignes. Fassbinder s’en souviendra et tout un pan du cinéma dit d’horreur avec lui, de William Friedkin (L’Exorciste) à Mario Bava (Shock), en passant par Richard Donner (La Malédiction) ou Narciso Ibáñez Serrador (Les Révoltés de l’an 2000). Dans les soubresauts sociaux et soucieux de Mai 68, le « petit ange » devient un démon dostoïevskien volontiers blasphémateur, incestueux, auteur de matricide ou de massacre : bienvenue dans l’humanité, pour citer Snake Plissken à L.A. en 2013…         

Un tueur dans un piano-bar : Le Samouraï (1967) 



Costello « fait le beau » devant la caméra homo de Melville, phénix sous pseudonyme parmi les cendres de ses studios de la rue Jenner. En gants blancs, aussi immaculés que son sperme qui ne coule jamais – Alain, dans le film et dans la vie, partage le lit de Nathalie, mais ce sexe désincarné, glacé, s’apparente plutôt à Narcisse trop épris de son reflet –, en costume noir de croque-mort ou de prêtre, il s’en va semble-t-il régler son compte à son ancien employeur félon et, accessoirement, résoudre le mystère de Valérie, la musicienne du club de jazz qui ne le dénonça point au commissaire Périer, serpent sans danse mais à la peau douce et cuivrée de Jeanne Duval, fameuse maîtresse de Baudelaire (le cinéaste voit en elle un reptile mortel hypnotisant le professionnel de l’homicide, cf. ses entretiens avec Rui Nogueira). Tirer sur la pianiste, il n’y pense pas une seule seconde, comme le révèlera bientôt le barillet vide d’une arme qui ne peut pas même « tirer à blanc » (de surcroît sur une « mulâtresse » !), mais il fait le geste et accomplit son destin, transforme son parcours sans issue d’un coup, d’un seul (tiré par un quelconque flic hors-champ). Le jeu du chat et de la souris, la séduction entre hommes, la solitude pas si zenà peine troublée par le stressinhabituel d’un canari dans sa cage, tout s’avère in fine la chronique d’une mort annoncée (par le thème tellement façon Bach composé par François de Roubaix), la tragédie d’un autiste dans la France comateuse d’avant Mai 68. L’amour est plus froid que la mort, disait Rainer, encore lui, et Jef, toujours tout seul (contrairement au brame de Brel), se fend d’un sourire à son exécutrice tendre et désarmée par son suicide à la saint Sébastien, que Melville, contrairement à Woo, de préférence porté sur le mélange des tons, choisit de ne pas monter/montrer, extase trop humaine et pas assez fétichiste, sans doute, pour un admirateur avoué du chasseur à la baleine (blanche et métaphysique).

Un scientifique dans sa machine : La Mouche (1986)


La vie est une maladie, affirmait Nietzsche, amouraché d’un cheval fouetté plutôt que d’un insecte ou d’un singe (Brundle et son babouin, nouvel Adam nommant dangereusement l’ADN des créatures d’un monde sans dieu). Le bon docteur Cronenberg ausculte un nouveau cas de suicidaire, une tradition dans sa filmographie, et sonde le malaise d’une civilisation au moment de la découverte du SIDA (ce qui nous ramène à ses supposées origines simiesques dans un laboratoire gouvernemental africain, « légende urbaine » et virale transmise par tous les adeptes de la « théorie du complot », souvent présents et moqués par le Canadien à la voix douce et au verbe acerbe). Bien avant de basculer dans le « marché du vivant » contemporain, notre scientifique à l’unique costume – ce qui lui évite de perdre du temps par un choix matinal – se voit sommé, arme en main, de choisir son identité génétique et spirituelle, pris dans une invention ovoïde et un dilemme davantage racinien que cornélien (Shore joue les Wagner de BO opératique, relisant Tristan und Isolde dans le sillage du Herrmann de Vertigo). Malgré les fins alternatives envisagées, sur papier ou pellicule, cette fable condensée sur la vieillesse et son effroyable « naufrage » (dixitde Gaulle), ne pouvait que s’achever ainsi, canon de fusil doucement saisi par une main méconnaissable, dernière et bouleversante supplique d’un homme qui voulait renaître, s’enfanter lui-même (bien ou mal aidé par Le Hasard et la Nécessité dont parlait Monod), à une épouse-mère sur le point d’avorter, après avoir mis un terme au martyre d’une énième transformation ratée. La métamorphose mêle le grotesque au superbe, et la coda mélancolique, bien plus que de condamner une supposée hubris, signe l’échec d’une expérience à recommencer, à reproduire afin de donner le jour à un nouveau corps, cette fois irrigué par l’amour réinventé dans la pathologie érotique des accidents de voiture : la prochaine fois, la fusion chère aux romantiques allemands se produira, Veronica chérie.        

Une femme dans une fournaise : Alien 3 (1992)


Dans n’importe quel WIP (Women in Prison) ou X sis dans ce décor carcéral (le Prison de Bodilis, disons), Ellen Ripley connaîtrait les éprouvants honneurs (horreurs ?) d’un gangbang sur sa planète de secours répondant au floral toponyme de Fiorina 16. Elle échappe d’ailleurs de peu, à vrai dire, à un viol, tant la chair des hommes sans chaîne du pénitencier à ciel ouvert (où s’échapper ? Dans l’espace, personne ne vous entend vous évader) doit aussi exulter (Brel, idem), surtout ici. Mais le « Big Bang » de la laiteuse Voie lactée n’adviendra pas, supplanté par un feu infernal en mise à jour de celui dévorant naguère les sorcières (une femme possède et exerce cette magie banale de l’enfantement : il convient de la contrôler depuis l’éternité masculine, elle et ses naissances). La cuve du haut-fourneau remplace le bûcher, vagin enflammé où la fille du feu, survivante nervalienne et rasée, s’empresse de plonger, tandis que l’enfant stellaire, atroce portée d’une « bête immonde », gracieuse et impitoyable, lui perfore l’abdomen – en « reine » de son espèce – ainsi que l’aiguille divine transperçait jadis le cœur sacré de sainte Thérèse. Un fausse bagnarde se sacrifie pour sauver ses « frères humains » et dans une caresse saisissante de féminité maternelle replie (Ripley en replay, là où absurdement ressuscitée chez Jeunet) ses deux mains sur sa progéniture involontaire, pour qu’elle ne s’échappe, bien sûr, pour endormir le « petit monstre » d’une berceuse tactile, également, dans leur chute irréversible au fond du puits en fusion. La sidérurgie s’abouche à l’épiphanie, la belle Ellen transcendée en madone accouchant dans une douleur indicible d’un bébé « interracial » (« niche » des bluemoviesétasuniens), parturiente profane et sacrée, immaculée dans sa conception et canonisée dans sa dévotion par un Fincher reniant son propre film, en bon saint Pierre de la Fox.       

Un yakuza sur la plage : Sonatine, mélodie mortelle (1993)


Guerre des gangs à Okinawa : retraite impossible (Eastwood dans Impitoyable, ses mains inlassablement salies par le sang d’hier), trahison fondatrice (du chef respecté), tueries en série et humour à froid. Kitano explose en Occident et fait voler des fleurs rouges sur un immense ciel bleu, en peintre-cinéaste mélomane (partition totalement « addictive » du fidèle Joe Hisaishi). Dans ce Japon singulier dessiné à grands traits amples, lumineux et violents par un comiquevenu des planches et de la TV, les hommes s’entre-tuent, jouent sur la plage dans un cercle rouge, forcément rouge, et font attendre des femmes qu’ils ne savent aimer (quand ils ne se mettent pas en tête de les violer). Aniki – présage « fraternel » de son opusUS à demi raté – Murakawa va mettre un peu d’ordre dans tout cela, à sa manière expéditive. Frisbee ou roulette russe, il s’agit encore de jouer, jusqu’au dernier souffle face à la mer. Dans un rêve prémonitoire, il mourait pour de bon, avec des balles enfin placées dans le barillet (Kitano connaît-il le Costello de Melville ? On aime à le penser). Pour que cesse la macabre partie, le tueur de métier doit se supprimer lui-même, ce qu’il fait durant une belle journée, sorte de premier matin du monde recommencé dans le miracle des éléments naturels indifférents aux turpitudes mafieuses, voire monacales, de ces grands enfants meurtriers. Des montagnes sombres et vertes en arrière-plan, le sable doux et chaud sous ses pieds nus, une chemise blanche, virginale, sur son torse tendu, frémissant au vent léger, un pantalon noir que ne connote pas le deuil comme en Occident (car là-bas, la mort s’habille tout de blanc), il appuie le revolver contre sa tempe droite et sourit : rictus, tic prophétique (d’accident de moto) ou sincère salut final, son adieu silencieux conserve sa part d’énigme cosmique et mélodramatique, le visage à moitié voilé par l’ombre d’un héritage spectaculaire (Mishima devant les caméras) ou l’anonymat funèbre d’une étreinte homosexuelle (Tabouà Noël, Mister Lawrence) – Sonatine en répétition individuelle du double et sublime suicide amoureux de Hana-bi.           

Un puceau dans la rue : Le Parfum, histoire d'un meurtrier (1996)


Jean-Baptiste Grenouille souffre d’un sort plus triste encore que l’abandon maternel inaugural sur le pavé (ou l’étal) trivial d’un marché aux poissons : il se sent et se sait dépourvu d’odeur, comme d’autres d’ombre (le Peter Schlemihl de Chamisso) ou de visibilité (le Griffin absent/présent de Wells). Obsédé par l’odeur des femmes, tel Gassman immortalisé par Dino Risi, il les collectionne dans ce premier tiers du siècle des Lumières, comprendre : il les assassine pour en extraire une essence absolue qui lui rendra son image au moyen d’une fragrance. Le « nez » fait ses gammes sur un chat (animal utilisé itou, pauvre bête mallarméenne, dans L’Homme invisible) puis passe vite à la chattedes filles hors d’atteinte, étouffées par inadvertance ou en pleine conscience (une lavandière, une prostituée, « menu fretin » semé dans les rues sales des villes à la stupeur de la populace). Esthète de la distillation, dévot des exhalaisons du « deuxième sexe », l’impuissant créateur jette son dévolu (et sa bouteille de parfum) sur une rousse fille de riches installée à Grasse, capitale du noble art létal (raccourci paresseux : Hollywood pour le cinéma). En elle se loge la « treizième senteur » évoquée par le maestroBaldini, en elle il parvient enfin à réaliser l’effluve ultime. Hélas, avec le précieux élixir charnel – rappelons que les nazis firent du savon avec leurs victimes – vient la révélation de sa solitude ontologique (leçon du Voyeur pareillement suicidaire) : petite grenouille qui te voulus bœuf (faire un « effet bœuf », en effet, sur les femelles de la classe supérieure), te voilà nu dans ta liberté regagnée à peu de frais, à peine un mouchoir parfumé envolé sur la foule au moment du gibet, déclenchant une partouze extatique. Tom Tykwer illustre scolairement Süskind mais réussit au moins cette scène et le final : parvenu au bout de sa route, revenu au marché de poiscailles, l’automate « angélique » se renverse sur la tête et le reste son flacon en forme de godemiché ou d’ampoule électrique, histoire de « prendre son pied » dans la dévoration éclatante des êtres qu’il ne peut/ne sait/ne veut aimer. Après le festin irreprésentable, ne demeure plus qu’une goutte (de sueur), trace vite évaporée de son œuvre et recouverte par les lourdes odeurs de la nuit, des excréments, des carcasses marines, du jour écartelé entre les miasmes des sanies et le ravissement des roses.   

Le miroir des fantômes à l’instar d’un mode d’emploi du suicide : en tout cinéphile sommeille un stoïcien, espérons-le…     

Electric Dreams : du cinéma vers la vidéo

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Un soupçon de sexe, aucun mensonge et beaucoup de vidéo…


Vidi – je vis l’avènement des vidéo-clubs, la valeureuse VHS et une avide envie de voir


Ouvrir le boîtier (la brique) en plastique léger. Une cassette (sans diamants) noire et transparente repose à l’intérieur, telle une femme morte offerte à la nécrophilie d’un cercueil réduit. Ses fenêtres semblent sourire et une bande magnétique d’ébène attend sagement que les tambours silencieux la fassent passer d’un côté à l’autre, en sens inverse et pour l’éternité du rembobinage. Un volet s’ouvre au moment de l’insertion dans le magnétoscope, « bouche d’ombre » garnie de métal vaginal. Enfoncer avec délicatesse et doigté la touche « Lecture ». Sur l’écran du téléviseur, une image apparaît, poussière de cinéphilie balayée en hélice et verticalité, à 240 points par ligne et avec une largeurde bande privilégiant la luminanceà la chrominance : on voit bien de vilaines couleurs. Le cinéma d’horreur d’alors, qui déjà pense à sa mise en boîte (et en bière), opte donc pour le flashyet le criard, puisque la nuit ne lui appartient plus ici. La « petite lucarne » porte bien son surnom et se permet de recadrer « à tour de bras » du télécinéma les larges horizons de Lawrence ou de Kwaï. Ils appellent cela le pan and scan et la TV – TF1, au hasard – le pratique aussi. Découper un tableau de Picasso parce qu’il ne rentre pas dans le cadre du musée ? Certains emploieront l’analogie pour honnir l’album posthume du chanteur des Doors, adressant d’outre-tombe, solitaire en studio, sa prière américaine…

Pourtant, l’objet-ersatz ne manque pas de charme ni de sensualité (jaquettes « populaires » en magasin ou à ciseler soi-même pour orner sa vidéothèque d’enregistrements personnels, pas « pirates », 240 minutes maxi). Avant, pour voir un film, il fallait sortir, aller parfois loin, étudier les horaires et les itinéraires, comme Hitchcock enfant rêvassait à ceux des trains. Désormais, le cinéma se trouve au coin de la rue(succédané de l’aventureux slogan soixante-huitard), à la boutique d’en bas, bien rangé sur les étagères et classé en discutables « genres » ; une pièce spéciale, exiguë, sert de réserve honteuse à la pornographie, reproduisantson ghetto en salle, l’achevant et la ressuscitant du même élan. Tout se déroule à présent au cœur du foyer, à l’épicentre ardent, domestique et confortable, du vidéophile. Bronson nettoie les coupe-gorges new-yorkais en noir et blanc – version inattendue, due à un défaut de canal– et Belmondo fait le beau chez René Chateau. Dans un autre registre, on découvre en intégralité le bluemovie anonyme et sirupeux que De Niro, sorti de son taxi névrotique, infligeait à Cybill Shepherd en guise de « sortie-ciné » (tout se recoupe, le hasard n’existe pas).

Par-delà les anecdotes générationnelles et la simplicité enfantine (bibliquement commerciale) d’usage, une nouvelle praxis se met en place, irréversible et révolutionnaire dans sa douceur. Les cinéphiles et le « grand public » se saisissent de cette corne d’abondance et ne la lâcheront plus. Ils contrôlent la sélection du film, sa temporalité – avance rapide, arrêt sur image, retour rapide, éjection–, sa diffusion (la semaine, le week-end) et ses destinataires (« légende urbaine » de pornos palimpsestes de dessins animés Disney). Pour un coût « modique » et à volonté, une mémoire démocratique et buissonnière s’incarne dans les esprits et les imaginaires, grâce au jeune média venu d’Asie (JVC associée à Sony). La nostalgie sentimentale d’une période idéalisée suivra bientôt l’effondrement du marché, victime de son propre appétit, de la démultiplication quasi cancéreuse de ses antennes (pas celles de l’ironique Civic TV de Cronenberg, quoique) – sevrage, pour un temps seulement, de la came des images et redéfinition technique/esthétique des supports en panacée temporaire : le DVD, puis le BR, jolies galettes fétichistes survalorisées dans leur gage d’excellence, sans cesse dépassée, ou de fausse et fragile immortalité.          

Video– je vois la victoire de la VOD, ces vidéos vraiment virales et nos voyeurs devenus vidéastes


L’argent (celui de Bresson) se dématérialise et le cinéma l’imite, en réflexe mimétique (la vie singeant l’art et non l’inverse). Dans cette imitation de la vie façon Sirk, les modes de consommation scopique évoluent et se parent de néologismes-anglicismes. Le streaming, le pay-per-view, la video on demand : trois toponymes d’un territoire étymologiquement utopique. Images narratives de partout et de nulle part, « à portée de main » et transportables où bon vous semblera – la cinéphilie vagabondedu vingt-et-unième siècle débutant se substitue aux « chemins de traverse » de la VHS d’hier. Autrefois maîtres du Temps, nous voici à ce jour maîtres de l’Espace, libres d’emporter avec nous, en toute circonstance, notre vidéothèque privée, scellée dans un écrin technologique effarant de légèreté, de souplesse. Allumer son cellulaireou son PC portable permet d’accéder – sous condition d’abonnement à un « fournisseur » (dealer ?) Internet, bien sûr – à une tour de Babel audio-visuelle, avatar de la bibliothèque-labyrinthe qui fascinait tant Borges. Les images en réseau attendent patiemment dans leurs alvéoles, la ruche fictionnelle se déploie aux dimensions de la planète, bouquet de services/sévices inclus dans divers forfaits, réservoir apparemment sans fond ni fin de mille et une vies – chiffre fatidique de la conteuse arabe et valeur numérique de l’infini en Orient, soulignée par l’odyssée transcendante de Poole –, que quelques clics digitaux suffisent à libérer.

Dans le métro, sur votre canapé, dans votre lit, chez un ami, à l’hôtel, sur un théâtre (militaire) d’opérations, au fin fond de l’outback australien ou au sommet du « toit du monde » – les aventuriers confirmeront ou infirmeront ces deux destinations –, vous voilà emporté par le flot des récits, le flux électrique vidant à la vitesse grand V la batterie. Comme tout miracle technologique, celui-ci se paie doublement, les composants de la machine tachés du sang d’une interminable guerre « civile » en RDC (qui s’en soucie ? Certainement pas la « loi de proximité » journalistique, accordant sa priorité à la zone géographique du lectorat, ni les matamores des gouvernements d’ici et d’ailleurs, prompts à bombarder d’images et d’explosifs leurs démagogiques conflits d’élection). Ubiquité de la cinéphilie, dans un système économique et symbolique entrecroisant perfusion financière (étatique ou publicitaire) et « cahier des charges » coercitif (créer ce que l’on va diffuser, traquer en amont le fantôme de la liberté artistique, quitte à organiser de faux scandales, du buzz de geek, à embaucher les professionnels de la provocation et tous les subversifs autoproclamés, vifs à rentrer dans le rang du gigantesque supermarché, le doigt sur la couture du pantalon et l’œil fixé sur le moniteur pour ne surtout pas voir le hors-champ du monde). Boucles des images, comme au temps préhistorique du premier porno, avec les galipettes réduites à des loops projetées dans une mécanique répétition infernale.

Et le souhait enfin réalisé de Coppola, cinéaste paranoïaque et démiurgique reconverti en marchand de vin (peu importe le flacon, certes, mais on peut regretter l’ivresse évanouie) et conférencier pour cinémathèques : une gamine de huit ans peut tourner sa propre bande narcissique avec son smartphone, la mettre en ligne sur des « plates-formes de partage » bien (trop) connues, en contaminer la Toile ad nauseam. Face à la nasse souvent dégueulasse (repose en paix, Jean Seberg) des imageries actuelles, le cinéphile-vidéophile 2.0 doit savoir se frayer un chemin en solitaire, qui n’exclut pas les belles rencontres ni les découvertes intempestives. Auberge espagnole polyglotte mais sous égide étasunienne (Google, Netflix and Co.), égout de l’inconscient à ciel ouvert et sous le toit caché de l’intimité exposée, la vidéo numérique, en ligne ou téléchargée, s’avère un royaume atroce et ravissant, qui attend toujours son impossible cartographie.           

