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Después de Lucía : Graine de violence

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Non ma fille tu n’iras pas danser, plutôt subir les infamies de tes féroces camarades (de classe), avant, espérons-le, de renaître à toi-même…


D’une voiture accidentée, remise à neuf, impossible à conduire, à une fille jeune et jolie sciemment, méthodiquement, détruite, puis renaissante ; entre les deux, le chemin de croix laïc (climaxà Veracruz), le calvaire profane (et banal, nous dit la fameuse/fastidieuse « rubrique des faits divers ») d’une sirène masochiste, orpheline, infine solitaire mais résiliente, endormie sur un grand lit sans drap, se nourrissant de yaourts au sein d’une maison (la sienne, ancienne ?) squattée par la fenêtre ; à son côté, un père (doublement) endeuillé, incapable de supporter les conversations sur le mariage de ses marmitons, qui pleure, brièvement, en rangeant ses nouvelles casseroles dans sa nouvelle piaule de la capitale (de Puerto Vallarta vers Mexico, du surfau meurtre), qui finira par jeter à l’eau, pieds et poings liés, bouche ligotée, le dépuceleur de sa fille, à l’origine de tout (particulièrement de la mise en ligne de la sextapedésinvolte, narcissique) ce que personne, à part nous, spectateurs aux mains moites, aux pulsions (marxistes) homicides, à la bonne conscience altruiste, ne voit, ne voulut voir. Dès le premier plan-séquence, diagonale de l’habitacle, on suppute Kiarostami (celui de Ten), on se dit que le temps va s’écouler en blocs de vides, d’anecdotes, de tensions, d’atrocités. Pas de musique en dehors des morceaux diégétiques (camelote infantile mondialisée), pas de mouvements (à peine des esquisses de panoramiques, notamment à la piscine, lieu crucial et commun de n’importe quel portrait féminin, Tourneur et Argento, au hasard, ne diront pas le contraire, avec les soupirs de leur panthère réverbérés sur les murs liquides, forcément liquides, affirmerait Marguerite Duras, de la féminité humide, matricielle).



Michel Franco, polyvalent (montage + scénario), autodidacte, formé à la communication et à la publicité, joue les Bresson (admiré) en équipe réduite, en moyens mesurés, en indépendance totale et succès inattendu (mérité). On assiste au drame, au mélodrame (un genre qu’il récuse, à tort, même si son opus n’en utilise pas le vocabulaire volontiers lacrymal et lyrique), à distance, à la bonne distance, ni trop près (presbytie congénitale du X), ni trop loin (abstraction fascisante de la vidéo-surveillance, logiquement usitée dans le cynisme de l’horreur déguisée, décérébrée, commercialisée, en foundfootage et autre tortureporn). Contrairement à Michael Haneke, il ne donne pas de leçons, surtout pas de morale (du regard, de la représentation) et ses FunnyGamesà lui, s’ils ne font pas sourire (encore moins bander, à moins d’être vraiment malade, ou, dans une perspective différente, discutable, ennuyeuse, de vouloir capturer des instantanés de la sexualité juvénile, à l’instar d’un Larry Clark), ne refusent pas l’émotion, la réalisation, dans sa supposée « froideur » (brechtienne ou non), parvenant à créer un écrin (beauté crue des images, dues à Chuy Chávez, cadre ensoleillé profondément mauvais) pour sa fable sur le silence partagé, arrangé, sur l’acceptation des affronts jusqu’au bout, jusqu’à un faux suicide et à un véritable assassinat. Le cinéma, croyez-moi, n’existe pas pour divertir (même au sens pascalien), pour détendre, pour consoler, alors que chaque mercredi et le reste de la semaine sur toutes les plates-formes spécialisées, s’amasse un tas faramineux d’ordures audiovisuelles pas même recyclables, intégralement méprisantes (pour ceux qui les façonnent, pour ceux qui les consomment, pour ceux qui les commentent), définitivement méprisables (et haïssables, presque autant que les actes présentement dépeints à dessein, avec une impunité masquée en bienveillance, en normalité, en humanité, proprement à vomir et davantage dangereuse que tous les excès de sperme, de gore et de mauvais esprit possibles).



Le cinéma sert à fixer l’abîme (métaphore nietzschéenne), à en faire quelque chose, à nous tendre un miroir (fantomatique, sexuel, vestimentaire, trois acceptions-occurrences ici) afin de nous éclairer sur nos propres ténèbres (le titre joue du symbolisme lumineux, le film donne à voir, au propre et au figuré, une nuit transfigurée, désespérée). Franco, à des années-lumière de Jess ou Marc Caro (il remercie cependant Claudie Ossard au générique de fin), ne flanche pas, il fait suffisamment confiance à l’intelligence du spectateur, à sa conscience adulte, à son désir d’autre chose que des crétins américains en collants, des comédies romantiques émétiques, des pensums auteuristes, des drames de chambre(s) bourgeois (« Je t’aime, je ne t’aime pas, mais pourquoi, ah, ne m’encule pas »), des documentaires engagés (par les lobbies rouges, bruns, verts, arc-en-ciel d’Oz en ménopause de la pensée, de l’expression). Pareillement, il se garde bien de réaliser un avertissement moraliste, un traité pédagogique (sur les dangers du shit, de l’alcool, des cellulaires, des réseaux sociaux, de la rumeur, de « l’incommunicabilité ») ou un portrait à charge des adolescents (ne pas confondre quelques spécimens de la jeunesse mexicaine friquée, blanche de peau, noire de cœur, avec l’ensemble de celle du pays) et de leurs parents (absents, défaillants, impuissants et cependant victimes à leur tour, y compris d’eux-mêmes). Después de Lucía, film sur le harcèlement, relecture hardcoreet nationale (la violence du Mexique, « tarte à la crème » sociologique) de Carrie au bal du diable ?



Le cinéaste se défend à raison de ce type d’interprétation, il préfère parler d’observation, et son métrage, chacune des quatre-vingt-quinze minutes dense et convaincante, parle pour lui, possède, au-delà de sa simplicité, de sa limpidité, une part de mystère aussi vaste que l’océan dans lequel Alejandra manque de se noyer, dans lequel, finalement, elle se baptise seule, elle se purifie (après l’ultime profanation de la pisse) et repart non pas chez sa tante, retour au point de départ, mais se crée une nouvelle identité réduite, pour l’instant, à la satisfaction de besoins primaires, organiques, guérison de l’esprit fracassé au moyen du corps rasséréné, lavé naturellement par la mer obscure, présentée dès le début, des outrages de maquillage (gifle comprise), du gâteau d’anniversaire à la mousse à raser, du viol dans la salle de bains du dortoir de l’hôtel du voyage scolaire (décor paradisiaque pour un Enfer privé encore plus terrible que celui écrit par Jean Rollin). Après la lumière viennent les ténèbres, celles du père improvisé en privé, en justicier encore plus lamentable que Charles Bronson (la coda expéditive déplut à certains, autant que les exploits de l’architecte de Michael Winner en son temps : quelle myopie frappe donc ces « belles âmes » pour qu’elles ne puissent ainsi saisir l’ironie mélancolique de ces situations de vengeance, perpétuation stérile et mal ajustée de la violence, exercée sur les « faux coupables », incapable de rédimer une douleur fondatrice, celle du deuil, de la monstruosité mise à jour, de l’absurdité de destins féminins ?). Bronson dans son aéroport, Hernán Mendoza (très solide) sur sa barque à l’aube livide, ne figurent à aucun moment une quelconque et complaisante Némésis, au contraire ; ils continuent, immobiles, à se déplacer, morts-vivants déjà occis avec la perte de leur épouse, de leur fille, joueur sinistre mimant une arme imaginaire en direction de la caméra ou clair avatar de Charon naviguant, mutique, à court de souffle, sur le fleuve impardonnable, impardonné, celui des damnés, de son péché cardinal, comme si la mort d’un enfant littéralement arraché à ses parents invisibles pouvait venir équilibrer le désordre du monde, inverser sa cruauté amorale, corriger son sandale générationnel et technologique.



Ce grand petit film formalisé (pas formaliste), toujours juste (excellence de la distribution, dans la « vraie vie » groupe d’amis, ouf, on respire et on se rassure), souvent taciturne (la forme épouse idéalement le fond, le sujet prend corps dans la chair éloquente des images), dresse un portrait de jeune femme (assez) inoubliable, nous interroge sur notre violence et celle de nos enfants, sur la manière la plus puissante et consistante de la représenter à l’écran (le film fit forte impression à Cannes, notamment auprès de Tim Roth, retrouvé dans Chronic, le dernier titre de Franco, et l’on se souvient que l’acteur, lui-même sexuellement abusé dans son enfance, réalisa naguère l’éprouvant The War Zone, exécuté à sa sortie en quatre ou cinq lignes par un petit gars des Cahiers du cinéma, ces « gens-là », autoproclamés experts en puritanisme scopique, connaissant parfaitement leur métier, pas vrai ?). Si vous décidez de tenter l’expérience, de ne pas craindre un climat anxiogène, obscène, innervant une œuvre constamment éthique, esthétique (la beauté ne sauve personne, on joua du classique à Auschwitz, elle nous identifie pourtant, elle paraphe notre meilleure part, nous transcende au sein d’une immanence existentielle), recelant des instants poignants de douceur, de confiance, d’amour (la « vie de couple », d’une grande pureté, entre le père et sa fille, nourrie d’attentions, de gestes, de sourires), vous ne le regretterez pas. Gaspar Noé, avant de se convertir à la collection Harlequin accouplée aux galipettes inoffensives de Marc Dorcel, aboutissait au même effet contradictoire, dialectique, avec Irréversible, plongée dans la fange débouchant sur un parc radieux (et une séduisante femme enceinte en train de lire un bouquin sur les errances temporelles).


Comment vivre après Lucie ? Comment survivre à sa mort en automobile, plus ou moins causée par la gamine peut-être au volant (cf. la discussion avec l’agent d’assurance, interprété en voix off par la maman-starà la TV locale de l’actrice principale, vaillante et généreuse Tessa Ia) ? Comment vivre en famille, au lycée, avec ses semblables, avec ses spectres ?  Después de Lucía répond par l’image, laisse chacun lui conférer ou non un sens particulier (une lecture psychanalytique scolaire avancerait que tout s’explique par la mort de la mère, que la fille vise à se punir, que son absence de réaction, outre protéger son père, se justifie par une exigence de mortification, de suppression psychique aux limites de l’autisme). Ale, prénom écourté, cheveux courts (la scène la plus difficile à tourner) par la force des choses et des furies de son âge animées par la jalousie, la joie innée du carnage (n’attendez de ces donzelles aucune solidarité sexuée, pas une once de pitié entre « sœurs »), demeure une énigme, un beau et douloureux mystère, un personnage de fiction conservant sans peine, en dépit ou grâce aux « effets de réel » recherchés par la réalisation (l’unique plan ouvertement stylisé se situe logiquement durant l’agression, Franco traversant la porte fermée, politiquement correcte, du Tavernier de L’Appât, la caméra au ras du sol enregistrant le viol tenu hors-champ, à l’intérieur du cadre, par une salutaire paroi opaque de douche, et constitue, à mon sens, la plus pragmatique et satisfaisante des positions, sans nauséeux jeu de mots, quoique, conditionnée à la fois par l’exiguïté de l’espace ironiquement sanitaire, autant que par le positionnement irréprochable du cinéaste, car l’affect, réel, ne surpasse pas, via sa putasserie, une appréhension claire et lucide de l’enchaînement redoutable, sinon inexorable, ce qui ferait du récit une tragédie moderne, des événements imminents, des émotions souterraines). Quelque part au carrefour de Buñuel (Los Olvidados) et Pialat (À nos amours), Después de Lucía mérite sa redécouverte (il date de 2012) et se grave avec tendresse et brutalité sur la cornée, dans le cerveau, du cinéphile, nouvel Alex (Orange mécanique, traitement Ludovico, crimes collectifs et drolatiques en contre-poison étatique, cynique, outrancier, du hooligan mélomane) sidéré par ce qu’il voit, l’esprit certes rempli de ténèbres spéculaires mais encore, dans son cœur, la flamme vacillante, la lueur invincible, d’une survivante contemplant, au crépuscule, la mer, l’horizon, un possible qui lui appartient enfin, à l’opposé de son papa naufrageur et noyé. Après le film ? Cet article, évidemment, impérativement. 


La Nuit des maléfices : La Griffe du passé

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Piers Haggard.


« Do you like what you see ? » interroge, de manière purement rhétorique, l’impure et démoniaque Angel (William) Blake, fausse blonde peu gironde (« actrice » exécrable que Linda Hayden), à la nuit tombée (comme sa chemise de nuit immaculée), au vicaire guère émoustillé (plutôt calomnié, suspecté, libéré) par sa nudité (en bon « pervers pépère » zoophile, il préfère traquer les couleuvres ou nourrir son lapin mutique et dépourvu de la montre d’Alice). Well, not really, my dear, sorry, pourrait lui répondre le cinéphile insomniaque ou en week-end, découvrant cette exhumation (en écho à celle du prologue) tout sauf nécessaire et palpitante d’un titre « culte » (satanique, ta mère) à l’insuccès (assez) mérité. Oh, que l’on se rassure, La Nuit des maléfices (évocatrice transposition hexagonale du littéral et racoleur The Blood on Satan’s Claw) ennuie modérément mais ne démérite pas (trop), notamment grâce à la partition ironique et lyrique de Marc Wilkinson, exégète de Varèse et Boulez, à la photographie lugubre (pas une seule foutue note de couleur) de Dick Bush, bientôt à l’œuvre sur Les Sévices de Dracula (jumelles vampiriques) ou Tommy, Le Convoi de la peur, Victor Victoria, et à l’humour (endogène) ponctuel du scénario (eau-de-vie dégustée par le docteur, « sick woman » à double sens pour la vielle dame disparue). Hélas, la coupe de cheveux outrageusement seventiesde Barry Andrews (vu dans Dracula et les femmes), sorte de clone allégé (insipide, maugréent les « mauvaises langues » des deux côtés de la Manche) de Roger Daltrey, nous éjecte du métrage à peine entamé comme un ersatz du SeptièmeSceau (plan d’ouverture : diagonale d’une colline et silhouettes à contre-jour, reprise inversée, miroitée, de l’inoubliable coda du Bergman médiéval) ou un documentaire (visez-moi le soc de la charrue en gros plan, la caméra à ras du sol) sur la ruralité commis par la BBC (où travailla Haggard).



Peu importe l’exactitude ou la vraisemblance des costumes : nous voici bel et bien au début des années 70 et certainement pas dans le dix-huitième siècle campagnard d’Angleterre. Ouvertement conçu pour thésauriser sur les recettes (et le scandale) de l’éprouvant Le GrandInquisiteur du vraiment regretté (et talentueux) Michael Reeves, La Nuit des maléfices (une production Tygon, bis) ne peut (ni ne cherche, reconnaissons-le) rivaliser avec son prestigieux prédécesseur, encore moins se placer en parallèle du jovial Tom Jones ou du satirique (et mélodramatique) BarryLyndon ; quant à rimer (concurrencer) avec les rejetons de la Hammer, passez aussi votre chemin, dans le fond et la forme. Film de classes (la bourgeoisie et la paysannerie de province), de rôles sociaux (le métayer, le juge, le vicaire, le maire, le médecin), film sur le puritanisme lui-même puritain (là-bas, depuis Victoria, on confond une orgie et un sabbat, la queue du Malin et celle des étalons humains, l’éveil des sens avec la révolte des consciences), La Nuit des maléfices exhibe sa nationalité avec une plaisante naïveté, à la limite de la caricature et du pilotage automatique (personne n’y croit, surtout pas le cast ou la crew, mais chacun fait correctement son boulot, il faut bien gagner sa vie avec ce métier impie, ma bonne dame). Les cinéphiles se gargarisant de grille de lecture psychanalytique s’égayeront de la fameuse « peau du Diable » (titre premier viré par l’épicier d’AIP Sam Arkoff), amas de poil humide et sombre ressemblant, « à s’y méprendre », à s’y laisser prendre (au « jeu du docteur » ou à celui du bûcher), à une toison pubienne (mention spéciale à la jouvencelle en plein onanisme sans les mains, quoique, durant le viol de la pauvre Cathy, victime sacrificielle à coup de lame griffue, elle-même porteuse de la malédiction velue).



Comme chez Friedkin un peu plus tard, l’Adversaire (le lodger, s’amuserait Hitchcock) réside au dernier étage, au grenier, donc, et surgit aux alentours de minuit d’une trappe que notre jeune premier recouvrira inutilement, en fin de bobine (de supplice, supputent certains), avec une malle (pas celle des Indes, même britanniques). Pour réellement advenir ici-bas (on se croyait déjà en enfer, avec Strindberg, par exemple, passons), il ne lui faut pas seulement corrompre la jeunesse locale (les gamins ne demandent que ça, « en vérité je vous le dis », et les vieillards également, la messe noire gérontophile au parfum de soufre, de sperme, de sang le confirme), foutre le bazar (celui de Stephen King) au sein de la bourgade et des esprits, il doit encore s’incarner, assembler des membres épars en avatar de la Créature du baron Frankenstein, d’où la main coupée du promis, autre symbole phallique du meilleur effet, son possesseur se voyant interdit de dormir sous le même toit que sa fiancée déclassée, ofcourse, la fille de Peter Ustinov entrevue en victime initiale du mauvais ange fornicateur ; notez qu’elle finit fissa à Bedlam, asile bien connu (cf. Le Fou et le professeur, excellent roman sis en partie dans un similaire HP, mêlant folie et lexicologie). Ah, le destin du Démon ne constitue assurément pas un « long fleuve tranquille », quand bien même on y jetterait de supposées sorcières suppôts (succubes) de Satan afin de voir si elles flottent, ou coulent, coupables dans tous les cas d’être des femmes et de désirer le « fruit défendu » entre les jambes viriles des agriculteurs, avant de mettre au monde, évidemment, celui de leurs entrailles estampillées sacrées. Gentiment misogyne, La Nuit des maléficess’avère de surcroît un opusréactionnaire, à tout le moins conservateur.



Le fameux juge (Patrick Wymark, au générique du Reeves, à la place de Cushing & Lee, pour raisons familiales ou exigences salariales, décédé peu après), revenu de la grande ville où il prit le temps de lire un épais volume (en français, s’il vous plaît) de démonologie (ce dictionnaire de la sorcellerie, outre les fautes d’orthographe, arbore des dessins de CM1 censés représenter le séraphin damné), amène avec lui des renforts, un colosse muet agent cynophile, une fourche (pas les caudines) sous peu plantée sous les seins de la pécheresse en chef et une épée à la Conan maniée au ralenti, en mode épique, durant la conclusion salvatrice – le « pauvre diable » aux milieux des crétins au crépuscule se voit ainsi harponné au bout de l’acier puis catapulté vif dans le feu purificateur, tandis que les contaminés (dont le frisé amouraché) constatent illico la guérison magique, divine, de leurs maux. Le Diable peut aller se recoucher dans sa tanière, le couvent (ou le village) respire, l’ordre social se maintient (atmosphère de jacquerie à vite mater), « chacun chez soi et Dieu pour tous » (« Cela dépasse la sorcellerie » explicite à raison le magistrat, le mystique en simple déguisement du politique). Récapitulons : citoyen d’Albion, toujours tu te garderas des mésalliances, des coucheries, des blasphèmes ; toujours tu respecteras ton dieu, ton roi, ton édile, ta mère et ton rang dans la société. Ne pense pas à partouzer, à douter (de l’éternité bienfaitrice de « l’ordre des choses » iniques), à t’éclairer en ce siècle des Lumières (mieux vaut entretenir la superstition, ou la circonscrire à main armée, que de semer le ferment de la révolte raisonnée). Dans Anatomie de l’horreur, King, encore lui, souligne cette dimension contre-révolutionnaire propre au « genre » horrifique, avec retour final à la situation de départ (tabou défoncé, sinon sodomisé, par un Clive Barker).


La Nuit des maléfices, œuvrette longuette aux petits moyens, aux petites ambitions, cristallise cette morale du statuquo, à des kilomètres de la fureur esthétique et pulsionnelle à l’œuvre chez Terence Fisher, observateur adulte et peintre inspiré de la psyché nationale, de son écartèlement entre le dogme sociétal et le Swinging London émancipateur, manichéisme figuratif et daté via lequel s’affrontent itou les générations (sous-texte présent ici aussi). Certes, tout ceci « ne prête pas à conséquence », relève du divertissement inoffensif, Haggard, Dieu (ou Diable) merci, ne rédige pas un traité électoral et moins encore un ouvrage de sociologie historique. Convenons par ailleurs d’éviter les gloses un chouïa excessivement politisées, avec l’exemple de Michael Winner (British again, dans la countrysideavec son Corrupteur) en « cas d’école », les contempteurs bien-pensants de la série des Justicier dans la ville pas même fichus de percevoir sa nature mélancolique, voire auto-parodique. Il n’empêche (n’en déplaise aux fans, aux ingénus, aux « spécialistes »), que la respublica sait se loger où l’on ne l’attend pas, dans la « culture populaire » d’une ère définitivement révolue, empalée sur la parité, la laïcité, l’égalitarisme consumériste. À l’ombre du terrorisme « religieux » moralisateur, du cosmopolitisme établi (Jane Wymark, la fille de Peter, joue l’épouse de l’Inspecteur Barnaby, étalon télévisuel d’une utopie paysagiste « plus blanche que blanche »), les sujets de Sa Majesté ne chassent plus les possédées mais continuent à « tirer le diable par la queue » (pas la même), à faire des films (Truffaut et son fameux mot négationniste) « sociaux », au sein de structures financières non plus artisanales mais européennes (et avec le soutien du Loto local), à dépeindre la campagne en terrain anxiogène (cf. le bétail mutant de Isolation) – mutatismutandis et misererenobis, avec ou sans (maléfice) malice.       
          

Réveil dans la terreur : Le Maître d’école

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ted Kotcheff.


Rambo racontait un retour impossible, une réinsertion manquée ; Réveil dans la terreur narre un départ sans cesse retardé, différé, infine abandonné. Les deux films portraiturent un individu en marge, à l’extérieur (un outsider, donc) et une communauté volontiers virile, à la fois ouverte et refermée sur elle-même, ses rites et ses lois. Le paysage forestier devient un désert ocre, quadrillé à trois cent soixante degrés par le plan d’ouverture en surplomb, panoramique circulaire sur deux bâtiments miroités, une paire de rail, l’immensité dédoublée, aplatie, de la terre et du ciel (on pense au prologue admirablement interminable de Il était une fois dans l’Ouest). Pas de putain descendant du train (mouvement ascensionnel/citationnel à la grue) en allégorie des pionniers américains riches de rêves sauvages sur lesquels ériger une société (la dialectique pulsion/civilisation irrigue l’opus australien, clairement formulé par Doc au détour d’un dialogue-monologue « socratique », on y reviendra), mais une classe de marmots sur le point de partir en vacances (six semaines, quand même) de… Noël, incongruité drolatique donnant le ton (attente tendue, bruit de l’horloge, sapin en plastique, familiarités des élèves). L’instituteur, pas encore en sueur, se morfond dans ce trou foutrement perdu de l’arrière-pays, se sent « esclave » du système éducatif, ne songe qu’à aller fissa retrouver sa chérie, surfeuse à Sidney (images mentales, sexuelles et hypnagogiques, dans le train des fêtards blancs, de l’Aborigène solitaire, deux cultures s’ignorant royalement dans le compartiment et dans les chants). Un peu avant, en compagnie du propriétaire peu amène de l’hôtel, il commençait à siroter une bière, leitmotiv alcoolisé du métrage et du tournage (notez le château d’eau transformée en citerne brune, à l’intitulé explicite).


Avec sa belle petite gueule soignée d’employé sous caution de la classe moyenne éduquée, ses faux airs de Peter O’Toole et de Robert Redford (le personnage caresse l’idée, en dilettante velléitaire, de jouer au journaliste en Angleterre), John Grant (convaincant Gary Bond, acteur britannique de théâtre, de TV et de musical, prématurément disparu en 1995 du SIDA) fait escale à Yabba, le paradis de l’Australie, si l’on en croit le taxidriver qui en parle comme d’une annexe de la Légion étrangère, une ville où tout ira bien tant que vous respectez les règles, où personne ne vous dérangera avec des questions malséantes sur votre passé. Grant, le soir venu (il doit passer la nuit ici, s’envoler demain) ne trouve rien de mieux à faire que de pénétrer dans un bar « fermé » (la porte, pas l’activité), d’y papoter avec le shérif local (Chips Rafferty, mort d’une crise cardiaque peu avant la sortie, et Rambo, bis), d’y boire régulièrement, d’y assister, moqueur puis ravi d’avoir gagné un pactole frivole, à une variante « indigène » du pile ou face (un « jeu de simple d’esprit », conclut-il, les sous-titres optant pour un approximatif « jeu d’enfant »). Mais sa chance tourne à l’unisson de l’objectif au début : à vouloir miser (trop) gros afin de tourner définitivement le dos à une profession et une situation qu’il exècre, le voici au matin déjà brûlant nu sur un mauvais lit, sans habits et sans argent, le bureau de placement bien évidemment fermé le samedi. La veille, il rencontra en grignotant un steak (tout le monde constate son caractère d’étranger, tout le monde l’appelle « fiston ») un personnage entre l’ermite, le bookmakeur, le cinglé, le sage (Donald Pleasence, égal à lui-même, c’est-à-dire remarquable).