Videbo– je verrai l’avenir d’un divertissement, la réinvention du visage et le vide à envisager  


The future’s uncertain and the end is always near prévenait l’euphorique Jim Morrison. Certes, mais les beaux lendemains n’en finissent pas de chanter pour l’industrie du divertissement (adulte ou non). Du pain et des jeux, de la haine nationaliste européenne, du psychodrame religieux, une « crise » inguérissable, des « tensions communautaires » et une absence d’horizon pas seulement due au débattu/rebattu « réchauffement climatique » : le cinéma en vidéo (et dans les salles) ne peut s’extraire du contexte de son émergence, à la fois métonymie et caricature du temps présent. Les produitsculturelsvoyagent presque sans frontière (restrictions de zones de « lecture », contenu juridiquement bloqué), mais cela ne suffit pas, ne saurait suffire. Le capitalisme, ce monstre doux qui parvient même à recycler son opposition – marxistes au petit pied condamnant les « spoliateurs » via leur ordinateur « dernier cri » –, ne survit que dans son éternel dépassement, sa métamorphose épuisante : offrir plus, faire demander plus, consommer pour les siècles des siècles, amen. Un artefact(le film au même niveau que, disons, l’électro-ménager, sinon plus bas) en remplace un autre, vanté avec la meilleure mauvaise foi du camelot complice du gogoet réciproquement. L’idée géniale et ignoble de Lucas, transformer un long métrage en « produit d’appel », remporter la guerre commerciale par celle des étoiles, user d’un syncrétisme scolaire pour asseoir un empire (contre-attaque inutile, faute de concurrence) de marketing, devient un étalon normatif et totalitaire (Pasolini et son enfer consumériste, davantage que sadien ou fasciste).

Les « périphériques », prédisons-le sans trop d’extrapolation, se voient ainsi promis au rebut de l’archéologie lacrymale : nous pleurerons bientôt sur nos lecteurs BR comme nous le faisons déjà sur nos magnétoscopes caducs et nos consoles ludiques. Mieux : les téléphones, greffés à notre paume (l’un des plus beaux mots de la langue française pour Rilke, Janus capable de caresser ou de gifler) et à notre oreille, nous paraîtront sous peu incroyablement vintage (comparez, pour preuve, avec les premiers designs monumentaux). L’échec des eyeglasses– même dans le « divertissement pour adulte », qui abuse pourtant du point de vue subjectif depuis l’antiquité du CD-ROM –, quelque part entre le gadget et la prothèse, ne représente qu’un épiphénomène dans la marche forcée vers les terribles merveilles que recèle, pour demain ou après-demain, l’improbable « marché du vivant », véritable terrain de jeux d’enjeux colossaux excédant le cadre esthético-économique du cinéma. La biochimie (dont la génétique) épouse dorénavant la métaphysique, noces funèbres et exaltantes en regard desquelles le « Prométhée moderne » de Miss Shelley prend un sérieux « coup de vieux », relégué au rayon des accessoires cryto-gay de la Universal des années 30 hitlériennes. Un bioportà la David C. pour se brancher à la « réalité augmentée » des organes et des œuvres ? Même cette drolatique fantaisie organique canadienne paraît déjà dépassée par rapport à ce qui nous attend, que nous redoutons et appelons de tous nos vœux (« attraction-répulsion » de la psychanalyse ; collision spectaculaire entre le film catastrophe et le terrorisme sur des tours jumelles américaines, surgies de la brousse en studio du roi Kong, justement analysée par Baudrillard, qui aspirait cependant, trente ans plus tôt, à la fin définitive de la « messe blanche » de la société dite de consommation ; pensons aussi à Manchette pointant la dissolution de la révolte dans le spectacle, à l’ère désenchantée d’un Debord).

Avouons-le : nous ignorons l’apparence de la cinéphilie à venir mais, pour ce que nous en savons, d’après notre observation individuelle et à une échelle très moyenne, elle se réinventera en reflet du visage de l’espèce – il ne s’agit pas d’une métaphore, notez-le bien – et au risque d’un vide cosmique présagé par l’actuelle anémie des arts narratifs (romans et films). Laissons toutefois la stérile nostalgie et le catastrophisme de saison à ceux qui savent en récolter les fruits aigres et dépressifs. Cette entropie de représentation(s), voire la disparition programmée de l’humanité elle-même à son stade contemporain, aux talentueux hommes et aux femmes de bonne volonté de s’en emparer, de les redéfinir, les incarner avec du sang, du sperme, de la sueur, de la musique et de la rosée ; à eux de savoir voir et donner à voir des virtualités de chair enivrante, des percées vers le réel à travers tous les voiles sinistres et divertissants (au sens pascalien du terme) d’une certaine modernité. Contrairement à la doxa encore vivace, l’art et la science, faux adversaires, traitent de Vérité, d’Imaginaire, de Fiction et de Réalisation (truisme quantique implicite : nouveau corps = nouvelle perception = nouvelle réalité). Alors, au lieu de l’habituel culte morbide, si on commençait enfin à aimer les femmes vivantes, afin de les filmer/projeter vers un cinéma ressuscité, tourné sur pellicule, ou carte mémoire, ou clé USB, ou disque dur, ou dans le torrent du « temps réel » ? Et si, au carrefour adulte des destins existentiels, on voyait, dépourvu de miroir, clairement, pour la première fois, le mystère vertigineux et gracieux de l’univers ? 

Vers l’autre rive : J’ai épousé une ombre

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Amours défuntes, amours des feintes (Serge pour Jane), réalité biaisée, reflet d’un ailleurs déjà là : suivons, avec ravissement, Mizuki, Yusuke et Kiyoshi dans leur trajectoire sentimentale et stellaire.


Les doigts hésitants d’une enfant sur le clavier d’un piano, la main tendre d’une femme sur la joue d’un homme endormi : il faudrait pouvoir parler de Vers l’autre riveà son image, avec une infinie douceur, avec un tempopersonnel et serein – « Vous devriez peut-être changer de rythme », suggère gentiment la mère au professeur particulier, peu convaincue des progrès de sa progéniture –, celui du réalisateur, celui du film, à contre-courant de la vitesse actuelle du cinéma et du monde, si enclins à tourner (trop) vite et à vide. « Le vide est à l’origine de tout » affirme le dentiste, alors conférencier scientifique improvisé (encore une facette identitaire méconnue, un possible inachevé), devant un parterre de villageois qui l’écoute comme jadis les tribus le chamane ou la ruralité les conteurs. Yusuke, le mari revenu d’entre les morts trois ans après sa disparition, « mangé par les crabes » dans une eau volontairement avalée, regarde sa compagne droit dans les yeux tandis qu’il s’adresse à la petite foule intergénérationnelle, et ce qu’il dit de l’origine et de la fin probable de l’univers – lyrique éternel retour, résurrection des saisons à l’échelle astronomique – résonne à la façon d’une bouleversante et diffractée déclaration d’amour : « Je suis heureux d’être né, de l’être à cette époque ». Le voyage du couple, immobile et avéré, scandé par les signes végétaux et poussiéreux du dépérissement, de la ruine promise (plantes domestiques mortes, bureau-lieu de vie recouvert de dix ans d’abandon), s’achèvera au bord d’un petit port de pêche, à peine une crique entr’ouverte sur un horizon réduit, avec la promesse a-spectaculaire et renversante du visiteur à son témoin : « On se reverra ».


Dans ce Japon silencieux, sans âge, dépourvu des marqueurs de la modernité (l’ordinateur de Kaïrorend l’âme, provoquant presque le recueillement humoristique des hommes à son chevet), dans la respiration animiste de la nature, l’une des caractéristiques de l’art japonais, Mizuki accompagne un mari adultère, « malade » (de travail, de sentiments), suicidaire, dans son pèlerinage mélancolique et ludique. La violence des situations du passé – une épouse frappée à coup de marmite, une gifle donnée à une sœur cadette et condamnée abusant des notes, la trahison intime d’une infidélité (urbaine et désabusée Tomoko,  avec sa vie « banale » de femme enceinte et mariée), les bleus causés par un époux cupide coincé entre l’ici et l’au-delà – ne se manifeste que par son récit, sa survivance dans les mots, formulés en conjuration, en exorcisme à voix basse. Tous les personnages rencontrés au long du beau chemin, court, pourtant, jamais assez développé pour les vivants qui retrouvent brièvement leurs chers disparus, souffrent de culpabilité, de remords, du poids écrasant des regrets, connu et porté par chaque survivant depuis l’avènement de la conscience humaine (de sa mort, de celle des autres, les deux intimement liées). Le picaresque guérit, la route permet de revenir sur des rencontres fondatrices : si le cinéma, naturellement et mécaniquement alimentépar la mort, abonde en paraboles sur les revenants contrits, de Capra à Spielberg, en mémoires d’outre-tombe au présent plus ou moins destinés à consoler le spectateur, dans un vil œcuménisme publicitaire, Kiyoshi Kurosawa opte pour un itinéraire de traverse – dont il salue et reconnaît la source romanesque (Kazumi Yamoto, spécialiséedans la littérature jeunesse) –, fait sa propre révolution de veloursà l’intérieur du cadre et de l’œuvre.


Ni vrai mélodrame (on sourit et on rit, sans rictus), ni réel roadmovie(Japon en petit pays pas si contrasté, cartographie de paysages psychiques), moins encore réussite mineure (mais grand petit film narré en mineur, Harmonie des anges, pour citer la pièce musicale centrale, qui murmure des immensités), Vers l’autre rive redéfinit l’imagerie et la mythologie de son auteur, bouleverse autant les spectateurs – cinq personnes dans une salle de quatre-vingt-dix-sept places, à une séance de 18 h 15 un mercredi en province : désolante misère de la cinéphilie d’aujourd’hui, quand, à la sortie, des files anonymes attendent sagement, désespérément, qu’on les autorise à contempler des « films » méprisables car méprisants – que son cinéma en circuit (de vidéosurveillance) fermé. Découvert avec Cure et Charisma, polars existentiels en forme de cauchemars, (un peu) perdu de vue avec Kaïro (le film, alors que le roman du cinéaste attirait) et Shokuzai (opus TV assez longuet sur un meurtre et son tsunami collectif entre filles), le second Kurosawa risquait de se dissoudre dans un formalisme anémié propre sur lui, suffisamment exotique et grave pour ravir une part de la critique occidentale, avec prix de festivals à la clé. Mais cet homme humble et cinéphile, universitaire admirateur de Franju, parvient (enfin), ses soixante ans atteints, à se réinventer, délivrant un superbe portrait de femme, veuve mais pas seulement, magnifiquement porté par Eri Fukatsu, révélation qui méritait bien une récompense cannoise (miseenscène– dénomination théâtrale – primée en accessit), un long métrage féminin et masculin (scène de jalousie posthume dans un bus, rendue doublement drolatique par le contexte), fantastique et prosaïque (on mange, on prépare les repas, influence possible de la co-production française), une histoire d’amour et de mort sans cesse tournée vers l’incarnation, la vie qui continue, la mémoire tendue vers l’avenir.


La structure en épisodes pourrait gêner, s’égarer du côté du film à sketches, relique révolue du cinéma des années 60, mais tout coule admirablement, le scénario aussi fluide et docile dans sa saine puissance que l’eau de la cascade fascinant le gamin (le Nakata de DarkWaters s’y reconnaîtra), avec sa grotte ouverte sur le royaume des morts, confie-t-il à l’étrangère. « Nous ne sommes pas si différents, toi et moi » avoue Mizuki à Yusuke en surplomb des rizières, et le soupçon de sa nature fantomatique saisit dès l’ouverture : et si Vers l’autre rive se lisait ensensinverse, odyssée intérieure d’une veuve allongée dans son lit, se réveillant à répétition, afin de mieux rejoindre son amour toujours vif ? Kurosawa, grand habitué des fantômes, parvient à les susciter d’un simple panoramique latéral ou vertical, absence-présence au sein du vide naturaliste de l’écran large (il vénèreShining et Les Innocents ; cela se voit et se sent). Il comprend mieux qu’aucun le mystère des êtres filmés, des morts qui s’ignorent (unique et brusque caméraportée, en signe d’une incertitude ontologique, durant une éphémère invisibilité), des fantasmes doublement réalisés des deux côtés de l’écran-miroir. Les glaces et les horloges, dans leur obstination discrète, les rideaux remués par un souffle surnaturel de vent – « Le vent et la pluie me font mal », phrase triviale et sublime de Yusuke sur l’épaule de Mizuki, sur le point de tomber, de mourir une seconde fois –, les décors cadrés en perspectives ou en plongées accentuées, angles aigus, verticales au cordeau et lignes de fuites en traces mémorielles/figuratives d’Antonioni, poète-architecte des amours spectrales et des silences supposés incommunicables –, la chair des amants dévoilée avec une pudeur poignante et un ancrage sur les visages, ce que la pornographie, nippone ou non (rappelons au passage l’inadaptation castratrice de Kurosawa dans le pinkueiga de ses débuts, exercice prophétiquement aquatique avec sa rivière du désir), ne sait pas faire, ne veut pas faire, hélas : tout vibre d’un sens et d’une beauté sidérants et cependant familiers, avec en métonymie métaphorique l’irréaliste épiphanie d’un papier peint constellé de fleurs découpées dans des magazines (« C’est un peu la vie » revendique, remotivé, le marchand de journaux indépendant décédé, résumé possible du cinéma).


Comme dans la librairie de San Francisco où Scottie Ferguson découvrait la funeste biographie orale de Carlotta Valdes, la lumière baisse anormalement dans la salle de banquet, prélude aux notes de la petite morte en réponse à la fillette vivante du début – sens asiatique de l’épure et suprême économie de moyens, capables de déclencher une ample déflagration émotionnelle dans le cœur et l’esprit de l’observateur conquis. « Gens ordinaires » ou morts souriants/récalcitrants (le fils du vieil homme noircit à vue d’œil au moment de sa délivrance vers l’autre monde, un vieillard s’endort sur le dos d’un jeune mort, tel Anchise sur celui d’Enée, ou… Marthe Villalonga sur celui de Sandrine Bonnaire dans La Dernière Leçon), hommes, femmes, enfants, restaurateurs, médecin, à Tokyo ou en province, blessés ou affermis (« Tu es solide, toi » s’amuse Yusuke, quelque part entre l’ironie d’un David Lean et la bienveillance bourrue d’un Mankiewicz dans leurs peintures de spectres), tous se voient confrontés à la mort et à ce qui advient après (« Changeons de sujet » demande la grande sœur tandis que Mizuki évoque la perte prématurée de ses parents – son père la visitera, médisant du beau-fils lucidement et traditionnellement). Kurosawa n’en change pas, au contraire, mais sa métamorphose, dans chacune des cent vingt-sept minutes denses, élégiaques, sensuelles et pacifiées, renverse l’ensemble en l’irriguant d’un courant amniotique, d’un élan vers quelque chose qui nous dépasse et nous grandit, nous offre un retour à nous-même via le cosmos illimité. Yusuke parle de lumière, à la fois onde et particule, zéro incompréhensiblement mesurable, mais il pourrait parler d’amour, de confiance, d’excuse, de pardon et de cinéma, bien sûr, art des photons projetés dans les ténèbres.


« Cela m’a pris du temps pour te rejoindre », ajoute-t-il, ses chaussures encore aux pieds, devant son épouse finalement guère surprise, lui cuisinant ses beignets préférés en présage, lui demandant de les ôter, remarque stupide qui inscrit pourtant cette arrivée dans un quotidien volontiers au ras du sol, du tatami (Ozu ?), le fantastique enraciné dans le rituel (culturel) des jours, et cet aveu rime avec celui des protagonistes de Bresson ou Schrader au bout de leurs pérégrinations métaphysiques. Chercher la femme, la retrouver, traverser les frontières et les tons, explorer les visages en paysages émouvants et ravissants, pleurer de toute son âme et conserver un regard plein, posé, adulte, sur les flux entre les êtres et les mondes : Vers l’autre rive réussit ce miracle laïc et cinématographique, hante longtemps et donne envie de vivre, d’aimer, par-delà la mort et non plus dans son morbide foyer romantique (Wagner et consorts). Ponctué par une irrésistible partition à quatre mains d’Otomo Yoshihide et Naoko Eto, reposant en grande partie sur les épaules solides et fragiles de l’impeccable Tanadobu Asano, vu chez Tsukamoto, Ōshima, Miike et Kitano, éclairé avec délicatesse par Akiko Ashizawa (teintes éteintes chères à Kurosawa, trouées par le feux d’artifice floral d’une chambre, le vert antonionien d’une forêt brumeuse ou un improbable imperméable orange), ce voyage vers la côte (titre anglais en traduction davantage fidèle de l’original) se termine sur la jeune femme brûlant les cent prières shintoïstes censées ramener son amour des enfers (de l’oubli, du travailde deuil, de la résilience et autres fadasses fadaises à la mode), couchées de sa « sale écriture » (critique complice, sourire aux lèvres, de Yusuke), qu’il lui faut incendier pour revenir (chez elle, à elle, vers la vie), mais ces cendres-ci ne laissent aucun goût âcre dans notre bouche, dans notre cœur rempli de lumière et de douce tendresse.


Les ombres de la roche à gauche du cadre, écho à la grotte invisible du village, la portion d’océan à droite, la silhouette seule, pas esseulée, de Mizuki (le rescapé, Orphée renversé, évanoui dans la coupe du plan), disparaissant lentement, supplantée sans heurt par le générique puis le fondu au noir, les éléments, réalistes, symboliques, méta et mystiques, s’harmonisent jusqu’au vertige, la tête levée vers la lune, à l’écoute non plus du silence des espaces infinis qui terrifiait tant Pascal, mais d’une musique de chambre, littéralement, adressée depuis les étoiles (l’humanité née de leurs poussières), tombée dans la matérialité enchantée, juvénile et sage du monde transitoire. David Lynch, Cyril Collard ou Christine Pascal contèrent naguère de mémorables chroniques d’une mort annoncée ; Kiyoshi Kurosawa, ici et maintenant, nous fait assister/participer à une renaissance, à un regain très différent de celui éprouvé par le couple de Pagnol en Provence (terre cultivée itou), de Rossellini en Italie (avec ses cendres de Pompéi) ou de Nicloux dans son récent désert américain (à la Zabriskie) : ceux de Mizuki, touchante combattante sans gloire mais pas sans grandeur, ceux de l’âme hors du capitalisme et de la technologie (discutables idoles internationales), frémissante des possibles shakespeariens (« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie » rappelait Hamlet à Horatio), ceux du cinéaste lui-même, Copernic de son imaginaire, plus que jamais proche des gaijin cinéphiles. Vers l’autre rive nous amène à chaque image vers une transcendance immanente, filme un oxymoron en action, dans la douceur déchirante et radieuse d’une ballade à deux au sein d’une petite ville au crépuscule. « C’est mon moment préféré » déclare Mizuki, illuminée de l’intérieur par sa joie inaltérable, invincible été à la Camus niché au fond de soi, sous toutes les couches et les masques de bruit, de mouvement, d’agression, d’indifférence, de laideur et de bêtise : il ne faut pas un seul instant résister, il faut la suivre jusqu’au bout de sa nuit claire, il faut aborder au rivage précieux de la vie, machérie.     