Chauve mais nanti d’enseignements drolatiques, ce « médecin marron » lui fit remarquer, d’un air badin, en levant sa propre canette infecte (bière chaude redoutable), la nature infernale des lieux, la dureté des conditions de travail des agriculteurs (comment pourraient-ils en plus chanter des airs d’opéra, hein ?), encore plus dures que celles des mineurs, et il formula de manière lapidaire la moralité de la fable cruelle mais résiliente : « L’insatisfaction est un luxe. » En effet, partout et toujours, et le protagoniste, Christ à la Camus (L’Étranger, allez) petit arrogant se croyant au-dessus des autres, en simple transit, va vite (et longuement, le temps d’un mémorable week-end et d’une hospitalisation calée sur la vacance professionnelle) s’en apercevoir, à ses dépens inquiétants et réjouissants (surtout pour le spectateur). Au cours de son odyssée existentielle, de sa chute temporaire (on frémit pour lui, on ne craint pas pour sa vie), ce Candide décoloré en veste blanche et lunettes noires va croiser deux ou trois trajectoires et même participer, « bon gré mal gré » bourré, à une chasse au kangourou très réaliste (et pour cause, un carton final nous avertit gentiment que le « massacre », renforcé par la dimension cumulative de la succession des plans, se vit exécuté par des « professionnels », que sa diffusion, en accord avec la SPA australienne, ne vise qu’à « sensibiliser l’opinion » internationale sur le sort d’une « espèce menacée », argument discutable, certes, presque autant que la sensiblerie de cinéphiles ou de citoyens pleurnichant à puis oubliant illicola photo d’un gamin migrant noyé en une).


Souvent amusant, Réveil dans la terreur (le titre original, Wake in Fright, avec sa saveur joycienne, factuelle, abandonne l’hyperbole racoleuse de son équivalent français) mêle à cette occasion « horreur » (il existe mille atrocités réelles encore plus difficiles à encaisser que l’image de la patte anthropomorphe d’un cadavre d’animal dressée en protestation culpabilisante, désolé de vous l’apprendre) et humour noir, surréaliste combat de boxe entre espèces et ragoût « repoussant » mitonné à la clé. Sans minorer les puissances du cinéma, l’impact du spectacle, rappelons (aux amnésiques, aux pharisiens) que la violence n’y surgit pas, que n’advient que sa représentation, son expression souvent codifiée, tamisée, en guise d’intentions, par la sélection et la durée des photogrammes (cf. la tuerie au ralenti de La Horde sauvage), même et surtout au sein de scandales préfabriqués (A Serbian Film, maladroite, inintéressante, très intéressée, sinon putassière, tentative de transposer les Atrides dans une Serbie à peine remise des outrages « ethniques » de la « guerre civile », un zeste de snuff et un soupçon de pédophilie pour « corser le tout », susciter à bon compte le dégoût, ou les bâillements). Traquant au spot le mammifère hypnotisé, une dizaine d’années avant les abrutis avinés (pléonasme) de Razorback, Grant découvre bien évidemment sa propre violence, prend goût à l’exercice nocturne, à cette camaraderie hilare et guère raffinée, sidéré par la nuit en lui, rendu ivre par elle, à l’instar du petit prof de maths de l’éthologique LesChiens de paille, son contemporain sis dans les Cornouailles. Il ne défend plus un territoire et une « possession » (son cottage, sa fiancée), il essaie simplement de suivre le courant, de survivre dans un environnement pas si hostile, essentiellement dépourvu de la cruauté, de l’absurdité, du sadisme démontrés d’éprouvante façon dans WolfCreek, dépliant horrifique et non touristique certainement pas financé par l’OTSI d’Australie (ou sa succursale à Canberra).


Affirmer que le héros, dans son errance, se voit cerné par des « dégénérés », terme sinistre hautement connoté par l’eugénisme « esthétique » et « racial » des nazis, en dit beaucoup sur l’éthique de certains critiques, sur leur aversion envers le « peuple », cette entité immatérielle, forcément immature, insaisissable et par conséquent rarement représentée. Kotcheff, Canadien pas manichéen (remember, dans Rambo, le personnage « moral » du jeunot David Caruso), ne fait le procès de quiconque, et les habitants de la bourgade font montre d’hospitalité, d’honnêteté (notamment au jeu d’argent), accueillent sans arrière-pensée, sans le (mé)juger ce soi-disant intellectuel se vantant auprès d’une femme au foyer vraisemblablement désespérée de ses études d’histoire et de littérature (comme si cela pouvait suffire à vous identifier, à vous glorifier, par pure opposition avec les « bouseux » du coin). Réveil dans la terreur, ni documentaire moralisateur (notre auteur, dans les colonnes des Inrocks, désignera Sydney, « ce monde prétendument civilisé », en vrai repoussoir), ni petit exercice de style formaliste, récuse ainsi le confortable antagonisme ville/campagne (devinez à qui doit aller votre sympathie) esquissé lors d’un court billet. S’il possède, outre la présence partagée de John Meillon (également présent dans Walkabout), d’évidents points communs avec Les Voitures qui ont mangé Paris (l’enfermement spatial, l’inertie féminine, la violence « ludique »), Wake in Fright, a contrario de la comédie noire de Peter Weir, ne verse jamais dans la satire, voire dans la farce : Kotcheff, alors hippie pessimiste et végétarien âgé d’une quarantaine d’années, ne filme pas, fasciné, des fantoches, des assassins consanguins, des spécimens d’inhumanité (Oscar Wilde, en son temps, rédigea une formule célèbre, lapidaire et lucide, à propos de la chasse, cela ne saurait transformer pour autant ceux qui la pratiquent en avérés rebuts de l’humanité, que je sache).


Yabba, petite ville assurément étouffante, mais pas davantage que la province hexagonale de notables selon Chabrol, disons, connaît quelques suicides (« un moyen de quitter la ville » plaisante Grant), majoritairement féminins, assure Kotcheff en parlant de Broken Hill, le site reculé du tournage (et alors ? Et ailleurs ?), certes, tout le monde s’y connaît (d’où la promiscuité sexuelle), d’accord, et certains résidents (le duo Dick & Joe) ne brillent pas en raison de leur radieuse intelligence (les deux costauds se bastonnent avec l’allégresse d’un Bud Spencer et d’un Terence Hill des antipodes) ; quant à commettre un braquage ou d’autres crimes, n’y pensons pas, le no man’s land alentour suffisant à décourager les meilleures mauvaises volontés, muraille intangible et infranchissable. Cependant, l’Enfer se situe plusieurs crans au-dessous, par exemple du côté de la jungle eschatologique du Convoi de la peur, de sa misère, de sa crasse, de son aspect terminal et terminus des « âmes mortes » (Gogol meets Friedkin) occidentales. Oui, le peuple, n’en déplaise aux petits marquis parisiens et globalisés, le peuple boit, rote, s’emmerde, défèque, mate les filles, parie son salaire, ouvre sa maison, héberge les poivrots (lettrés), trafique le rapport policier consécutif à un suicide raté (pas même foutu de liquider son rival et probable « violeur », de se tirer correctement une balle dans la tête, vraiment) et raccompagne à la gare le visiteur guéri, muni de sa petite valise et s’offrant le luxe ironique d’accepter une bière bouclant la boucle, avant de réintégrer sa classe et sa chambre, sous l’œil amusé du taulier (Rambo s’achevait dans les larmes d’une confession adressée à un surmoi œdipien nommé Trautman, à un public bientôt acquis au révisionnisme reaganien, les professionnels du commentaire plus enclins à conspuer le survival supposé revanchard, à négliger le caractère profondément mélancolique de l’ouvrage, souligné par le thème lyrique de Jerry Goldsmith), dans le clin d’œil auto-ironique d’une réplique (« Les meilleures vacances »).


« Ces gens-là », pittoresques et indigestes, infantiles et fragiles, amicaux et spéculaires, ne méritent pas notre mépris, ne récoltent notre désaccord que lorsqu’ils jouent à tort de la gâchette (Grant tue lui-même un pauvre petit lapin pour s’en nourrir, retourné au primitivisme des origines, rime graphique et narrative avec l’astronaute étasunien bouffant cru un serpent dans CapricornOne). Si cette réalité ne vous plaît pas, vous devriez en visiter quelques autresproposait Philip K. Dick et Réveil dans la terreur applique l’invite à son cobaye insatisfait (inassouvi, dirait Witkiewicz), le met à l’épreuve du réel, d’une réalité jaugée de haut, lui fait traverser un mauvais rêve, un cauchemar fortifiant, une épopée de poche, un surplace épuisant (on se remémore le trajet circulaire de L’Antre de la folie), au terme desquels, dans le doux soleil de la grande ville, il peut attraper son train sans même remercier son « clochard céleste » (Kerouac) d’ange gardien aux allures de croque-mort. Le « professeur des écoles », avec ses états d’âme et ses fantasmes d’adolescent (joli maillot rouge ajouré de sa spectrale et banale naïade blonde, bronzée, élancée, enlacée), éprouve la pointe de la vérité, se réveille du rêve dans le rêve de Tchouang-tseu ou Poe. Sur son chemin de croix vers la joie – celle, précieuse, élémentaire, de respirer, d’être sobre, de voir enfin les êtres et les choses dans la clarté de l’esprit, de la reconnaissance, sinon de l’acceptation –, il aperçoit une réceptionniste hiératique et « humide » (Maggie Dence, sorte de Dita von Teese sixties, aérée par un ventilateur emprunté aux Orgueilleux), il rencontre Janette, figure éphémère et majeure, incarnée, au sens plein du terme, par Sylvia Kay, séduisante, émouvante, vivante et accessoirement compagne anglaise du cinéaste.


La fille du retraité hospitalier au nœud papillon ne sourit pas mais l’entraîne à l’écart en pleine nuit, s’allonge sur le sol sableux, déboutonne sa robe et attend qu’il la prenne, qu’il prenne sa place dans le cortège des amants impuissants, insuffisants, édifiants. Femme libre dans son désir, sa sexualité, prisonnière du décor (du désert, of course, et un salut à John Ford), des conventions (pour Doc, ne la traitent de « salope » que les hommes repoussés, que les épouses envieuses ; son « She likes sex » devient, sous-titré, un grossier « Elle aime le cul »), elle cristallise, à l’aube des années 70, le féminisme à venir, débarrassé des doléances, des récriminations, du moralisme suspect substitué à celui apparemment instauré de toute éternité par la « domination masculine ». Le spectateur jugera la réaction primale de Grant (il vomit dans un fourré, effrayé à l’idée pressante, urgente, de la fourrer) comme une preuve sentimentale de fidélité ou le paraphe de son puritanisme (opinion de la persona de Pleasence). Silhouette fine et mutique, faussement soumise, bloc d’énigme et d’attraction-répulsion, Janette obscurcit de sa lumière première une histoire claire, un film simple, un conte de fées pour adultes dans lequel les démons se déploient à domicile, à la maison, dans la psyché troublée (écrans noirs stroboscopiques) d’un petit fonctionnaire désabusé par son confort privé d’horizon (qu’il vienne tester le secteur privé, qu’il fasse un séjour en milieu hospitalier ou carcéral et l’on reparle avec lui, ou pas, de son vague à l’âme). La béance intérieure de Grant, sa propension à ne pas refuser un dernier verre, un verre de trop, à succomber à ses élans navrants, il s’en défend assez minablement auprès d’un chauffeur (un autre le ramène impitoyablement à son point de départ, mais lui rend son fusil, n’en tire aucun profit, joli geste désintéressé de sa bonne nature) l’invitant à se rincer le gosier, en parangon aux limites de l’hystérie de la bonne conscience blanche et gauchisante se souciant, croit-elle, se félicite-t-elle, de l’exploitation éhontée, banalisée, des masses, des femmes et des bestioles.


Résumons : Réveil dans la terreur, au lieu de dépeindre un pandémonium caniculaire et sociologique, retrace l’itinéraire allégorique d’un individu aux prises avec lui-même, sa stase émotionnelle et personnelle, son peu d’appétit à continuer à vivre ainsi, équilibré par une incapacité à se donner les vrais moyens de tout changer (mais change-t-on jamais de cœur, de nature, au-delà de tous les paysages, de toutes les (més)aventures ?). En cela, en cela seulement, il s’humanise et finit par fraterniser avec la « populace » et le public, par se lier à autrui (le film constitue, en mineur, une ode à la solidarité, aux relations collectives, au risque d’y voir virer sa cuti, comme durant l’étreinte ouvertement homo (Lawrence d’Arabie en embuscade sodomite) de l’instituteur et du docteur, pudiquement écourtée par un jeu de lumière et d’ombre à la Clouzot du Corbeau, chipé au passage par le Hitchcock de Psychose) et par nous toucher en dépit de son « être-là » (Heidegger) au fond assez peu sympathique (le charisme naturel de l’acteur, son talent flagrant, contribuent itou à cette réponse affective et symbolique). Bien servi par un « solide » scénario (d’après un roman documenté du journaliste australien Kenneth Cook, astucieusement titré Cinq matins de trop en français) signé Evan Jones (collaborateur de Losey), par une partition discrète, évocatrice, au parfum agréablement ethnologique (instruments du cru) due à John Scott (l’ample et poignant Greystoke, la légende de Tarzan, entre autres), par une direction de la photographie (le fidèle Brian West) à faire pâlir d’envie un Dean Semler (Mad Max, Apocalypto), Réveil dans la terreur s’avère en définitive une plaisante surprise, ou la confirmation de la valeur d’un réalisateur (même si Kotcheff, probablement, hélas et tant pis, ne sut ou ne put se maintenir ensuite à ce niveau de maîtrise formelle et d’excellence thématique, ne citons que l’anecdotique Retour vers l’enfer et l’anodin TheShooter, à peine sauvés de l’oubli par la détresse paternelle de Gene Hackman et une danse incendiaire de la bien trop rare Maruschka Detmers).


Avec ses citations d’Omar Khayyam et de Rigoletto, avec ses manuels scolaires jetés à terre, dans la poussière, en écho à l’insigne de l’inspecteur Harry, avec sa saugrenue cérémonie expéditive (silence minuté, respecté, respectueux) dédiée aux anciens combattants, avec son « survivant » pas rasé, pas lavé, sorti du tombeau des marsupiaux dans les rues proprettes en réminiscence (ou présage) de Michael Douglas dans The Game, businessman secoué pour son anniversaire par son frère le mettant au défi de se défaire de son deuil, d’affronter les pièges et les mensonges de la réalité (truquée), avec ses mouches farouches et ses effets (affolants, affolés) de montage à la Nicolas Roeg, cette Randonnée directe, concrète, ironique et métaphorique, telle un relecture hardcore du Poison de Billy Wilder croisé avec les deux LongWeekend, à la saveur existentielle plutôt qu’écolo (et sans le brillant-regretté Everett De Roche à la machine à écrire), « scandaleuse » (surtout là-bas, malgré l’adoubement de Nick Cave) et admirée à Cannes par Scorsese, méritait bien son exhumation, même en catimini, même à un horaire indécent ou dans la brièveté du replay, grâce au négatif original sauvé-restauré par le monteur/producteur Anthony Buckley, retrouvé dans le container d’un entrepôt de Pittsburgh (chez Romero !) une semaine avant sa destruction (on signale aussi une copie en bon état disponible à la Library of Congress). Le cinéma australien des seventies, outre les classiques reconnus, recensés, encensés, comprend-il de similaires pépites ? La TV ou la multitude des écrans de la « modernité » nous le dira, à Tiboonda ou pas.

Jack le chasseur de géants : Honneur à la Warner

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Ma Warner à moi, voilà…


Jusqu’à la première moitié du siècle dernier, croyez-le ou non, les films n’appartenaient pas au réalisateur. De nos jours, le plus transparent des exécutants se voit honoré des mentions « A film by » et « Directed by ». Voici le résultat (appréciable, discutable) de cinquante-cinq ans d’émancipation artistique, d’évolution technologique, de conflit juridique et d’auteurisme critique. Tout le monde, du cinéphile universitaire au bouffeur de pop-corn, du journaliste de JT à l’employé d’assurance (sur la mort) spécialisé, s’accorde à reconnaître au cinéaste la paternité-propriété intellectuelle de son œuvre, les textes de loi, selon chaque nation, l’associant principalement au producteur, au scénariste, au compositeur. L’argent des recettes, quant à lui, se répartit en tripartie, la production, la distribution et l’exploitation recevant chacune un tiers inégal. On peut certes nuancer l’identité ou la responsabilité des ayants-droit, s’interroger sur le rôle du piratage et du streamingà l’heure de la mondialisation numérique des imageries (et donc des imaginaires), mais l’essentiel du système demeure, et fonctionne, même déficitaire (notamment par rapport à l’industrie du jeu vidéo et au déclin, déjà, de la TV payante). Ces problématiques politico-économiques se retrouvent d’ailleurs au cœur du récent rachat – lecture d’un article en ligne de Stéphane Lauer paru dans Le Monde daté d’hier, conseil d’administration dédoublé tenu ce samedi – de Time Warner par AT&T pour un montant estimé à quatre-vingt-six milliards de dollars (valorisation du conglomérat, à laquelle rajouter une vingtaine de milliards de dettes, ce qui nous fait un total que notre esprit ne parvient pas à se représenter – le vôtre oui ?).

Rien de ténébreux dans la transaction : il s’agit pour l’opérateur de téléphonie américain (premier sur le marché, dans le viseur de l’ONU pour cause d’espionnage supposé au profit de la NSA) d’acquérir des « contenus », d’alimenter ses tuyaux avec du matériau, de faire du businessavec une marque aux reconnus titres (de films) de noblesse. Tout ceci se situe à quelques jours de l’élection présidentielle, et l’inénarrable Donald (Trump, pas Duck, l’une des mascottes de la Warner Bros.) risque vite d’y mettre son veto (l’insipide Hillary, en cas de victoire, se contenterait de « faire jouer la concurrence ») par souci « démocratique » (méfiance envers les monopoles au pays capitaliste de l’anti-trust), sans compter (sans jeu de mots) sur l’examen du « mariage » (de raison ou de déraison) par la Federal Communications Commission, autorité de régulation locale « coupable » par le passé (en 2011) d’avoir annulé les noces de l’intéressé avec la filiale américaine de Deutsche Telekom, par identique interdiction de surplomb. Après divers rapprochements (avec la presse écrite ou CNN) et le « traumatisme » de son association avec AOL (« bannissement » du nom dans le sillage du soufflé retombé fissa des gains spéculatifs d’Internet), TW semble prospecter à l’Est, précisément en Asie, comme le confirme un joint-ventureà l’origine de Warner China Films HG (cf. notre chronique). Le contexte financier, rapidement « brossé », de surcroît par un littéraire (ce que la cinéphilie ne vous fait pas faire…), nous éloignerait du cinéma ? Certainement pas, surtout en souvenir de la coda laconique d’un Malraux. Art et industrie, les amis, et la Warner en cas exemplaire, sinon d’école.


On se gardera ici de retracer l’histoire des frères Warner (Neal Gabler, mis à contribution sur ce blog, s’en charge très bien) ou du studio (la tartine étiquetée « de qualité » d’une célèbre encyclopédie collaborative online, à déguster en VF ou VO, s’en acquitte d’une manière tout sauf déshonorante, bien plus stimulante, en tout cas, que le site officiel de l’entreprise, simple et désolant outil commercial amnésique), de sacrifier à une quelconque nostalgie (maladie d’idéalistes et de nécrophiles), de glorifier le divertissement « social » (longtemps un argument avéré/intéressé de la firme au bouclier et aux huit mille employés) à l’américaine (Hollywood, en 2016, nous enthousiasme et nous inspire autant qu’une large part de la filmographie hexagonale, meilleurs ennemis et Janus poseur alors que mille choses vraiment de valeur se passent ailleurs, particulièrement, pas uniquement, en Corée du Sud). Servons-nous plutôt de l’actualité en tremplin vers la mémoire (individuelle) et la nature (collective). La Warner, pour nous, au risque de donner dans le namedropping, dans l’énumération connotée, ne se résume pas (les comprend pourtant) à des chiffres en USD, à des archives à l’USC, à des filiales dans la musique ou à la TV, à des formats caducs ou préférés (BR contre DVD), à des statuettes, des palmes, des « compressions dirigées » et même un lion vénitien, à des logotypes évolutifs, à des arrière-cuisines (et boutiques, ofcourse) à visiter, à des productiondeals (avec la Malpaso d’Eastwood, par exemple), à des acquisitions de catalogues (la Monogram chère à Godard, la Lorimar de DeadZone, les cartoons de Hanna-Barbera), à des franchisesà succès (pléonasme) en cortège de chercheuses d’or, Harry pourri, surhomme venu de Krypton, Max cinglé, académie de police, griffes nocturnes, arme létale, matrice et sorcier, chauve-souris et hobbit, super-héros et monstre nippon.

De la quarantaine d’items patrimoniaux proposés par la Librairie du Congrès (un classement comme un autre, à vrai dire, assez représentatif, infine, bien qu’un peu passéiste et par définition guère exhaustif), on décidera de n’en retenir qu’une douzaine en carburant d’une nouvelle collection à visualiser, débarrassée de la moindre logorrhée. Parmi les décennies glorieuses ou problématiques, on pointera la vraie-fausse légende du son salvateur (polémique historienne sur la banqueroute rédimée par le Vitaphone), les procès d’actrices (Miss Davis ou Olivia de Havilland) et d’acteurs (James Garner sur la petite lucarne), le patriotisme martial des années de guerre (mais Chaplin produisit Le Dictateur en solo, avec l’appui de ses United Artists). Grâce à des talents nommés Robert Aldrich, Busby Berkeley, John Boorman, Tim Burton, Michael Cimino, Jaume Collet Serra, Michael Curtiz, Brian De Palma, Terence Fisher, John Ford, Alfred Hitchcock, Elia Kazan, Stanley Kubrick, Robert Mulligan, George Pan Cosmatos, Sam Peckinpah, Nicholas Ray, Martin Scorsese, Oliver Stone, Raoul Walsh (accessits pour William Petersen, Joel Schumacher, Steven Soderbergh, notre indulgence informative incluant les Wachowski et même James Wan) ; à des « icônes » baptisées Lauren Bacall, Joan Crawford, Bette Davis, Doris Day, Barbara Stanwyck, Humphrey Bogart, James Cagney, Errol Flynn, Bruce Lee, Paul Muni, Edward G. Robinson, John (Bruce) Wayne ; à des producteurs de l’envergure d’un William Randolph Hearst (adoré d’Orson Welles), Hal B. Wallis, Darryl F. Zanuck ou les frères Elliot & Kenneth Hyman (la Seven Arts) ; à des co-productions avec les indépendants Barbra Streisand, Paul Newman, Robert Redford, un partenariat avec Disney (Buena Vista International), le recours à la 3D ou au Scope pour contrer l’emprise domestique et « gratuite » de la TV, la Warner fit (continue à faire) honneur à son slogan, « Divertir le monde », de Krasnosielc (Pologne) à Burbank (Californie), de Londres à Pékin.


Certains lui reprocheront à raison de participer allègrement à l’abrutissement nationaliste et infantile des guignols en collants, de suivre (de créer) des modes (l’horreur light et inoffensive) mercantiles et lucratives, de s’éparpiller en empire tentaculaire en proie aux actionnaires de Wall Street. Peu importe, au final, car son bel héritage demeure vivace et se poursuit aujourd’hui. Warner Bros., par-delà les contingences des accords, des rencontres, des projets, du corpus disponible (plus de trois mille métrages produits, un peu moins de cinq mille distribués), qu’une vie d’ermite ne suffirait pas à épuiser, élabore depuis 1923 une philosophie pratique de la famille, du cinéma, de la société, du commerce et symbolise une forme de réussite véridique propre à ravir (à démontrer) la mythologie étasunienne, dotée en sus d’une appréciable saveur méta (Jack Warner et ses frangins débutèrent en élémentaires projectionnistes itinérants). Chacun des artistes cités supra contribue à son caractère, aide à constituer une couleur particulière, renouvelle en partie l’idiosyncrasie. Survivante d’une époque foncièrement révolue, la vieille dame bientôt centenaire séduit encore par sa vigueur et ses jeunes « auteurs » (Ben Affleck ou Jeff Nichols, disons). Souhaitons-lui de poursuivre sa voie souvent inspirante, y compris avec l’ombre (douteuse) des télécoms, et n’oublions pas une seconde (vingt-quatre images par seconde) que le cinéma se construit aussi via des empires fragiles et les rêves (leur usine) d’un ailleurs espéré meilleur, quitte, ensuite, à donner le jour (et la nuit des salles dites obscures) à d’innombrables utopies enracinées dans le regard, la réflexion et le cœur du spectateur cosmopolite. 

       

Chair pour Frankenstein : Les Enfants du silence

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La porte d’entrée dantesque d’un diptyque à vous « filer la trique », à vous en faire « mal aux zygomatiques » ? Pas vraiment, heureusement, horriblement et merveilleusement… 


Nul cinéaste ne l’ignore : chaque film s’avère une expérience in vivo, l’élaboration d’un corps à partir d’éléments épars, la mise au monde par procuration d’une créature revenue d’entre les morts. Le tournage, les postes et les collaborations, la distribution-projection et la nature funéraire du « septième art » en font le terrain de jeux naturel des héritiers plus ou moins reconnus de Mary Shelley, le terreau fertile dans lequel enraciner leurs innombrables variations du récit matriciel. Oser passer derrière une caméra revient donc à jouer au baron, au Re-Animator, à rassembler des morceaux de chair, des peaux de pellicule, des tas d’octets, à concurrencer Dieu, mort, absent ou instrumentalisé, davantage que ses petits camarades au box-office. Que cette métaphysique mécanique et organique se voit noyée hebdomadairement sous un déluge de camelote déglutie jusqu’à la lie n’y change rien – le cinéma demeure un jeu sérieux, une activité admirable et dérisoire, un commerce et un divertissement en lien avec les puissances de l’être et de son anéantissement. De Paul Morrissey, au courant de ces choses, en prise directe avec elles, on ne connaissait de près que l’attachant Heat, mélodrame sexuel illuminé par Sylvia Miles, relecture seventies de Boulevard du crépuscule ; Chair pour Frankenstein, volume liminaire d’un coffret René Chateau enfin visionné, confirme le souvenir positif et prolonge l’univers singulier (la brève parenthèse présente suffira pour conjurer les spectres encombrants d’Andy Warhol, Antonio Margheriti et même Tonino Guerra, purs alibis mercantiles ou respectables : l’opus appartient du premier au dernier plan à son seul auteur crédité).

À défaut de la 3D prévue et d’une VO anglophone, il fallut se contenter d’une VF agréable car soignée, aux dialogues vraiment ciselés dus au polanskien Gérard Brach – l’organisateur du Bal des vampires fait une apparition moustachue dans Du sang pour Dracula, second tome à découvrir ce soir – et d’une qualité d’image guère optimale, même si supérieure à celle de La Résidence, ne rendant pas totalement justice à l’envoûtante vivacité assourdie du travail de Luigi Kuveiller, directeur de la photographie attitré d’Elio Petri, encanaillé auprès de Dario Argento (Les Frissons de l’angoisse), Lucio Fulci (L’Éventreur de New York) et même Bud Spencer (Banana Joe). Produit par Carlo Ponti et Jean-Pierre Rassam (flanqué de Jean Yanne, paraît-il), tourné à Cinecittà pour les intérieurs et en Yougoslavie titiste pour les extérieurs, bénéficiant des décors évocateurs d’Enrico Job (Le Grand Silence, Film d’amour et d’anarchie, Carmen), associés à la direction artistique irréprochable de Giovanni Giovagnoni (Le Dernier Empereur, Fair Game, Kingdom of Heaven), d’une partition remarquable du rarissime Claudio Gizzi, partenaire de Polanski sur Quoi ? et des effets spéciaux anatomico-hématologiques de Carlo Rambaldi, Flesh for Frankenstein, appréciez au passage l’allitération, notez le clin d’œil à Flesh, débarrassé en Europe du possessif warholien, doté du gastronomique titre transalpin ll mostro è in tavola... barone Frankenstein, admiré par un certain Nicolas Winding Refn, laisse loin derrière lui sa réputation paresseuse et myope de farce trash et gore, de plaisanterie réactionnaire de carabin, de porno soft interdit alors à la minorité un peu partout. Il s’agit, en revanche, à la fois d’un rejeton ignoré ou décrié du « gothique italien » jadis initié en majesté, la décennie précédente, par Mario Bava (Le Masque du démon) et, surtout, d’une sotie très personnelle dont le drame se nourrit d’échos contemporains, sinon pasoliniens.

Amateurs hilares de tripaille, exégètes guindés, universitaires, de la romancière féministe – anachronisme pragmatique – ou fans de Drella – un salut à Lou Reed & John Cale – en artiste de son époque et de son pays, même « adoptif », passez votre chemin : nous pénétrons à présent dans l’œuvre, dans le corpus en Scope. Tout commence par un miroir, le reflet d’une pièce fermée – le film va multiplier les espaces clos, de la chambre à coucher au labo, les emboîter à la manière de poupées russes infernales – aménagée en laboratoire de poche, où deux bambins mutiques, la gamine interprétée par Nicoletta Elmi, rescapée de La Baie sanglante, Mort à  Venise, Baron vampire et surtout Qui l’a vue mourir ?, « jouent au docteur », littéralement, accompagnés par des criaillements de rats, avant de s’essayer, automates guillerets, à la guillotine ludique ; dès le prologue, Morrissey répond à la question concrètement en suspend de la coda – les aimables « petits monstres », munis de scalpels, vont-ils laisser la vie sauve au survivant suspendu ? Certainement pas, bon mauvais sang ne saurait mentir – et filme frontalement la scène brechtienne, le proscenium distancié, scientifique empathique observant à travers l’objectif des cobayes eux-mêmes voyeurs et en cela spéculaires du spectateur. Le conte de fées pour adultes donne le ton et se double ainsi d’un récit d’éducation, perverse ou émancipatrice, selon le point de vue, à situer dans le contexte cinématographique de l’enfance en souffrance et en déshérence (La Horde sauvage ou L’Exorciste en repères monumentaux, sociétaux). Mimes des crimes de leur oncle-papa, puisque les parents, frère et sœur, vivent et se reproduisent en autarcie, dans un inceste explicite mais pudique, asexué, intéressé – propriété paternelle, bijoux maternels –, éloignés de la racaille scolaire, ils se baladent en calèche et poneyà la rencontre de la populace fornicatrice sur les terres de la baronne, à laquelle Monique van Vooren prête ses traits livides et sa libido létale.


Sorte d’avatar belge maladif de notre fantasmatique et somnambulique Delphine Seyrig, la propriétaire puritaine aux sourcils épilés, au verbe cassant, aperçue dans LeDécaméron réjouissant, bientôt renié, de Pier Paolo Pasolini, remarque un étalon gominé, Joe Dallesandro dans toute sa trouble splendeur, pas encore éboueur pour Serge Gainsbourg (Je t’aime moi non plus avec l’androgyne Jane Birkin) mais déjà capable, via la trilogie lapidaire de Morrissey (Flesh, TrashHeat), d’émoustiller un Vincent Canby, sans compter ses innombrables admiratrices conquises, dans l’underground et au-dessus, straight, bi, trans ou entre les deux leur cœur et leur queue balancent. Film de classes et de rôles sociaux, Chair pour Frankenstein transforme la plèbe en matière première de peu d’importance et cependant primordiale pour une aristocratie tout sauf nietzschéenne, ici en partie incarnée avec intensité – et non outrance camp ou surjeu irrespectueux – par un Udo Lier en très grande forme, à l’aube d’une riche carrière hétéroclite, de Just Jaeckin à Guy Maddin, en passant par Rainer Werner Fassbinder, Lars von Trier, Gus Van Sant, Wim Wenders, Michael Bay, Fred Olen Ray, Werner Herzog, Uwe Boll ou Rob Zombie et même Madonna ou Gwen Stefani. Le frère et la sœur, mariés mal assortis, parents rigoristes ou absents, exploitent chacun à sa façon, et sans façons, avec une impunité seigneuriale, la force vitale des travailleurs, revisitée par le Tobe Hooper en mode Hammer de Lifeforce, justement, quand bien même ceux-ci semblent plus préoccupés par l’oisiveté musicale, « l’origine du monde » et la « gentillesse » généreuse ou rémunérée des gourgandines et des jouvencelles – dans Du sang pour Dracula, la virginité envolée des années 20, en prémices de l’ère de la « libération sexuelle », posera bien des problèmes au comte exilé en Italie, crue à tort bastion catholique – que par les travaux des champs, leur soc dressé sillonnant d’autres sols au sang supposé bleu.  


Le chirurgien taquin, son fameux patronyme pas une seule fois mentionné, veut créer, en bonne orthodoxie mégalomane, une race de surhommes – Morrissey, bien avant Laurent Boutonnat en Pygmalion de Mylène Farmer et en horticulteur cultivé de Jardin de Vienne, s’amuse à citer par deux fois les premières mesures de l’ouverture de Tannhäuser– et ce sympathique, bien que psychorigide, Mengele de province, traumatisé dans sa jeunesse par un repoussant dépucelage au bordel rempli de matrones volumineuses et crasseuses, assisté du dévoué Otto, autodidacte médical redoutable, aux yeux protubérants, au pénis insistant – il ira jusqu’à lécher avec avidité sur le ventre de la créature féminine une cicatrice serpentine, utérine, présage de sa rime érotique arborée par Rosanna Arquette dans Crash ; les deux métrages remodèlent d’ailleurs avec inventivité, jovialité, l’emplacement des organes sexuels, n’hésitant pas à greffer un vagin badin sur un abdomen ou une cuisse –, peine à trouver la tête et surtout le « nez serbe idéal », héritage de la beauté antique, grecque, contradictoirement décelable parmi les spécimens de la sous-humanité paysanne, basanée, qu’il lui faut afin de parachever son ouvrage grandiose accompli, comme il le dira à la fin, empalé par une lance très phallique renvoyant vers Siegfried, avec peu de moyens mais beaucoup de passion, d’abnégation, dont il espère, dont il ne doute pas, qu’il lui survivra grâce au nouvel Adam impuissant, incapable de bander, sacrilège de la diégèse, face à la nudité offerte et aux baisers innocents de la sculpturale, hiératique et touchante lors de son supplice, Dalila Di Lazzaro, charmant mannequin de vingt ans au silence éloquent, son apparition-extraction hors d’un aquarium géant, portée par un thème en forme de requiem sensuel et un ample travelling arrière à la grue venant cadrer l’ensemble du décor, constituant l’un des sommets expressifs de Chair pour Frankenstein.    


Tandis que la « magnifique femelle » attend sans le savoir un « obsédé parfait » pour la féconder – le baron s’interroge et se lamente : va-t-il pouvoir tenir neuf mois avant de s’extasier sur le fruit impie des entrailles profanées ? –, des fresques façon Klimt décorent son bureau, une statue à la Michel-Ange orne son laboratoire, en réponse hautaine, surélevée, aux « déchets » virils que les deux assassins empilent dans un coin avec un sens de la composition évoquant l’art homoérotique du Caravage ou les images d’actualité des cadavres entassés d’Auschwitz. Chair pour Frankenstein annonce ainsi, au détour d’un plan puis par l’outrance future, la mise en spectacle – jumelles protectrices et téléobjectif écrasant du poète frioulan – de l’indicible, de l’inacceptable, de l’infilmable magistralement exhibée dans Salò ou les 120 Journées de Sodome et que deux personnalités aussi dissemblables, sinon opposées, que Pasolini et Morrissey en viennent à dialoguer par leurs films et leurs « moralités », à quelques années séparées, ne représente pas la moindre des surprises, ou des évidences inattendues. Des accessoires humains de la science aux nourritures terrestres du repas : une dispute du « couple » se situe « devant les enfants », avec en arrière-plan l’abstraction d’une salle à manger aux dimensions royale, ce que démontre une table interminable flanquée d’un double travellingostentatoire dans les deux sens inverses. S’alimenter, partager les mets, l’appétit pas coupé par ce qui précède, ou mourir au monde, devenir moine, à l’image de Sasha (Srdjan Zelenovic et sa belle gueule d’ange absent, insensible aux plaisirs de la chair, à peine animé par ceux de l’amitié entre hommes).  En lui, ici et maintenant, à creuser sans se questionner une fosse supplémentaire pour y enfouir les reliquats des recherches ratées, plus tard, lorsqu’il se suicidera dans son nouveau corps de géant, refusant de libérer l’amical Nicolas, se lisent une atonie et une entropie en contradiction avec l’élan vital et prodigue de Dallesandro, Little Joe – dixit Lou Reed en virée sur le WildSide– à percevoir, pourquoi pas, en avatar profane et en danger de Terence Stamp, séraphin sexuellement et spirituellement révolutionnaire dans Théorème.


La vie se poursuit, avec un canal séminal en gros plan, un pique-nique enfantin interrompu par les ébats du tiers état, des pommes paradisiaques ou démoniaques dévalant la pente d’une colline ou du vice. Voici le palefrenier convoqué au château, plus précisément dans la chambre de la baronne, pour le lendemain ; voilà toute la trivialité latine d’un lupanar rural où les « travailleuses du sexe », à la Manet ou à la Zola, se lavent les seins à leur coiffeuse, à l’eau froide comme le cœur des hommes supposés supérieurs (« Mon mari est très intelligent » avoue la blondasse en paraphe de classe). Il voulait déniaiser l’ami et se retrouve aux prises avec un lézard édénique inoffensif, alors que des oiseaux mécaniques et un aquarium aux poissons issus de RustyJamesconstituent un simulacre de vie dans la chambre des enfants, couchés dans le même lit, « Honni soit qui mal y pense », bien sûr. Kier, carburant à l’obsession, pratique d’une main experte une décollation nocturne et singe Persée levant le chef coupé de la Méduse avec la tête décapitée du pauvre comparse, son compagnon étourdi à coup de gourdin préhistorique. L’épouse esseulée se console entre les bras de son Adonis attristé, le mari prend son pied avec les reins, la vésicule et le foie de sa proie immobile, docile. Cette scène assez sidérante, éblouissante, mêle orgasme, grotesque, autopsie, poésie, élégie pianistique à la douceur d’un CannibalHolocaust– intelligence du contraste – et atrocité insensée, l’émotion réelle couplée au bruitage suggestif dans son écœurante « humidité ». Tout ceci nous évoque évidemment la philosophie du « docteur » Cronenberg, incitant à organiser des concours de beauté pour élire les organes internes, dans Faux-semblants, notamment.


Il ne s’agissait que d’un prologue ou d’un prélude – survient une séquence de nécrophilie avec main dans la blessure sur une table pivotante, le baron obligé de faire appel à son serviteur dos tourné pour qu’il le redescende à la verticale ; on frémit, on compatit, on sourit. Après toutes ces émotions, les trois couples s’en vont dîner, se présenter leurs trophées. Les gosses, eux, se réjouissent avec une main coupée, un cœur artificiel et des chauves-souris. Catherine, face au miroir de son boudoir, ne veut croire aux inquiétudes de son gigolo désintéressé, elle se lasse de ses insinuations et s’abandonne à une fellation puis à un 69 pareillement miroité. La servante, moins chanceuse, mourra des mains d’Otto, trop pressant et trop imprégné des assauts de son mentor. Le format de l’écran large permet à Morrissey de répartir de chaque côté du cadre, à l’intérieur de celui-ci, deux perspectives et par conséquent deux entrées de personnages, échantillon de l’élégance et de la précision de sa réalisation libérée du règne du scénario mais pas sacrifiée aux hésitations de l’improvisation. Film fondamentalement funèbre, Chair pour Frankensteinadresse un clin d’œil récréatif à l’escalier d’Errol Flynn dans Les Aventures de Robin des Bois tout en soulignant les corps blessés, suturés, privés d’âme et de volonté, réifiés en sextoys grandeur nature, en Mannequins nus, pour parler comme Christian Bernadac. Et la baronne de se faire étouffer par le ressuscité, le serviteur de se voir étranglé par son maître anéanti, après avoir « cassé » la poupée vivante, sanglante, en voulant reproduire sa sexualité déviante : l’amas de corps duplique celui des victimes masculines.


Sa main coupée prestement par une grille, symbole phallique de premier choix, le baron succombe à son tour, et l’ami se suicide, avant que l’épilogue sonne ainsi que le final d’une pièce de théâtre ; les lumières baissent et une contre-plongée oblique sur Dallesandro et la petite Elmi laisse présager le pire à venir – rideau, ou plutôt arrêt sur image, en plan d’ensemble, l’histoire scellée par trois lettres fatales aussi rouges que la source de vie et d’ennui. Si Frankenstein se lisait en réflexion tragique, romantique, sur l’hubris, sur la part d’ombre des Lumières, sur les moyens très malsains et littéraires – la Créature s’exprime à la manière d’un libertin sadien – de se passer enfin, une bonne fois pour toutes, de la sexualité humaine, de la procréation imparfaite ; si La Promise baignait dans une atmosphère éthérée, celle de l’enfance, du conte d’apprentissage, de la parité des sexes et des mystères d’une élection sentimentale, Chair pour Frankenstein regarde vers George A. Romero, chaînon manquant et réduit entre les marxistes et satiriques La Nuit des morts-vivants et Zombie, reprend avec brio l’alliage du rire et de l’horrible, du physique et du métaphorique, à la suite de Psychose et en amorce de Massacre à la tronçonneuse, dépourvu toutefois, quoique, de la rage asociale de Peter Cushing dans Frankenstein s’est échappé.


On peut certes y voir, avec Maurice Yacowar, doyen canadien – université de Calgary, faculté des beaux-arts – auteur d’un court essai pour l’édition Criterion et d’une monographie parue en 1993, sobrement intitulée The Films of Paul Morrissey, une sitcomépicée, une condamnation de la liberté sexuelle et individuelle détruisant notre fibre personnelle et sociale, nous transformant en pures denrées, aux origines à traquer dans le romantisme historique ; Morrissey se moquerait du « genre » et de la 3D – le réalisateur voyait clairement en celle-ci « une idée ridicule et donc attirante » – en tant que vices romantique et commercial, l’universitaire accolant en CQFD la phrase fameuse « To know death, Otto, you have to fuck life – in the gall bladder », presque un concentré ou une épitaphe pour le film, avec son écho par Brando chez Bertolucci « You won’t be able to be free of this feeling of being alone until you look death right in her face… Until you go right up in the ass of death – right up his (sic) ass – till you find a womb of fear ». Républicain, croyant, taclant, en compagnie de Nico, dans un goûteux entretien – à faire passer James Ellroy pour un militant d’extrême gauche – avec Jonathan Rosenbaum publié dans Ouien mars 1975, les étudiants, les acteurs « engagés » (Jane Fonda, Marlon B.), les Arabes rois du pétrole, Nixon, New York, Eisenhower, Le Dernier Tango à Paris– « soap mélodramatique » indigne de l’auteur du Conformiste et des louanges de la kolossale Pauline Kael – Z, Sur les quais, portant au pinacle John Wayne, Edward Kennedy, Harry Truman, Paul Morrissey se contrefoutait du « cinéma-vérité », celui du X ou des tueries pour de vrai d’animaux – Ruggero Deodato effectuera son voyage touristique et méta en 1980 –, se méfiait de l’artificialité des productions de studio tout en reconnaissant leurs qualités « instinctives », non polluées par le discours critique ou réflexif.

Chantre de la caractérisation, en quête de réalisme et de naturalisme mais pas à n’importe quel prix – aucune once d’exploitation de quiconque devant et derrière son objectif –, il signe avec Chair pour Frankenstein un film littéraire et viscéral, adulte et ludique, qui ne juge pas, qui ne donne pas de leçon, qui rappelle les Atrides en les délocalisant sur les planches du Grand-Guignol (avant Jean Marbœuf). Libre à lui de proférer des aphorismes à faire rougir les rebelles d’hier et les nantis d’aujourd’hui, du style « Without institutionalized religion as the basis, a society can’t exist. All the sensible values of a solid education and a moral foundation have been flushed down the liberal toilet in order to sell sex, drugs, and rock and roll » (Yacowar, again), car sa filmographie, encore largement à redécouvrir, ne condamne à aucun moment, ni ne les enrobe dans une obscène pitié, les marginaux, les travestis, les gloires pâlies, les camés, les cocufiés, les révoltés, les freaks et compagnie qu’elle portraiture avec respect, empathie, sinon compassion, voire charité chrétienne, formuleront certains. Exhumé une quarantaine d’années après sa sortie, Chair pour Frankensteinséduit, égaie, surprend, bouleverse et continue à nous parler de nous au présent, belle réussite à propos d’un lamentable échec, mélodrame – donc film d’horreur suprême – rempli de sarcasmes et d’une inguérissable mélancolie, à l’unisson, disons, du Phantom of the Paradise de Brian De Palma, autre fable contemporaine sur le pouvoir absolu et le corps défiguré. Avant de nous immerger dans son Italie ensanglantée, nous lui laissons volontiers la parole, au moyen d’un « distique » résumant parfaitement et le film et l’acuité de son regard fraternel :

Basically, I have a comic outlook on things.

A human being is a sympathetic entity. No matter how terrible a person might be, someone with an artist’s point of view will try to render his individuality without condescension or contempt. That’s the natural function of a dramatist. The movies I’ve made have no connection with what I’m talking about now. They don’t say, “Do this”, or “Don’t do that”. They portray a kind of emptiness in people who are living through a transitional cultural period when they don’t know who they are or what to do.

Double bonus à l’usage des lecteurs anglophones :



Du sang pour Dracula : Le fond de l’air est rouge

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Suite et fin – provisoire – en beauté « pieuse », plutôt en forme de pieu, élégante et terrassante, de l’horreur merveilleuse made in Morrissey… 


Même équipe, nouveau mythe, persistance dans le changement – relecture d’une fameuse maxime du Guépard, d’un célèbre sloganpompidolien : Du sang pour Dracula existe en soi mais s’enrichit, s’élargit, dans le miroir infidèle et matriciel de Chair pour Frankenstein. Le film s’ouvre d’ailleurs sur cet objet, qui reviendra ensuite, pour flatter le narcissisme machiste du valet marxiste, par une superbe scène mélancolique et méta. Le comte, toujours incarné, au plus près du corps en souffrance, en demande, par un Udo Kier impérial, amaigri, terrible et fragile, antique et puéril, capable de faire vivre à sa mémorable façon deux figures majeures de l’imagerie fantastico-horrifique, un exploit encore assez peu souligné, célébré, se maquille et se teint les cheveux, pauvre vieillard malade sur le point de disparaître, déjà disparu, en vérité, comme le révèle la glace vide découverte en court travelling, la caméra abandonnant un temps le visage endeuillé, fardé, afin d’identifier une absence spéculaire. Morrissey, avec ce plan-séquence et le bref mouvement à la suite, bien épaulé par le clair-obscur de Luigi Kuveiller et le beau thème attristé de Claudio Gizzi, reprend un lieu commun de la mythologie, un accessoire de farces et attrapes et le transforme en motif existentiel, en épiphanie contradictoire de tragédie. Nous voici, avec un peu d’avance, chez Anne Rice, dans le spleen incurable, le vague à l’âme vraiment dévorant de son chef-d’œuvre littéraire et sensuel, Entretien avec un vampire ; nous voilà à l’unisson de la déréliction démontrée bientôt par le Romero de Martin. Oui, les immortels meurent aussi, les empires prennent fin, les sociétés mutent et tuent littéralement leur passé. Film fin de siècle, funèbre et funéraire – ah, ces fleurs séchées et ces oiseaux empaillés qu’il voudrait emporter dans son périple italien –, Du sang pour Dracula nous invite à une cérémonie mortuaire, à un crépuscule alangui, à une extinction de saison.



Il s’agit d’une œuvre d’exil, de la chronique poétique et politique d’une mort annoncée. Nous savons, dès l’ouverture en rime avec la coda des Liaisons dangereuses de Stephen Frears, quand Glenn Close défait son masque social, la comédie stratégique des sentiments achevée dans le sang, dans la neige, que la légende roumaine ne survivra pas à son voyage au bout de la nuit, à son tourisme intéressé, nécessaire, vital, dans une Toscane automnale, cristallisée dans le huis clos d’un palais florentin – la vraie villaParisi appartenant à des particuliers – lui-même en état pitoyable, rongé par l’humidité, par le matérialisme, par l’époque. Au début des années 20, les filles en fleurs de la famille Di Fiore ne portent pas des coupes des cheveux à la garçonne, leurs chevelures préraphaélites, aussi auburn que les murs et l’humeur, couvrent à peine leurs épaules, leur nudité gracile offerte en pâture au serviteur outrageusement communiste, leur réservant quelques outrages – un viol interrompu, un second « salvateur » assorti d’une défloration de mineure, deux ou trois gifles et une fellation pour faire taire l’impudente consentante –, petit coq et futur maître de la maisonnée, surtout en l’absence du propriétaire endetté, amateur dangereux de jeux d’argent anglais (savoureux et spectral Vittorio De Sica, décédé l’année de la sortie, se délectant de trois syllabes DRA, CU, LA, qui plongeaient déjà, au siècle dernier, un Oscar Wilde dans une extase lexicale). Alors que Joe Dallesandro, sans une once de sourire, interprétait dans Chair pour Frankenstein l’élan vital, la fidélité amicale – et plus si affinités masculines –, il se borne ici à jouer les prolétaires d’opérette, les queutards insultants et bandants – ou mouillants – se servant des fausses vierges selon son bon plaisir, se moquant de leur ignorance d’une révolution en Russie, se contrefoutant de leurs désirs, de leurs émotions, de leurs aspirations.