                                                   

Vedettes du pavé : La Môme

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Un ogre tendre, une charmante voleuse, un musicien lucide : exhumons un plaisant trio étonnamment « moderne », dont la « petite musique » un peu triste précède un grand désastre…


Certes, il manque à cette réponse insulaire à Une étoile est née (l’original de 1937) un vrai regard de cinéaste (on ne se souvient aujourd'hui de l’américain Tim Whelan que comme co-réalisateur du Voleur de Bagdad, coincé entre les écrasants Korda et Powell, aux parcours davantage glorieux, ou William Cameron Menzies et Ludwig Berger, bien moins renommés) ; cependant, même modestement servi, le duo Vivien Leigh/Charles Laughton (Rex Harrison, sans une seule fausse note, apparaît plus effacé en compositeur et rival) séduit, alors que les acteurs, semble-t-il, se « détestèrent cordialement », selon l'expression d'usage et les biographes indélicats, l’occasion de saluer leur talent de professionnels (l’une des répliques du métrage) n’en laissant rien paraître, bien au contraire. Le film, sorte de relecture sociale de La Belle et la Bête– le cinéma britannique, presque parréflexe, n'oublie jamais les classes ni leur « lutte », ici amoureuse –, fonctionne à la façon d'une répétition et d'un double adieu : le grand Charles s’entraîne pour la bouleversante monstruosité de Quasimodo (le rasage au moyen d’un cul de casserole devenu miroir infidèle déforme grotesquement sa face), tandis que la frémissantecompagne de Laurence Olivier s’apprête à rejoindre la plantation sudiste de Selznick, puis à prendre, en noir et blanc mortifère et retrouvé, le tramway du kolossal Kazan.


En outre, ce St. Martin’s Lane, un titre parmi d’autres pour une œuvre tombée dans le « domaine public » et visionnée dans une copie médiocre (buget freezing de l’image gratis) éditée par la réfrigérante société Antartic Video – qui fit encore pire avec L’Homme de la tour Eiffel, babiole touristique signée Burgess Meredith, anecdotique et aseptisé remake de l’intense et dostoïevskien La Tête d’un homme de Duvivier avec Harry Baur en Maigret, puisque le travail de Stanley Cortez s’y voit réduit à une mélasse sépia proprement écœurante –, cartographie (en studio) un Londres condamné à disparaître (ce que formule explicitement une cliente de bar avec l’exemple de sa mère, naguère vendeuse de fleurs à l’époque du « couronnement de la Reine ») sous les tirs croisés des bombardements allemands, de la bienséance victorienne encore vivace et, peut-être plus cruellement encore, du Temps qui passe et n’épargne rien ni personne, artistes de rue (buskers) un peu minablesen rime avec les clowns de Fellini ou snobsimbuvables entichés de ravissantes pickpockets(dans My Fair Lady, Rex remettraça, pour ainsi dire, sous le signe de Shaw et pour le bénéfice de Miss Hepburn, Galathée à la gouaille fragile). Sous ses allures de mélodrame retenu, pudeur d’Albion oblige, Vedettes du pavé parvient à portraiturer avec justesse une micro-société appelée aussi à s’évanouir dans le « multiculturalisme » des années 80, adroitement enregistré endirectpar un certain Stephen Frears.


Le « prolétariat » (convenu mais attachant) du centre-ville s’y voit peint sans une once de misérabilisme, piège paresseux et profondément « réactionnaire » dans lequel saute à pieds joints la bonne conscience dite de gauche d’un « certain cinéma français » contemporain, auto-estampillé « citoyen ». L’œuvre dégage un entêtant parfum de mélancolie, de grâce discrète, à l’image de la scène de danse de Libby dans le salon d’un manoir désert et poussiéreux, squat nocturne à louer dont un flicva vite la chasser (les forces de l’ordre « bourgeois » paraissent bien moins sympathiques ou inoffensives que chez Chaplin, enfant pauvre anglais puis cinéaste millionnaire judiciairement exilé d’Amérique). Malgré la piètre qualité du DVD, la maîtrise des ombres et de la lumière propre à Jules Kruger, fidèle directeur de la photographie de Duvivier, toujours lui, parvient à vêtir la fable sentimentale et sociétale d’une auraquasi expressionniste – cf. l’inquiétante silhouette de Laughton, précédant un pervers regard caméra, dessinée à contre-jour sur l’affiche du spectacle Un chapeau de paille (pas celui de Feydeau), en clin d’œil à celle de Lorre sur la colonne Morris dans M le maudit–, en accord avec l’ascension quelque peu funèbre de l’héroïne dans les sphères du spectacle et de la société (les deux naturellementliées).


Liberty vend-elle sa liberté pour pouvoir signer des autographes ? En chemin, elle perd sans doute une part de son innocence, antique petite sœur de Phoenix à l’âme volée dans le marxiste Phantom of the Paradise (« Si tu laisses le succès te changer, tu le perdras » avertit Prentiss/Harrison, se gardant bien de l’épouser), mais réalise enfin la fiction de la stardéjà là dès ses débuts, notamment durant cette interview avec son futur chérivenu l’interroger parmi les autres membres du quatuor (remarquez le chien prophétique de The Artist), qu’elle efface de sa présence théâtrale et surjouée, mais également sensuelle et irrésistible. Laughton, producteur viasa puritaine Mayflower (suivra La Taverne de la Jamaïque), n’oublie pas la noirceur du monde, ici et ailleurs (sur les chemins hantés la nuit par un chasseur, disons), et la cruauté de l’épilogue le renvoie « sur le trottoir » (« Je suis à l’intérieur ! » soupire d’aise la ballerine impromptue), sans amour, sans gloire, seulementpourvu de camaraderie. Liberty, insaisissable bien nommée, s’échappe une fois de plus, encerclée par ses admirateurs, signant des autographes alors qu’elle en quémandait au seuil du récit, et aussitôt l’avide Hollywood l’appelle au téléphone, en présage de la carrière de la véritableactrice (la vie imitant l’art, always). Oui, pour pasticher Shakespeare à propos du théâtre de nos vies, « All the world is a joke » (Staggers/Laughton), car l’on se voit un jour au sommet, le lendemain « à la rue », littéralement, singeant les aveugles des premières minutes pour une poignée de monnaie…


Un gâteau d’anniversaire généreux et mal orthographié, la jolie promiscuité d’un petit-déjeuner avec réveil par un matou, une gifle de défense et de désillusion, une chambre vide meublée par la tristesse d’Un carnet de bal et les reproches d’un compagnon de déveine baptisé de manière drolatique Gentry (noblesse), une jambe glissée dans un bas derrière un rideau transparent, appréciable et inaccessible virgule d’érotisme, une audition catastrophique avec le poème « hypothétique » de Kipling en idoine contre-point, un baiser inattendu et définitif : les signes se renversent, passant de la comédie au drame pour mieux y revenir avec une dose avérée d’amertume (leçon retenue en Italie par tous les représentants de l’impitoyable « comédie à l’italienne »). Le rêve communautaire (communiste ?) – « Les Associés » artistes (pas ceux coulés par Cimino) – ne survit pas à « l’épreuve du réel », à l’émergence d’un vrai talent, et les mendiants, à peine distingués par leur activité artistique, regagnent leur(s) quartier(s) à ciel (nocturne) ouvert, tandis que la danseuse narcissique se voit accompagnée à l’harmonica par Larry Adler (bien avant Kate Bush chantant Gershwin).


Vedettes du pavé s’achève ainsi sur le visage mobile de Laughton, ses masques successifs exprimant la surprise, le plaisir, la détresse, le soulagement, superbe sismographie émotionnelle anticipant les métamorphoses contradictoires des chevaliers féminins de John Woo. « Redeviens Charles ! » implorait la jeune fille à présent courtisée, flattée par le monde entier du music-hall, et Staggers, sur le point de réintégrer sa chambre sous les toits, de revoir sa compatissante logeuse et son acariâtre mari, sa machine à coudre de marin et ses ourlets de jupe en modeste loyer, qui déclarait (en français) au juge « J’ai perdu ma joie de vivre », se retrouve tel qu’en lui-même la pauvreté le change, à déclamer à tue-tête du liminaire Milton Hayes (L’Œil vert du petit dieu jaune et son Inde forcément mystérieuse, coloniale ou non) en avatar de… John Gielgud, boucle bouclée sur une coda faussement conservatrice, réellement et banalement tragique, en ode douce-amère à un perdant magnifique et à un acteur (réalisateur) immense, l’égal évident d’un Michel Simon ou d’un Raimu, capable de tisser avec une étonnante délicatesse la tapisserie vivante et dégradée d’un caractère– imaginé par Clemence Dane, romancière/dramaturge adaptée par Hitchcock, scénariste pour Garbo – dans lequel il se reflète jusqu’à nous, fantôme spéculaire, friable survivant d’un cinéma mort et enterré, comme il adviendra bientôt de celui d’aujourd’hui, majoritairement tapageur et vulgaire, cynique et puéril, tares éternelles (nulle nostalgie d’un « âge d’or » sous notre plume, tant pis) que méconnaît, malgré ses (pardonnables) défauts, cet opus agréable et adulte, au titre (traduit) en oxymoron ironiquement touchant.  

           

Jesus Christ Superstar : Mon ami le traître

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Dans Un violon sur le toit, le protagoniste, subissant un avant-goût de pogrom, interrogeait, mains tendues et muet, le ciel de l’Histoire ; avec Jesus Christ Superstar, le retour aux sources (du paysage, du témoignage) s’apparente à une tentative de réponse et s’abreuve au lyrisme, perçu telle une prière vers les puissances destructrices et rédemptrices des êtres…      


Chez Jewison, Judas aime jalousement Jésus, et lui reproche avec une amertume douloureuse sa célébrité, le fait avéré qu’il se partage avec d’autres, les onze disciples et tous les innombrables convertis dans son sillage irrésistible, scandaleux. Cette histoire d’amour entre deux hommes jeunes, le premier blanc et condamné à mourir, le second noir et conduit au suicide, excède l’amitié humaine en se jouant d’une interprétation homosexuelle contemporaine. On se brûle à se consumer ainsi pour un messie récalcitrant, dévoré par ses doutes, par sa rage pour ce monde si décevant, gigantesque marché matérialiste où tout s’achète et se vend, le sexe, la drogue, les armes, les miroirs narcissiques et le reste. Révolutionnaire au regard clair d’une incroyable tendresse, alourdi par son humanité en héritage maternel, l’homme de parole(s), même entouré par des lépreux sur le point de le déchiqueter, sans parfum surnaturel, sans enfer vert cannibale (mais l’eucharistie en constituerait un avatar), se signale par une infinie solitude, plus profonde que le désespoir d’une nuit à Gethsémani, plus déchirante que les larmes d’une mère ici curieusement absente.


La mansuétude de Marie-Madeleine, saisie en superbe clair-obscur, les chorégraphies joyeuses de la jeunesse dansante et zélée de l’époque, encore vive dans l’assombrissement sanglant des utopies, l’hypocrisie tout sauf susceptible d’antisémitisme – tarte à la crème du blasphème, jetée à la face de n’importe quel réalisateur osant donner sa version de la Passion, dont un certain Mel Gibson, réhabilité par nos soins – des grands prêtres aux coiffes funèbres et frisant le ridicule, la prudente lâcheté de Pilate averti en rêve de son désengagement colérique, plongeant ses mains dans un bol d’eau transparent aussitôt rougi, la vulgarité roborative de Hérode sur un air de charleston, Berlusconi yiddish flottant sur la mer morte de la société du spectacle, de l’épuisante et bruyante jouissance – rien ne parviendra à le détourner de son chemin fixé d’avance, impitoyable chronique d’une mort annoncée dont chaque épisode, drolatique ou dramatique, parfois les deux en même temps, s’enchaîne au suivant avec la rigueur cruelle d’un scénario connu de la planète entière, y compris des athées, des agnostiques, des pratiquants de diverses croyances.


Cette parabole musicale (gardons un silence charitable sur la partition peu inspirée) met en parallèle deux trajectoires irréconciliables, celle d’un fils divin (peut-être), orphelin au milieu d’enfants, se refusant à prétendre à la royauté dérisoire offerte par les dictateurs d’alors, celle d’un traître amoureux, chéri et cependant éconduit, se donnant de mauvaises raisons – une poignée de pièces pour les pauvres – afin d’accomplir un acte impardonnable et pourtant pardonné. Des mains de couleurs différentes serrées avec intensité, une joue caressée, des yeux qui interrogent, qui ne comprennent pas, qui supplient et sourient, puis la catastrophe commune du trépas spéculaire, enfin réunis dans l’ignominie, Judas pendu à un arbre foudroyé avec sa propre ceinture, voué à l’opprobre des siècles, Jésus écartelé sur sa croix au couchant, imago iconique d’où émergera le papillon discutable d’une religion. Les hommes vécurent donc ainsi, au commencement des temps laïcs, au début des années 70 dans le désert d’Israël ?


Disons qu’ils survivent jusqu’à nous en chansons et en mouvements, ressuscités par un dispositif méta (imminence solaire similaire dans les ruines, à l’ouverture méditerranéenne de Pollet) ne négligeant jamais le réalisme aride et sensuel de l’espace ni l’humanisme lucide d’un artiste à vraiment redécouvrir. Miracle profane d’équilibre entre le son et l’image, le rythme et l’immobilité, l’anachronisme à la Demy et la tradition du texte dit sacré, voici le film d’un cinéaste digne de ce nom, davantage préoccupé par les hommes que par la sainteté, préférant portraiturer une incarnation spirituelle plutôt qu’un mysticisme sulpicien, le quotidien d’une communauté à la place d’une transcendance sujette à caution. Les figures du Christ abondent à Hollywood, lieu d’élection d’improbables et fructueuses messes noires depuis une satire réflexive (jointe à la prophétie funèbre d’un double deuil) signée Polanski. Celui-ci, porté par une troupe d’acteurs-chanteurs remarquables, les talents conjugués d’une équipe technique de grande valeur, expose une belle intelligence du cinéma, du récit, du mystère non plus seulement religieux mais existentiel, couplée à l’évidence surprenante du chant, malgré la gangue datée d’un opéra rock au succès jamais démenti.


Aventure technique, métaphysique et sentimentale, surtout pour l’interprète principal, le long métrage humble (dans son discours et sa durée, limitée à une heure et quarante minutes très raisonnables, surtout comparées à l’emphase temporelle et conventionnelle du sous-genre) et métaphorique (des tanks Patton, utilisés par Tsahal durant la guerre des Six Jours, à l’unisson de flûtes éthérées) du réalisateur canadien dresse le poignant portrait d’un frère universel à l’écho retrouvé chez Camus, Matheson ou Cronenberg, bien sûr, la dernière image, à la fois crépusculaire et apaisée, bénéficiant d’un providentiel accident de tournage (un berger arabe, suivi de son troupeau, à contre-jour de la croix, semblant surgi du Wyler). Le bus des baladins repart vers d’autres scènes naturelles et improvisées, les costumes d’époque et les accessoires rangés, une sincère mélancolie esquissée dans les gestes et les expressions. Chacun paraît chercher le protagoniste invisible, quêter hors-champ une réponse, un indice, une raison de vivre et d’espérer, de chanter, danser, dans la vallée de larmes d’hier et d’aujourd’hui.


Après l’éprouvant sacrifice, la cérémonie barbare succédant aux trente-neuf coups de fouet filmés avec une appréciable sécheresse, dans l’écrin atonal, choral et quasi free jazz d’une pièce inattendue d’André Previn, après les mots bouleversants d’un enfant abandonné à son père trop silencieux, le silence se fait, le soir descend, une silhouette marche dans la lumière d’un astre faussement mourant. Au spectateur de se retrouver avec soi, dans sa propre foi (en mille possibles), compagnon de route, de lutte et d’espérance d’une superstar solitaire (arrogante popularité des Beatles) évanouie hors du monde et du film, présence-absence promise à un essaim de lectures (la nôtre, une parmi des centaines), disparition à la base d’une église, épiphanie inversée comme avènement, entrevu ici et maintenant, d’un hypothétique royaume (cf. notre article sur le beau livre d’Emmanuel Carrère).



Oui, les oliviers frémissent entre les ombres de la nuit, une ancienne prostituée pleure un inconnu intime, les témoins-performers se dispersent dans la diaspora des signes à transmettre en dépit du reniement, de l’aveuglement. Ne restent de ce passage, ni tout à fait identique, ni tout à fait transformé, qu’une preuve magnifique, inutile et dévaluée (des tableaux de maîtres, un suaire, disons), l’histoire réussie d’une passion devenue trahison, l’avenir assuré d’autres visages, corps et voix, pour incarner une énigme irrésolue, troublante et, osons proférer cette hérésie, en raison de sa nature charnelle et fantomatique, comme le reflet, dans un miroir obscur (nous empruntons la comparaison à la Bible, à la suite de Philip K. Dick), du cinéma lui-même. Sous la chair des apparences et la patine anodine des notes, entre les vingt-quatre images du projecteur et les citations inouïes, apocryphes ou pas, se répand une souffrance immense et s’épanouit en harmonie une incommensurable promesse…           


Stations :


Trinité :

http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/12/un-secret-magnifique.html?view=magazine                                            

Je t’aime moi non plus : Hollywood et le reste du monde, d’hier à aujourd’hui

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Un vilain ogre et quatre gentils Petits Poucets ? Pas si loin, pas tout à fait…


Actes d’un colloque tenu en mars 2010 à la Cinémathèque de Toulouse, Loin d’Hollywood ? Cinématographies nationales et modèle hollywoodien : France, Allemagne, URSS, Chine : 1925-1935, sous la direction de Christophe Gauthier, Anne Kerlan et Dimitri Vezyroglou (avec la collaboration de Nicolas Schmidt), comprend quatorze chapitres et autant de contributeurs – chercheurs, historiens, universitaires, membres de la Bibliothèque nationale de France, des Archives françaises du film et du CNC, de l’Institut d’histoire du temps présent ou de l’Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle –, dans une cartographie, en cinq grandes parties, du passage au parlant, à l’horizon (à l’ombre) du cinéma américain. L’ouvrage, qui se lit vite et bien, heureusement dépourvu du jargon, dérisoire dans son hermétisme, de certains (la majorité ?) travaux issus de l’enseignement dit supérieur (seule l’introduction y succombe avec brièveté : La notion de transition peut légitimement inspirer de la méfiance, tout comme celle de renouveau : la lecture selon le paradigme de la transition entre une époque A et une époque B ayant souvent le biais heuristique d’accentuer les changements, elle est toujours un peu suspecte de visée téléologique, la phase de transition finissant nécessairement par aboutir à un nouvel état « métastable »), aborde, après une Ouverture, Transitions industrielles et techniques, Genres et stars, Représentations nationales, pour finir par une Étude de cas : Autour de La Fin du monde (Abel Gance, 1929-1930).


Mutations technologiques et renouvellement du spectacle cinématographique, transition du muet au parlant dans le cinéma chinois, référence hollywoodienne dans le cinéma soviétique, analyse du méconnu No Man’s Land (La Zone de la mort, Victor Trivas, 1931), comédie bolchévique, mélodrame selon Bu Wancang, vedettariat français sauvé par ses voix, genèse et réception du rarissime Salammbô de Pierre Marodon (1925),  « mouvement » de renaissance du cinéma chinois au début des années 30, origines culturelles de la « qualité française » (avant les gémonies de Truffaut), aperçu du cinéma « brechtien » étayé par Kuhle Wampe (Ventres glacés, Slátan Dudow, 1932), regards croisés sur le premier film sonore et parlant du réalisateur de La Roue, entre fantasme d’une émotion mondiale, utopie d’une communication transparente et quête du film universel : l’énumération fidèle des approches thématiques suffit à en démontrer la richesse et la diversité, la problématique du titre traitée à travers un prisme technologique, esthétique, politique, économique (et métaphysique, avec l’ultime segment) équilibré. Même si le lecteur cinéphile, familier de l’époque, ne fait aucune découverte majeure, malgré l’appréciable vœu de sa juste réévaluation, les articles s’avèrent souvent stimulants et originaux. Deux (grandes) idées à retenir de la traversée de cette mosaïque, quasi truismes au rappel nécessaire, afin de comprendre le dénommé septième art dans son intégrité.