Entre deux sermons fripons, il dresse son cheptel fesses nues, à l’ombre de la faucille et du marteau peints sur la paroi de la chambre à coucher, le lit de plaisir et de supplice – oh, la joie du mélange des classes – au fond du cadre, une table de victuailles en amorce, tandis que Dracula se lamente de la cuisine à l’huile, de la viande immangeable, réclame un régime végétarien sans ail, of course. Manger, baiser, pérorer au sujet des travailleurs exploités, vampirisés, accessoirement, dans un instant émouvant, dépasser les frontières imposées, se regarder en tant qu’êtres humains égaux – ou presque, puisque le seigneur assigné à saigner ne peut rivaliser avec l’étalon vigoureux et vachard –, mis à nu, dépourvus des étiquettes, des rôles sociaux, des positions à conforter ou renverser.  Le comte se tord à terre, dévoré de l’intérieur par sa faim inassouvie, et le valet sculptural le regarde avec pitié, sinon compassion, voit en lui, enfin, un corps qui agonise, et pourrait être aidé, secouru. Rencontre et accord éphémères, pourtant, puisque le mort-vivant à peine vif se relève, se redresse, regagne difficilement le havre de son cercueil transporté depuis les Carpates sur le toit de son corbillard sur roues, conduit par un majordome irréprochable, inflexible, décrétant que la survie passe par le départ – Gizzi anticipe le Bregović de Kusturica. Arno Juerging prête au personnage ses rigolards traits de cire, composant après l’inoubliable Otto un Anton réversible, en situation de pouvoir, amoureux du saigneur et s’amusant même à mimer, attablé dans une auberge, les faits et gestes d’un Polanski avec moustache et béret de paysan, voisin de tournage – le réflexif Quoi ?– venu s’encanailler à cette variation sur les buveurs de sang décuplant la dimension ludique et tragique de son propre Bal des vampires.



Sharon Tate, si regrettée, victime de meurtriers affreusement réels, se voit remplacée par un aimable gynécée, une sorte de version perverse, saphique et incestueuse – encore un écho de Chair pour Frankenstein– des Quatre Filles du docteur March, un aréopage, pas si sage, de déesses éprises du page, finissant au page, se mettant à la page avec la bénédiction paternelle et contre les récriminations de la maîtresse de maison, friquée désargentée portée sur les recettes de cuisine et la nostalgie jardinière – retenez aussitôt les noms de Dominique Darel, morte prématurément dans un accident d’auto, de Stefania Casini, vue chez Argento, Bertolucci, Ferreri, Greenaway, de Silvia Dionisio, un temps Madame Deodato et playmateà la carrière hétéroclite. Le potager à l’abandon, le lustre enfui, la culture incapable de caser l’aînée, l’éducation à faire de la cadette gentiment détestée par ses sœurs plus âgées, on se console comme on peut, on accueille comme une promesse de remise à flot ce curieux étranger en quête de virginité. Le clan, au demeurant raciste et dévergondé, y voit une chance financière, la possibilité d’un mariage de raison et de regain. Bien sûr, rien de tout cela n’arrivera. Morrissey, idée triviale et géniale, qui rappelle un peu le clitoris buccal de Gorge profonde, un film qu’il ne vit pas, qu’il se foutait – sans jeu de mots – bien de voir, déchire l’hymendes pucelles et condamne le comte à d’éprouvantes séances de vomissement, de corps cassé, voûté sur une baignoire ou un bidet immaculés. Non seulement cet homme « de droite » réalisa des films « de gauche », amoureux de l’ordre magnifiant des marginaux fraternels, classique attiré par le baroque, mais en outre il sut brillamment saisir le malheur et la joie de posséder un corps, d’être inséparable de lui, de connaître grâce à lui le ravissement d’une miche de pain imbibée de sang pubère – grand moment affolant et excellence du jeu de Kier – et les affres d’une aura verdâtre – le visage de l’acteur se couvre d’un voile glauque, réminiscence incongrue de la Judy de Hitchcock dans Sueursfroides, autre histoire de morts-vivants suicidaires et scopiques.



Paul Morrissey, ne craignons pas de l’affirmer, se place au côté d’un John Cassavetes dans ce talent à capturer l’essence dédoublée de la condition physique, donc humaine, à donner à voir, ressentir dans sa chair de spectateur, le poids de la chair destinée à mourir, les mille courants qui la parcourent, son vorace appétit et sa délicatesse indue, admirablement servis, certes, par des acteurs – ou une actrice, Gena Rowlands, en l’occurrence – d’exception, et cette fois sans l’apport de Ponti, avec Yanne en renfort. Le comte pathétique, christique, irritable, sentimental, diurne et drogué, se déplaçant en fauteuil roulant à courte focale, finira amputé des deux bras et d’une jambe par son antipathique ennemi de classe, ce dernier se servant d’une hache brisée en guise de pieu, sur lequel viendra s’empaler, en geste follement romantique et délicieusement sexuel, l’amante la plus grande – par les années, par l’intelligence, par la solitude et la sensibilité –, dans sa robe blanche immaculée, dans son hystérie de tragédienne – Milena Vukotic, aperçue chez Fellini, Buñuel, Tarkovski, Beineix et Ōshima, fait des merveilles en mineur. Il ne servit à rien d’abandonner sa sœur enterrée dans la crypte en compagnie des ancêtres endormis pour l’éternité, ses livres et ses terres, de migrer dans l’espoir de dégoter en territoire catholique et aristocratique un cou et un ventre purs à partir desquels continuer une lignée, dans le souvenir de l’aimée dérobée – dans Chair pour Frankenstein, le baron voulait rompre avec l’humanité ; ici, le vampire ne désire que prolonger un peu une généalogie sur le point de s’éteindre dans les ténèbres embrasées du nouveau siècle. Au cœur du château eugéniste, le scientifique atteint d’hubris entendait redéfinir la race et l’espèce, se créer à bon compte une petite armée d’idolâtres consanguins.



Dans les ombres et le caveau – la demeure enténébrée filmée en tombeau, en prison de sperme et de sang – de la piaule patricienne, Dracula se retrouve pris au piège de son corps, de son rêve ridicule, de son exigence démente, à contretemps et contre-courant. Les tenants d’une lecture réactionnaire de Du sang pour Dracula pourront y lire la preuve supplémentaire du reniement de l’auteur, de ses contradictions, en tout cas, le chantre des freaksinsipides du livide Warhol – notez la présence distinguée, poignardée, assassine et maternelle de Maxime McKendry, l’une des familières du sérail de l’artiste arty– devenu un vilain conservateur au teint républicain, le contempteur de la « déliquescence morale » des seventies, mais le film, une fois encore, à l’instar de Chair pour Frankenstein, « dit » autre chose, montre une avérée tendresse, se garde bien de condamner les aristocrates déchus et les parvenus improvisés – le dernier plan, nanti d’un portée brechtienne en écho à son homologue dans le titre précédent, surcadre le valet monté en grade refermant la porte de son acquisition ensanglantée, à lui les femelles, la bouffe et l’attente oisive des « lendemains qui chantent ». Morrissey, vrai réalisateur, doté d’une vison et d’un discours, d’un imaginaire dense et drôle, d’un cortège de caractères et non d’un chapelet d’idées affichées – misère du cinéma dit engagé, pas même fichu de laisser respirer les êtres, les choses et les situations, qu’il instrumentalise selon ses desseins propagandistes –, nous émeut et nous trouble, nous ravit avec la sensualité de ses actrices et nous interroge avec le portrait empathique de son acteur en train de mourir sous nos yeux, c’est-à-dire d’expliciter à la fois l’impact de la caméra, machine à faire mourir, à enregistrer une disparition en direct, et les puissances ésotériques, métaphysiques, d’un art naturellement nécrologique, suscitant par conséquent les vocations et les passions nécrophiles.



On sait que Poe, à l’origine, voulait dans ses contes se moquer des excès déraisonnés du roman noir – celui, disons, d’Ann Radcliffe et de Matthew Gregory Lewis, pas les polars du vingtième siècle – mais que ses textes, comme pourvus de leur propre volonté indocile, se lisent désormais en parangons d’effroi et de morbidité, l’ironie de l’effet boomerang occultant leur saveur souvent drolatique. Pareillement, le cinéma de Paul Morrissey, particulièrement ce diptyque majeur, édifie un univers de tensions, d’élans opposés, où l’on sourit, où l’on sent sa gorge serrée, où l’horreur et la corporalité – pléonasme pragmatique frisant le puritanisme – épousent et copulent avec la beauté – saluons rapidement le soin de chaque plan, de chaque décor, de chaque costume, de chaque expression expressive –, où les homme meurent, où les femmes périssent, où les épilogues s’apparentent à de grands jeux de massacre poignants et cependant distanciés. Contrairement à un Shyamalan, Morrissey ne joue pas au petit malin, ne surplombe pas des fictions exsangues, des virées dans un train fantôme pour universitaire, avec le mépris et l’arrogance d’un dieu démiurgique souhaitant nous infliger une réflexion sur les mécanismes de la peur, et non la monstration subjective, suggestive, directe, abjecte, de la peur elle-même – celle-ci réduite, hélas, en sens inverse, à un carburant de camelote contemporaine torchée par des analphabètes et des épiciers biberonnés au fascisme en filigrane et à la supposée neutralité de la vidéo-surveillance ou du foundfootage– comme le X, l’horreur majoritaire d’aujourd’hui confond véracité et vérité, « coefficient de réalité » et authenticité.



Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula, avec leur mélancolie foncière, désespérée, leurs climax d’orgasme et de trépas, « petite mort » enculée par la grande, ou réciproquement, leur beau souci adulte du corps et de l’âme, de l’identité, de la survie, avec leur analyse radicale et outrancière des rapports de sujétion, d’exploitation, de réification, à l’œuvre au quotidien dans nos sociétés occidentales – et donc dans leurs arts – depuis, allez, cinquante ans, depuis l’avènement d’un consumérisme globalisé perçu et récusé en simultané par les Pasolini, Romero, De Palma, Carpenter et consorts, constituent un précieux doublé collectif et singulier, le témoignage vivace, encore valide et stimulant actuellement, d’un artiste qui sut dépeindre son époque et se mirer lui-même, avec recul, courage et complexité, au miroir fictionnel et autobiographique de fables traditionnelles et relativistes, peuplées d’âmes damnées, en peine, profondément humaines, jusque dans leurs crimes impardonnables et leurs folies conditionnées ou métaphoriques d’un cadre historique et générationnel itou pathologique. Il convient donc d’y lire, débarrassé des filtres scolaires, paresseux, partiels et partiaux, deux films sur et avec la politique des corps et le corps politique – nul hasard si Du sang pour Dracula fait parfois penser à Tinto Brass, particulièrement celui de La Clé, parabole sexuelle et mussolinienne, s’il paraît annoncer, pour s’en gausser, le 1900 de Bertolucci, cinéaste à raison jugé creux et prétentieux par notre auteur –, l’utopie de la dictature, brune ou rouge, et le réalisme de la chair, du sang, de l’échec des rapports humains à réinventer, à reformuler, pourquoi pas par le biais d’un vocabulaire spectaculaire emprunté au « genre » horrifique, car il permet, grâce à sa plasticité allégorique et organique, d’atteindre une justesse et une grandeur – privilège auquel se hisse de manière éphémère, presque malgré elle, la pornographie, sa meilleure ennemie – rarement reconnues dans l’auteurisme confortable, parmi les provocateurs professionnels ou les clowns sinistres du « divertissement sans prétention », les curés de l’humanisme façon Benetton.

Pour tout ce qui précède, pour tout ce qu’il reste à redécouvrir d’une filmographie, concluons ce double article en invitant vite la lectrice et le lecteur pourvus d’un œil, d’un cœur, d’un sexe et d’un cerveau à pénétrer dans l’enfer familier, revisité, de ce diptyque à la croisée des cultures, des ères, des héritages (Whale ou Visconti, évidemment), des idéologies, des biographies. Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula continuent à respirer, à nous inspirer, à nous apprendre comment expirer – ou non – et en cela, ils s’avèrent foutrement vivants et horriblement touchants – à visionner vivement, donc.         
                                     

Le Miracle des loups : Ne touchez pas à la hache

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Un film français muet du siècle dernier, d’une durée de cent trente minutes et mis en musique ? Il en faudrait bien davantage pour nous effrayer…


Premier volume d’un pertinent coffret Gaumont paru en 2012 qui en comprend trois – plus un quatrième disque dédié à des suppléments un brin superflus –, Le Miracle des loups s’avère une très plaisante surprise, sans doute appréciée aussi par une Hélène Grimaud, quoique, les protagonistes à quatre pattes issus de la ménagerie du cirque Amar ou dressés en liberté surveillée aérée, suivant les sources. Bien servi, sinon ressuscité, par une restauration assez exemplaire – seyantes teintures en bleu et rouge pour les passages nocturnes, « embrasés » ou crépusculaires –, cette « fiction romanesque, encadrée d’un décor exact », ainsi que la résume avec justesse un carton liminaire, nous permet de suivre le duel fraternel – rivalités de cousins supposés consanguins – entre Louis XI et Charles le Téméraire, sis au milieu du quinzième siècle, au lendemain de la guerre de Cent Ans, par conséquent, la trame principale doublée d’un drame sentimental impliquant Jeanne Fouquet, bientôt Hachette, et son Robert Cottereau de « damoiseau », appartenant bien évidemment à l’autre camp, celui des Bourguignons opposés aux Capétiens, d’où le dilemme cornélien, voire racinien, entre raison et sentiments – dirait Jane Austen –, honneur et cœur, devoir et mémoire. Une accroche du Festinnu de Cronenberg nous priait aimablement de laisser notre raison, justement, au vestiaire, et l’on invite les historiens épris de cinéma à faire de même en ce qui concerne la fameuse « exactitude historique » ou le respect religieux de la chronologie. En dépit de l’alibi des « collèges d’experts » requis et du renfort inattendu d’un dentiste-spécialiste, malgré d’imposants moyens – vraie foule innombrable, pittoresque massif du Carcassonne selon Viollet-le-Duc – et une reconstitution mesurée, crédible, Raymond Bernard ne réalise pas un documentaire, tant pis et surtout Dieu merci. Boris Vian, on s’en souvient, réclamait du carton-pâte, de la fantaisie, et Le Miracle des loups déploie un spectaculaire de bon aloi, jamais cocardier, académique, racoleur ni simpliste.


Il s’agit du premier au dernier plan – d’une meute de loups au loup humain surnommé le Renard – d’un film vraiment français, comprenez, classique, romantique, historique et drolatique. L’auteur des solides et sensibles Les Croix de bois et Les Misérables, autres adaptations de romans au temps du parlant, signe en 1924 une épopée tendre et souriante, sauvage et mystique, aux échos à la Griffith et à la Gance, heureusement débarrassée du racisme « culturel » (pléonasme) du premier – affiche chevaleresque en miroir, hors les cagoulés du KKK –, de l’emphase souvent risible du second, par ailleurs contempteur de cette fresque à la veille de son polymorphe Napoléon. Du haut de sa trentaine « christique » et des millions de francs mis à disposition, Bernard, fils de Tristan, comme chacun sait ou découvre en parcourant le livret iconographique, anecdotique, d’Agnès Bertola & Pierre Philippe en annexe, sorte de général pacifique, de cinéaste, donc, flanqué de six « opérateurs », ne se laisse écraser ni par l’ampleur du sujet, ni par celle de la production « prestigieuse », présentée à l’Opéra en présence présidentielle de Gaston Doumergue et d’un certain Jacques Feyder, « formateur » appelé par l’armée. L’opus, bientôt centenaire, affiche ainsi une insolente et séduisante santé, une élégance et une prestance, un équilibre et une énergie – parmi les meilleures qualités artistiques et psychiques du pays – capables de le faire aisément rivaliser avec les mastodontes contemporains, volontiers puérils, manichéens, dématérialisés. Nous voici à des années-lumière, à plusieurs décennies, de l’hystérie énamourée d’un Besson – ah, Milla en Jeanne d’Arc et Vincent Cassel en Gilles de Rais, preuve éléphantesque de l’innocuité du ridicule de parvenu – ou de l’esbroufe stérile, poussive, permise par les envahissants CGI – Peter Jackson et compagnie. Avec sa liberté narrative posée d’emblée, Le Miracle des loups charme également, non contradictoirement, par son réalisme, sa puissance évocatrice.


Les décors de Mallet-Stevens, à l’ouvrage itou sur L’Inhumaine, épurés mais pas déshumanisés, réinventent l’espace médiéval avec discrétion et conviction, puisqu’un siège en bois ou une fenêtre ouvragée suffisent, dans la précision du cadre et le soin de la lumière, à nous faire pénétrer dans ce monde imaginaire, essentiel, c’est-à-dire traduit en spectacle, en quintessence miséricordieusement dépourvue de la raideur scolaire ou auteuriste. Notre cinéaste, homme de goût, de talent et de modestie, n’entend pas nous asséner une leçon d’histoire de France et moins encore une leçon de cinéma, particulièrement à la mode des partisans du Film d’Art ; il réussit cependant à faire les deux, et de manière poétique, peut-être la plus juste, la plus stimulante, pour approcher une insaisissable vérité, afortioriquand on se préoccupe de la « légende dorée » ou assombrie des années passées, définitivement enfuies – et notez le manque de clarté dans l’appréhension invivo des temps modernes, caricature de Fabrice à Waterloo.  Si la caméra bouge peu – exceptions notables lors de la castagne à Montlhéry, avec travelling avant, latéral, secousses en POV, soldat noirci, grimaçant, fonçant vers l’objectif –, elle ne succombe à aucun moment à un quelconque figement, à la paresse du proscenium, à l’identification avec l’immobilité d’un spectateur de théâtre du premier rang. Au contraire, Le Miracle des loups emporte dans son élan constant, dans son humour de romance, dans sa naïveté exempte d’infantilisme. Ici, même les salauds – Gaston Modot en Sire de Châteauneuf – possèdent une grandeur intérieure, silhouettes d’armure et d’enluminure au sein desquelles battent des pulsions primaires et châtiées – ah, la langue d’autrefois, sa transposition avec préciosité – abouchées à l’appétit de pouvoir, de territoires, de royaume à unifier afin de le mieux gouverner.


Le livre d’images en mouvement, sorte de LesTrès Riches Heures du duc de Berry (1486) transcendé – cf. le mot de Michelet sur l’Histoire en « résurrection organique » – par l’art démocratique, foncièrement populaire, du « cinématographe » trentenaire, s’incarne grâce à des acteurs – à la force et l’évidence du regard posé sur eux – nommés Yvonne Sergyl, Charles Dullin, Romuald Joubé, Jean-Émile Vanni-Marcoux, Philippe Hériat, tous « épatants », pour parler comme hier, tous attachants dans leurs habits pas trop grands, étrangers et familiers à un citoyen français, à un cinéphile francophone. Film sensuel, rythmé, naturellement vivant – valeureux tournage en « décors naturels » –, Le Miracle des loups enchaîne les « séquences d’anthologie » et multiplie les « morceaux de bravoure », avec une allégresse et une finesse – de conception, d’exposition – qui ne peuvent que convaincre et vaincre les réticences d’un public désormais perfusé à la 3D ou au numérique. Le « mystère » du Jeu d’Adam, la bataille de Montlhéry, la traque dans la neige aux alentours de Péronne et l’épiphanie animale, l’héroïne – une pensée pour Lillian Gish, inoubliable et similaire fugitive de À travers l’orage (1920) – subitement hissée à la hauteur d’une sainte, d’une martyre rayonnante, accessoirement zoophile, le siège de Beauvais introduit par des images mentales de viols et de rapines : autant de sommets expressifs, de blocs diégétiques osant même la réflexivité méta, via le premier item, spectacle à la Elephant Man sur l’Enfer vorace et le Paradis perdu à cause d’une pomme bien connue, assorti de farandole, feu de joie et ours sur un tonneau, rassemblant toutes les classes sociales, toutes les couches de la population, dans une même joie esthétique et sensorielle, une seule communion laïque à base de sourires et de frissons, comme le rêve réalisé d’un peuple enfin réconcilié avec lui-même, rassemblé dans la gamme de ses particularités.


Tandis que le « roman national » ne cesse de questionner notre modernité engluée dans tous les clivages, sidérée par le terrorisme – spectacle ultime, létal – et les différentes formes d’altérité, de la présence pressante du monde divisé, déplacé, aux portes de la fragile forteresse européenne, la scène supra sonne superbement et avec mélancolie, démontrant « par la bande » que le véritable enfer se trouve ici, idée confirmée par la violence de l’affrontement consécutif, du conflit civil « à l’issue indécise », nous informe un carton au contenu de litote. La maestria de Raymond Bernard, outre le fait d’annoncer les talents moindres d’un Hunebelle, qui retourna le métrage en 1961, d’un Borderie – mais Angélique, Marquise des angesforever–, de rimer, parfois avec incongruité, avec des visiteurs certes différenciés, ceux de Marcel Carné ou de Jean-Marie Poiré, celles – visiteuses, so– de Feyder dans La Kermesse héroïque, s’épanouit durant le denier segment, la ville disons nordiste fortifiée subissant l’assaut des troupes du duc de Bourgogne à la façon d’un western tamisé par le filtre franco-français du féminisme guerrier. Jeanne Fouquet, sur le point d’y périr, y renaît en passionaria inspirée, inspirante, en figure héraldique, gentiment érotique – sa cuisse blanche sous la robe déchirée, enfumée –, maniant l’arbalète, la hache puis l’arc avec vigueur et sauvegardant la place avant que n’arrive la cavalerie des renforts de Noyon. Quelque chose de « l’esprit français » passe là, une volonté de résistance et une identité d’appartenance en surplomb de toutes les stratégies masculines, de tous les déplacements de pions à sacrifier sur « l’échiquier politique », machiavélique métaphore courante – à la fin du jeu sérieux, après la liesse fugace de la « populace », ne demeure que la pièce unique à l’effigie de Louis victorieux – que Bernard réutilise logiquement, illustre littéralement au moyen d’une surimpression fantomatique et dédoublée dans la coda – l’adversaire respectable en face du roi et la carte hexagonale en filigrane du plateau.


Oui, Le Miracle des loups, avec son suspenseépistolaire, avec sa clarté de feuilleton ou de fable, avec sa patine de hasard – tous les figurants et les stars, morts et enterrés, oubliés par l’amnésie de la cinéphilie, constituent le digne avatar des ancêtres du temps jadis, hors d’atteinte et remémorés uniquement par le biais de documentaires universitaires ou vulgarisateurs, de fictions plus ou moins honnêtes envers les faits, surtout envers elles-mêmes, dans leur respect des puissances internes d’un art de mystification avouée, de vérité mortelle –, mérite mille fois son exhumation, à l’unisson de l’étonnante « réduction » pianistique de la partition de « l’antisémite » Henri Rabaud, dans ces conditions optimales et « patrimoniales » – signalons pour l’historiette une mercantile version sonorisée, raccourcie, en 1930. Peu importe la direction de l’entreprise en « cadeau » paternel, peu nous chaut les arrière-pensées possiblement intéressées huit ans après la boucherie étatique – et industriellement filmique – de 14-18, les efforts financiers de réappropriation droitière dans le sillage du « révisionnisme » hollywoodien : à l’abri du moindre propagandisme, du patriotisme bien-pensant (pléonasme, bis), du snobisme protectionniste de la critique étasunienne d’alors et de la nécrophilie nostalgique internationale d’aujourd’hui – ah, ma bonne dame, l’histoire, les mœurs, les héros et le cinéma de naguère –, ce miracle profane, cinématographique, brille d’un éclat ludique et politique, martial et léger, trivial et vital – un film fichtrement français faisant honneur à une filmographie – individuelle ou collective – car sachant admirablement tisser le souffle de la geste à la dentelle de l’intime, mêler la convocation de mythes fondateurs facilement instrumentalisables à une contemporanéité incorruptible de langage et d’ardeur. Beau travail, cher Raymond Bernard...

Le Joueur d’échecs : Sweet Sixteen

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Récit impressionniste d’un visionnage nécrophage…


Un film foutrement funèbre. Un film d’ombres chinoises, de masques sociaux, de mécanismes amoureux. Un film qui réfléchit et inverse, parfait miroir infidèle, la précédente aventure lupine. Un film de chambre, pas vraiment à coucher, plutôt mortuaire. Un film sur le roman national de la Pologne russifiée, sur une héroïne nationaliste bien peu, au final, nationale, sur une volonté d’indépendance et une immense déception, justes intitulés des deux parties. Un film endeuillé, d’asphyxie, de compartiment où se loger comme au tombeau, ses jambes brisées par la bataille perdue, son cœur cassé par une romance un brin incestueuse. Un film d’amis et de pères, les premiers fraternels, les seconds truqueurs mais pas truqués. Un film à la Beaumarchais, à la Bergman, à la Descartes ou à la Poe, amateurs fameux d’automates. Un film sur l’enlisement de l’élan, sur le patriotisme expressionniste, sur le fantastique des mannequins sereins. Un film comme une danse macabre munie de sabres. Un film sur le sacrifice, de sa passion et de sa vie. Un film brillant et obscur, restauré par Kevin Brownlow, ressuscité par Carl Davis, volé par les nazis et enfoui à Berlin. Un film qui ose le lyrisme, la rengaine marseillaise devenue polonaise en montage alterné avec le chant mortel des canons. Un film de fièvre et de maladie, où les vieillardes crèvent dans les rues muettes aux volets barricadés à coup de cravache de moustachu hilare. Un film de mecs en uniformes, de travestis en robes, de soldat de Vilnius déguisé en Turc. Un film à la partition wagnérienne, essentielle. Un film souvent sublime, sinon bouleversant, en mineur et majeur. Un film impossible à confondre avec une russerie, une reconstitution de studio, de poussière, de décorateur. Un film qui vibre, qui souffre, qui envoûte.


Un film presque franco-polonais, politique et eschatologique. Un film où Pierre Blanchar androgyne annonce la libertine Mylène Farmer. Un film dont les robots placides et impitoyables présagent les squelettes mythologiques de Ray Harryhausen. Un film délicat, ciselé, hanté. Un film gentiment méta avec danse de salon et bal costumé au temps du carnaval. Un film aristocratique sur des têtes impériales. Un film d’une durée de cent trente-cinq minutes sans une seule seconde d’ennui, de redite, de sommeil. Un film en huis clos jamais théâtral. Un film sur le cri d’une femme en train de se faire violer entendu seulement par le protagoniste vertueux allant la défendre à l’épée. Un film sur les échecs, ceux du plateau et ceux de l’existence, ceux de la géopolitique et ceux de la romance. Un film sur les origines cachées, mystifiées, sur les mères mortes et les fils putatifs. Un film sur un vieil ingénieur à la Gepetto dans son labo cubiste. Un film réaliste et onirique, une page d’histoire audiovisuelle et une déambulation dans les rêves romanesques, ces derniers soufflés en baume par Sophie à son chéri à la fin. Un film de cinéaste, de regard, de rythme, de caractères et d’atmosphères. Un film d’exil inutile et d’évidente maestria. Un film avec un feu d’artifice mélancolique à la De Palma, avec une horloge mentale, quasiment subliminale, à la Baudelaire. Un film qui pouvait plaire à Mario Bava, maître transalpin des marionnettes et auteur qui se prit toujours, modestement, pour un artisan, tel notre réalisateur hexagonal. Un film désenchanté qui ne cesse d’enchanter bientôt quatre-vingts dix ans après son surgissement. Un film comme on n’en fait plus, comme on en refera, pourquoi pas. Un film bleu et rose, honnête et teinté, exhumé dans l’éclat de ses couleurs d’ailleurs, d’entre les mortes.


Un film d’exécution de couple humain et de créature anthropomorphe. Un film aussi mortifère que le court roman de Stefan Zweig. Un film avec Catherine de Russie sans Marlene Dietrich. Un film où Dullin se dédouble. Un film où le visage d’Édith Jéhanne possède une intensité à la Renée Falconetti. Un film de cloches et de glas, d’hymnes et de larmes, de guitare et de tzigane, de bannière amère traînée dans la boue du joug. Un film d’anniversaire, aussi, seize ans fêtés à la bougie, un érotique collier autour du cou. Un film au triangle sentimental et aux diagonales fatales. Un film d’une sincérité absolue car rempli de mille artifices. Un film tragique avec une folle ludique. Un film de ruses, de subterfuges, de postiches, de surimpressions. Un film musical porté par une musicienne puis achevé par un ironique simulacre de musicien. Un film dont on trouve en ligne de piètres images. Un film inoubliable en lecture numérique. Un film hélas oublié, à l’instar d’une inégale, allez, filmographie. Un film de cinémathèques, de musées, de cimetières. Un film à aimer au présent, bien vivant. Un film sur lequel écrire vite avec un clavier rapide, l’œil, l’oreille et le cœur bien ouverts. Un film magique, hypnotique, diabolique. Un film de candeur et de malheur. Un film sans sexe ni prétexte culturel. Un film de morts-vivants, de cadavres en bois saisissant le vif ensanglanté, balafré. Un film de fantômes et de filles nubiles. Un film à découvrir, à chérir, à célébrer, à partager. Un film de cinéphiles, de romantiques, d’existentialistes. Un film qui réinvente le réel et dévoile la mort partout. Un film-poème et non plus une épopée, à propos duquel une prose analytique s’avérerait un peu vaine. Un film, par conséquent, de Raymond Bernard, joueur d’échecs pour la promotion et maître d’outre-tombe de nos modernes émotions.  

        

Tarakanova : Princess Bride

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Fin du coffret, de la rêverie éveillée, des envies d’une autre vie…


Nous voici, dans une satisfaisante copie, granuleuse et onctueuse, au bord du cinéma parlant : on entendra des sabots de chevaux, des tambours martiaux, des cris de victime en train d’être écartelée ; mais un son domine, surpasse tous les autres, introduit et conclut l’œuvre : le glas. Après un écran noir, déjà endeuillé, d’une minute et trente secondes, rempli par la construction savante et ascendante des mesures de BorisGodounov, ouverture cinématographique de prestige, nous indique un carton de Gaumont, après le visage dédoublé d’Édith Jehanne en suspens au cœur des ténèbres, l’actrice éphémère magnifiée par l’obscure lumière de Jules Kruger, un fidèle des classiques de Duvivier, le film débute par un enterrement à la Tarkovski ou à la Welles grimé en maure shakespearien, celui du jeune Ivan VI, menace envolée, occise, pour le trône de Catherine. Raymond Bernard situe le cérémonial dans un couvent – et non un monastère, contrairement à ce qu’affirme le texte – saisi en cinéaste-géomètre, avec perspectives, diagonales et verticales stimulantes. Les nonnes vêtues de noir exécutent une danse macabre chorégraphiée, chuchotent – car les intertitres déploient désormais des dialogues – entre elles et s’interrogent sur la piété rallongée de sœur Dosithée, véritable héritière de sa mère impériale recluse volontairement, inflexible malgré les doléances pressantes d’un courtisan dégradé rêvant de revanche, incarné par un Rudolf Klein-Rogge rescapé des métrages de Fritz Lang. Le final bouclera la boucle, paraphera la chronique d’une mort annoncée, avec la rencontre de la religieuse pardonnante et de l’aventurière repentante, réunies à l’abri des outrages du temps, l’agonie de la doublure déroulée sur fond sonore de Tristesse de Chopin.


Mademoiselle Jehanne s’y donne la réplique puis un chaste baiser sur le front à elle-même, avant d’assister à ses propres funérailles, magie mécanique et métaphysique du montage et du cache/contre-cache. Cette femme double et pourtant unique rime un peu avec Marie Bell dans Le Grand Jeu de Jacques Feyder, play-back compris, puisqu’une « chanteuse réaliste » – disons Odette Barancey ou Berthe Sylva selon les sources – entonne une rengaine sentimentale commise par le réalisateur et son « adaptateur musical » talentueux nommé Antoine Roubaud. Ici, le son diégétique s’insinue presque par effraction, comme l’héroïne passant sous la tente du banquet – notez le travelling d’aplomb à la Freakssur la table des victuailles –, tandis que l’usage en leitmotiv rappelle une chansonnette de Lys Gauty plaquée sur L’Atalante défigurée de Jean Vigo. Que nous raconte Tarakanova, insuccès notoire à cheval inconfortable entre deux époques et deux « langages », opussis dans une Russie elle-même rêvée, inspirée, délocalisée à la Victorine, aux bons soins du brillant Boris Bilinsky, à tort jugé œuvrette par les exégètes ? Rien de moins que le cinéma, sujet méta déjà là dix ans plus tôt – cf. Caligari et son marionnettiste expressionniste en matrice du film dit horrifique – et retravaillé via un cruel conte de fées (pléonasme) ensoleillé où la FrenchRiviera joue les simulacres de Raguse, où une bohémienne, hypnotisée à l’insu de son plein gré par un comte revanchard, se transforme en comédienne, « se fait son cinéma » en décors naturels, pratique une sorte de fugue psychogénique à la David Lynch avec l’aval de l’amour, sentiment proverbialement aveuglant, produit de consommation courante survalorisé, dévalué, dans le sillage de la courtoisie littéraire et chevaleresque du douzième siècle occidental.


Il conviendrait, quatre-vingt-cinq ans après, de projeter Tarakanovaà toutes les jeunes actrices – par extension à toutes les jouvencelles éprises de célébrité, de notoriété, de gloriole –, à celles qui aspirent à le devenir, histoire de les faire réfléchir, de les conforter ou de les refroidir. Notre bon Bernard confessait une « tendresse » particulière, « pour de nombreuses et confuses raisons », envers ce titre, trouvant à raison son interprète « extraordinaire de poésie et d’émotion » (propos tirés du livret, référencés en Échos de naguère). Sans succomber à la psychobiographie ni au délire d’interprétation – alors que Tarakanova, « petite princesse » uniquement pour ses proches, se projette, délirante, à son mariage mental sur la barque qui l’amène au vaisseau à la Pirates et au cachot de sa rivale, climax expressif, lyrique et ironique tout en contre-plongées, surimpressions, fondus enchaînés, orgasmes sonores des canons et ahanements des harangues de la foule –, le film démontre à chaque plan un regard énamouré autant qu’il élabore une réflexion insitu sur l’art funéraire et spectaculaire du « septième art ». Suprême mélodrame minnellien faussement voisin de L’Impératrice rouge– Marlene, en souveraine SM, s’amusait d’elle-même dans la surcharge légère de son von Sternberg ravi, raidi, dictatorial et soumis –, Tarakanova fait davantage penser à Sueursfroides, autre fable platonicienne – et puritaine – sur les puissances du cinéma, démonstration-condamnation du charme mortifère des apparences, déguisée en étude sur la nécrophilie par un grand manipulateur imitant le Poe hilare de Genèse d’un poème– volatile volant dans les plumes des universitaires –, l’hameçon de la glose scolaire, à la saveur de scandale, avalé avec avidité par l’évangéliste et bourgeois saint François.


Au bout du songe et du mensonge ricanent la trahison, la torture, la tuberculose, en tout cas pour le personnage historique dont on s’inspire. La Tarakanova de Raymond Bernard, petit fille orpheline qui voulait s’inventer une lignée, une famille, une mère, surtout, se mire, trop tard, dans son reflet de hasard, sœur d’infortune qui refusait de conserver en souvenir une reproduction de poche de sa génitrice célèbre et encombrante. Advenir au monde ou y mourir, appartenir à la haute société confite dans sa petitesse et ses largesses mesurées ou s’extraire de la mondanité, au sens religieux du terme : le film se tient entre ces deux tensions, ces deux élans contraires, et les figures masculines métaphorisent le statut et le rôle du réalisateur, fanéperdu à la comte Orlof – pas celui de Jess Franco ! – ou « mauvais génie » attendri, hagard, dépourvu de perruque, « battant sa coulpe », à la comte Chouvalof, alterego de Bernard comme James Stewart singeait dans son fétichisme vestimentaire son mentor irréductible à de quelconques « obsessions » – et fusillons gaiement ceux qui persistent à perfuser son patronyme à celui de l’auteur de Redacted. En découvrant cette pépite coupante et sucrée, on en viendrait presque à détester l’errante prisonnière volontaire de son désir de s’installer, de se faire entretenir dans l’oisiveté méprisante et méprisable des têtes couronnées, jamais assez décapitées. Mélange de Sissi, de Mata Hari, d’Emma Bovary, de Rosie Ryan et de Marie-Antoinette, surtout de son avatar selon la fille à papa de Coppola, Tarakanova se rédime cependant, à défaut de se racheter, de connaître une rédemption inextremis, par sa douleur de gamine anonyme, sans racines, sans origines, sans destin.


On l’aime autour d’elle, et notamment l’irremplaçable Antonin Artaud en bossu transi aux allures de Lon Chaney dans L’Inconnude Tod Browning, mélodrame sidérant, horrible et sublime, où « l’amour fou » va jusqu’au démembrement, mais cela ne lui suffit pas, cela ne saurait remplacer l’affection d’une mère, d’un père, et elle repousse dans un nuage de poudre les attentions bientôt déçues du vieux banquier généreux. Pareillement, l’intégrité du dessein de Dosithée le sosie nous touche, en bon athée revendiqué, dans sa grandeur solitaire et désengagée, car un immense égoïsme se cache aussi au sein de l’altruisme et de la prière. Dans Tarakanova, le rêve et le réel s’affrontent jusqu’à la mort, le « principe de plaisir » le dispute au « principe de réalité », à la jalousie magnanime d’une souveraine impressionnante et impitoyable bien portée par Paule Andral – le reste de la distribution principale ne démérite pas, Bernard, ancien acteur éclair au côté de l’amputée Sarah Bernhardt dans Jeanne Doré, dirigeant avec une grande justesse l’ensemble de la troupe, mention spéciale à Olaf Fjord, aux courageuses larmes viriles dans un bois en coda à la Pagnol, celui du Schpountz, mettons, la luminosité sudiste, sensuelle et intemporelle, capturée en contrepoint pertinent des conventions du « genre » lacrymal. A l’heure où un président supposé normal et spécialisé dans les hommages funèbres – parce qu’il peine à se soucier des vivants, avec ou sans dents ? – rend hommage aux Tsiganes internés, déportés, assassinés, durant la Seconde Guerre mondiale, le dernier plan du film résonne funèbrement, la caravane des « gens du voyage » semblant filer droit vers Auschwitz, dont les portes sans retour ou quasiment s’ouvriront la décennie suivante, bien que l’on puisse émettre certaines réserves envers ceux qui voient dans la chasse de La Règle du jeu un présage de l’hécatombe de 39-45.


Par-delà ses scènes de bataille – contre des Turcs armés de baïonnettes, aux cadavres entrevus – et de bal costumé auto-référentielles, ses miroirs narcissiques et son portrait aulique d’une ressemblance en effet troublante, poesque et premingeresque, ses triviales, attachantes, auréoles de transpiration sur une robe d’Esméralda, son habit de lumière sur un mâle un chouïa efféminé, ses passages secrets issus du roman noir conduisant aux appartements impériaux en plein siècle des Lumières, sa porte de forteresse sépulcrale cadrée de manière similaire à celle du palais matriarcal, son sacre maladif et décoratif, avec son comte Potemkine bien peu révolutionnaire, nouveau favori, et son rideau à la Magicien d’Oz derrière lequel se déroule l’ultime « entrevue » – l’une des « épouses du Christ », en parlant de la morte, formule cette exquise litote : « Elle n’est plus là !... », comme pour souligner la présence-absence de n’importe quelle image-corps au/de cinéma –, Tarakanovadéploie avec douceur et violence une beauté, une majesté – sans jeu de mots – et une vitalité de chaque instant. La jeune fille sur le point de mourir apparaît en sirène ivre d’alcool et de fantasmes, « vendue » pour son bien aux ploutocrates endimanchés, sacrifiée sur l’autel de sa fiction intime, en écho inattendu aux agents doubles et convaincus de leur masque révélateur, de leur identité d’emprunt identitaire, chez Graham Greene ou Philip K. Dick.


Hélas ou tant mieux, la « vraie vie » – que vaut encore cette locution quand la réalité se dissout dans la virtualité généralisée, quand ce que nous prenions pour les fondations existentielles de nos vies en vient à s’avérer pure illusion, à disparaître dans l’incertitude du scepticisme, du cynisme, de la métamorphose perpétuelle ? – fait toujours retour, ici et ailleurs, au cinéma et en dehors, et la chanteuse apatride nous évoque autant la danseuse épuisée des Archers, se jetant, dans Les Chaussons rouges– sang – sous un train emprunté à Anna Karénine, que les naufragés de Lampedusa ou les déplacés de la « jungle de Calais », carburant médiatique pour indignation de surface et profonde incurie institutionnelle, rêveurs d’Europe et d’espoir vite ramenés à la désillusion d’une noyade ou d’un bidonville indigne (pléonasme) au pays bien-pensant, tellement arrogant, des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de « l’exception culturelle » et autres fariboles gargarisées à longueur de logorrhées électorales. Oui, grandeur d’un film poétique et politique, plaisant et poignant, signé d’un auteur-artisan important, à dynamiser une dialectique antique, au moins depuis Homère, à base d’exil et de nostalgie, d’horizon et d’adaptation, avant que le précieux coffret de DVD ne se referme, avant que le fondu au noir définitif, individuel et collectif, ne nous mène au territoire – des morts, des créatures de l’écran – dont nul ne revient, pas même voilé, à l’instar d’un film ou d’une femme, et peu importe notre position dans la tragi-comédie sociale. Les loups et les combattantes, les automates et les pianistes, les jumelles et les miséricordieuses, les putains, les politiciens, les cinéphiles, les bâtisseurs, les sincères et les imposteurs, les fraternels et les terroristes, tous dansent au sommet de la colline de Bergman, et la Camarde conduit la farandole, et Tarakanova, avec l’infinie patience de Laura – Palmer ou Preminger – nous y attendra, nous y attend déjà, morte renaissante comme une séquence de cinéma, comme une idée de vie meilleure, comme une utopie inextinguible.    

     

Les Aventuriers de l’arche perdue

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Décalogue, divorce, documentaires, « documenteurs », « cinéma-vérité », vérités ou mensonges, alliance et résistance…


Le documentaire présuppose une réalité à documenter. Il prône volontiers l’objectivité ou, selon la formule lapidaire et visionnaire de Vigo, le déploiement d’un « point de vue documenté ». La subjectivité, peut-être, le récit, pourquoi pas, mais non à la fiction, à la représentation – tout se passe en témoignage, en instant « saisi sur le vif », en « moment(s) de vérité » à savourer sans acteurs, sans scénario, sans autre filtre que la transparence du réel présenté dans son immédiateté, sa vraie véracité tautologique. Le procès-verbal rejoint le processus de « captation » et s’incarne en lui ; la mimesis s’efface devant la praxis. Les realpeople réclamés par Cassavetes s’expriment face à la caméra, nous regardent à travers elle directement dans les yeux, abattent allègrement un « quatrième mur » inexistant. Les Cathares croyaient le monde à l’image du Diable, créé par lui, démiurge trompeur et désespérant, usant du divertissement pour étymologiquement mieux nous égarer loin de la voie étroite de la piété, de l’essence, de la repentance. Cette austérité laïcisée, ce moralisme du regard, cette intégrité du « temps réel » et cette déontologie du montage se retrouvent parmi les auteurs du « genre », perçus en saints ou en évangélistes, voire en francs-tireurs, à une époque globalement spéculaire et spectaculaire, la « société du spectacle », douce main armée du consumérisme, celui des biens, des produits, des « ressources », notamment « naturelles », des imageries et donc des imaginaires, paraissant régner partout et à chaque seconde, en flux continu autour des individus – du « simple » panneau jusqu’aux « réseaux sociaux » – et à l’intérieur de leur conscience, de leur corps mutant, désormais incapables de se passer des automobiles ou des cellulaires, quand bien même votre serviteur « affranchi » n’en posséderait pas, ne se laisserait posséder par l’une ni par l’autre.

Évidemment, tout ce qui précède supra relève au mieux du « vœu pieux », au pire du canular scolaire. La « vraie vie », oxymoron manichéen opposé aux fictions de toutes sortes en principe tangible, en refuge de l’herméneutique, s’évapore à son tour, tandis que certains s’accrochent à des identités de surface avec une ardeur désespérée de terroriste, parfois dans l’acception littérale du terme. Condamné à une liberté d’incessantes métamorphoses, de réécriture quotidienne de son ADN et de son environnement social ou fantasmatique, l’être moderne, seul en ligne, célibataire à l’orgie, s’avère aussi insaisissable qu’une anguille nubile, aussi flexible que les pantins en quête d’auteur, et de hauteurs, d’un marionnettiste taquin. Le numérique renforce la donne, pourtant cette opacité fondamentale remonte à loin et l’on continue à se rêver papillon rêveur ou à vivre a dream within a dream, tant pis si celui-ci vire souvent au cauchemar affreusement réaliste, réduisant le citoyen mort-vivant à l’impuissance, à l’indifférence, aux palliatifs de « l’action citoyenne » et aux dégradés de la solidarité. Mauvaise nouvelle pour les croisés du sens, les zélotes de la sensation, les férus du formalisme, les amoureux de la narration : l’absurdité existentielle déteint sur les arts et leur confère une plasticité irréductible aux discours de la doxa, aux approches paupérisées, à l’intolérance bourgeoise déguisée en humanisme œcuménique. La mort à la fois retardée par la médecine et assimilée par la physique quantique à un phénomène observable, hypothétique, à la possibilité perceptible d’un événement, la pointe du réel émoussée par les désillusions sentimentales ou idéologiques, les mirages de la technologie, la croissance cancéreuse des simulacres, jusqu’à risquer l’automutilation en « preuve irréfutable », en épiphanie profane, en tour d’écrou porté à l’attention intime d’une histoire singulière, le cinéma, documentaire ou pas – les antagonismes d’hier ne fonctionnent plus, « langue morte » incapable de rendre compte d’une expérience triviale et vertigineuse –, aujourd’hui « en position d’infériorité » face aux médias, à leur storytelling, à leur feuilleton par procuration, peine à rivaliser avec le chiffre d’affaires du jeu vidéo générationnel, s’échine à montrer le monde, territoire des artistes et des hommes, à en livrer uniquement, sinon vainement, vingt-quatre images par seconde.

Peu importe, finalement, la « vérité », obsession de grands enfants dangereux, et la morale transitoire, contingente, intéressée, se situera toujours sous l’éthique imparfaite d’une espèce humaine naturellement et culturellement prompte à démontrer la tragi-comédie de son inhumanité ; préférons-lui, le temps d’un billet, d’un regard, la beauté de l’œuvre et l’honnêteté de la démarche. La soixantaine de titres de notre nouvelle collection constitue un ensemble tout sauf exhaustif et cependant assez représentatif d’un « courant » originel justifié en « image du monde », en portrait pluriel, collectif et individuel, des temps présents ou passés. Depuis les Lumière, la propagande pathétique et « politiquement correcte » y côtoie de puissants éclats d’obscurité, de poésie, l’expérimentation s’y marie à l’autobiographie, la folie ou l’altérité s’enlacent à la transe et à la tendresse, les affres d’une planète – de sa faune et sa flore – en sursis miroitent les mille et une – nuits, américaines ou non – blessures et impostures infligées à nos semblables avec une admirable persistance – rétinienne ou historique, à base de sidération ou de « roman national » –, les grandes petites victoires remportées sur la malédiction générale et la mauvaise foi partagée abondent, dignes d’une célébration hostile, à l’occasion d’une chanson, d’un tableau, d’un dessin – de surcroît animé –, d’un anniversaire, d’une rencontre. Le cinéma, art contradictoire reflétant la vie des morts, la nôtre, par conséquent, divertissement nécrophile et opium complaisant aux puissances révolutionnaires et adultes à réinventer, à ne plus redouter, peut encore éclairer, étonner, évoluer, au mépris, éventuellement godardesque, des étiquettes, des paresses, des bassesses et des atermoiements. Le pain, la terre, les roses, les armes, les baisers, les crachats, les souvenirs, les projections, les actions et les idées, oui, ici et maintenant, avec ou sans dents. 