Premièrement, il se pratique toujours – ou se voit censuré – dans un contexte précis, hors d’une improbable sphère céleste dédiée à « l’art pour l’art », dans laquelle les cinéastes exprimeraient sans entraves leur supposée vision du monde ; l’impact létal de la Première Guerre sur la cinématographie hexagonale, l’importance du conflit entre nationalistes et communistes en Chine dans l’émergence de l’industrie hongkongaise, le contrôle et la finalité des imageries exercé/visée par le pouvoir stalinien ou nazi, en constituent autant d’exemples, sans oublier l’air vicié ou impuissant de l’antisémitisme, de la xénophobie et du pacifisme internationaliste d’alors (les deux maux de naguère retrouvés dans notre modernité, mutatismutandis). Deuxièmement, les positionnements nationaux relèvent tous, à des degrés divers, d’un rapport d’attraction-répulsion vis-à-vis de « l’empire américain », au « déclin » un peu trop vite annoncé par le messianique, syncrétique et contradictoire Abel (belle idée de donner, rendre, enfin, la parole et l’image à d’autres parties du monde, hélas entachée par un colonialisme cocardier latent et une absence totale de sens pratique, conduisant à l’échec critique et commercial connu).


Si, en effet, « le cinéma d’Hollywood ne s’occupe pas des autres peuples » (Gance, 1927, dans son Projet de constitution de L’Occident, sa société de production), les réduisant à des marchés à conquérir à l’aide du plus petit dénominateur commun sous de multiples avatars – « le spectacle », « l’émotion », « le rêve », le glamour, etc. –, ou les portraiturant avec une ignorance au-delà de la naïveté (« niches ethniques » et voyages touristiques européens, pour aller vite), la capitale auto-proclamée du cinéma (petit village incestueux, provincial et amateur de ragots, sous la plume de Kenneth Anger, Robert Parrish ou Jean Renoir), qu’il ne faut certes pas confondre avec la production américaine, bien plus complexe et bigarrée, continue néanmoins à représenter une terre d’accueil avérée (les exilés allemands ou français de ce temps) autant que mythique et le lieu d’élection névralgique, médiatique et financier où se concocte une formule (spéculaire à celle d’un célèbre soda ?) propre à ravir les peuples de la « petite planète ». L’apparition récente des puissances indiennes et asiatiques, loin de la fragiliser, renforce sa suprématie au moyen de partenariats et de délocalisations, en écho mis à jour des dispendieux tournages polyglottes bientôt remplacés par le doublage. Chaque tentative de filmer différemment, de s’écarter de l’axiome et de la norme du « modèle » hollywoodien, revient en définitive à lutter, même avec douceur, sympathie ou espièglerie, contre un totalitarisme audiovisuel par-delà l’anti-américanisme estampillé primaire et l’alternative non capitaliste traditionnels (on renvoie vers Pasolini ou Fassbinder, peintres impitoyables des ravages de l’acculturation matérialiste de la « société de consommation », le divertissementen métonymie caricaturale éhontée).


La culture, la langue, l’histoire et la façon de penser des nations, tressés mais irréductibles à la subjectivité des individus, davantage sentimentale et mystérieuse, se trouvent mis en jeu, transparaissent en filigrane, à chaque nouvelle œuvre, tandis que le conflit se situe doublement au niveau économique et symbolique. Pensons ce que l’on veut de « l’exception culturelle », de ceux qui se targuèrent de la représenter jadis à Bruxelles (une association de pensée, un brin inappropriée, quoique, fait surgir le souvenir de tous ces comédiennes et comédiens français, transformés en malséants VRP à Berlin sous mainmise du Reich), il s’agit cependant d’oser le « multilinguisme » et le changement de perspective assumés, revendiqués dans les faits (les films) et non plus dans les discours (ou les manifestations stériles, ou les révolutions numériques d’opérette). Ces questions « agitaient » déjà, au tournant du siècle et avant le grand désastre de 39, les artistes et les investisseurs, couple indissociable et pourtant paresseusement opposé, avec toute l’arrogance manichéenne d’un pays non pas victorieux mais libéré en 1945, traumatisme et mauvaise conscience sous forme de dette expliquant, pour une part, le mépris de classe (bien rendu, assurément, par les nouveaux riches et anciens pauvres d’Europe centrale, vite acclimatés au soleil et à l’ostentation californiens) envers l’industrie étasunienne, diagnostiquée paressencebéotienne. Osons un parallèle : de même que les militaristes ne craignirent à aucun moment les pacifistes (constat désabusé de Kracauer, dans son fameux et discutable essai réunissant Caligari et Hitler), le cinéma de Hollywood se contrefout, finalement, des autres cinémas, et pourquoi diable s’en soucierait-il, au vu de ses recettes mondiales ?


Avec le parlant – le livre, à notre sens, ne le dit pas assez, ne le dit pas du tout, puisque « l’usine à rêves » demeure un point aveugle, un angle mort des interventions, posé d’emblée dans le débat comme s’il s’agissait d’une vérité de toute éternité, un « être-là » à la Heidegger, alors que cette dynastie relève aussi de la construction, de l’élaboration dans tous les champs d’activité, celui des représentations et des fantasmes compris – se mettent en place (se consolident) non seulement un système économique mais encore un langage esthétique et politique (aux sens large et réduit) obligeant les autres cinématographies, minoritaires dès le début, à leur répondre avec plus ou moins de réussite et de pertinence. Les recherches extérieures (le montage idéologique et rythmique théorisé par Eisenstein, la distanciation de Brecht appliquée à la relation image-son, les essors successifs des Nouvelles Vagues sur le Vieux Continent, en Angleterre, au Brésil) et les guérillas intérieures (le documentaire, Cassavetes, le Nouvel Hollywood, le « cinéma noir », les « contrebandiers » loués par Scorsese) élaborent une constellation de répliques-ripostes, un corpusà redécouvrir, à la marge et en retrait du discours cinématographique « dominant » (jusque dans son effondrement littéral et en direct à la TV, le 11-Septembre telle une épiphanie « inconsciemment » désirée, l’épanchement inédit, inouï, sidérant, du film catastrophe dans le quotidien mondialisé ; cf. Baudrillard dans les colonnes du Monde).


En guise de conclusion provisoire sur une softwar séculaire, appelons à un dialogue entre tous les hommes (et les femmes !) de bonne volonté cinéphile, de ce côté ou de l’autre de l’Atlantique. Ni nationaliste (l’insaisissable identité ne se borne pas à une langue, à une culture, même au sens collectif allemand du terme), ni totalement hollywoodien (en dépit d’isolés blockbusters parfois « fréquentables », a contrariodes facilités aveuglées du snobisme), ni européen (absurde chimère pour députés à Strasbourg, oublieux des « flux migratoires » actuels et passés), ni franco-français (Luc Besson, le plus connu des cinéastes tricolores à l’international, réfléchissez à cela une seconde), ni « communautariste » (mot hideux autant que ce qu’il désigne, en matière de culture, de sexe ou de religion), le cinéma que nous aimons se situe avant tout dans l’affirmation plutôt que dans la réponse, dans l’exposition plutôt que dans la réaction, dans la célébration plutôt que dans la plainte (voire les jérémiades antiques, rénovées dans la novlanguecontemporaine, à propos de la mort du cinéma, de la bêtise inguérissable de la populace des salles obscures, du regret du bon vieux temps de la vidéo, ou les louanges de chapelles, en culte fétichiste et nécrophile, ingénument « discriminatoire », de pseudo déviances qualifiées de trash ou bis, sans négliger la condamnation convenue du gras et infect contentement de soi d’une part innombrable des « professionnels de la profession », peu importe leur nationalité). On écrit toujours contre quelque chose – son corps, la société, sa mort, la laideur, sa solitude, le bruit des armes, son destin tissé volontiers ou contre son gré à des événements historiques et particuliers, les deux pans de réalité enchevêtrés dans le subjectivisme de l’existence, de la conscience et de l’écriture – mais l’on écrit également pour(des films, des femmes, des hommes, morts ou vivants, des lecteurs avec lesquels échanger, partager, débattre).


Le cinéma n’échappe pas à cette dialectique et se grandit grâce à ce dialogue transnational, aux dépens généreux des frontières, des ères, des imaginaires et des mythologies. Comme dans le temple baudelairien, tout correspond et se parle, tout bruisse et se brasse ensemble, les visages, les idiomes, les attentes, les insouciances, les présages de tragédies, les inventions insolites ou évidentes, les miracles laïcs et les déceptions adultes, les amitiés indéfectibles et les trahisons ponctuelles, les couronnements et les ratages, les sacralités et les hérésies, les poètes et les mercenaires, le sperme et le sang, la chair et l’âme, et ainsi à l’infini des expériences et des possibles. Hollywood contre le reste du monde ? Nous préférons vivre dans l’Interzone du cinéma, en parler la langue cosmopolite et métaphorique, en explorer les mille provinces, y faire des rencontres décisives et fraternelles (incendier quelques idoles, aussi, ou bien attendre sagement leur crépuscule). Rien de binaire dans une vie d’homme – contrairement à une machine, de surcroît informatique – et rien de défini, joué d’avance, figé en blocs, « plié » en ersatz de guerre froide des images, sur l’écran ou derrière. Le cinéma appartient à ceux qui le font et le pensent, à ceux qui le rêvent et le réalisent – qu’attendez-vous pour prendre une caméra ou vous munir d’un  clavier ?


Eyes Wide Shut : filmer l’invisible

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Morts et renaissances dans la douceur poignante de l’automne ; et si l’on parlait, pour une fois, d’autres cinémas ?


Un art métaphysique


Et alors nous nous précipitâmes dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà qu’en travers de notre route se dressa une figure humaine voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de la neige.
Poe,Les Aventures d'Arthur Gordon Pym (1838)

Que le mystère apparaisse à chaque photogramme ou presque. Qu’il irrigue le flot d’amour des images, qu’il épouse la ténèbre du cœur et des actes, des pensées et des films, ce torrent sans Vincent charriant les vices, les illuminations, la verroterie et les promesses invincibles du soleil. Une résurrection avérée, le scandale d’une morte revenue vivre ici parmi nous, la terreur sacrée face à l’ordre détraqué du monde ? Peut-être, ou l’ultime plaisanterie, la plus sinistre, la plus cruelle, d’un diable cathare ou bressonien en meneur du jeu, en réalisateur bien planqué derrière sa caméra invisible, si peu candide, semblant s’ennuyer des vicissitudes et des mots – toujours trop de mots partout, exigeons, chiche, le silence et le retrait au sein de monastères séculiers – du troupeau. Pas de Christ de pacotille, nul gourou à suivre, Dieu merci, et la pitié dangereuse volontiers cédée aux belles et bonnes âmes désireuses d’aider ceux qui n’en demandent pas tant, se savent perdus de toute éternité. Le cinéma ne sert pas à reproduire le réel, à l’enregistrer en parfait petit comptable du métrage long ou court, à le découper en cases comestibles, boucher assermenté, pistonné, encore toléré au repas parmi d’autres plats et de bien plus savoureuses friandises (allez, le jeu vidéo, les échanges sur des réseaux étiquetés sociaux). Le cinéma ne sert pas non plus à s’évader, à fuir la réalité – elle-même illusoire, trompeuse, aussi séductrice et ignoble que la plus infâme des putains –, à se réfugier entre les jupes de la déesse défunte, notre mère à tous, douloureuse dans son assomption, sacrée dans son pardon. Si vous ne percevez le visage de la sainte humaine dans chaque corps outragé, dans chaque hardeuse au travail, dans chaque amoureuse stupide (non d’aimer, mais d’aimer ainsi, puisqu’il faut aussi réinventer l’amour, comme l’affirmait un poète-météore, trafiquant d’armes et gangrené dans un hôpital marseillais), comment pourriez-vous comprendre cette prière ? Plutôt que Lumière ou Méliès, célébrés à tort et à travers pour de mauvaises raisons, vive Dreyer, Tarkovski et Pialat, et tous les autres avant et après eux, qui osèrent nous faire voir un frémissement, une présence, un souffle irréductibles aux dogmes, aux orthodoxies, aux ouvrages éthiques et poétiques détournés. Nous voulons de l’au-delà ici et maintenant, nous désirons entr’apercevoir une ombre aveuglante, la preuve d’une énigme et l’invitation à un dépassement. Ne nous suffisent les étoiles dans la nuit, ni les silences inouïs du cosmos : le cinéma peut et doit cela ; sinon, qu’il continue à distraire, se trahir et intéresser sans nous.

Un art scientifique


À la fin tu es las de ce monde ancien
Apollinaire, Zone, Alcools(1913)

Marey, Muybridge, Jean Painlevé : trinité – rajoutons Demenÿ et Reynaud – profane mais valeureuse d’aventuriers du mouvement, de la séquence, de l’univers méconnu des êtres et des choses qui nous cernent et nous regardent sans que nous daignons leur accorder l’attention nécessaire et revigorante. Des images à dépoussiérer, des territoires à imaginer, une faune et une flore sur pellicule à explorer, à nommer, à baptiser sans une goutte de foutue eau bénite. Fusil photographique, dispositif de caméras en arc de cercle (repris par un duo de frères transsexuel et par le X ambitieux), tournages en extérieur ou à la lumière sans pareille du laboratoire : modernes outils pour interroger d’antiques mystères, mettre à nu les corps et les cellules (photographiques, chimiques), les analyser en anatomies vivantes, en écorchés rieurs et vus, vraiment vus, pour la première fois (plus tard surgira la médecine concentrationnaire, revers immonde tissant sa toile létale où viendra se ficher un trop beau papillon nommé Delon). L’ami de Vigo collectionne les titres insolites et puissamment évocateurs, chapelet ou collier de hyas et de stenorinques, de daphnies, de caprelles, de pantopodes et de corèthres affolant l’indigent correcteur orthographique du richissime sieur Gates ; l’électrophorèse du nitrate d’argent nous électrise ; en bon cinéphile littéraire (ou l’inverse), nous brûlons de découvrir un jour ces images mathématiques de la quatrième dimension, d’assister au bal des sorcières, de contempler la transition de phase dans les cristaux liquides, tandis que le tueur de femmes immortalisé par Perrault doit bien valoir celui de Dmytryk (pâte à modeler au lieu de modèles à tomber, délicieusement énumérés : Agostina Belli, Sybil Danning, Nathalie Delon, Virna Lisi, Marilù Tolo, Karin Schubert et Raquel Welch) et la chauve-souris d’Amérique du Sud son homologue cyclothymique à Gotham chez Nolan. Nous décevraient-ils finalement que nous leur pardonnerions avec indulgence, car ils démontrent, par l’exotisme d’une simple dénomination, la magie du sensible, l’exaltante fenêtre ouverte sur d’autres existences infimes et majestueuses, chevaux de mer à ne jamais monter, assassins d’eau douce à ne pas mettre en prison, danseuses (dé)salées à l’érotisme aquatique. N’importe où hors du monde, réclamait Baudelaire, alors pourquoi pas sous l’eau, dans la jungle en studio de Zaroff et du roi Kong, dans le sillage joyeux de Johnny Weissmuller (et la sensualité sereine de Maureen O’Sullivan !), dans les voyages fantastiques et intérieurs de Richard Fleischer et Joe Dante, dans les organismes énigmatiques de Wilhelm Reich et des bandes dites sexuellement éducatives à la suédoise, dans les métamorphoses mentales de Cronenberg et les anticipations maniaques de Kubrick, dans tout ce qui recule les frontières du visible et plonge à l’intérieur du continent inconnu que nous habitons tous, dédoublé dans l’immensité vertigineuse alentour, impensable et indéniable cœur battant au rythme des cosmogonies ancestrales, de l’horizon des événements chers au caro Antonioni, des trous noirs loin de Disney. Et au bout de l’odyssée singulière, l’examen du merveilleux cancer.                    

Un art politique


Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste?
Platon, La République, Livre VII

Comment dire nous après la Shoah et la Sibérie ? Comment décrire la Cité endeuillée par des siècles de mensonges, d’atrocités, de faillites idéologiques ? Oublier 68, se souvenir du Mur, ressasser le 11-Septembre ? Quel début de centenaire pour les enfants tristes du choc pétrolier, du SIDA, de la guerre du Golfe, des clandestins de Syrie et de nulle part ? Voter pour des professionnels (des amateurs) de la politique, qui font la morale aux salauds de pauvres, qui convoitent les voix de la majorité silencieuse, qui se soumettent aux intérêts économiques des puissances transnationales ? Rire ou pleurer face aux tirades, aux pantalonnades, aux rodomontades ? Plus de deux mille ans de démocratie pour en arriver à ça, citoyen déchu de sa citoyenneté, coincé entre le marteau du capital, la faucille du fanatisme et l’enclume de l’humanitaire ? La guerre en couleurs et en prime time, les débats abjects, le film catastrophe permanent du terrorisme, le malaise des masses, l’arrogance innée/transmise des élites, les partis dépassés, les discours de ciment, le petit bulletin caduc que certains échangeraient bien contre une mitraillette ou un lance-flammes, le karcher et la normalité, la haine de père et en fille et le bienheureux mariage pour tous, la démagogie polymorphe et l’incompétence planétaire, les accrochages antisémites et les policiers bientôt équipés de caméras individuelles, le réchauffement climatique et l’inexorable agonie des ours polaires, les sauveurs du TGV, le harcèlement à l’école, la nouvelle intifada, le sportif du Kremlin, l’avocat présidentiel déplorant à chaque tuerie le droit de posséder une arme (donc de s’en servir), les gouvernants de droite et de gauche s’invitant chez la France d’en bas, grignoter un bout à la table de la populace, boire un café avec les aînés, les petites affaires allant bon train de tous les dragons d’Asie, la multinationale de la terreur ouvrant aisément des boutiques, convertissant à coup de clips hollywoodiens, provoquant l’exil volontaire de filles insoupçonnables, et l’hygiénisme des pharisiens, l’écologie décorative, le pathos, le misérabilisme, la bonne conscience, le règne du politiquement correct, le vomi audiovisuel avalé à longueur de journée, la logorrhée des ordinateurs, le désespoir des hospitalisés, des handicapés, des vieillards crevant dans leur studio-mouroir et l’indifférence commune, révélés par le fumet d’une putréfaction – et il faudrait remercier pour ceci ? Oubliez Costa-Gavras et Boisset, Michael Moore et même Ken Loach : prenez une caméra, sortez de chez vous, témoignez, ne jouez pas au procureur, au justicier, filmez au plus près, en laissant la révolution aux astronomes et à ceux qui se feront toujours avoir par les beaux parleurs et les propagandistes, portraiturés par Eisenstein, Leone, De Palma ou Eli Roth.   