Mephisto : The Mask

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Être ou ne pas être – un salaud : question essentielle, intemporelle, à laquelle il convient de répondre sans manichéisme ni nostalgie… 


« L’acteur est un masque parmi les hommes » : l’aphorisme prononcé par le protagoniste le définit, le résume, souligne son vide ontologique et sa dialectique sociale. Tel Descartes, Hendrick Hoefgen s’avance masqué – l’ultime Kubrick de Eyes Wide Shut retravaillera la béance déguisée – dans les cercles ici infernaux du pouvoir, trace sa route de reniement vers les sommets au sein de la sinistre comédie sociale, refuse une inutile liberté pour mieux s’enfoncer dans l’Enfer du métropolitain parisien, briller d’un masque livide à la Klaus Nomi – sa deuxième femme arborera une parure cosmétique identique – au milieu du royaume des ombres aux flambeaux. Bien sûr, il danse – sa vie, dirait Nietzsche – sur un fil, en équilibre difficile entre l’héroïsme ponctuel et la lâcheté constante, consciente d’elle-même, éclairée par le projecteur de l’égocentrisme, du narcissisme. La coda de cette danse macabre se situe dans un stade un peu vite conçu en monument millénaire, en métonymie étatique, où les feux croisés des projecteurs viennent traquer le cabotin pris au piège de la gloire, lumineuse et politique, le cerner d’un cercle blanc, en écho ironique à celui qu’il réclamait au début du récit, metteur en scène frénétique, afin d’aveugler le spectateur émancipé de sa passivité par le théâtre révolutionnaire, à destination des dockers. Tout allait bien, pourtant, dans le sillage d’une réception pharaonique – amusant caméo du réalisateur en contempteur de l’onéreuse « mascarade » – organisée après le triomphe de son Hamlet habilement vanté à la presse muselée en combattant teuton, les figurants arborant de surprenants casques de Vikings.



Mais le Général, par ailleurs Premier ministre, qui l’applaudit depuis sa loge privée, qui l’insultait précédemment dans son bureau gouvernemental, d’un cinglant « Acteur ! », le directeur de la scène nationale s’enquérant à tort d’un obscur machiniste juif naturellement « suicidé », veut le voir, le fait monter en pleine nuit dans sa voiture, loin des lustres glamouret des tentures rouge sang recouvertes de croix gammées, jusqu’à l’arène déserte immortalisée une cinquantaine d’années plus tôt par Leni Riefenstahl. Le film s’achève par une question inquiète et une défense prodomo en regard caméra, que vient figer un arrêt sur image à la limite du fondu au blanc : « Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Je ne suis qu’un acteur ! ». Avant d’en arriver là, à ce dénuement – et dénouement – glacé, à cette ivresse menaçante d’un amateur des arts apriori modelé sur le gras Göring, nous suivons la résistible ascension – une pensée pour Brecht – d’un irrésistible acteur de province, traumatisé dans sa jeunesse par un maître de chorale dégoûté par sa joie d’enfant et sa montée d’octave. Le trauma initial ne saurait suffire à expliquer le destin du pantin, et notre réalisateur se garde d’asséner des leçons de psychologie, de morale, d’histoire. Son Hendrick/Heinz, quelque part entre Schindler et Ferdinand Marian, séduit autant qu’il répugne, énerve et interroge, épuise et touche, superbement porté par un Klaus Maria Brandauer alors au zénith de son art « schizophrénique » ; pareillement, le personnage méphistophélique de l’impressionnant Rolf Hoppe conjugue impitoyable assassinat forestier d’encarté dénoncé, félon, et geste magnanime gratuit envers une maîtresse mulâtresse, la jolie Juliette – belle présence charnelle, éparse, d’une Karin Boyd aux faux airs de Donna Summer – réfugiée avec sa permission à Paris, peut-être la seule à savoir regarder le masque animé droit dans les yeux, à se moquer de lui, à l’aimer à sa manière, chorégraphiée, reconnaissante, tandis que son ancienne épouse, brièvement incarnée par une aryenne et bourgeoise Krystyna Janda, passionaria des métrages de Wajda, se contente de faire du cheval et de lui reprocher son aveuglement installé, du haut de sa sécurité financière et exilée.


Notons également que la « dinde » autrefois vilipendée, Lotte à la blondeur charnue de walkyrie, devient ensuite un passeport, sinon une alliée, vers la glissante Germania et ses feux de la rampe crus à tort autarciques. Hoefgen, par-delà – le bien et le mal – son affolante inexistence, ses terreurs colériques, puériles, en miroir intime du règne de la terreur, son pacte forcément faustien avec des autorités éprises de pompe, de décorum, de sauvagerie ritualisée, pourrait faire sienne une autre maxime du film : « Le théâtre est un sacerdoce », car ce croisé névrosé se « sacrifie » et se compromet volontiers par appétit de gloriole mais surtout par amour des masques, par refus de se fixer réellement dans une glace, à moins d’y vérifier une expression préfabriquée, un rictus de rage solitaire, par un désir vital, et finalement fatal, de se fuir dans tous les rôles d’un répertoire – culture nécessaire, accessoire, instrumentalisée, censurée, même l’insoupçonnable Schiller ! – et d’une époque. Dans L’Œuf du serpent, David Carradine traversait à l’unisson une crise existentielle et identitaire à la saveur réflexive, se retrouvant infine réduit à l’anonymat d’une silhouette perdue dans le labyrinthe chthonien de Berlin sous Weimar. Le « caporal bohémien » élu, l’histrion hitlérien à la tête du Reich et de l’Histoire – avec sa grande hache, précisait Perec –, la réalité peut désormais s’apparenter à un gigantesque drame, à une tragédie drolatique tenue hors-champ, uniquement aperçue par les yeux du faux héros, humiliations, spoliations, exécutions – bastonnade antisémite prudemment attribuée à l’alcoolisme – tenues dans les coulisses bienséantes de la Poétique d’Aristote et des pièces primales d’Eschyle, Sophocle ou Euripide, ce dernier cible de quolibets nietzschéens par abus de trivialité ou de merveilleux.


Acontrario du contemporain Lili Marleen de Fassbinder, similaire biographie d’une étoile noire, la funèbre facticité de l’ensemble ne se donne pas à voir via le vocabulaire vigoureux d’un mélodrame méta, spectaculaire et spéculaire, sensuel et distancié, mais suivant une assurée normalité, la normalisation, disons, d’une hallucination, comme si les démons profanes se pavanaient au balcon opératique pour la sidération du public dans la salle dédoublée, Méphisto amoureusement penché, spectre à la cape de soie, sur son marionnettiste énamouré, mirant sa propre noirceur, moment de stase métaphorique d’une société projetée avec stupéfaction et délectation – cf. l’étude convaincante de Wilhelm Reich sur LaPsychologiedemassedufascisme– dans « l’écran démoniaque » – pour utiliser les mots de Lotte Eisner à propos de l’expressionnisme cinématographique – d’une fiction aliénée advenue avec la complicité des peuples, des dirigeants, des partisans du pacifisme ou de l’indifférence, la seconde moitié du vingtième siècle occidental transformée au lever de rideau, de la gueule de bois électorale et martiale, en asile global, en dressing d’uniformes SM ou de costumes de camarades – double acception – à déchirer avec rage. Certains décèleront dans le classicisme élégant et précis d’István Szabó une forme supérieure d’académisme ; nous préférons y lire le calme trompeur d’une folie instaurée, institutionnalisée. Mephisto, premier volet d’une trilogie individuelle et collective poursuivie avec le remarquable Colonel Redl– à Budapest, notre homme sans qualités en clin d’œil à Musil tourne un ersatz de Sissi– et l’invisible Hanussen, matrice apocryphe du Invinciblede Werner Herzog avec Tim Roth, s’avère ainsi à la fois une fable sur les apparences, sur le prix d’une âme, sur la déraison d’une nation, et un autoportrait officieux, assez complexe et jamais complaisant, du cinéaste lui-même, qui joua en son temps, dans les années 50, au profit du régime soviétique, doté des meilleures intentions altruistes, les Elia Kazan locaux.


Portrait d’un caméléon « sentimental » – dixit l’auteur dans le dossier de presse original –, adaptation émancipée de « motifs » tirés d’un « roman à clé » du frère de Thomas Mann, production cosmopolite à récompenses cannoises, hollywoodiennes, aux nationalités, aux lieux, aux styles de jeu unifiés dans et par la direction irréprochable de Szabó, ou la lumière vaporeuse, envoûtante, claire et mortifère du fidèle et guère rancunier Lajos Koltai, Mephisto fait en outre entendre un bout d’opérette de Carl Millöcker durant une ouverture fermée à la Senso, l’élan d’un French cancan, Mendelssohn, Liszt et Strauss (Johann, pas Richard), plus un soupçon-accordéon de Marseillaise, morceaux musicaux requis pour accompagner la damnation du bouffon mélancolique en perpétuelle représentation, parfois en contre-plongée. Cette rencontre – avec le Diable d’Allemagne, pas d’Asie – évocatrice, sorte de dialogue hivernal entre le Paradoxe sur le comédien de Diderot et To Be or Not to Be– celui de Lubitsch, un peu moins celui de Brooks – charme également par une poignée de détails inspirés, tel ce monologue épistolaire au féminin adressé à l’objectif, contradictoirement inclusif et exclusif, ce décor de frontière ferroviaire où la puissance du nazisme s’exprime par un dépouillement spartiate, ces tracts de résistants ramassés au sol, incendiés en catimini, ou cette ronde nocturne dans le jardin de la villa patricienne effectuée autour du parvenu sur le point de chuter par une farandole de diables hilares, grimés. Trente-cinq ans après sa sortie, à l’heure du réveil des nationalismes européens, particulièrement en Autriche et en Hongrie, du terrorisme médiatique et de la suprématie numérique du virtuel, Mephisto demeure donc une réflexion à redécouvrir, passablement pertinente et diaboliquement contemporaine.     


Nobody Knows : Akira

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Save the children implorait Marvin Gaye sur l’albumWhat’s Going On, chef-d’œuvre absolu d’une renversante somptuosité, d’une pressante actualité – mais comment les sauver quand on se perd soi-même ? Et comment filmer une mort d’enfant, même en recourant à une ellipse ? Deux questions fondamentales, auxquelles ce film majeur rempli de mineurs répond de la meilleure façon : par lui-même, par ses observations et ses énigmes, ce que l’on sait, ce que l’on voudrait ignorer, ce que l’on devine et imagine… 


Une mère « démissionnaire » et quatre Gosses de Tokyo : projet mûri durant quinze ans, très librement inspiré d’un fait divers hautement sordide – viol, meurtre, dissimulation de cadavre, procès, peine de prison, scandale médiatique – avec en filigrane une pratique locative courante – tout le monde sait, donc, contrairement au titre ironique –, tourné en Super 16 sur une année dans un véritable appartement loué pour l’occasion, succès critique, notamment à Cannes, « tournant » dans la carrière de son auteur – réalisation et scénario –, voici la chronique pudique et magnifique d’un abandon, d’une fratrie, d’une enfance entre déshérence et résilience. Hirokazu Kore-Eda, alors âgé de la quarantaine, peintre empathique d’une quarantaine, vient du documentaire et cela se voit, par la précision et l’attention du/au détail, par son habileté à saisir une réalité documentée mais transcendée, par la juste et constante distance de l’objectif, ni intrusif ni refroidi. L’œuvre, souvent éprouvante, parfois poignante, toujours admirable, débute dans la perspective d’un compartiment du « monorail » tokyoïte, avec un gamin aux cheveux longs caressant un coin de valise ; le geste reviendra lors du long retour en arrière constituant le corps principal, car dans l’objet banal se dissimule une gamine, sa sœur, en l’occurrence. Dans le souvenir, le soleil domine, au présent, l’image arbore une tonalité glauque de bloc opératoire, idoine pour un rite funéraire, un « transport de corps », littéralement, puisque Akira emmène Yuki voir les avions, tient sa promesse inutile d’évasion par procuration. Auparavant, aidé de la jolie Saki, écolière harcelée, lycéenne esseulée, riche voisine souriante, il mettait aux pieds nus du petit cadavre des chaussures rouges couinantes, plaçait entre ses mains glacées sa peluche et ses chocolats préférés, faisait rouler le bagage macabre dans l’indifférence nocturne et colorée d’une rue commerçante.



Arrivés en bordure d’aéroport, le frère creuse avec un bâton une tombe « de fortune » pour la victime paupérisée d’un trivial « accident domestique », chute de chaise fatale tandis qu’il jouait au base-ballà l’improviste entre les mains paternelles de Susumu Terajima – souvent vu chez Kitano mais aussi dans Tabou d’Ōshima et Ichi the Killer de Miike – aperçu en éphémère entraîneur. Un autre pouvait terminer le film sur ce plan d’ensemble de la ville moderne et maritime, perspective au point de fuite à droite de l’écran venant boucler la boucle avec sa rime inversée du tout premier – mais notre réalisateur montre la vie en train de se poursuivre, les visites à la supérette où récupérer gratuitement de la nourriture périmée, la place de l’absente désormais occupée par une adolescente placée au côté de la sœur survivante, à peine plus jeune, les garçons dans la seconde moitié de l’image, en route vers la maison, plan large et horizontal ouvert à tous les possibles, les pires et les prometteurs. Un geste particulier paraphe le film, la relation entre les personnages, et suture les époques, les solitudes : Shigeru, le « petit monstre » cause bruyante du déménagement – dixit sa génitrice, pas franchement fiable – saisit la manche de son aîné, le regarde du même air que sa sœur autrefois, hier, dans cet été qui n’en finit pas, dans cette stase de l’existence à plusieurs, en groupe, en huis clos, avec une expression purement adulte, une intensité de naufragé. Akira, tiré de sa sinistre rêverie au feu rouge, ne flanchera pas, reprendra sa marche, son seau de provisions à la main – Cosette cherchait de l’eau – en laissant le spectateur sidéré, bouleversé, en colère et reconnaissant. Le cinéaste, à vrai dire, se garde bien de divertir, d’alerter, de dénoncer, de juger ; il laisse à ceux qu’elle intéresse la sociologie, il ne nous fait pas avaler une indigeste « tranche de vie », il recrée une situation et, à l’intérieur de ce film sans musique ou presque, à l’exception de délicates ponctuations à la guitare, d’une chanson finale un brin sentimentale, explicative, redondante, bien rendue par Takako Tate, l’interprète de la caissière attentionnée, il ordonne différents motifs – l’errance, la maltraitance, l’isolement, l’espace urbain, la survie, la mort – avec une évidente musicalité, une insupportable douceur, un calme frontal plus efficace que le pire accès de rage morale.


On ne pleure pas dans Nobody Knows– on peut certes pleurer devant –, les larmes s’apparentent à un luxe lorsqu’il faut compter, recompter chaque pièce, rédiger de fausses cartes d’étrennes maternelles, faire une interminable partie de jeu vidéo comme pour se dissoudre dans l’écran, en compagnie de « sauvageons » scolarisés, petits voleurs à demeure et à la KidsReturn aussitôt chassés par les mauvaises odeurs. Portrait d’une société volontiers, voire volontairement, aveuglée, l’opusgifle aussi avec une retenue nippone l’arrogance du consumérisme et du discours officiel de grande nation invincible, indivisible, relevée illico des outrages nucléaires infligés par les gaijins. Conte de Noël adulte incompréhensiblement interdit aux enfants de moins de douze ans – l’âge d’Akira – par les puritains bien-pensants – pléonasme –, Nobody Knows donne à voir, à ressentir implacablement, une désagrégation familiale et sociale, une pauvreté minorée, conjurée par une prostitution disons allégée, Saki gagnant quelques yens que son nouvel ami-amoureux ne peut accepter, lui qui refusait de voler des figurines au drugstore en rite machiste, viaune participation à un karaoké flanquée d’un businessman BCBG – ceci itou, tout le monde le sait, peine à le regarder en face, les jeunes filles en fleurs et de préférence en uniformes scolaires représentant là-bas une sorte de totem érotique et fantasmatique autant prégnant que le bondage aux organes génitaux et toisons pubiennes floutés – l’un des pères plaisante avec lui à propos de ceux d’Akira –, double pain béni pour les spécialistes d’un pays culturellement respectueux de ses aînés, de sa hiérarchie socio-professionnelle.


Au-delà de cette dimension collective, de ces parents putatifs qui papotent – on ne voit que leurs ombres à la gare, que leurs bas de jambes sur le trottoir –, de ces employés ou policiers trop discrets, de ces factures impayées, décorées au feutre et au crayon, de ces amants-maris raccompagnant en taxi une mère menteuse, sans emploi, sans attaches, plus fragile, puérile, plaintive et vieillie que sa progéniture hétéroclite – excellente You, elle-même chanteuse, maman et personnalité à la TV –, le cœur du film bat parmi les enfants, les acteurs, et l’on se doit de citer chacun et chacune, de Yûya Yagira (Akira) à Hanae Kan (Saki), en passant par Ayu Kitaura (Kyoko), Momoko Shimizu (Yuki) et Hiei Kimura (Shigeru), tous remarquables et remarquablement « dirigés » par un réalisateur pour ainsi dire truffaldien ou pialatesque dans sa capacité à laisser les bambins respirer, bouger, rire, déprimer, à leur rythme, à leur âge, dans leur corps et leur « être-là » mystérieux, jamais innocent – de quoi ? Pour le confort de qui ? –, blessé mais pas encore détruit, pas totalement. Si Nobody Knows possède une rigueur formelle, géométrique et calligraphique propre au cinéma japonais – on y reconnaît la géographie du proche Quartierlointain, les cerisiers en fleur, les vélos intergénérationnels –, si Hirokazu Kore-Eda ose par-ci par-là une contre-plongée sur un bloc d’épicier, de faux coupable, deux ou trois travellings latéraux à la Carax de Mauvais Sang, il choisit avant tout de scruter les visages, d’immortaliser les gestes et les marmots qui grandissent vite, en effet, au point que l’on ne reconnaît plus leur voix muée, que l’on peine à faire entrer leur pauvre corps brisé, inerte, dans une valise rose à roulettes.


Fable cruelle sur le passage à l’âge adulte, sur le deuil littéral de l’insouciance, de la joie, de la cellule solidaire – ne rien dire, ne rien révéler, de peur d’être séparés à nouveau, solution encore plus dure que le reste –, Nobody Knows ne fait aucun cadeau au spectateur, ne lui laisse aucune chance de se consoler avec le lyrisme outrancier du recommandable mélodrame ou la gentillesse obscène de tous ces métrages horrifiques dans lesquels les enfants se transforment en « singes savants » doucereux et cyniques, prisonniers de la Shoah ou pas. Pour nous, il se hisse sans le moindre effort à la hauteur douloureuse et radieuse du Tombeau des lucioles, avec lequel il partage de nombreux points communs, hors le contexte martial, bien sûr – mais chaque jour des adultes et des enfants se battent pour conserver un peu de tendresse, de beauté, de fierté, de gaieté, de « dignité », comme disent les « humanistes » amnésiques d’Auschwitz, émus une seconde, le temps d’un chèque, d’un disque, et puis que l’on n’en parle plus, les vacances approchent, vous comprenez, il leur faut emballer maintenant les tenues et les skis de la pensionnaire dans le privé. La responsabilité ? Un défi, dans ces conditions, impossible à relever. La liberté ? Une chimère enchaînée au « principe de réalité ». La paternité ? Un hasard ou un canular, avec capote. La santé ? Un leurre au milieu des pots de nouilles déshydratées devenus pots de fleur arrosés avec le peu d’eau disponible, du désordre et de la crasse, l’odeur d’herbe sauvages des tatamis neufs définitivement envolée, d’une redéfinition du foyer en squat, en territoire dérégulé, produit détraqué des commandements liminaires, des interdictions de sortir, de se montrer, de faire du bruit, d’aller à l’école – et réminiscences de la décharge « suicidaire »de Dodes’kaden, de la coda dans les ordures de Los Olvidados, de la déréliction du loft-labo des jumeaux gynécos de Faux-semblants, autre parabole profane et physique sur des orphelins dépourvus d’horizon.



On apprend que Nobody Knows devait s’appeler Wonderful Sunday, qu’une mouture subjective se concluait par une réunion familiale et fantasmée ; Dieu merci, le film reste dans le « réel », même s’il ne quitte pas son protagoniste. L’appartement abrite les tensions entre les gosses, leur énergie, leur apathie, leurs dérisoires et précieux trésors de pauvres : un piano rouge miniature, métonymie d’un rêve hors d’atteinte, un manuel scolaire pour les devoirs du soir en solitaire, à attendre la figurante, un livre de contes à lire à deux, entre filles, une machine à laver déplacée sur le balcon, des fringues à entretenir, à étendre, à vendre, du vernis à ongles maculant le sol, trace passée d’une mère évaporée, un sac à dos offert et porté, des créatures en pâte à modeler, des robots téléguidés, des godasses pour enfin sortir, s’aérer, se dégourdir, dévaliser l’épicerie en sucreries, mais pas de photographies pour se remémorer un roman originel, pas de calendrier pour suivre l’écoulement du temps, six mois, du froid vers la chaleur, pas de clefs, non plus, et à quoi serviraient-elles, la propriétaire avec son clébard dans les bras trouvant porte ouverte, découvrant l’ampleur du désastre, repartant sans demander son reste, frappée à son tour d’engourdissement, de désinvolture, de mutisme. Dans NobodyKnows, les adultes pourraient agir, le gérant de la supérette pourrait dénoncer à tort le faux voleur à la police, aux services sociaux, surtout aiguillonné par ses réponses évasives – perversement, on craint qu’il ne le fasse, d’ailleurs, en bonne orthodoxie du suspenseémotionnel hitchcockien –, l’histoire pourrait s’arrêter là, par l’intervention d’un surmoi social, avec ses qualités et ses failles.


Mais tel le train n’allant que dans une seule direction, le réalisateur, sans peur, sans excuse, file droit vers sa conclusion ouverte, prend son temps le long de cent quarante minutes et ne nous fait pas perdre le nôtre, nous invite à vivre avec eux le calvaire des enfants insérés, invisibles, « mignons » et « désagréables », en écho ou présage à Les Enfants loups, Ame et Yuki de Mamoru Hosoda, similaire réflexion enfantine sur la place de l’individu au sein de la communauté, sur le secret identitaire, sur le merveilleux dangereux, sur la métamorphose du corps et de l’esprit, sur l’enfance, par conséquent. Le cinéma, art naturellement et mécaniquement funéraire, ne s’offusqua pas des infanticides, ne rechigna guère à « tuer » des enfants, à enregistrer leur agonie, les sévices par nos soins ou entre eux infligés : Poil de carotte selon Duvivier, Allemagne année zéro, L’Incompris, Le Petit Prince a ditquatuor suprême et sans réfléchir – ajoutons LaCicatrice de Bruce Lowery, émouvante lecture adolescente – en échantillon tout sauf exhaustif d’une longue lignée moralement suspecte – on frémit aux possibles ou perpétrées exploitations d’un tel « thème » – dans laquelle ce titre – sorti en 2004, douze ans bis, et notez au passage le patronyme Fukushima négativement connoté depuis la catastrophe homonyme – s’insère magistralement. Oui, tout le monde – tous ceux qui nous font l’honneur de nous lire, en tout cas – doit savoir à quel point NobodyKnows nous atteignit, de quelle manière mémorable il vous bouleversera, grand petit film magique et tragique comme une enfance à Tokyo ou ailleurs, et preuve supplémentaire, supérieure, de la valeur avérée des cinématographies d’Asie – on défie quiconque de trouver son équivalent contemporain en Occident –, miroir fraternel et sensuel dans lequel savoir voir son visage vivant d’enfant aux rares cheveux blancs.    

                               

Voyage à Tokyo : Une vie moins ordinaire

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Le train originel de La Ciotat ? Celui faisant escale à Osaka, au terminus dans une absence d’au-delà…


Ōshima ne s’intéressait pas au cinéma d’Ozu, contrairement à Wenders, qui signa l’insignifiant Tokyo-Ga, homme-pèlerinage-reportage nécrophage avec visite comprise sur la tombe du grand homme en compagnie de Chishū Ryū. On peut comprendre l’indifférence de l’auteur du Petit Garçon, autre mélodrame « sec », davantage satirique et réflexif : la caméra au sol, les truismes existentiels enfilés en prêt-à-penser, la saisie d’une société sans analyse ni remise en cause, toute cette attitude disons zen de sérénité à la méthode Coué, cela peu vite ennuyer, voire irriter, pas seulement les cinéastes turbulents épris de révolution sur et au-delà des écrans. Bazin assignait aux hommes d’images deux tabous majeurs : le sexe et la mort, et l’on n’en trouve aucun dans Voyage à Tokyo– visez-moi ce mouchoir bienséant sur le visage de la défunte placide – alors qu’ils figurent constamment dans L’Empire des sens, mélange suprême de relations sexuelles réelles et d’émasculation heureusement simulée. Mais le film d’Ozu, un temps jugé trop « japonais », désormais encensé partout et par n’importe qui – dont Paul Schrader, of course– mérite mille fois mieux que sa gloire de cinémathèque et son adoration critique un peu trop soucieuse du sérieux de sa « philosophie ». Il s’agit, avant tout, n’en déplaise aux partisans du cinéma narratif et à forte moralité, d’une œuvre de géomètre, de formaliste visant la transparence, à l’unisson du vocabulaire hollywoodien des années 30-50 – Kōgo Noda, fidèle et habile scénariste, reconnaît s’être inspiré du Place aux jeunes de Leo McCarey, opusméconnu et renommé, notamment selon Orson Welles ou Errol Morris –, quand il ne fallait pas attirer l’attention du spectateur sur le style de réalisation ou de composition.