Un art à écrire


J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j'ai toujours le vertige, et aujourd'hui, 23 janvier 1862, j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de l'aile de l'imbécillité.
Baudelaire, Hygiène (1887)

Arrive le temps d’une grande lassitude, d’une inappétence pour la chose écrite et publique (res publica, oui-da). Arrivent la mémoire vive alourdie de scories, la mémoire morte comme peau de serpent. Arrive, que je te dise deux ou trois choses que je sais de toi, que tu sais sur moi. Arriva le refus de cette forme bien trop familière, confortable, rassurante, robinet verbal à ouvrir à toute heure, flux à débiter sur ce blog, à l’instar d’une abjuration pasolinienne (pas de trilogie vitale chez nous, davantage un culte des morts). Ah, la Russie soviétique et ses faramineuses autocritiques, exercices d’exorcisme rouge pour expulser hors de soi les démons du subjectivisme, du solipsisme, du formalisme ! Une semaine de silence ne prodigue assurément pas les résultats d’une déportation en bonne et due forme dans un no man’s land glacial et désertique, mais elle permet de prendre du champ, d’effectuer un travelling arrière sur le parcours établi (et quoi de pire que l’installation bourgeoise dans sa propre routine, dans l’engourdissement d’une langue, louée ou réfutée, cela, à vrai dire, ne nous appartient pas ?). Arrivera-t-il à se réinventer un avenir cinéphile et scriptural, à formuler d’autres idées, à capturer dans la bouteille un éclat différent, fugace et fragile ? Nul n’arrive à ressusciter les mort(e)s, ou alors seulement chez Dreyer et Lynch, et ceci, il faut l’accepter, passer outre, traverser la frontière des pertes irréparables (disent les partisans de la résilience et tous les camelots, avec leur baumes psychologiques ou ésotériques appliqués inutilement sur la plaie de la condition humaine). Les visages, les paysages, les films, les livres, les musiques, les tableaux, les fiertés à compter sur les doigts d’une main, les hontes bues avec le fiel de la lucidité, les rencontres éphémères, le désastre d’une vie, le cinéma en miroir, les fantômes plus présents que les vivants, la mélancolie foncière, la gaieté du mauvais esprit (on ne cherchera pas à égaler Friedrich), le corps malade de sa santé, la dimension méta et outrageusement sentimentale de cette écriture, la (chère) lectrice française, le lectorat cosmopolite, tout ce qui constitue celui qui tape ces mots lus par vous, se dissipera en brume, en cendres, en mistral et profil supprimé. D’ici là, le cinéma persistera, à nos côtés, tressé à notre ADN et que les sceptiques se rassurent, on le regagnera en filigrane ou au premier plan de quelques textes. Non, Tara, demain n’est pas un autre jour, rien qu’un jour de plus et de moins, une prise non utilisée dans la salle de montage à l’étage supérieur, un beau raccord harmonieux à l’unisson rarissime du monde. D’autres cinémas existent, et mille manières de les aborder, de les lire. D’autres vies (que la mienne) palpitent et méritent des mots d’amant.


Lever la tête durant la chute, et quand viendront la dernière disparition, l’ultime fondu au noir, savoir les accueillir avec un sourire.  

À nous la victoire

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Une passe, une mêlée, un but, un ace, sur les accords des poèmes de Beuren… 


Le journal télévisé de TF1 à la mi-journée (lire le sort improbable réservé par le facétieux Houellebecq à Jean-Pierre Pernaut pour sa cartographie récompensée d’un Goncourt) rappelait récemment que les joueurs de rugby français passèrent du temps à étudier leurs adversaires d’Afrique du Sud sur petit écran : vaine tentative de trouver une faille (par laquelle s’engouffrer afin de marquer un essai) dans la cuirasse colossale de ces égorgeurs au cœur tendre, comme si l’image recelait un plus ou moins terrible secret (celui de Swan dédoublé par son pacte faustien ?). Cette fréquentation rituelle et assidue des archives ravive le regard du boxeur russe stupéfait, émerveillé, par les mirages pailletés du spectaculaire mode de vie américain, tandis que l’étalon italien, a contrario, partait dans la toundra s’entraîner à la dure. Il semble que la symétrie et la spécularité, lois géométriques de l’univers et de l’espèce, régissent les sports à leur tour et à l’identique. Affronter une équipe sportive, de surcroît précédée d’une impressionnante réputation médiatique et d’une vraie culture éducative, reviendrait presque à une forme moderne de mimétisme, un ballet coloré de corps et de trajectoires dans l’espace (du terrain), une abstraction sauvage, épique et lyrique, propres à stimuler le pinceau-couteau d’un Nicolas de Staël ou à susciter l’admiration morale d’un Camus (les deux davantage titillés par le football, certes).

L’observation en préambule à l’émulation, le sport en ersatz de guerre et d’opéra, les colosses exotiques devenus substituts internationaux des gladiateurs, naguère condamnés à mourir pour le bon plaisir des colonisateurs – pas une goutte de sang versée ici, sinon le tracé réaliste des blessures, apposé sur les visages à la façon d’un baiser viril, sorte de coming out généralisé, accepté de tous, à base d’étreintes fraternelles, d’accolades innocentes (à défaut d’une autre Internationale, il faudra se réjouir de celle-là) et… d’oreilles mâchouillées. Pratiquer un sport revient toujours à se confronter au réel, à faire l’expérience de ses limites physiques, à éprouver son endurance en sublimant des envies de meurtre (mieux vaut écraser autrui ainsi qu’autrement, sans doute). Les caméras, jamais très loin, offrent une vision panoramique, panoptique et microscopique, déterminante en cas d’arbitrage : dans l’arène SM de Max Renn ou au sein du stade célébrant les sponsors, les angles divers et les axes iconiques (auxquels s’ajoute le ralenti du générique final, montage en replay des plus belles actions déjà rejouées dans l’immédiat) quadrillent la perspective et l’horizon d’attente du spectateur, monarque domestique doté d’un œil quasi divin, sa puissance scopique exercée sans efforts sur le brouhaha tamisé de la foule anonyme dont quelques faces, hilares de se reconnaître sur écran géant (ubiquité au carré de suivre la partie, ou le concert, au présent et depuis l’intérieur, mais encore en infime différé via ce relais audiovisuel), viennent le saluer inopinément (« Salut, Maman ! » souriait De Niro chez De Palma).

Méfions-nous toutefois de l’omnipotence promise – le docteur Mabuse au millier d’yeux et Tony Montana l’enfariné tels des tyrans-épouvantails – en louant le direct et la vidéo, seuls capables d’imposer avec une telle évidence un insurpassable effet de réel, qui explique en partie la suprématie existentielle du pire match sur sa transposition cinématographique, pourtant portée parfois par de grands cinéastes (cf. Huston, Loach ou Eastwood). Hors de l’homoérotisme cinéphile de Vigo amoureux de son plongeur gracieux, hors de la statuaire vivante et raciale de Leni Riefenstahl rescapée de ses symphonies alpestres, le sport à la TV relève bel et bien de la réalité transfigurée (même achetée par des dirigeants, même arrangée pour des paris), événement étymologique sidérant dans la confortable et imprévisible dramaturgie démocratique de son hic et nunc, messe laïque athlétique autant qu’hyperbolique, voire objet intéressé de louanges gouvernementales ou de retrouvailles nationales. Interprété par des héros sans passé (car maintenus dans l’adolescence des centres de formation) ni langue personnelle (discours pesé, formaté, partout et tout le temps, à l’exception de la crudité pince-sans-rire de Cantona, vite et logiquement annexé par les plateaux puis la scène), contant une histoire de défaites anecdotiques et de victoires identitaires, le long métrage, privé de réalisateur, dédié à la dépense individuelle ou collective, avec ses nuances de classes, de représentations, de rêve et de réussite (commerciale, imaginaire), n’en finit plus de dérouler un fil d’Ariane universel et ambivalent, à la fois tendu vers l’enfance fervente et l’antre redoutée du Minotaure, la liesse régressive et l’exténuation/extermination totalitaire des JO cauchemardés par Perec.     
                                   

Les Sentiers de la gloire

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Partenaires de jeu, partenaires sexuels, onze équipiers mais combien de traîtres ?...


Tout au long de ses aventures, le rusé Ulysse côtoie la rumeur aux mille bouches, avant de réduire définitivement au silence les envahissants prétendants, son visage grimé, son arc bandé pour un grand massacre qui dut plaire à Frank Miller, prélude à une resucée de sa nuit de noces avec la patiente Pénélope, assurément torride mais gardée hors des mots (comme on dit hors du champ) par l’hypothétique Homère : happy end du long voyage entre souvenirs impérieux (de l’épouse, du fils) et oubli lascif (Calypso mon amoureuse, Circé mon ennemie intime), porte d’entrée poétique de l’épopée ouverte directement sur le mythe au-delà du littéraire, en écho anachronique aux migrants d’aujourd’hui (en outre, agréables réminiscences de Kirk Douglas en jupette italienne). Le guerrier nostalgique, on s’en souvient, se joue cruellement du cyclope aveuglé par ses soins : désormais, l’anonymat – masque risible de guérilleros adeptes des BD d’Alan Moore – se voit court-circuité par le réseau numérique de la toile mondiale. N’importe qui peut devenir quelqu’un, s’attribuer injustement son quart d’heure (ou moins) de célébrité breveté par le mélancolique VRP Warhol, le selfie remplaçant la rivière de Narcisse pour une relecture inoffensive de sa noyade dans son reflet (se noyer dans le flux de notifications, disons), les hommes légendaires cédant leur place aux joueurs de football, aux bimbos canadiennes, aux starlettes de télé-réalité, aux patineuses haineuses.

Dans une société aussi poreuse, où les espaces publics et privés s’interpénètrent au quotidien, où le linge sale, sali et salissant se lave sur l’agora de la petite lucarne et les forums de discussion, la chambre de l’intime devient un lieu de profanation triviale, un espace de réunion (et de discussions) vraiment open à tous les vents médiatiques et critiques. Les sextapes de célébrités souvent dérisoires adoptent bien sûr le langage autiste et le réalisme abstrait de la pornographie séculaire, aussi âgée que le cinéma, antérieure à lui et probablement sa survivante, avec axe unique, temps réel et mauvaise qualité technique. Ces bandes si peu bandantes visent à dévoiler (déflorer ?) l’intimité de ceux dans la lumière, leur part obscure enfin étalée au plein midi de la sociabilité. Montre-moi comment tu baises et je te dirai qui tu es vraiment, et je likerai ta page, et je te chambrerai dans les vestiaires, antichambre de la camaraderie virile, à comparer sous la douche la longueur de son membre hérité/partagé (la pudeur masculine se situe ailleurs, telle la vérité de Mulder). Le mélodrame sentimental – faire confiance à ses ennemis mais se garder de ses amis, avertissait à raison le patriarche mafieux de Coppola – épouse la rapacité proverbiale, le chantage des fréquentations supplante l’hymne national, le nerf de la guerre remplace la guerre tout court, antique et chantée par un aède aveugle. Le tragi-comique de la situation malaxe un brouet de connivences, d’images volées ou consenties, de droit à l’image et de tartuferie journalistique, donnons au bon peuple sa soupe peu ragoûtante du jour, histoire de ne pas faire naître en lui une faim terrible d’autres festins plus révolutionnaires, d’aspirations moins puériles et scabreuses.

Le sexe filmé, écrit, vendu en pouvoir dans les supposées libertaires années 70, se transforme en a(r)gent du pouvoir (international), en virus commercial chargé de déplacer l’énergie noire des foules insatisfaites (le désir repose sur la frustration, jamais sur l’assouvissement, cf. le pavé drolatique et documentaire de Witkiewicz), tandis que les sociétés-communautés théologiques (aux religions dévoyées en fanatismes, hier et demain) substituent à l’orgasme, qu’elle condamnent ou limitent à un paradis posthume, l’éjaculation du spectacle terroriste, aussi monotone et convenu qu’un blue movie vintage. Abel et Caïn, Othello et Iago, Scottie Ferguson et Gavin Elster, Mathieu et Karim : les couples virils se passent très bien des femmes, réduites à des accessoires sans visage individuel, à des stimuli pour la jalousie ou la nécrophilie, à des silhouettes gisant déjà entre des draps mortuaires. L’anecdote du fait divers, ingénument, expose le puritanisme congénital de l’érotisme, qui montre de trop loin, et de la pornographie, qui montre de trop près. Le cul, le fric, l’ego, l’hubris de grands enfants gentiment pervers, saisis la main dans le sac de leur amateurisme moderne (la vidéosurveillance, nouvel espéranto des voyeurs, au risque d’y perdre son esprit ou son âme, comme chez Lynch ou Ringo Lam) ? Oui, mais pas seulement, puisque la gloire, factice et dévaluée, s’achète à ce prix, caractéristique traditionnelle des mauvais garçons perdus (à leur sortie de prison, Peter Pan les emmènera vers Neverland), actes illicites tolérés par la société en catharsis à peu de frais – cette piètre sexualité en miroir ramène les idoles dans la sphère dépressive du spectateur, lui met sous les yeux et les oreilles ce qu’il savait déjà dans son corps mortel et son cœur brisé : le lit de vie équivaut à un lit de mort, l’extase jouxte le lynchage, les latrines affleurent sous le tintamarre ludique du village global.     
             

Dark Star

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Ou comment un patchwork pop et mystique devint une atroce étoffe de soie…


Une grande enseigne parisienne, selon l’expression consacrée de l’hypocrite TV, respectueuse des lois en matière de publicité (pas de marques citées, inversion des images de produits) mais si peu de l’intelligence et de la sensibilité du spectateur (et pourquoi s’en faire, après tout, le cochon de consommateur continuant à payer sa redevance, à se contenter de cela, épicé d’un zeste de navigation numérique souvent pareillement désolante), vient de choisir la série de films de Lucas (cohérente revente de sa société à Disney) pour thème de ses traditionnelles vitrines de fin d’année. Les enfants de cinq ans et de quarante (ou plus) vont donc pouvoir déambuler sur le pavé de Gavroche en léchant les vitres illuminées, derrière lesquelles contempler les saintes reliques en plastique d’une mythologie mercantile déclinée jusqu’à la nausée, sur tous les écrans, tous les supports, tous les formats possibles, imaginables et encore à inventer (après le Dolby, ce réducteur de bruit hissé au rang d’environnement sonore immersif). Quel plaisir de retomber en enfance, escorté par les troupes immaculées des soldats de la tempête (un second Bush, digne successeur du cabot des séries B des années 30 à 60, lui-même inspiré lexicalement par l’univers d’ILM, mènera son propre conflit du désert en Irak, Saddam substitué à Vador), après les complots, la paranoïa, les tours explosées en boucle, le chômage, la baisse du pouvoir d’achat, les sourires obscènes des dirigeants de ce monde, l’incurie des flux migratoires, les haines raciales, le réchauffement climatique et le désenchantement prégnant, à l’écran et en dehors, dans l’Hexagone et par-delà ; laissez venir à moi les petits fans sur la route en briques jaunes, je promets de pas soulever mon rideau d’illusionniste, de pas suspendre ma mélodie de flûtiste, à Hamelin ou ailleurs… 

Saint George, priez pour nous, pauvres pécheurs abreuvés de cinéma dit d’auteur tourné dans les chambres à coucher consanguines du seizième arrondissement, aux dramatiques drames de société torchés en banlieue – rendez-la à ceux qui y vivent, dans leur vérité partagée ailleurs – par des gosses de riches (et fils de), avec l’arrogance bien-pensante de nouveaux colons venus visiter ces zoos urbains, où poussent les fleurs colorées (murmurent-ils) du rire, bientôt cueillies par une chaîne cryptée à la démagogie choisie, camouflée en insolence innovante (plus grave, érigée en partenaire/perfusion privilégié(e) de la cinématographie nationale depuis une trentaine d’années, sans parler de sa présence façon Barnum à un ridicule et sinistre festival sudiste). Vous qui sûtes terrasser le dragon du Nouvel Hollywood, tous ces cinéastes égocentriques et dispendieux, explorateurs aventureux de territoires obscurs dans le sillage du soupçon d’alors, en Amérique et dans le reste immense du monde, à présent canonisés par la critique, rassemblés en âge d’or alternatif aussi discutable que la mise au pas d’hier, venez délivrer les masses acquises, les nourrir avec votre ambroisie d’effets spéciaux, de syncrétisme mythique, de questionnements œdipiens. Luc, arpenteur laïque du ciel stellaire, gentiment amoureux de sa sœur aux nattes princières (Carrie Fisher jouera les naïades rieuses et sensuelles pour la presse de charme qualifiée de branchée), porta jusqu’ici votre évangile, et l’on continue à le boire jusqu’à la lie, on ne s’en lasse vraiment pas, croyez-en les milliards de pages (dont celle-ci) consacrées à votre grande entreprise pas près de connaître la crise, surtout en temps estampillé de crise (économique, politique, morale), juste hommage au montant de vos dividendes colossaux amassés durant bientôt quatre décennies.

Peu semblent s’en souvenir à présent, mais le gamin miraculé de Modesto – d’un accident de voiture tu réchapperas – signa autrefois, sur un scénario du sorcier sonore Walter Murch, une attachante uchronie bien incarnée par Robert Duvall et Donald Pleasence. Fallait-il que cette fuite solaire d’une ville souterraine et virginale, sans liberté ni sexe, débouche sur l’érection d’un empire du marketing ? Quelle fatalité lucrative conduisit l’aimable trilogie originelle (à défaut d’être réellement originale) à se muer, passée du côté obscur des billets verts, en royaume régressif adoubé par un autre Luc, qui en célébra les artefacts dans d’autres vitrines au sein de sa cité pas vraiment sur le point de crack-er, dans une galaxie pas si lointaine ? Nous ne le saurons sans doute jamais, et probablement cela importe peu face à la force (est avec toi, Luke) de frappe mirobolante de ce nouvel espoir entaché de cynisme (les huiles de la Columbia se frottèrent par avance les mains devant l’échappée au LSD des cavaliers faciles : tout s’achète et tout se vend au soleil californien, y compris la quête impossible des origines et du sens, à l’aune du paysage américain). Ne désespérons pas, toutefois – le cadeau intéressé prévu pour Noël réserve peut-être la surprise mélancolique de figurines lestées par l’âge à leur corps défendant, en dépit de tous les liftings de la retouche d’image, malgré le bruit assourdissant des recettes prévues et des commentaires synchrones d’innombrables adorateurs. Dans l’espace, personne ne vous entend crier, pas vrai Ripley (celle de Scott, pas celui de Miss Highsmith), mais on peut déceler le compte (à rebours et des espèces plutôt sonnantes que trébuchantes) d’une imagerie infantile devenue un cas d’école pour établissement de formation en commerce, à des années-lumière du cinéma et par conséquent de la cinéphilie.    



Mon nom est Personne

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Municipales, embarquées, de vidéosurveillance, webcam, pour la télé-réalité, le journalisme, dans des radars routiers ou couplées à un cellulaire : voici, disons, les muses de la cinéphilie existentielle…


Elles appartiennent au paysage et nous leur appartenons. Elles suivent en silence nos déplacements à pied ou en voiture dans les rues, elles espionnent les clientes à l’intérieur des cabines d’essayage, elles fixent les patients inquiets dans la salle d’attente du médecin, elles tracent dans le métro ou les gares les terroristes narcissiques et les femmes harcelées. Elles font partie du décor urbain et nous finirions presque par ne plus les voir, tandis qu’elles ne cessent de nous regarder, avec leur œil cyclopéen, avec leur petite tête en métal, avec leur dissimulation dans des globes de verre, perchées sur un pied fragile tels des cigognes ou des flamands mécaniques. Elles ne connaissent pas la contre-plongée, elles ne servent certes pas à magnifier. Elles pratiquent le point de vue en surplomb, le cadrage au grand angle, l’accompagnement panoramique. Elles dessinent une géométrie temporelle de trajectoires et d’instants, de parcours et d’immobilités. Elles ne se lassent jamais du spectacle qu’elles créent, elles alimentent en permanence la fiction qu’elles découpent en cadres supposés objectifs. Elles n’oublient personne, tout un chacun, un jour ou l’autre, rejoint leur collection, vient se ficher dans la toile immatérielle de leur enregistrement. Elles se souviennent mais ne dédaignent pas le temps réel, elles ne coupent jamais et apprécient le flux continu. Elles réussissent même à s’immiscer au sein des bâtiments, des couloirs, des chambres. Elles salivent aux actes salaces et fugaces, elles palpitent à nos étreintes illicites.

Elles servent la justice et leurs images servent de preuves. Elles authentifient le film du réel et réalisent celui, discontinu, encastré, irrésistible, de nos vies. Elles gardent mémoire de nos crimes, de nos ravissements, de nos petitesses, de nos emportements. Elles nous transforment en acteurs d’une tragi-comédie sans début ni fin. Elles brillent mieux que la flamme rouge sur l’autel des églises, elles ne s’épuisent pas comme le soleil contraint de se coucher au crépuscule. Elles ne connaissent ni la nuit, ni le jour, ni les fêtes, ni les vacances. Elles ne font pas relâche, elles ne lâchent nul quidam. Elles observent avec une admirable impartialité, elles représentent un sommet, une démonstration et une leçon de démocratie. Elles inspirent les cinéastes de l’angoisse, qui trouvent en elles le regard défunt et désincarné des terreurs modernes. Elles abolissent toute forme de politique au profit d’un formalisme idéologique. Elles pivotent doucement, gentiment, sur leur axe à 180°, caresse scopique pour couvrir tout le champ des possibles. Elles ne trahissent pas, ne mentent pas, ne donnent pas de faux espoirs. Elles n’espèrent rien, elles n’attendent plus rien de nous, elles nous percent à jour mieux qu’aiguilles et baisers. Elles voient au-delà des apparences, des panoplies, des pitances. Elles plongent en voie directe et droite jusqu’à notre grand cœur imbécile, flèches indolores et impitoyables. Elles nous tuent au moment de notre respiration, elles nous immortalisent le temps d’un sourire. Elles viendront témoigner contre nous si on le leur demande, elles trahiront nos secrets avec l’ingénuité de jeunes filles obscènes.

Elles nous suivent de la naissance à la mort, elles mettent sur le même plan le riz de la noce et le bois des enterrements. Elles égalisent les destinées, elles ne font pas de différence entre les classes, les couleurs, les âges, les envies et les dégoûts. Elles rendent caduques les vieilles luttes, elles invitent le monde entier à descendre en privé sur la place publique. Elles suscitent des drames et des histoires de polar. Elles quadrillent la nuit avec une insistance de prostituée, elles verrouillent le jour avec l’effronterie d’une gamine. Elles naissent sans enfance et par conséquent ne vieilliront pas. Elles peuvent tomber en panne, manquer de courant, s’user à l’usage législatif, mais renaissent flambant neuves au coin des immeubles, au zénith des maisons à sept pignons, sous les toits des métropoles. Elles sillonnent l’espace interstellaire et leurs glissements progressifs du désir demeurent silencieux dans le vide infini privé de son. Elles cartographient, depuis les satellites, les océans et les continents, les limites de la planète, sa chute interminable dans la nuit antique. Elles admirent le firmament et occultent les récits anxiogènes, elles assurent à demi d’une absence temporaire d’existence extra-terrestre. Elles nous rassurent dans cette immensité, elles tissent une toile familière et maternelle. Elles nous ligotent dans la soie numérique, elles nous enchaînent avec une incroyable douceur. Elles nous prient de ne pas nous libérer, de ne pas les abandonner à leur solitude surélevée, alors nous nous exécutons bien volontiers, nous répondons à leur appel tacite, à leur prière laïque.

Elles vibrent à l’unisson et font figure de chœur civique, ou citoyen, ou automatique. Elles nous excitent avec leur artificialité, avec leur orifice oculaire. Elles nous tiennent à distance afin de mieux zoomer vers notre âme. Elles écrasent les vraies dimensions de nos corps et de nos environnements dans une courbe à la fois optique et quantique. Elles nous apprennent à voir autrement, différemment, en poisson mort, en mystique revenu du ciel de la folie. Elles ne prononcent aucun mot et rivalisent pourtant d’éloquence.  Elles ne saluent pas, ne connaissent pas les adieux. Elles continueront à tourner par-delà notre disparition, dans les villes délivrées de la présence indigne. Elles filmeront une abolition, un souvenir, une espérance. Elles épouseront la végétation invincible qui leur tressera des colliers végétaux et des parures bruissantes. Elles s’attarderont avec mélancolie parmi les ruines des civilisations, les musées poussiéreux, les cités orgueilleuses retournées à l’oubli. Elles se raconteront à elles-mêmes, à l’instar des chiens de la science-fiction littéraire, le mythe des hommes et de leurs édifices narratifs. Elles parviendront à ne plus croire en nous, à nous effacer à la façon d’une bande inutile. Elles vivront dans une admirable stérilité, incapables de se reproduire et donc de mourir. Elles accueilleront avec une curiosité polie, mesurée, d’éventuels visiteurs des étoiles, archéologues de l’invention humaine. Elles feront office de stade suprême de l’évolution, de seuil incompressible de maturation et de maturité. Elles attendront sagement la fin des heures, des siècles et des millénaires. Elles se griseront du vide vertigineux laissé par leurs concepteurs. Elles s’éteindront avec la lumière ou lui survivront dans la perfection de leur horlogerie, dans la grâce religieuse de leur focale.

Elles nous dépassent déjà dans nos courses insensées, dans nos élans dérisoires, dans nos amours de naufragés, dans nos enlacements de noyés. Elles nous énoncent des théorèmes que nous ne comprenons pas, elles prélèvent en direct nos fluides vitaux, elles nous transforment en fantômes dociles et inattentifs. Elles méritent bien quelques lignes et une épuisante éternité. Elles nous offrent encore notre intimité, le parfait reflet du masque social. Elles nous indiquent l’ici et le maintenant, elles attestent de notre existence. Elles portent plusieurs noms et apparaissent sous diverses manières, mais nous les reconnaissons en miroirs métaphysiques et ignorons ceux de notre espèce logés derrière les écrans de réception, qui n’importent pas, qui n’importent plus, serviteurs bien plus qu’ordonnateurs, zélotes et non principes élémentaires. Elles nous semblent les monades ultimes, les réponses à nos innombrables questions, le puits sans fond, sans conscience et sans jugement, où se dissipent nos problématiques. Elles, les idoles d’aujourd’hui, les reines spéculaires, les banales majestés, au pied desquelles nous nous prosternons, les déesses de l’apocalypse tranquille, advenue, et les vraies inspiratrices des longs métrages internationaux. Elles, les dernières mères qui nous endormiront en tableaux de saintes. Elles, l’alpha et l’oméga du spectacle diffracté. Elles, que tu fréquentes autant que moi, dans l’anonymat sacré de leur identité, dans le tien davantage plébéien. Elles se contrefoutent à raison des Arriflex et de la Panavision, du Scope et de la HD. Elles parlent toutes les langues visuelles, polyglottes de la perspective, esprits universels des angles morts et des points aveugles. Elles nous montrent le chemin et nous les vénérons. Elles nous enseignent le présent et nous les remercions. Elles nous transfigurent et nous les adorons.

Ah, comment vivrions-nous sans ces chères et quotidiennes et amicales et létales caméras, indifférentes de plein droit au cinéma ?    
     

Révélations

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Oublions la connaissance par les gouffres naguère prônée par Michaux : voici (re)venir le temps médiéval de la glose et de l’exégèse, appliquées cette fois au cinéma… 


Entre, entrez, invite l’arnaqueur au seuil des suppléments de la galette en plastique. Amène et polymorphe, il propose en toute bonne foi de dévoiler les dessous de l’œuvre, d’introduire dans le saint des saints de la fabrication, de convier à l’évocation de l’envers du spectacle, aussi spectaculaire, sinon davantage, que le film lui-même. Vous allez tout savoir et bien plus, vous ne regretterez pas l’édition collector ni le temps passé à lire l’ensemble des éclectiques bonus. Chapitrage, commentaire audio, bande originale séparée, featurettes, documentaires thématiques, interviews, analyses de spécialistes (redoutable espèce dont il faut se méfier), galeries d’images, cerise méta sur le gâteau du module caché, cernent le plat de résistance et de persistance (rétinienne) du making-of, pièce de choix propre à vous faire visiter toutes les pièces ou presque de la maison cinéma (mais pas celle de Daney). Union parfaite de l’offre et de la demande : l’omniprésence du segment révélateur répond à l’appétit contemporain de visiter les cuisines, d’assister aux coulisses, de soulever le tapis de pellicule ou d’octets. Le dogme de la transparence généralisée sévit ici aussi : montrez-nous ce que nous voulons enfin voir, le sein de Tartuffe et le tournage du blockbuster, les larmes de l’acteur et la chronologie de la production, le soir de la première et les versions alternatives du scénario. Le long métrage ne suffit pas, ne suffit jamais ; il convient de l’accompagner de morceaux de réalité histoire de relever le sorbet, de révéler la genèse et le work in progress, à la façon d’étais qui le soutiennent et justifient l’achat d’un produit aussi démodé, dès sa sortie facultative en salle, que n’importe quelle automobile neuve dévaluée par son départ du concessionnaire. Travailler moins et gagner plus ? Regarder encore et payer doublement !

Si les arts « primitifs » (ou « premiers », comme disent les amateurs de politiquement correct) se caractérisent par une innocence (de l’artiste, rousseauiste ou pas, inclus dans une communauté, en dialogue étendu avec le sacré) ; si le classicisme se targue de clarté, de mesure, de plénitude, d’équilibre propices à l’appréhension immédiate de l’artefact, à proximité du pouvoir de la cour et du bon goût discutable d’une époque prise de court (se vouloir à la mode revient également à viser l’éternité) ; si le baroque joue les sales gosses décoratifs, prend les chemins de traverse formalistes et revendique son exubérance, pavant la voie royale à l’autarcie apolitique et délicieusement décadente de l’art pour l’art, la modernité – entendre la sensibilité postmoderne – pratique la compréhension et la confection au carré, le recyclage moqueur et le cynisme serein (l’improbable notion de kitsch cristallisant les forces contraires en présence). La cinéphilie d’hier, volontiers nécrophile, avec son cortège de femmes mortes, de formes (silhouettes et langage) fantômes, cède sa place dans la salle obscure à un décryptage démocratique, chaque spectateur informé pareillement aux critiques, éduqué à l’insu de son plein gré par le robinet télévisuel officiant en permanence et depuis l’enfance (gardons un silence magnanime sur l’enseignement du « septième art » dans les établissements scolaires de France et de Navarre). À défaut de style, du discours, en substitut de beauté, de la réflexivité, au diable la nouveauté, vive le ressassement. Puisque le terme création ne sert plus qu’à désigner l’insipidité de la publicité[1](Godard, pardonnons-lui, crut un moment que là se situaient les idées !) ou l’aimable remplissage de la fiction télévisée (les séries d’aujourd’hui : beaucoup de bruit pour rien, et bien peu shakespearien), pratiquons à profusion l’analyse et le décorticage des alliages narratifs, la mise en pièces de la trame audiovisuelle, l’examen à la loupe numérique des trésors restaurés dans une jeunesse faustienne (en demandaient-ils autant ? La réponse leur appartient).

Tout ceci, bel et bon, ne néglige qu’un détail, n’omet qu’un plan : le sens des productions artistiques – produits artisanaux et commerciaux, plaques très sensibles de la psyché individuelle, d’un système industriel et d’une civilisation ponctuelle – échappe toujours, in fine, au paratexte, au piratage (dans l’acception sémiologique et non plus technique du mot), à la profanation de l’interprétation (ceci vaut bien sûr pour les articles de ce blog, charité cinéphile bien ordonnée commençant proverbialement par soi-même, comme chacun sait). Les explications des cinéastes, des acteurs, des producteurs, trop rarement des scénaristes, monteurs, compositeurs, directeurs de la photographie et de tous les autres corps de métier de cette profession collective et interdépendante malgré la doxa auteuriste, ne constituent en définitive qu’un babillage parfois appréciable, souvent superfétatoire. Que vaut un film qui ne parle pas pour lui-même, qui livre avec paresse et mépris son mode d’emploi, qui se contrefiche de la complexité inconfortable du réel ? Quel crédit prêter à d’inlassables relectures de genres exsangues, à l’utilisation effrontée de schémas fictionnels hérités du pire théâtre bourgeois, à l’étalage d’une psychologie de pacotille et d’une assourdissante pyrotechnie ? Qui peut s’intéresser à de tels discours prémâchés, prévendus, dont les sociétés de production, par le biais d’une mention légale, persistent toutefois à se désolidariser, on ne sait jamais, une pointe de franchise et de personnalité risquant de s’y glisser ? Il nous paraît au contraire que le second disque (du DVD) devrait rajouter au mystère – oh, le vilain mot mystique ! – de l’expérience du spectateur, au cinéma ou chez soi, lui ouvrir des pistes de réflexion et non lui servir le pain rassis de l’autosatisfaction et de la dégoulinante concorde (l’atroce et cruelle famille des professionnels de la profession). Les moines, dans leur rumination de lectures et d’enluminures, possédaient l’excuse du règne religieux : les épiciers contemporains, sous couvert de transmission, de pédagogie – ah, le beau mot dévoyé –, de générosité intéressée, se limitent à un vil parasitisme, tandis que les silences de Resnais ou Lynch (par exemple) jouent pour eux et à aucun moment contre leurs films, ni notre plaisir d’exploration singulière et sauvagement ouverte.        




[1]On parle dans ce milieu de « créatifs » au service majestueux de l’annonceur, visant le « cœur de cible » d’un public sociologiquement – et donc avec des outils de fumiste – déterminé, classé, répertorié, contrôlé. En toute innocence, le corpuspublicitaire voisine avec les laïus totalitaires (voire communautaires), le dit culte de la personnalité tels l’aboutissement suprême et la rencontre cohérente des deux expressions, superficiellement opposées en surface. 
   

Flashdance

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De la musique, du chant, de la danse : métamorphoses éphémères de la Cité… 


Le mot flashmob ne possède pas de sexe mais reste invariable, nous apprend la grammaire – bien, nous nous coucherons moins bête grâce à cet anglicisme déjà un peu vieillot (la langue plus rapide que la lumière ? Presque, les connexions neuronales allant bon train, paraît-il), quasi passé de mode même dans le lexique adolescent, ses supposés locuteurs pourtant (un temps) friands de ce qu’il désigne (mais l’âge des découvertes s’accommode sans remords des abandons et des passions fugaces, suivant la poésie davantage que la psychologie). De quoi s’agit-il ? De se réunir, de s’activer de concert dans un lieu public et de préférence devant l’œil glacé/amusé des caméras de la TV du monde entier, de se répandre en vidéo virale sur les plateformes « de partage » et les réseaux « sociaux » ? Oui, mais pas seulement, pas uniquement, et par surprise politiquement (voir du méta partout : piège de la critique de cinéma ; apercevoir la polisà chaque coin de rue : péché de la cinéphilie marxiste). Sans le savoir, sans le vouloir, ces foules dynamiques en action (de groupe) renouent avec un genre assez délaissé de nos jours, devenu malléable matériau pour les très sérieuses (et souvent risibles) études universitaires baptisées génériques à l’américaine (lire un film via le prisme de son anatomie génitale et culturelle : onanisme des clercs dans le sillage du néo-féminisme étasunien). Nous parlons bien sûr de la comédie musicale, et plus particulièrement de celles prenant pour cadre l’espace municipal, de préférence solaire et maritime (Donen à New York, avec ses marins en permission et en goguette, ou Demy à Rochefort, avec sa troupe itinérante et ses passants colorés, Gene Kelly en mobile point commun).

La ville, la place publique, le port et ses quais, se prêtèrent naguère à de joyeux ballets qui réjouissaient l’œil, l’oreille et le cœur des cinéphiles mélomanes (d’autres, par opposition, prisaient les ténèbres claires de Cyd Charisse au bras de Fred Astaire dans le parc de Minnelli, mais nous ne voulons pas choisir, et les deux temporalités nous ravissent à égal effet). « Jacquot de Nantes » repeignit notoirement les rues au tracé militaire, les murs de maisons basses et les bouches d’incendie aux vives couleurs de son chassé-croisé ludique et mélancolique, de son inceste pastel irrigué par une indifférenciation identitaire en guise d’autoportrait (le Monsieur Dame de Piccoli comme l’aveu transparent d’une bisexualité qui semble encore poser problème à ses héritiers). Les baladins de Chakiris parvenaient à égayer brièvement cette petite comédie humaine jamais très loin de la tragédie (cf. le premier volet du diptyque sis sous la pluie à Cherbourg, dans l’ombre des « événements » d’Algérie et l’usure précipitée d’un couple de prolétaires) et l’on retrouve cette même volonté d’enchanter  (voire de réenchanter) « en chanté » le monde d’avant Mai 68 dans les manifestations musicales et dansées du présent sinistré. Bien plus que la gloriole et le nombre de « vues », ces artistes intempestifs recherchent l’ivresse de la communauté, de la réappropriation d’une « scène urbaine », au sens littéral de l’expression, de sa transcendance – son détournement, pour user d’un vocable moins religieusement connoté – par une chorégraphie à l’unisson, redéfinissant l’engagement et le collectif sous un angle avant tout physique et esthétique.

Danser ensemble, (se) délivrer (dans) un spectacle de poche aux dimensions spectaculaires (la masse impressionne toujours, surtout filmée en défilé, demandez à la dépouille de Leni R.), rompre la rigueur et l’austérité et la monotonie du quotidien (des actes, des vies, du paysage) par un numéro musical exécuté en harmonie, le sourire aux lèvres, ne représente rien d’autre qu’une forme dégradée – ou sublimée, diront les plus optimistes – de l’élan social, de la citoyenneté active et fière de ses réalisations, pacifiée dans une gestuelle rythmique en accord avec les singularités de chacun. Dans la sueur réside une satisfaction plus grande que dans le vote, dans les silhouettes en miroir un plaisir plus fort que la tenue de banderoles, dans le chant en chœur une immédiateté plus puissante que les promesses de la démocratie labellisée participative. Ici et maintenant, ces anonymes dansent leur vie, sous les yeux de tous et un peu partout en direct, événement unique répété en amont, relayé en aval par la toile immatérielle (le corps se déploie en avatar iconographique, délesté du poids sacré des icônes). Du divertissement, assurément, et la joie simple – médisent les esprits forts cependant peu agiles – de vivre, de respirer, d’évoluer d’un seul et enveloppant mouvement, mais en outre, sous le travail, la gaieté, la force d’attraction d’une orgie bienséante, le deuil de l’union idéologique après les grands massacres du vingtième siècle et la trace mélancolique d’une utopie festive et humaine, enfin advenue dans un pas de deux à plusieurs, une valse guère viennoise ou les simulacres robotiques : l’art et la gymnastique au service d’une certaine idée, non partisane et tout sauf agressive, de la communauté de figures, donc de destins.   
           

Monsieur Tartuffe : Un moment d’égarement

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Friedrich Wilhelm Murnau.  