Bien évidemment, Minnelli et tous ses amis de l’époque se firent remarquer malgré la doxa, et tout cinéphile mélomane vous assurera que la partition de Max Steiner pour KingKong se fait bel et bien entendre, et de remarquable manière. Voyage à Tokyo d’ouvre d’ailleurs par un beau thème à la saveur mahlérienne de Takanobu Saitō, à base de cordes et de harpe à faire blêmir les diabétiques. Ozu qualifiait lui-même son film de mélodramatique et les contempteurs du genre oublient souvent l’étymologie du terme : drame musical. Comme les deux – pas trois ou quatre, deux – travellingsà l’effet décuplé par l’immobilité générale, le morceau revient peu mais toujours au bon moment, par exemple durant le vertige de la mère sur la jetée – de Chris Marker – d’Atami, station thermale bruyante et onéreuse, face à la mer solaire, à la mort déjà là, où la fille envoie le couple car elle doit disposer de son salon de beauté-appartement pour y recevoir une convention de coiffeuses. Du premier au dernier plan, Ozu démontre une science du cadre assez sidérante, dont on doit chercher l’équivalent chez un Kubrick, voire un Renoir. Il existe probablement trente-six façons de « couvrir » une scène, à l’instar des mille regards possibles posés sur un événement – mais nécessairement une seule, la bonne, de « planter » – avec notre cinéaste, la métaphore prend son sens littéral, et le père, une fois seul, esseulé, ira jeter un œil à ses plantes en pot – l’appareil, et Lang ou Hitchcock, similaires architectes des espaces scopiques, ne diront certes pas le contraire. On ne compte plus, dans Voyage à Tokyo, les perspectives, les diagonales, les verticales, les horizontales, les surcadrages, la profondeur de champ des intérieurs confinés, tout ceci créant une musique des formes – des sphères – géométriques, une symphonie de chambre grisante.


Entre les blocs des séquences, le réalisateur intercale des inserts sur des cheminées d’usine à la Lynch, du linge immaculé en train de sécher au soleil, des rails et des toits, instants de stase et de mouvement telles des scansions rythmiques et graphiques de son poème domestique. Libre à certains exégètes et « spécialistes » de les interpréter en symboles temporels – pour les plus étourdis, Ozu fait offrir à l’émérite belle-fille la montre de la disparue, accessoire émotionnel et hautement connoté pour une réflexion sur le temps qui passe, ne revient pas, nous change et ne nous arrange guère –, en paraphe d’éternité triviale, apposés en contrepoint aux saisons changeantes et si brèves de l’espèce. Nous y voyons plutôt des motifs, des rimes, des harmonies non pas détachés du récit mais tangentes à lui, affirmation de la continuité de la vie et de celle du film lui-même, ruban de temps et de rêve éveillé – « On dirait un rêve », dit la fille au repas de funérailles – déroulé sous nos yeux dans la durée, plus de cent trente minutes au compteur pour nous raconter, finalement, « une histoire simple », « les choses de la vie », dans le Japon des années cinquante, où l’on s’habille en partie à l’occidentale, où l’on apprend l’anglais à l’école, où l’on s’évente sans cesse en ce long été – et du surfait Sautet, mieux vaut louer le frémissant Max et les Ferrailleurs, avec Romy Schneider en prostituée supérieure, avec Michel Piccoli en flic névrosé – pléonasme, nous affirme Olivier Marchal. Les vieux amants – pas ceux de Brel, quoique – restent dans la capitale une dizaine de jours, effectuent en train un trajet aller-retour d’une trentaine d’heures, longue traversée avant la dernière, celle des apparences – ah, ce fichu sourire de politesse culturelle plaqué sur la face, même et surtout en réponse affirmative à une question sur la déception innée de l’existence –, celle d’une vie et de l’ultime rivage, avec sur la bande-son la plainte mécanique et poétique d’un bateau à vapeur, moderne avatar de la barque de Charon.


« Elle va mourir, la mamma », pas vrai, « Azna », après avoir vu de visu, une dernière fois, l’ensemble incomplet – un troisième mâle s’avère porté disparu, Chuck Norris ne pourra rien pour lui, son épouse conserve pieusement son portrait sur une étagère, même s’il lui arrive de ne pas penser au spectre imparfait pendant des jours – de sa progéniture, aux situations sociales pas mirobolantes, pas déshonorantes non plus, et son coma incontestable, incontesté, ne provoquera là-bas aucun scandale, nul tsunami créatif et introspectif a contrario de, mettons, l’Italie de Mia madre. Dans Voyage à Tokyo– conte ou histoire tokyoïte nous informe le titre original statique, purement énonciatif –, les femmes pleurent la nuit, dans le lit de leur fils probablement mort à la guerre, envolé depuis une huitaine d’années, en plein jour, dans un dialogue « à cœur ouvert » avec le père du soldat introuvable, lors de la veillée funèbre, quand le fils annonce à sa sœur et à son géniteur que, d’après lui, sa mère ne passera pas la nuit, expertise de pédiatre de banlieue – les larmes de la sœurette semblent parfaitement sincères, de surcroît. Les hommes, eux, s’affairent, même le dimanche, s’excusent auprès de leur supérieur pour le dérangement occasionné par la visite des ancêtres, rient avec insouciance lorsque celui-ci leur cite un proverbe local sur le soin à leur prodiguer de leur vivant, inutile après leur trépas. Ils vont même jusqu’à se souler en trio dans un bar à la serveuse lasse et lassée, à ruminer avinés au saké le passé perdu et la déception du présent, écho des Husbands bourrés, pitoyables, infantiles et sublimes de Cassavetes. Yasujirō Ozu ne filme pas des salauds, des compatriotes, des fantoches balzaciens obsédés par l’argent, des « monstres d’égoïsme » – un reproche formulée par la plus jeune sœur après l’enterrement – et de cynisme incapables de respect, de piété, leur descendance, mal élevée, revêche, encore plus désespérante – non, il filme des gens comme les autres, « ordinaires », ni pires ni meilleurs que leurs semblables sous toutes les latitudes, et peut-être même un peu mieux – après tout, ils rappliquent illicodès le double télégramme sinistre reçu – que beaucoup, notamment ces « enfants qui tuent leurs parents sans le vouloir », ricane, hilare, le père de l’assistant du chef de la police, dépité par le statut de son fiston et voyant dans la barmaid en tenue traditionnelle un ersatz rajeuni, mais aussi antipathique, de sa femme.


La grandeur du film vient ainsi de sa « petitesse », de son aptitude à transcender une humble « tranche de vie » en morceau de gâteau esthétique et discrètement poignant, d’une constante et majestueuse justesse, dans la calligraphie de la réalisation et dans l’étude des caractères. Les plus beaux moments et plans de Voyage à Tokyo, il convient de les chercher dans l’abandon des personnages, dans ces épiphanies ponctuelles durant lesquelles le masque de sociabilité tombe enfin ; une vieille dame un peu grosse – sa fille se moque encore d’elle, plus ou moins gentiment, après tout ce temps – se reconnaît dans une jeune veuve – Setsuko Hara, femme superbe, actrice talentueuse, héroïne radieuse –, les deux vieillards commentent sans pitié ni médisance la piteuse position de leurs enfants, les hommes entre eux s’avouent leurs désillusions, le fils, chef de gare sis à Osaka, arrivé trop tard, assume son sentiment de culpabilité, quitte à l’oublier fissa. « Fils à maman » cinéphile ornant les murs du décor d’affiches de films, Ozu se garde du moindre angélisme, particulièrement dans le portrait de ses protagonistes âgés, il n’omet pas l’ancien alcoolisme du père, autrefois à la tête d’une « section d’éducation », il montre la colère impuissante de sa fille se retrouvant avec les deux poivrots aux cheveux blancs sur les bras dans son salon, ramenés par un policier, en plus. L’ouvrage séduit également par la modernité, pas suffisamment soulignée, de sa morale, explicitée dans une coda qui remua Satyajit Ray, pensez : une famille, idéale ou déplaisante, ne se résume pas à des liens de sang, elle constitue un organisme vivant remodelé au quotidien, abreuvé par du « sang neuf », en l’occurrence celui d’une étrangère attachante mais pas sainte, tant pis et tant mieux. Dans Gran Torino, autre mélodrame « asiatique », Clint Eastwood se souviendra de ces liens du cœur, de leur persistance, y sacrifiera sa personaraciste et elle-même d’une autre époque.


On peut gloser sur Voyage à Tokyo en tant que manifeste de « l’incommunicabilité » – variante de l’antonionienne de la décennie suivante – entre les générations, témoignage de l’ironique – ou pathétique – « américanisation » des mœurs et des consciences après le double traumatisme atomique impuni, ode apaisante et apaisée à l’écoulement des jours, des années, au fil de l’eau aperçue par une fenêtre ouverte, à proximité rassérénée d’un temple et d’un cimetière – la mort fait partie de la vie, aimons-nous les uns les autres, apprenons à surmonter les deuils et moult aphorismes du même acabit. On peut, de préférence, y lire une élégie sensuelle et modeste – rien, ici, de la noirceur sentimentalo-sociale d’un Naruse, de la rage épique d’un Kurosawa, du lyrisme fantastique ou féministe d’un Mizoguchi, précieux contemporains – opposée à l’agitation de la grande ville, à l’instar du palais impérial immuable et rafraîchissant du haut de ses cinq cents ans et de sa verdure, s’amuser du bébé sous cloche, des fêtards à guitare et accordéon, apprécier la silhouette inquiète de la femme du pédiatre. Entouré par une distribution chorale irréprochable – mentions spéciales à Chieko Higashiyama, Haruko Sugimura et Sō Yamamura, vu dans Tora ! Tora ! Tora !– et secondé par un directeur de la photographie, Yūharu Atsuta en « bras droit », inspiré en studio ou en extérieurs, d’un premier assistant nommé Shōhei Imamura, l’artiste Ozu ne philosophe pas, ne prend pas la pose, ne s’admire pas en train de diriger un chef-d’œuvre dont l’adoubement œcuménique et international excédera le temps imparti à sa propre biographie – plus important, il réalise un grand petit film superficiel et profond, ludique et dramatique, parlant à chacun et adressé à tous les âges – plus appréciable à quarante qu’à vingt ans, cependant –, à tous les langages, qui, significativement, s’ouvre et s’achève – réminiscence d’un poste d’instituteur provisoire ? Allez savoir – aux alentours et à l’intérieur d’une école – tourné au et vers le passé, Voyage à Tokyo s’admire au présent et, espérons-le, encore pour longtemps.   
                                          

La vie est un long fleuve tranquille

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 « Tenir la distance », sur dix minutes ou davantage…


Welles, Dreyer, Ophuls, Antonioni, De Palma, Haneke, Noé, Cuarón, Myroslav Slaboshpytskiy et même Rocco Siffredi – bientôt documenté – ou ses semblables : tous utilisent le plan-séquence. Pourquoi ? Parce qu’ils font du cinéma, pour différentes raisons – saisons, corrigerait Stephen King – et dans des registres certes divers. Le procédé représente une métonymie particulière de cet art du temps et du mouvement. Il permet des « effets de réel » finalement très artificiels, puisque la durée, toujours subjective, ne saurait fidèlement s’aligner sur la trajectoire spatio-temporelle d’un instant dilaté, normé, encadré par les deux coupes du montage. Du reste, comme on le dit d’une métaphore, il peut s’agir d’un simple « filage », d’une succession indiscernable de plans raccordés entre eux par la magie optique et rythmique de l’assemblage. Ici aussi, le principe rétinien de l’illusion domine donc. Cependant, le plan-séquence vise la captation de l’événement, au plus près de son surgissement, de son étalement, de sa conclusion ou disparition. La séquence sidère par sa présence, attire l’œil et fixe l’horloge. Tandis que les minutes défilent, à l’instar d’une bobine de film, le spectateur assiste à une stase de temps excentré, retranché du courant dominant de la narration, de son déroulement. Peu importent la figuration et son motif, le cadre et le décor : le plan-séquence instaure son propre continuum, sa respiration singulière. Il se prête néanmoins, idéalement et mécaniquement, pour ainsi dire, à l’enregistrement de moments mortifères, il donne à voir, à épouser sur et dans la durée un processus de destruction quotidien, sinon imperceptible mais révélé en épiphanie profane par la projection ou le visionnage.

Nul hasard si un viol advient dans Irréversible, si une agression verbale suivie d’un crachat s’installe dans Code inconnu, et moins encore si le gonzoraffole des positions documentées par tranches minutées. À chaque fois se joue, se rejoue, un anéantissement du personnage, de la hardeuse, de la diégèse et de la praxis – le plan-séquence paraphe une agonie, une crise, une performance. L’histoire se met sur pause et passe à un autre régime d’image, plus dense et superficiel, quelque part, au centre du regard, entre le happening et l’exercice de style. Par-delà sa fumisterie foncière et sa majesté hasardeuse, le plan-séquence catalyse quelque chose d’important, de fondamental. Grâce à lui, le cinéphile expérimente l’absurdité innée de sa condition en dehors de la salle ou de la fiction, en écho à ce que l’on peut ressentir à se poster au coin d’une rue pour n’attendre personne, comme le chantait naguère Nicolas Peyrac. Le temps coule comme le sang d’une blessure, il s’écoule à vide, il décharge à blanc, libéré du carcan du récit, des mille alibis des intentions, des significations, des moralisations. La stupéfaction survivante et superfétatoire du X, imagerie d’extase et d’ennui, de « petite mort » et de grande paresse, pudique et ludique, pathétique et tragique, repose en partie ou plutôt essentiellement sur ce phénomène d’un absurde qui dure, qui s’épuise dans sa pure monstration. Regarder un film équivaut à visiter un cimetière, à observer la mort au travail, à estimer le travail de la mort en filigrane de ceux du réalisateur (de la réalisatrice), du monteur (de la monteuse) et cette évidence se décuple dans la représentation divertissante – au sens pascalien – de la sexualité, dans le détournement d’attention et d’énergie qu’elle reproduit à l’infini, adnauseam.

En quête de vérité, de « temps scellé » – formulerait Tarkovski –, de fragment signifiant lesté d’un signifié acté, imprimé sur la pellicule, calqué sur le cœur du monde, le plan-séquence (re)trouve la mort au bout du chemin et du photogramme. À défaut de se « baigner deux fois dans le même fleuve », on aperçoit une noyade miroitée, un parcours vertical vers le fond à l’horizon, une attestation du temps compté, des deux côtés de l’écran, évidemment.  
              

Souvenirs de Marnie : L’Enfance de l’art

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Pas de mouton à l’horizon, le petit prince des sables enfui au profit de l’apprentissage du paysage et de la renaissance d’un visage…


Anna ne s’aime pas, pense que personne ne l’aime, surtout sa mère adoptive touchant une allocation étatique. Au cours d’un été agité, elle va se découvrir et grandir pour finalement intégrer le cercle de la société. En découvrant aujourd’hui Souvenirs de Marnie, adaptation délocalisée d’un roman anglais renommé, notamment recommandé par Hayao Miyazaki, on songe évidemment à Hitchcock, celui de Pas de printemps pour Marnie (blonde attachante, désamour maternel et traumatisme enfantin), Psychose (« Depuis la construction de l’autoroute, on ne voit plus grand monde » dit la parente accueillante, en écho à ce schizo de Norman Bates), Les Oiseaux (village côtier), Rebecca (manoir maudit, gouvernante revêche), Sueurs froides (silo substitué au clocher), voire de La Corde (homosexualité discrète). On pense aussi et surtout à L’Effrontée(deux adolescentes en miroir liées par l’art), à Marianne de ma jeunesse(fantastique domestique, mariage du rêve et de la réalité, marginalité attristée, extatique, des orphelins), à Paperhouse (le phare devient silo, donc), à Carrie au bal du diable (crise de la puberté, perception subjective, rapport à la communauté). Voici les harmonies, voilà les références plus ou moins explicites, auxquelles il convient de rajouter Le vent se lève, sa rime funèbre, et Le Conte de la princesse Kaguya, fable similaire et différenciée sur la féminité, l’altérité, la normalité ; notons au passage que le double échec commercial des œuvres de Takahata & Yonebayashi signa le désolant arrêt des productions du studio Ghibli. Les cinéphiles épris de peinture pourraient en outre évoquer L’Îledes Morts de Böcklin et ceux entichés de littérature remarquer un bal mental à la Madame Bovary. Si l’écriture constitue, selon Roland Barthes et à raison, un singulier « tissu de citations », le cinéma itou, et chacun étoffera cette liste personnelle à sa convenance.




Sur ce riche terreau de réminiscences – une évidence porteuse de sens pour une histoire basée sur la mémoire – prend racine et s’épanouit, tout au long du film, un superbe cerisier purement japonais, par conséquent appréciable sous tous les cieux. Souvenirs de Marnieinterroge ainsi la place de l’individu au sein – au dessin – d’un système social très hiérarchisé, célèbre les aîné(e)s – grand-mère endeuillée, malade, dévouée –, magnifie une nature en danger – les gosses font le ménage sur la plage – et propose à l’œil et à l’oreille – remarquable partition de Takatsugu Muramatsu – une délicatesse de touche et de trait infusée par des siècles de calligraphie, de philosophie, d’idéologie, dans l’acception culturelle du terme. Anna, affranchie des loups de Saura, cristallise en quelque sorte « l’âme nippone », petite fille sage, polie, introvertie et bien élevée, la félicite sa tante rurale, bonne vivante et bonne mangeuse, sur laquelle glissent avec naturel les remontrances et les insultes de sa voisine bien-pensante, flanquée d’une progéniture grasse et indiscrète, lisant à haute voix le vœu de ressemblance – être enfin normal, chimère de marginaux, désir d’exclus, cri et prière du freakfraternel John Merrick dans Elephant Man– et vantant ses beaux yeux bleus d’Aryenne, détail coloré en hypothétique clin d’œil aux forces de l’Axe, à la séduction des contraires, comme Nino Manfredi, dans Pain et Chocolat, assistait, stupéfait, émerveillé, aux ébats d’un groupe de walkyries dans sa Suisse de travailleur immigré sudiste. Bien sûr, mille tourments et courants agitent ce lac placide d’une surface apaisée ou indifférente – la mère par procuration regrette la distance présente, inexplicable, pas seulement imputable aux douze ans advenus –, manifestés lors d’une crise d’asthme dans un jardin public où s’amuse la marmaille en modèle, d’une grossièreté infligée à la grande petite camarade improvisée, envahissante, d’un torrent de larmes après une supposée trahison de l’amie la plus précieuse au monde.



Récit de métamorphose, de reconnaissance et de guérison en parfait opposé du hanté Sudden Impact, Souvenirs de Marnie nous conte l’itinéraire d’une enfant sauvage hautement socialisée, au départ prisonnière d’elle-même, de sa vision du monde faussée, de son manque d’estime caractérisé en dépit de son don de dessinatrice, vers la lumière de l’été, du passé, de la nouveauté vivante et vivifiante, via le très joli et tendre personnage de l’amie à lunettes, sœurette ancrée dans le réel, Sayaka guidant Anna dans la « vraie vie », dans les replis d’hier – journal intime incomplet, puzzleà reconstituer ensemble – dénoués au présent, comme Marnie, figure chthonienne avec sa barque emprunté au nocher Charon, conduit la gosse blessée dans son royaume d’ombres éclairées, de rêveries éveillées, de « roman familial » à combustion lente, enivrante. Autour de l’héroïne respirent des figures à la fois essentielles et secondaires, un couple d’oncle et tante indulgent, bienveillant, un pêcheur mutique et tragique, une femme peintre aux allures de pythie, de conteuse, d’héritière, un médecin rassurant, un professeur qui tend sa main pour récupérer le croquis timide, avant qu’un mioche ne se casse la figure et que cette occasion manquée bouleverse physiquement l’adolescente à l’écart, écartée volontairement à cause d’une invisible blessure. Notre réalisateur n’oublie aucun personnage et l’on se doit, à son image, disons, de souligner l’apport déterminant de Masashi Andō – un ancien employé revenu au foyer fréquenter Kaguya et Marnie, par ailleurs collaborateur du regretté Satoshi Kon sur Tokyo Godfathers et Paprika, pas celle de Tinto Brass, certes – au scénario, à l’animation et au characterdesign, de Atsushi Okui à la direction de la photographie, qui bossa autrefois sur l’apocalyptique Akirad’Ōtomo au camera and electrical departement, de Keiko Niwa, la scénariste de Arrietty, le petit monde des chapardeurs, de Yohei Taneda – la sabreuse et les salopards de Tarantino à son actif – à la direction artistique, de Yoshiaki Nishimura et Toshio Suzuki à la production, le premier plus impliqué que le second, sans omettre la chanson finale de Prisiclla Ahn, beau reflet musical et coda « rapportée » paraissant écrite pour l’occasion.






Hiromasa Yonebayashi, indiscutable capitaine du navire, possédait assurément un équipage de valeur et d’ampleur, et le fantôme de Joan G. Robinson dut probablement applaudir à la traduction méta de son rajeuni Peter Ibbetsonà elle. Souvenirs de Marnie, en effet, ne se contente pas de peindre avec bonheur, candeur et douleur une jeune fille en pleur, il fait d’elle une artiste, et cela change presque tout, transforme le récit allégorique, limpide et mystérieux – étrangeté familière de la psyché féminine sur le point de basculer dans la sexualité, homo ou hétéro, peu importe, cheveux longs ou courts, peu nous chaut, et appréciez dans un sourire amusé le silo en symbole phallique, lieu de terreur entre sœurs et de retrouvailles avec le fidèle Kazuhiko –, en art poétique puissant et vibrant, en démonstration prodomo des pouvoirs de l’animation, de la création. Le regard d’Anna, son projecteur intérieur, transcende le réel de la diégèse, anime une poupée à l’effigie de la bien-aimée, illumine littéralement une ruine, à tout le moins un bâtiment en train d’être rénové, donne à ses fantasmes la consistance d’une œuvre d’art, produit suprême se jouant avec gravité des étiquettes de l’exégèse, des domaines moraux, des registres sémiologiques. Elle ne saigne pas, pas encore, mais elle dessine, et avec une sidérante maturité ; elle n’enfante pas, pas maintenant, mais elle donne vie à des esquisses et à une fantasmagorie qui vont l’aider à vivre, à s’enfanter elle-même, à devenir une belle, sereine et radieuse survivante de sa propre vie, réconciliée avec son entourage. Le cinéaste ne perd jamais le spectateur entre le rêve et la réalité, catégories facilement échangeables ou cruellement inconciliables, il garde le cap avec la lucidité d’un Cronenberg trahissant magnifiquement Le Festin nu de Burroughs, autre hallucination identitaire et artistique. Le film comporte deux moments sublimes exposant cette dialectique subtile et fondamentale, de surcroît fondatrice pour le protagoniste – pas de féminin en français, désolé : une valse entre filles au clair de lune et un diurne adieu sur fond de pardon.





Alors que l’Occident perçoit l’artiste en serviteur de cour – mécènes de la Renaissance et penseurs à l’écoute des despotes dits éclairés –, en paria romantique, sinon démoniaque – l’Allemagne, Balzac, Hugo et Lautréamont – ou en citoyen estampillé engagé, soucieux d’humanisme et d’humanitaire, trois avatars très insatisfaisants, avouons-le, Souvenirs de Marnie le réintègre d’une manière solaire et sensuelle – ah, ces tomates rougissantes, appétissantes nourritures terrestres et spirituelles en paraphe du patronyme – au cœur battant de la collectivité, lui fait une place en mouvement dans la farandole des identités, des rencontres, et le titre se termine par un salut ému, rempli d’énergie, aux amis qui accompagnèrent et facilitèrent le voyage vers soi-même, avant que le tout dernier plan, logique et lyrique, ne vienne cadrer un cahier à dessin vide et vierge, sur lequel tracer, inventer, tous les milles possibles d’une existence, d’un au revoir revigoré à l’enfance et aux femmes à l’origine des destins, des chagrins, des entrains. En cela, le deuxième métrage de Yonebayashi, depuis parti du giron bicéphale, amateur de fenêtre bleue et de ciel gris perle davantage que de nuages blancs ou de lucioles crépusculaires, s’avère infine un grand film politique et poétique, un acte de foi réflexif et optimiste – l’ardeur contrebalance la peur, l’ouverture biologique se joue du double vitrage émotionnel, les rôles sexuels et psychologiques se précisent à la lueur de l’amour, du témoignage des photographies, d’un aveu inutile pourtant réconciliateur – dans la résilience des enfants maltraités, la persistance mémorielle et rétinienne, la présence des êtres chers constamment absents, à portée de rêve et de crayon. Malgré le fiasco financier de l’opus, preuve absurde et significative du mauvais goût globalisé de l’époque contemporaine, des deux côtés de l’océan, sur tous les continents, on se souviendra longtemps, alors que l’on chérissait déjà l’autre, naguère incarnée par une admirable Tippi Hedren, de cette Marnie-là, oui-da. 