Mayer métamorphose Molière, élague à la hache, taille dans le texte : exitles personnages secondaires, adieu au Roi deus ex machina, bye-byel’anticléricalisme (polémique, donc censuré) et le marivaudage (avant Marivaux). Le fidèle scénariste réutilise sa structure méta du Cabinet du docteur Caligari (avec, déjà, un méconnaissable Werner Krauss) et la raffine dans le moule réflexif du dramaturge applaudi par Louis XIV (pensons aussi aux dispositifs spéculaires de Hamlet et de L’Illusion comique). Ce faisant, il concentre l’action jusqu’à l’implosion et la mise en abyme jusqu’au moralisme, remodelant l’imposture (pitoyable), l’hypocrisie (sociale) du Dernier des hommes et anticipant le triangle amoureux, voire mystique (deux hommes, une femme puis deux femmes et un homme, avec l’infinité du monde alentour) de L’Aurore. La « folie » d’Orgon remplace celle de Francis, l’envoûtement supplante l’hypnose, la conversion prélude à la culpabilité, dans ce modèle d’adaptation jamais théâtral retrouvant cependant l’essence du théâtre : les voix, les mots, les intonations, les postures, l’espace restreint et abstrait (le film, bercé par la partition originale et vivaldienne de Giuseppe Becce, demeure muet mais s’ouvre de façon provocatrice sur une clochette de porte que l’on entend). Nimbé d’une douceur, d’une grâce et d’une fluidité devant beaucoup à la magistrale photographie de Freund, Monsieur Tartuffe démontre brillamment (Pagnol usera d’autres moyens, davantage naturalistes, sonores et sudistes), que le cinéma, en modulation du Paradoxe sur le comédien de Diderot, s’affirme toujours quand il opte pour un surcroît de théâtralité (Le Paltoquet de Michel Deville parvenait au même effet, dépourvu toutefois de pièce originelle).    


Le film de Murnau, placé entre Le Dernier des hommes et Faust, une légende allemande, sorti quatre ans après Nosferatu le vampire, une année avant L’Aurore et six avant Tabou, son ultime opus, ne possède pas un identique statut (non usurpé) de chef-d’œuvre, alors qu’il ne s’agit en rien d’une œuvre mineure, bien au contraire et tant mieux. Tenu tout entier entre une dénégation (« Nous n’avons pas besoin de cinéma ! » gueule la bonniche cupide à sa fenêtre de Guignol, avant de se raviser, victime de sa propre crédulité vaniteuse) et une injonction (« Vous devez regarder pour guérir ! » implore la servante lucide à son maître, aveuglé par les apparences, pas si trompeuses pourtant) contradictoires, ce long (et court) métrage dégraissé, décanté (façon Crash, disons) de soixante-dix minutes ausculte une « pathologie » bien plus qu’il ne verse dans la satire, donne dans le théâtre/la musique de chambre (à coucher) et non plus la symphonie (de l’horreur, sous-titre de la transposition « pirate » de Dracula, comme nul ne l’ignore), enchâsse le film dans le film pour mieux s’écarter du subjectivisme et de la déformation. Ni baroque ni démoniaque ni expressionniste – les critiques paresseux ou bigleux feraient bien d’ouvrir un dictionnaire de temps en temps, ou de voir vraiment les films sur lesquels ils écrivent –, Monsieur Tartuffe, moralité platonicienne, quasiracinienne, conserve tout du long une distance narrative et une élégance formelle héritées du classicisme le plus accompli. Amateurs d’angles aigus, de toiles peintes et de psychologies illustratives, passez votre chemin cinéphile : ici ne figurent que les courbes d’escalier, de dôme de villa, de réverbère stylisé, de robe à arceaux et de seins féminins que l’on ne saurait voir mais que l’on aperçoit (sensualité douce, sereine et combative de la belle Lil Dagover, quadruplée par Lang dans Les Trois Lumières). Rohmer consacra notoirement une thèse à la géométrie de Faust, une légende allemande ; contentons-nous de pointer itou le cercle du projecteur dans le carré de l’écran…     


Le grand cinéaste s’amuse avec trivialité (réveil sordide de la souillon, chaussures du vieillard en amorce dans le couloir, matricule de bagnard sur l’épaule du protagoniste, ses bâillements de sieste repue), il donne à voir une fable préventive – les « cartons » interrogatifs et redoublés du prologue et de l’épilogue adressés au spectateur, à l’instar du regard caméra du petit-fils, grimé d’un postiche et d’une symbolique sacoche de médecin, Monsieur Loyal de la soyeuse ménagerie présageant Ustinov et la pauvre mais people Martine Carol dans Lola Montès, résonnent avec l’avertissement final des trois mères orphelines de M le maudit– et une réflexion sur la portée révélatrice du cinéma, quitte à jouer les voyeurs (trous de serrure, embrasure au battant entrouvert), quitte à se faire démasquer, par celui qui arbore le masque de la piété, dans le reflet d’une théière (contenant sans doute le breuvage du chapelier psychopathe des Aventures d’Alice aux pays des merveilles, histoire de rester dans le contexte contaminé). Il faudrait relever chaque détail associant ainsi la lourde matérialité des objets, des corps, et l’évanescence du symbole, la polysémie graphique de la métaphore (Murnau portera bientôt ce langage à son point de perfection avec L’Aurore) : les pieds glacés du Conseiller (annonce impromptue de Lino Ventura se réchauffant du sommeil et de la nuit en frottant ses mains, en tapant le sol, dans L’Armée des ombres) couverts de pantoufles empressées, le rasoir aiguisé avec un mauvais œil par la matrone dérangée dans son sinistre office (dans La Couleur pourpre, une scène de rasage homme/femme créait une tension explicite), le petit-déjeuner de banquet rabattu par la prière du matin, le flacon de poison orné d’une étiquette de (mauvais) mélodrame, trouvé in extremis par le faux projectionniste, etc. L’alliage inattendu des régimes (d’images, de sens) et des registres (humour, drame) se cristallise bien sûr dans le personnage principal, désigné avec une onctueuse et ironique obséquiosité par le titre teuton.          


Si celui de Molière, avare en monologues, constituait une sorte d’énigme dont tous les autres parlaient, se méfiaient, qu’ils louaient ou condamnaient, point aveugle de focalisation des haines et des adorations, identité insaisissable diffractée dans les discours périphériques (l’opposé de Dom Juan, défini par son valet d’un lapidaire « grand seigneur méchant homme », et néanmoins irréductible à la critique de Sganarelle, regagnant une grandeur tragique dans son holocauste, surtout chez Losey transposant Mozart pour le funèbre et vénitien – pléonasme ! – Don Giovanni), celui de Mayer et Murnau, délesté de la panoplie luciférienne que d’aucuns voudraient encore lui prêter, le confondant avec Méphisto (réservons plutôt ce rôle au petit-fils, avec sa moustache et son bouc d’opéra ou de farces et attrapes), l’amalgamant avec l’on ne sait quel Mal élémentaire et transcendant, quand le réalisateur matérialiste, même et surtout quand il filme des vampires ou des amoureux, enracine à chaque plan leur existence doublement immatérielle (fantastique de la survivance et du sentiment, dupliqué dans la nature fantomatique du film) à l’intérieur du terreau du réel (comprendre : du réalisme), avec son prédateur au château découvert en plein jour, une immolation causée par un simple et banal lever d’aube derrière une vitre domestique, avec son couple embourbé dans les marais, pris dans le flot mécanique d’une fête foraine, parvient à provoquer une étrange pitié, l’incarnation qu’en donne l’admirable Jannings parvenant à faire sentir l’infamie de son usurpation mais en outre la sale odeur de son stupre(à peine) réprimé, qui imbiba beaucoup d’habits religieux et ce bien avant les scandales actuels de la pédophilie ecclésiastique. Dans La Psychologie de masse du fascisme, Reich reliera de manière convaincante le nazisme à l’impuissance, les svastikas inversées aux silhouettes enlacées, les troubles de la psyché au dérèglement de la libido, et Murnau, via le visage et le langage corporel de son talentueux acteur, montre clairement ces noces funèbres du fanatisme (d’hier et d’aujourd’hui, sacré ou profane) et de la sexualité tournée vers la mort, l’interdit stérile (sans jeu de mots), aussi rassie que les vêtements de deuil de l’imposteur (sous-titre de la pièce), aussi racornie et peu généreuse que le bréviaire collé de façon obscène au yeux mielleux, à demi clos, qui voient tout, du scélérat terrestre.


Osons le dire crûment : Tartuffe veut mettre Elmire, qui fera tout ce qu’elle peut afin qu’Orgon, qui ne désire que cela, ne se fasse pas mettre par Tartuffe ! Par-delà le portrait d’une conversion, l’œuvre s’avère en effet la description volontiers mélodramatique d’une passion, le vaudeville heuristique substitué à la parabole christique. Les deux hommes se donnent du « frère », mais le riche zélé contemple son nouvel et « saint » ami avec une intensité, une ardeur, proprement énamourées, dans l’ombre claire d’un amour informulé, indicible alors, qui étreignait pareillement Claude Zoret chérissant Michaël chez Dreyer, qui consumera en miroir Messala idolâtrant Ben-Hurchez Wyler. Amours contraires (on qualifiait naguère l’homosexualité d’un joli mot injurieux : « inversion »), vouées à l’échec douloureux, à la ruine des corps autant que des âmes, à la solitude impitoyablement privée de son narcissique reflet (indépendant de la ressemblance physique ou de la différence d’âge) : de là le pathétisme du film, atteignant son acmé dans la dernière confrontation à la fois virile et attendrie, soufflets d’Orgon jetés à la face de Tartuffe soûl au sol, violence d’amant déçu, dessillé, désappointé (désespéré ?). L’homoérotisme de Monsieur Tartuffe, tellement évident que personne ne paraît le remarquer – la scène du repas, de la digestion en hamac balancé tel un berceau, de l’épanchement larmoyant après le stratagème raté de l’épouse, elle-même femme frustrée par la fureur fervente de sa moitié, condamnée à dormir seule (à s’y procurer un triste plaisir ?) dans son grand lit froid et vide – se lisent avec facilité (biographique) en reformulations renversées du jeu sentimental hétérosexuel, trinité païenne des phases de préliminaires, de consommation, de séparation. La déchirure d’Orgon et l’humiliation de Tartuffe peuvent parler à tous, au-delà des genres et des orientations sexuelles (celle de Murnau, par exemple, qu’il métaphorisera dans L’Auroreavec une puissance expressive accrue, sous la forme d’un conte moral et sexuel identitaire). La comédie (noire) de mœurs et de masques se pare dès lors d’une dimension masculine de drame intime.


On décèle aussi du home invasion en écho à Nosferatu le vampire : l’intrus s’immisce dans la maison pour la détrousser (souhaitant trousser sa maîtresse), la violer, la profaner. Le roman de Stoker représentait un cas limite et mythique de xénophobie littéraire, la vieille et puritaine Angleterre sur le point de succomber sur ses terres au comte des Carpates aux dents très longues, qui fomentait son annexion dans les règles notariales : guerre de territoires, de cultures, de classes, d’ego et de sexes (Jonathan Harker sauvé à l’improviste du trio de succubes par un propriétaire lui administrant son droit de servage et de cuissage). Tartuffe ou l’ennemi intime, la part d’ombre d’une société (mise en exergue par le Hugo partisan des Misérables), le magouilleur apte à duper la bonne conscience des bienfaiteurs (il s’attaquerait désormais aux tenants et pratiquants laïcs de l’humanitaire, bonnes consciences qui remercient chaque jour les pauvres, les miséreux, les déshérités d’exister, capables de donner leur « chemise à des pauvres gens heureux », comme chantait Brel dans Ces gens-là). La fin de la mésaventure voit triompher le seigneur spolié, l’ordre bourgeois rétabli, Orgon plongé dans le giron d’Elmire, pietà coquine nantie de remerciements divins frisant la bondieuserie (rédimée par la sincérité de la compagne comédienne). En dépit des cornes diaboliques du drolatique porte-manteau, de la réplique de Dorine « On dirait que Satan en personne est venu chez vous ! », Tartuffe, arnaqueur humain, trop humain aux faux airs de Shrek, vaincu sans exorcisme ni force de police, s’enfuit par une porte-fenêtre dans sa nuit plébéienne, où l’attendent tous ses frères d’infortune baisés par les puissances chtoniennes de l’argent sans éthique et les harangues spécieuses des révoltes trahies (cf. la mise au point de Juan Miranda/Rod Steiger dans Il était une fois la révolution en climaxrageur et désolé).


Conservateur, Murnau, voire réactionnaire ? Peut-être, mais respectant la norme ambivalente de l’épouvante (de l’horreur dite économique, ici), redressement de l’univers moral perverti dans le déséquilibre persistant d’une menace pérenne (pour aller vite, Carpenter et la codade La Nuit des masques). La figure de John Merrick, Elephant Man ne souhaitant que l’indifférence, la normalité, le consensus – ce que la critique de gauche bien-pensante reprocha à Lynch à l’époque –, surgit également : en tout marginal sommeillent, qui sait, un habitant du centre, un représentant de la majorité (l’inverse ne se vérifie pas, ou alors avec des gosses de riches appelant au soulèvement prolétarien, Marx and Co au hasard). Filmé en épure (Tartuffe invite au dépouillement des attributs du luxe ostentatoire, et Orgon s’exécute de bon cœur, se débarrassant de son argent, de sa femme, de ses tableaux puis finalement de ses serviteurs), circonscrit essentiellement à deux pièces (le salon du Conseiller, celui d’Orgon) et mené en caméra fixe, malgré l’artifice diégétique du cinéma itinérant, propulsé par un mauvais esprit d’enfant (qui accueillent avec joie le camelot des images muettes) et une cruauté d’adulte (ou réciproquement), riche en miroirs et en effusions lacrymales (pas ceux de The Servant mais presque, pas celles de Sirk ou Fassbinder, naturellement révolutionnaires, et amères, tandis que les larmes d’Elmire, femme-fontaine avant la lettre, viennent éclabousser la photographie en médaillon de son chéri, érotisme acceptable et scandaleux en rime avec le pied de statue sucé dans L’Âge d’or), voici donc un beau Murnau à redécouvrir sans tarder (replaylimité à une semaine), simple et complexe, séduisant et discutable, énergique nonagénaire capable d’en re-montrer, en matière cinématographique et politique, aux tartufes contemporains du postmodernisme et de l’engagement.

The Duke of Burgundy : La Fin d’une liaison

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Une utopie décorative, un rituel atone, une intimidante intertextualité : entomologiste attentif, observons ce spécimencinématographique…


The Duke of Burgundy ennuie et séduit, s’éternise et s’amuse, patine et touche. Tel son couple scindé – par l’âge, la culture, l’origine sociale et le désir –, le nouveau film de Peter Strickland constitue un champ de bataille feutré, soyeux et sombre, entre des forces opposées, qui finissent par s’annuler en produisant une décevante, mais pas totalement déplaisante, inertie, une sorte de confortable prison d’immobilité, à l’image de celle des personnages sédentaires (de la maison à l’institut et inversement) ou des lépidoptères « crucifiés ».

On se gardera ici d’énumérer laborieusement les allusions, citations, clins d’œil, emprunts et références de ce film méta sur la comédie attristée de l’amour, les jeux de pouvoir réversibles et l’alliance momentanée des contraires, jusques et y compris dans l’orientation sexuelle spéculaire, égrenés ailleurs par le réalisateur et ses commentateurs. Ajoutons simplement à la dizaine de noms ceux, disons, d’Alain Resnais pour L’Année dernière à Marienbad, de Harry Kümel pour Lèvres de sang, de Neil Jordan pour La Compagnie des loups, de Wong Kar-wai pour In the Mood for Love et, bien sûr, celui de Stephen Frears pour Les liaisons dangereuses, dont le final réflexif et tragique se trouve reformulé au même endroit par notre auteur.  

Pour le dire avec diplomatie, jamais cet opus ne se hisse au niveau de ses illustres prédécesseurs, encore moins ne convient aux vitrines – de papillons – dûment étiquetées par la critique paresseuse et suiveuse. Ni érotique, ni saphique, ni sadomasochiste, ni onirique, voici une œuvre à la fois trop longue et trop courte, qui tourne vite à vide tout en échappant au vide poseur et insipide d’Amer, qui relit et déplace les enjeux sonores, sensuels, représentatifs et moraux de Berberian Sound Studio.

Que ceux qui délaissent le dictionnaire ou souffrent d’amnésie cinéphile et littéraire redécouvrent Maîtresse, Portier de nuit et Histoire d’O (le chef-d’œuvre, impitoyable et mystique, de Pauline Réage, elle-même écrivain masqué, non l’adaptation, probablement bien lisse, du fadasse Just Jaeckin) ; qu’ils aillent donc jeter un œil, s’ils l’osent, sur les saynètes des bourreaux assermentés sévissant gentiment du côté de Frisco – et dans un ancien arsenal, en bonne logique symbolique – pour la lucrative société Kink, spécialisée dans le BDSM (elle connut les honneurs d’un documentaire en 2013). Quant aux amateurs d’étreintes intergénérationnelles entre femmes, ils doivent connaître les productions de Sweetheart Video, où la caméra de Nica Noelle offre de l’espace et du temps à ses actrices, afin de capturer habilement leur jouissance émouvante car non simulée. Dans un souci œcuménique, signalons en outre Anja et Katja, surnommées explicitement les urine twins, vraies jumelles allemandes pratiquant l’inceste lesbien mâtiné de « douches dorées », avec une bonne humeur et une complicité propres (ou sales, selon la sensibilité du spectateur) à nourrir la réflexion rassie des psychanalystes.     

Trop chic et pas assez porno, ce drame de chambre sage « designé » en 69 (la position sexuelle, pas l’année, quoique), sis dans un fantasmatique et intemporel duché d’Europe de l’Est (Budapest, accessoirement capitale du X hors USA, lieu d’élection personnel et professionnel de Strickland, marié exilé), perd de sa superbe et fait sourire, face aux imageries précédentes, mais le cinéaste se défend de tout puritanisme, joue la carte expérimentale et le remodelage des imaginaires d’hier : pas de nudité, mais des cœurs et des psychés mis à nu, pas d’exploitation, mais des échappées de libération narrative, au sein d’un cadre itératif davantage dédié aux protagonistes qu’à l’histoire, possiblement réduite et résumable à un argument de cinq lignes, tracées d’une élégante écriture sur les cartons remis par Evelyn à Cynthia, réalisatrice inflexible guidant l’actrice complice dans son film pour adultes, avec l’urologie, bruitée hors-champ, en « acmé » secrète (notez l’acception médicale et orgasmique du terme, réservée au dit deuxième sexe).

Tant mieux pour eux si certain(e)s – la majorité sous le charme, autrefois contemptrice de « l’esthétisme de la torture » illustré par Cavalier, bien avant Eli Roth, dans Libera Me– apprécient sans réserve cette calligraphie en circuit fermé, tellement polie et inoffensive, soBritish dans son déni du sexe et de la violence (le Royaume-Uni, au début des années 80, se mit à parler de video nasty, alibi lexical et censorial appliqué à la diffusion domestique). D’aucuns, parmi lesquels votre serviteur, et sans renier l’apport du suggéré, de l’entrevu et du mythe (le Tourneur de La Féline, pour aller très vite), préféreront les « sandwiches de réalité » dégustés par Allen Ginsberg, plus âpres et roboratifs, plus salaces et pourtant abstraits, plus incarnés et parfois poignants – sur l’ensemble de ces thématiques, cf. également notre essai consacré à « l’empire de la tristesse » érigé par la pornographie. 

Il ne suffit pas, hélas ou heureusement, de travailler avec talent et entouré de gens talentueux (le duo d’actrices, Sidse Babett Knudsen et Chiara D'Anna, qui ne démérite pas ; le directeur de la photographie Nic Rowland, dans les pas ou plutôt les lumières et les objectifs de Freddie Francis ; le groupe musical féminin/masculin Cat’s Eyes, plus proche de Pino Donaggio ou Goldfrapp première manière – la blonde et lyrique Alison ne cache point ses amours dépourvues de pénis – que de Rota ou Barry ; Renátó Cseh à la direction artistique, après The Borgias), ni de se faire produire par Film4, le BFI et la National Lottery, pour accomplir une œuvre de talent, comprendre : radicale et réussie. De même que Hitcher, autre parabole schizophrénique et létale, entre hommes, cette fois, souffrait continûment du spectre de son story-board, filigrane de surdéterminisme anémiant le duel organique, The Duke of Burgundypâtit à l’identique d’une réalisation « au cordeau », au millimètre, « le doigt sur la couture du pantalon » (ou du sous-vêtement), à des années-lumière de l’intensité classique (Racine, insurpassable brûlure) ou du déchaînement baroque (Żuławski, loué par nos soins, en facile caricature).

Collectionner les panoramiques de papillons sous verre n’équivaut certes pas à portraiturer les passions, et Strickland, moins bête qu’un autre, plus sympathique, tenace, humble, mélomane et doué, sans conteste, le sait bien, reconnaissant volontiers que la « zone de confort » de son huis clos peut jouer contre lui, à la façon d’un piège formaliste, d’un aimable divertissement inoffensif classé art et essai, d’une bluette dépourvue de sex toyà peine plus adulte que le risible Cinquante nuances de Grey, « estouffade » marketing déclinée sur papier puis pellicule (jeu de mots tentant, mais on s’abstiendra), à l’attention des jouvencelles et des matrones décérébrées (cinquante ans de féminisme pour en arriver à ça).








Il va par conséquent essayer de détraquer son propre programme, dans un dispositif au carré, la routine de la « scène primitive » en replay, du numéro usé dominante/dominée (transposable partout et tout le temps, d’après ses dires, ce qui rattache, de manière assez lâche car métaphorisée, The Duke of Burgundy au traditionnel réalisme social de la cinématographie britannique), modifiée par des changements d’intonations, de positions (de caméra, d’héroïnes), par des incidents de parcours (et de « tournage ») causés par les matériaux humains de l’illusion comique, la part imprévue d’impondérable venant gripper la mécanique trop précise et ordonnée.

Homme de théâtre passé, cinéaste prometteur d’aujourd’hui, Strickland en revient au corps, en l’occurrence celui de Sidse Babett Knudsen, connue et reconnue pour son interprétation d’une femme de pouvoir dans Borgen (elle forme un tandemavec Luchini dans l’actuelle Hermine de Christian Vincent). La belle comédienne aux doux yeux d’acier, francophone et formée à Paris au mime, donne à voir une maturité de silhouette (brune et mate) et de jeu (dédoublé, généreux) rappelant l’inoubliable Stefania Sandrelli de La Clef (tout sauf un mince compliment sous notre plume numérique), elle-même adepte nocturne de l’ondinisme dans ses ruelles vénitiennes, propulsée par l’Histoire masculine et histrionne au rang d’égérie antifasciste involontaire. Elle ronfle, dort en pyjama informe, n’arrive pas à nouer son corset de cuir, déchire de dépit ses collants noirs et se fait un tour de rein en transportant un coffre lourd comme un tombeau, dans lequel sa jeune et blanche amie ne rêve que de dormir, ou plutôt de veiller, Ligeia ludique, capable de s’en délivrer en pleine nuit par la grâce du mot de passe Pinastri prononcé à voix basse (l’appellation latine, amputée mais « raccord » avec les origines sudistes de l’actrice, désigne prosaïquement un Sphinx des pins ; l’usage du vocable évoque itou le magique « Sésame, ouvre-toi ! » d’Ali Baba et les Quarante Voleurs).

En elle bat véritablement le cœur du film, à l’unisson de ses hésitations (elle boit et reboit de l’eau, pour honorer les goûts de sa muse dessalée, autant que pour se donner du courage avant son entrée en scène, à l’instar de certaines chanteuses s’éclaircissant la voix grâce à des gorgées de miel), de sa mélancolie, de sa meilleure vieillesse, pour pasticher/contredire un titre célèbre de Pasolini, de sa solitude et de sa peur panique de se retrouver un jour seule, désaimée. « Laisse-moi devenir/L'ombre de ton ombre/L'ombre de ta main/L'ombre de ton chien » suppliait Brel dans Ne me quitte pas, tout amour-propre ravalé, toute honte bue, et une semblable désespérance affleure, ou explose, dans cette Cynthia en jupe stricte ou en larmes (Cassavetes voulait filmer des real people, notamment dans Love Streams), magistralement incarnée par Sidse Babett (Chiara, au rôle plus ingrat de manipulatrice sincère, convainc néanmoins, à l’exception d’un climax verbal à la Crashentre les draps immaculés du réveil, son visage ne possédant à aucun moment l’abandon bouleversant, dérisoire et miraculeux, d’une hardeuse en train de défaillir, sous la bouche ou la main, contractuelle et fidèle, d’une partenaire éphémère– deux papillons, énergiques et tendres, épinglés pour le plaisir et la contemplation du voyeurisme hétérosexuel : ainsi pourrait-on définir, de manière lapidaire et sommaire, l’iconographie girl/girl).  

Les petits synopsis prévisibles de la Miss soumise vont aussi prendre feu, rime inversée aux effusions salées de Cynthia, à son collant éventré dans la narcissique psyché sans pitié. Ce plan d’artificier, en mineur, semble exprimer l’envie du réalisateur de réduire en cendres la (trop) jolie maison de poupée, vaguement victorienne, élaborée pendant le reste du métrage, de mettre enfin le feu au cœur et au corps de ses femmes plus tièdes qu’ardentes, de brûler le film, suivant l’exemple de la pellicule incendiée, rongée par une lèpre matérielle et métaphysique, de Berberian Sound Studio. Tant pis pour les songes d’holocauste : il faudra se contenter d’une carte parfaitement cadrée, nulle flammèche ne venant embrasser le tapis brossé, ni le décor (et le décorum du rituel pseudoSM), studieux et luxurieux, du manoir de pierre recouvert de lierre, perdu dans une végétation bruissante aperçue en scansions, avatars de la nature « vampirique » de Katalin Varga, alors transformée en terrain de jeu – et de retrouvailles – pour un rape and revenge roumain, lesté du gamin d’un viol (dans le contexte transalpin, Gilderoy détonait par son impuissance insulaire).     

Strickland saupoudre également son breuvage doux-amer d’un humour appréciable, déjà décelé dans son précédent effort, qui osait en vase clos et radio le mélange des tons, des genres et des nationalités. On sourit beaucoup devant The Duke of Burgundy, et particulièrement via le savoureux numéro de la fidèle Fatma Mohamed, affublée, pour l’occasion, d’une robe d’ébène à la Delphine Seyrig et d’une perruque blonde à la Marilyn, du meilleur effet de surprise saugrenu. Dans le rôle d’une ébéniste (The Carpenter, précise les cartons d’ouverture) très demandée dans les environs, proposant à Evelyn, après prise de mesures pince-sans-rire, un lit à tiroir apte à satisfaire ses penchants déviants, délicieusement nécrophiles, elle délivre une mémorable performance d’hilarité contenue, surtout lorsqu’elle se met en devoir d’expliquer à la mijaurée transie, avec force gestes de ses mains fines et obscènes, le fonctionnement de « toilettes humaines » hélas substituées, en raison du délai de fabrication et de la demande multiple, au lit-corbillard, initialement offert, pour son anniversaire, par la maternelle Cynthia.

Cette respiration dans l’exsangue récit, avec sa bienvenue absurdité apitoyée, confère au film un élan et un second degré qui amènent à s’interroger sur le sérieux affiché de la fable, sa dimension sarcastique plutôt qu’idéale. Dans le scénario originel, le monde extérieur existait, au sein duquel Cynthia exerçait le métier de coiffeuse, Evelyn celui d’actrice, parmi des hommes désormais abolis. Nous ne verrons jamais cet alternatif Duke of Burgundy, le réalisateur sacrifiant l’ancrage pragmatique de son voyage intérieur, au profit d’une abstraction et d’une généralisation risquées, quasi aliénantes (voire aliénées). Mais lui-même paraît éprouver le besoin de se renouveler, de respirer un peu d’air non vicié, puisque son prochain projet, encore au stade de l’écriture, devrait renouer avec la troupe de Katalin Varga déplacée dans le « vrai monde », pour un argument à base réaliste, mais volontiers privé de « message » : la chronique, tournée dans la « jovialité », de Roumains travaillant en Angleterre.









En guise de synthèse impressionniste à cet article très dissertant, avec ses deux doctes et impartiales parties, nous soumettons au lecteur – et à l’amicale lectrice, une femme selon notre cœur, qui nous permit de le visionner dans des conditions privilégiées et « customisées » – une mosaïque chronologique de moments, d’émotions, de significations, un montage-patchwork, purement personnel, d’images et de sons, qui constitueraient une reprise littéraire du carrelage élaboré à coup d’autocollants de la salle de bains (modestie du budget oblige !), un extrait, au sens floral et parfumé du mot, de l’essence de The Duke of Burgundy, sa trace imparfaite mais entêtante, inaboutie mais prometteuse, présente, pas encore effacée, dans notre mémoire réactive – munissez-vous de votre filet cinéphile : la chasse poétique aux papillons commence.

Une fantaisie intime et transgenre placée sous le signe culturellement féminin de l’eau, et ce dès le tout premier plan d’un ruisseau dans sa forêt automnale de conte de fées (sensation d’une imminence, le regard d’Evelyn porté à travers la cime des arbres vers un soleil caché, voilé)

« Dress and Lingerie » signés par la bien nommée Andrea Flesch, nous dit le générique, aussi vintage et léché que celui de The House of the Devil de Ti West

« Perfume by Je suis Gizella » (le ballet d’amour et de mort d’Adolphe Adam, sur un livret co-écrit par Gautier, avec ses Wilis, fiancées défuntes, à la fois nymphes, spectres et vampires revanchards ?) – Strickland rêve sans doute d’un cinéma en odorama, grisant et boisé 

Une faune grouillante et colorée d’insectes (probable écho de l’ouverture ironique de Blue Velvet et des légumes ambivalents de Berberian Sound Studio)

Des chansons aux paroles évanescentes, subtilement tressées à la trame du récit, qui traitent de retour et de rêve enfui, de gens changés, d’âge et d’amour sans réponse, de soleil ascendant et d’ombres, de fin de l’été, d’une chaîne dorée qui se rompt

Cynthia accueille Evelyn d’un glacial « Tu es en retard » et le spectateur, surtout anglophile, ne peut pas ne pas penser à la réplique du lapin, montre à la main et le souffle court, des Aventures d’Alice au pays des merveilles, similaire traversée du miroir

Une chatte noire et blanche partage seule leur intimité, autorisée à contempler les ébats délicats des femelles bipèdes et à occuper un bord de couche, avec la proverbiale discrétion de sa race  

Un microscope phallique et une machine à écrire moins libidineuse que celle du Festin nu, une perruque rousse détachée au lit et des planches de taxinomie, une bicyclette (pas celle de Régine Deforges, elle-même tribade dans ses livres et sa vie) et des bottes noires (motif intempestif de jalousie introduit dans le couple par Monica Swinn, en Lorna référentielle – pas celle des Dardenne, cependant ! – aux airs d’Amazone, surgie d’une bandecommise par Marc Dorcel à la suite du prolétaire Franco) 

Cynthia derrière une fenêtre (celle de Deborah Kerr dans Les Innocents ?), Evelyn l’espionnant à travers un trou de serrure (celui de Norman Bates ou du Voyeur de Powell ?)

Des dessous multicolores et des bulles de savon qui éclatent doucement, danger assourdi de disparition futile menaçant le film

Des pupilles dilatées aux teintes brun et orange d’ailes de papillon (l’idoine duc du titre, auquel le cinéaste s’identifie avec espièglerie, reprenant à son compte l’aveu fameux de Flaubert dans la peau d’Emma) et un chandelier assorti d’un coffre, chipés au vestiaire des accessoires de la Hammer

Des conférences drolatiques à l’institut bientôt fermé pour l’hiver (Jack Torrance s’occupe de la chaudière), avec des sons d’insectes sidérant l’assemblée muette, parsemée de mannequins à la Kubrick, Bava ou issus du giallo, et des haut-parleurs gris nantis de je ne sais quelle patine teutonne

Un zoom avant vers le miroir où apparaît une source tremblante de lumière blanche (interprétée comme le soleil du début, miroité dans l’eau du ruisseau, revenu après le basculement émotionnel du film, ou comme la lumière du  projecteur hypnotique dans Berberian Sound Studio), en réponse à la bouche d’ombre hugolienne à venir de l’entrejambe de Cynthia, puis un fondu sur la texture lynchienne du corps des papillons sous la lentille scientifique 

Durant les deux scènes d’amour, des effets de flou, de dédoublement et de gaze mordorée, un sein mais pas de langue, le cliché assumé, à la Playboy, d’un drap saisi, froissé (lavé par l’acariâtre voisine âgée, probable servante, elle-même prénommée Lorna ?), le tout baigné dans le plasma sonore d’un accompagnement de droneimité de Lynch

Une montage sequence, comme on dit outre-Atlantique, nous donne à voir le quotidien bucolique, humide et textuel des deux femmes : promenade à vélo et à deux en forêt, enchaînée à un cunnilingusnocturne reflété dans le miroir rond au-dessus du lit (moins concave que celui de Losey, plus allusif que celui de Brass) puis achevé en flou, tissé à une séance de lecture badine et inquiète sur un canapé grenat, l’ensemble soumis au regard impassible de leur félin mallarméen et manichéen par son pelage

La science un peu vaniteuse d’Evelyn, qui veut en remontrer à Cynthia, « étalée » en public (elle lève la main telle une écolière attardée ou perverse) et « recadrée » par le professeur (au féminin) baptisé Viridana – Peter se fait plaisir au moyen des patronymes, mais moins que Carpenter avec les siens

Une lecture silencieuse, en combinaison noire (Black Madonna dit la BO), de Cynthia assise sur le visage d’Evelyn, cette dernière attachée à un banc étroit (bondage bourgeois et réminiscence livresque de Miou-Miou, jadis Lectriceérectile chez Michel Deville)

Une piqûre de moustique oblige Evelyn à quitter son coffre chéri et sa « maman » intime à la fillette un « Vas te coucher » (auprès d’elle) sans réplique, quand ce nouveau jeu épicé de claustrophobie et de liens aux poignets ne l’emballe guère, pour employer un euphémisme connoté

Le chant strident des criquets, écouté sur tourne-disque, au désespoir d’Evelyn les jugeant très laids

Une dispute d’amoureuses après un bain de soleil rendu nécessaire par plusieurs nuits de veille – pas de crème glacée mais la faiblesse d’une fontaine tarie et une robe blanche de première communiante assoupie

Un gâteau au chocolat, avec une unique bougie blanche au sommet, au goût amer pour celle qui ne le mange pas, le pied de sa patronne posé sur sa gorge, qu’elle dut faire elle-même, dans une vengeance « cruelle » consomméepar le délice sucré savouré à la fourchette

Une chanson fredonnée parmi les blés, Evelyn vêtue de deuil, en présage de la fin de son amour

Une lanterne dans la nuit et un visage livide fardé à la Barbara Steele : Evelyn, Strickland, sa caméra pénétrante et le spectateur s’engouffrent dans L’Origine du monde, rêvée, fantasmée, imaginée les yeux grands ouverts, de ce monde utérin, végétal, buisson pas assez ardent selon nous : le point de vue échangé devient celui de Cynthia, tour de passe-passe identitaire et fantastique loin et proche de Mulholland Drive ; sa rêverie morbide, ponctuée par un squelette allongé, l’entraîne dans la forêt, ombre vêtue de noir à la Dreyer, découvrant sa chère et tendre dans le cercueil improvisé, la rejoignant dans la tombe, littéralement, celle-ci clairement scellée sur la bande-son, puis extraction de la matrice (narrative, diégétique) pour un retour au miroir avec Cynthia semblant contempler Evelyn aussi aveugle que l’amour et la justice, un bandeau noir sur les yeux, tandis que tout autour d’elle, filmé en macrophotographie, un essaim de papillons envahit le cadre, la conscience, le temps, avant la reprise de contrôle du régime et du flux des images, dans le calme austère d’une chambre de travail arrimée par le microscope    

L’institut ferme ses portes, les feuilles d’automne vont se couvrir de givre : fin d’une saison et d’un cycle, naturel et sentimental, aux accords d’un requiem qui rejoue les rassurantes habitudes sans plus y croire entièrement

Dans le cadre de la scène originelle reprise en coda vient la défaillance majeure, la ligne de dialogue tant de fois répétée, impossible à redire, à dire correctement – au creux de ce moment de vérité enfin advenu à la lueur du mélodrame, les deux femmes se parlent franchement pour la première fois, se rencontrent réellement après tout ce temps, dans un double aveu de fragilité, de confiance. Il existe plusieurs façons d’aimer, voici la leur, belle et grotesque, particulière et universelle, puérile et ancienne

Un répit solaire après la carte brûlée, un bonheur « simple » dans les champs, une étreinte qui ne doit plus rien prouver, n’obéir à personne, s’aligner sur un discours amoureux fragmenté, dictature de dentelles et de billets doux

« Tout va bien » assure Evelyn, à l’instar de la mère stellaire de Merrick, et retour de l’épilogue à la rivière, précédé par la lumière du ciel et des sentiments et du cinéma : même cadrage, même expression d’expectative – un film rêvé, qui sait, emporté par le courant du désir et du ruisseau, un papillon posé sur le doigt de la pythie guérie de son délire et de sa maladie d’amour (« C’est ce dont j’ai toujours rêvé. Être utilisé par toi. Tu m’appartiens, maintenant » confessait-elle en soliloque) 

Cynthia se prépare pour le cérémonial – le dernier, au carrefour des chemins ? L’ultime avant la cessation du cocon, l’imago si raffiné, protégé, maîtrisé, sur le point de se métamorphoser en film ouvert sur le monde, Strickland, extirpé de la chrysalide autarcique (tentation décuplée par la sinistre actualité), faisant sa mue dans le sillage problématique, régressif ou transcendé, de ses personnages ?

La réponse, forcément ouverte, ses propos suggérant un flash-back, peut-être pioché dans le proustien et vaporeux Il était une fois en Amérique, appartient au reflet indécis/déterminé (nous assumons l’oxymoron) de Cynthia, au ressenti de chacun et à l’avenir de la filmographie de notre cinéaste.






PS : les papillons figurent au générique (le Sphinx Pinastri en quatrième position en partant de la fin), leur « rôle » écrit en anglais, leur « identité » en latin, suivis par la description des enregistrements sonores des insectes, année couplée au matériel sonore, au preneur de son et au lieu de saisie ; Eugenia Caruso, « créditée » en Dr. Fraxini, joue en sus les The Scream ; Special Thanksà Hélène Cattet (aïe), François Cognard (un ex de Starfix), Bruno Forzani (ouille), Jesus Franco et la Strickland Familiy ; aucune blessure d’insectes ou de mammifères à déplorer : ouf, le spectateur rassuré peut quitter la salle ou éteindre son ordinateur…  
     
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