       

Darling : Abyss

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 « Cherchez la femme », toujours, même munie d’une lame virile pour trucider son vague à l’âme…


On pourrait certes adresser à Mickey Keating le reproche de Jean-Luc Godard à Xavier Dolan, être jeune encore et faire pourtant, déjà, de vieux films, sinon des films de vieux. On pourrait exécuter d’une seule balle-ligne, la longueur de son argument, cette resucée aseptisée de Répulsion, qui fit saliver puis jouir les critiques supposés spécialisés. On pourrait se lamenter une fois de plus sur l’état du cinéma d’horreur contemporain, réduit à la pose arty, aux recettes de farces et attrapes, au cynisme mercantile, à l’analphabétisme cinématographique. On pourrait à nouveau conseiller à tous ces gens si propres sur eux de quitter leur niche de riches, d’aller se frotter à la rugueuse réalité, de vivre vraiment un instant de terreur pour pouvoir en parler après, en montrer quelque chose d’intéressant, de sincère, de sidérant. On pourrait fermer sa gueule au lieu d’avoir envie de casser la leur, et deux ou trois autres dans l’élan, puisque la bienveillance, l’humanisme, la fraternité, vocables problématiques encrassés par trop de bouches et de claviers, nous donnent franchement la nausée, et pas uniquement sartrienne. On pourrait se contrefoutre des affections, des influences, des citations du cinéaste avec, par ordre d’apparition dans ses propos, certaines œuvres signées Altman, Polanski, les Coen, Jack Clayton, Clouzot, Lynch, Tsukamoto et Hollis Frampton, sans oublier Wise ou Losey. On pourrait remarquer, quitte à manquer de courtoisie, que Sean Young vieillit aussi, ici entrevue dans une silhouette de propriétaire en rime à celle d’Ava Gardner chez Michael Winner (La Sentinelle des maudits). On pourrait se gausser du découpage en chapitres, avant que l’héroïne en vienne à découper sa victime, à la mode Kubrick du Shining, se souvenir que Michel Chion y vit un exosquelette, quel joli mot. On pourrait reconnaître Larry Fessenden, l’auteur de The Last Winter, transformé pour l’occasion en producteur, grimé en policier. On pourrait recommander de se boucher les oreilles à cause de la partition atmosphérique, bruitiste et redondante commise par l’obstiné Giona Ostinelli.




On pourrait accomplir assurément tout cela, mais l’on préférera louer le caractère évocateur de l’ouverture sur les immeubles new-yorkais hantés, quelque part entre Weegee et Woody Allen, surtout à Manhattan. On sourira du rose du titre calligraphique, clin d’œil à Rosemary’s Baby, bien sûr. On félicitera la rapidité d’exécution, douze jours en tout et pour tout, l’excellence du rendu de la Red Epic et une prometteuse maîtrise du cadre. On saluera au passage le beau boulot de Mac Fisken à la photo, son noir et blanc très contrasté assez envoûtant, comme un voile dualiste, intemporel, abstrait, déposé en douceur sur la violence de la diégèse et son aspiration légitime à s’affranchir des marqueurs technologiques de la navrante modernité. On s’étonnera, ou pas, de la présence de deux chansons en français, dont l’une rendant hommage à la Piaf. On appréciera quelques trouvailles : la valise trop lourde dans l’escalier, le collier à la croix inversée, la porte blanche au bout du couloir, à ne surtout pas ouvrir, empruntée à l’abattoir domestique de Barbe bleue, l’aphorisme sinistre gravé au couteau sur la table de nuit – abyssus invocat abyssum, ce qui donne, dans la langue de Racine et à l’usage de ceux dépourvus d’un Gaffiot, l’abîme appelle l’abîme, quasiment une tautologie à la saveur nietzschéenne, même si le film, contrairement à son anonyme, se garde bien de sauter dans la folie et du balcon de la maison maudite, se tient à peine au bord du précipice du formalisme, de la réalité par nature horrifique, bien plus rarement extatique. On repérera la double allusion à Hitchcock le temps d’un faux coupable et d’une salle de bains récurée avec la minutie obsessionnelle du cher Norman Bates, héritage d’ailleurs souligné par l’affiche géométrique. On ne disposera pas, Dieu merci, du temps pour s’ennuyer, le métrage se bornant, tant mieux, à soixante-quinze minutes répétitives et variées. On goûtera l’ironie de la réplique à propos des histoires de fantôme, la gardienne désormais sujet d’effroi, de « légende urbaine » à demeure, avant qu’une proie blonde et fraîche, jeune et innocente, ne vienne occuper sa place dans le cercle infernal de la malédiction, de la boucle bouclée selon la tradition itérative de l’imagerie conservatrice. 




Par-delà son avertissement préventif au sujet de la stroboscopie et de l’hallucination des images, au-delà de ses accélérés intempestifs, de ses insertsà la frontière du subliminal, de ses miroirs narcissiques et schizophréniques, de ses barreaux de rampe à l’instar de leurs homologues de prison, de ses papillons crucifiés sous verre, Darling vaut surtout pour son interprète principale, presque seule en scène, à l’intérieur de la bâtisse et du plan. L’actrice se nomme, reprenez en chœur, Lauren Ashley Carter, et on la découvrit, on la remarqua, dans The Woman de Lucky McKee. Brune, fine, sa petite poitrine entrevue sous la douche servant à la débarrasser du sang masculin, elle irradie littéralement l’écran, elle constitue le cœur vivant du film et son foyer d’énergie noire. En panoplie de pensionnaire, en chemise de nuit blanche, au double sens du terme, immaculée, propice à l’insomnie, en robe du soir et rouge à lèvres, elle porte sur ses épaules menues le portrait subjectif et gentiment misogyne, comme si le genre étiqueté horrible n’en finissait pas de célébrer des cinglées en les magnifiant, avec un puritanisme adolescent troquant le drain contre le vagin, le massacre au lieu de l’orgasme, la mortgore substituée à la « petite mort » intime. La demoiselle, accessoirement co-productrice, anime le vide du scénario, parvient à faire vibrer les murs purifiés de bras, séduit, émeut, captive le regard et le cerveau. On voudrait la suivre des heures pour lui rendre une babiole perdue, pour savoir ce qu’elle avise derrière la porte vierge, ce qui la terrifie à ce point, hors de toute raison – TerrorBeyondComprehensionhurle avec pédagogie l’affiche officielle relisant Le Cri de Munch. Keating, conscient de tenir là une pythie sans peur mais pas sans talent, la suit dans son labyrinthe privé de sortie, d’issue, d’échappatoire. On se doute bien du triste sort qui l’attend, de son suicide motivé par l’occultisme ou la psychiatrie et cependant on accepte de l’accompagner dans sa chute psychique et physique au sein d’un asile eugéniste, où elle ne dort ni ne mange, où elle fume, boit de l’eau et assassine un quidamlevé dans un bar, ramené en sacrifice d’un rape and revenge forcément hystérique. Peu importe l’avenir du juvénile Mickey : dans les yeux de Lauren Ashley palpite mille séduisants et dangereux abysses qu’il nous tarde de revoir, muse obscure et radieuse flanquée de son Pygmalion ou non.  

     

Gandahar : Cortex

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Suite à son visionnage en VOD sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de René Laloux.


Passé-futur du récit et d’une double prophétie en miroir de la réalité de la production : l’enfant bleu des années 70 dut attendre une décennie pour parvenir jusqu’à l’écran du fric, du SIDA, de la pornographie domestique et des boîtes à rythmes. Mitterrand & Reagan : les frères Weinstein tripatouillent avec un nouveau titre à la Kylie Minogue et l’appui d’Asimov aux dialogues (Raphaël Cluzel écrivit en partie Thomas l’imposteur pour Franju), de Glenn Close substituée à notre Anny Duperey endeuillée. Voilà Caza, après Topor et Mœbius, dont Les Maîtres du temps, sorte de rencontre du Petit Prince avec le Petit Poucet, « traumatisa » certaines enfances hexagonales et perceptives. Appréciable et symbolique ironie que d’aller concrétiser en République Démocratique de Corée (Kwang-seun Kim à la manœuvre), pour des motifs financiers, ce conte politique, discrètement érotique, sur le destin, la dictature, l’anormalité, le suicide d’une pensée littéralement « unique », incarnée dans les basses amusées de la voix de Georges Wilson. Gabriel Yared compose une tapisserie sonore évocatrice tandis que Christian Zanessi se charge de la marche martiale des hommes en métal au creux vertigineux, en présage du Prophecy Theme de Brian Eno pour Dune. On pense évidemment, naturellement, à Métal Hurlant (Philippe Gauckler assure le design des machines), on se remémore Richard Corben à cause de ce bleu psychédélique dominant, de ces doux éclats de couleurs surréelles ; on songe à Jean-Claude Forest en raison de la sensualité généralisée, faune, flore, femmes aux seins nus et aux crânes rasés allaitant des créatures animales aux allures de tatous, surgies de plantes phalliques en orgasmes liminaires.





Le rêve d’une utopie matriarcale refusant la technologie, baignée dans la « douceur de vivre » et l’oubli du « métier de la guerre », inclut des expériences génétiques, voire eugénistes, en boomerang et en bannissement. Les monstres exclus-reclus dans leurs grottes s’avéreront sauveurs de la planète pas si pacifique et le cerveau des origines voudra juguler son désir totalitaire à venir. Sa vieillesse usée, métallique, se nourrit en masse de corps jeunes et beaux en réminiscence de l’extermination nazie et son VRP tient un discours communiste sur l’abolition du moi individuel. Un couple gentillet, elle, sirène villageoise au parfum d’océan, lui, « servant » inexpérimenté au prénom forestier, se voit libéré d’un œuf violet par un dinosaure maternel puis sucré de la version US puritaine. Gandahar, lutte mentale (cf. l’envol de Jasper, féminine forteresse anthropomorphe au visage hiératique) et culturelle – de la SF animée en France ? Et puis quoi, encore ! –, brasse quelques thématiques essentielles du « genre » d’après un roman de Jean-Pierre Andrevon mais repose surtout sur une belle idée contradictoire – la pétrification du mouvement. Laloux, clairvoyant, le dit lui-même à Positif, le cinéma (ou la photographie) crée des fantômes, s’inscrit dans le passé, le dessin animé fait advenir un futur, donne vie aux croquis au moment de la projection. Les gandahariens, cueilleurs et non chasseurs, se figent temporairement sous le feu de lasers très vintage, statues de pierre horrifiées en rime avec les fossiles sexuels de Pompéi, les victimes de Méduse ou la femme de Loth devenue sel en récompense d’un regard en arrière sur Sodome et Gomorrhe, capitales bibliques de la « petite mort ». Le dénouement impose en vitesse une épiphanie rassurante, mariage de la tête revenue dans les airs, des jambes des combattants à terre, en clin d’œil aux noces disons anatomiques de Metropolis.






Avec ses oiseaux-miroirs à la Cocteau, avec sa poésie d’une autre époque, avec ses mille ans de sommeil écoulés en un seul plan, le film boucle ainsi une belle trilogie, car on ne doute pas des vertus de La Planète sauvage ni de celles des courts métrages d’un auteur majeur et modeste de l’animation francophone, logiquement installé à Angoulême avant de rejoindre, voici une douzaine d’années, ses aimables allégories adultes dans leur espace-temps aléatoire, alternatif, addictif, via une porte stellaire ne fonctionnant plus cette fois, hélas ou heureusement, « dans les deux sens ».


Les Pleins Pouvoirs

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Écrire sur/contre et au-delà du cinéma.


Reagan, Bush & Trump. Une belle trinité d’enfoirés, en vérité. Quel beau scénario de fachos caricaturaux, terrepetita, voilà. Voxpopuli, vox vomi. Toujours les nazis remercieront la démocratie. Et en face la blondasse WASP suffisante, établie et menteuse autant que son mari amateur de cigare buccal dans son ex-bureau dit ovale, qui se morfond dans la victimisation sexuée (pas élue parce que femme, ben voyons). Comme le ça à ciel ouvert, la décharge de mots, d’injures, de mains au cul verbales et verbalisées. Un grand pays peuplé de petits esprits. Qui mérite bien ce respectable résultat de scrutin, ce plébiscite par procuration de crétins. Qui proposait un choix non plus cornélien mais suicidaire. Tout ceci éclaire sur la colère, la bêtise et l’irresponsabilité généralisées. Les terroristes s’éclatent dans un monde terrorisant. Poutine, barbier de Sibérie et gymnaste du KGB, imite De Niro en taxidriveradepte des pompes en solitaire. L’écœurant président supposé normal, classé à gauche, spécialisé dans les homélies laïques (dans son élément mémoriel à Compiègne), épris de starlette inepte, contempteur de pauvres incapables de se payer des soins dentaires, invite le ploutocrate à moumoute à changer, à s’amender, à commercer, à l’instar de la Chine et tant pis pour les droits humains dissous dans le turbin-butin mondialisé. « Demain est un autre jour », assure Tara à contre-jour. Une façade en flammes et rien, absolument rien derrière, ironisait Selznick en parabole méta et politique. Des attentats exécutés avec éclat, des guerres invisibles, des bombardements de bien-pensants et roule ma poule à Mossoul. Tu n’as rien vu à Hiroshima, ni à Srebrenica, ni à Kinshasa, ni où tu voudras et cela dure depuis des millénaires. Avec le temps optique viennent la complexité de la mise en scène, le raffinement de la réalisation, la sidération du spectaculaire, la laideur populiste des mauvais acteurs.


De Gaulle, résistant londonien, déjà se moquait des citoyens adultes camés à Mickey puis les insulaires British fermèrent leur frontière marine, pour ainsi dire, au grand plaisir de Morrissey, le chanteur désenchanté, pas le réalisateur républicain. En Hongrie aussi, ils refoulent les réfugiés, en suppôts du Méphisto de Szabó, tandis que l’Union européenne, nécessaire et malsaine, s’enlise dans le bricolage d’urgence et d’incurie, que la France délocalise des transits appelés à durer, au sein d’un territoire connaissant depuis quarante ans un chômage structurel et des tensions « ethniques » – ils parlent ainsi, outre-Atlantique – indéniables, vérifiées à chaque « rendez-vous civique » (injonction de vote, sous peine de passer pour un « mauvais Français », « de souche » ou non). Mais vive la République, la laïcité, l’Éducation nationale et le CNC ou son actuel acronyme intégrant « l’image animée ». Les images justes de Godard, qui s’en soucie, ici, au juste ? Tant que l’on continue à partir en vacances en été, à skier en hiver, à ingurgiter au quotidien la camelote télévisée, l’ersatz numérique ; tant que les vieillards s’échinent à crever dans leurs mouroirs, les malades à succomber aux soins palliatifs, quatre-vingt-cinq pour cent d’une classe d’âge à décrocher son bachot, Sting à revenir aux sources policières au Bataclan renaissant, tout va pour le mieux, non ? Et si tout cela ne vous convient pas, personne ne vous retient, allez donc émigrer au Canada, son site en ligne pris d’assaut mardi soir, paraît-il, amusante « légende urbaine » en rime à celle, radiophonique, des Martiens de Welles empruntés à Wells. Heureusement qu’il nous reste le cinéma pour rêver, pour ne surtout rien changer, pour se lover dans la nostalgie rassie et la gloire éphémère d’aujourd’hui. Que l’on parle à ce point de ce qui devrait à peine occuper une seconde d’attention stupéfie et désole.


Oui, continuons de la même façon, appelons de tous nos vœux et en plein jour l’avènement légal et commercial des « forces obscures ». Les Lumières arrogantes, on vit ce qu’elles enfantèrent, des bourreaux, des guillotinés, des affameurs, des nettoyeurs, de piètres peintres, des généraux orientaux, des pensionnaires du goulag et des exterminés de génocide, problème « racial » finalement solutionné par l’industrie (comptons sur les charmants émules de Mengele pour nous concocter de délicieux cocktails eugénistes) ou à la bonne vieille machette. Le cinéma, mon petit gars, qui ça intéresse encore, à part les branleurs et les impuissants (pléonasme) ? Dans un monde essentiellement sadien, la narration disparaît, la morale défaille, les sens s’avèrent insuffisants. La vie se réduit à un simulacre, à une stimulation, à une suite interminable, adnauseam, de chiffres, de produits, de combustibles, de « matières premières » anonymes à liquider à bon marché. Au terme des cent vingt journées sodomites, voire pasoliniennes, présage apocryphe du poussiéreux Nouveau Roman, il n’existe plus de personnages, de « message », d’intrigue et moins encore de style : la littérature se fait enculer par la comptabilité consumériste et sinistre de l’assassinat, par l’énumération pure, purifiée des affects, du massacre vertigineux et harmonieux. Bienvenue dans l’art du vingtième siècle, dans la modernité envisagée avec une géniale et dérangeante lucidité. Les livres et les films devraient servir à l’identique, nous brûler les mains et les yeux, nous tendre un miroir aussi noir que l’âme, nous fournir quelques outils pour lutter contre notre vilenie chérie. Pas d’édification, cependant, plutôt de l’observation, voir enfin les choses et les êtres dans leur nudité de festin, dirait Burroughs, quand chaque convive avise exactement ce qui se tient au bout de sa fourchette (polenta aux clous au menu sur la carte infernale du Frioulan). Mais le box-officeannexe jusqu’à l’auteurisme estampillé social – sur l’écran n’apparaît qu’un mensonge en effet éhonté, « engagé », récompensé, foutrement inoffensif.


Après le « communicant » aux faux airs de Sidney Poitier – devine qui vient jouer à l’homme des foules ce soir ? –, à la décontraction très étudiée, au bilan quasiment inexistant, inutile de te draper dans ta couverture sociale, ex-avocat de Hawaï, voici donc le sacre du magnat, du mogul, du tycoon, de l’avatar des producteurs hollywoodiens d’antan, maîtres des fictions, des carrières et des apparences, plus proche de Tapie que de Hearst. Le Greg Stillson de Stephen King, David Cronenberg et Martin Sheen peut aller se rhabiller à Castle Rock enneigée : la baudruche inculte, ignare et hâbleuse (une pensée au passé pour la jolie Kelly, « hardeuse » homonyme), fils d’agent immobilier, révélateur pedigree, dispose à présent du fameux bouton rouge associé au joujou nucléaire. Les Latinos changent de couleur, paraissent presque albinos. Construisez-moi fissa ce mur mexicain que je désire asseoir. Regardez bien comment je vais diriger cette puissance mondiale auto-proclamée « gendarme du monde », avec mille brillants exemples. Au lendemain de la gueule de bois au champagne de parvenu, une poignée de guignols abreuvés au « politiquement correct » agite des pancartes en déni sur Times Square sans Mr. Robot. Il en faudra plus pour l’arrêter, il en faudrait davantage pour vous rédimer. De l’autre côté de l’océan, que l’on se garde toutefois de donner trop de leçons de morale républicaine, de psychologie des masses, d’antiaméricanisme au carré, risible spécialité française, car la « cinquième colonne » fait florès là également, l’onanisme se pratique devant les blondes héritières ou les prêcheurs barbus. Les beaux lendemains du storytelling et des connards aux super-pouvoirs en costumes bariolés se dessinent à l’horizon d’attente de l’électorat, de l’audimat. La pulsion eschatologique tourne  à plein régime visuel, la dimension mythique réclame son tribut réel à la tribu des votants, des mécontents, des partisans de l’inertie (poser son postérieur dans un fauteuil en velours au creux matriciel d’une salle obscure, extatique régression autorisée, encouragée, sponsorisée en nos contrées avec de l’argent public). The End, really, at least, Mr. President.   
         

L’Étreinte du serpent : Medicine Man

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Suite à son visionnage en VOD sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Ciro Guerra.


Tout se reflète dans et au-delà de ce film dédoublé : les personnages, les voyages, les histoires, les trajectoires, les intentions et les réalisations. On peut certes songer, en bon cinéphile français casanier, à Herzog, Jarmusch, Coppola, Boorman, Tarkovski et Kubrick, voire à Veber, Malick, Gainsbourg, Russell, Gomes ou Deodato, mais toutes ces réminiscences ne s’avèrent finalement que miroitements passagers à la surface mouvante, émouvante, d’une œuvre autonome et indépendante, qui respire très bien toute seule, merci et tant mieux pour elle. Lesté de huit tonnes de matériel, de plusieurs langues (Babel colombienne), d’une lourdeur logistique consignée par l’auteur, à l’instar des explorateurs pris en modèle, en inspiration, dans un journal de bord, le métrage affiche une légèreté, une sérénité de chaque plan. Avec son classicisme occidental et son humour discret, L’Étreinte du serpent nous donne à voir, à revoir, à ressentir et à écouter l’Amazonie d’hier, du début puis de la première moitié du vingtième siècle ; il se réfléchit surtout au miroir des regards, des témoignages, des visages (de survivants), jusqu’à constituer une chanson philosophique incarnée sur l’image, sa nature, sa valeur et son pouvoir. Le « film d’aventures » agencé avec raison, détermination, courage et hommage, questionne en effet le cinéma, la représentation et la perception. Doué d’une aisance de presque débutant – trois titres au compteur, moult récompenses dans leur sillage –, Guerra, pacifique cinéaste-ethnographe, raconte une triple odyssée intérieure et délivre un envoûtement méta. L’Indien se sent vide, vidé de souvenirs, mort-vivant magnanime en rime aux Blancs venus chercher l’herbe magique devant les guérir ou soigner les arbres riches du précieux caoutchouc. Le rêve, denrée (culturelle, diégétique) rare et précieuse, lien et moyen, palpite au cœur de l’opus bercé par un fleuve-région à deux rives, à mille berges, par un enregistrement sur gramophone de La Création de Haydn, à l’unisson de la coda du Pialat avec Marlène en sirène.


Pour apercevoir le serpent cosmique et cosmogonique, pour étreindre de toute son âme l’anaconda en soi, il convient de se camer avec les produits du coin aux noms « exotiques », de se débarrasser des cartes, des boussoles, des malles remplies de science et de sentimentalité. Une photographie relie matériellement les époques et abolit les temporalités : le guide hiératique et hilare, sur sa barque infernale et virginale, se contemple et se lamente face à cet alter ego creux et silencieux, simulacre destiné, avec son consentement, à édifier les lointaines populations européennes. Le cinéma, monstration spectrale, sinon stylisée, du visible, toujours en train de se conjuguer au présent du passé, se déploie avec lenteur, sans longueurs, dans son élément de captation, d’évocation, de transfiguration. Le noir et blanc (beau boulot de David Gallego) instaure une distance temporelle et suscite une abstraction essentielle. L’eau, la végétation, la nudité, les vêtements étrangers, se parent d’une patine esthétique et fantomatique (« Tu me vois ? » demande explicitement le vieil homme au second visiteur). Grâce à l’artifice, le jeunot Ciro fait s’aboucher la fiction et le documentaire, y compris celui du tournage, l’immanence et la transcendance, avant que l’invisible matérialisé ne se donne brièvement à contempler en couleurs durant un trip dont la modestie amusée ne doit rien au mysticisme épique d’Andreï dans ses icônes, Stanley dans l’espace ou même Gaspar Noé dans l’utérus d’outre-tombe. Un double élan porte le film – reconquérir son histoire-identité, prolonger un héritage-partage – et un motif graphique de métamorphose revient à trois reprises. Les papillons, par ailleurs épinglés dans leurs cercueils de verre, entourent l’ancêtre en présage de l’ultime plan, où ils cernent de leur nuée caressante le botaniste autrefois atteint de duplicité, désormais éveillé/réveillé sur un sidérant sommet à la Rossellini, aussi intimement transformé que la Bergman à Stromboli.



Outre le clin d’œil aux « ennemis intimes » allemands de Werner & Klaus, la blancheur des ailes duplique celle de la plante « sacrée », incendiée, recherchée avec l’ardeur indolente d’un William S. Burroughs en quête du fameux yage, équivalent organique, naturel, de l’écriture, drogue personnelle et relationnelle à dealer en librairie et dans les esprits. Au cours de la progression picaresque, les hommes (attachant quintette d’acteurs) s’apprivoisent, se dévoilent, se moquent gentiment d’eux-mêmes et rencontrent des ermites perdus dans un asile végétal et amoral à la démesure de leurs péchés, maltraitance enfantine par curé capucin ou cannibalisme eucharistique (pléonasme) pour gourou dingo. La jungle immense rend cinglé, nul ne l’ignore depuis les chasses particulières du comte Zaroff, à part ce mauvais père de Rousseau, bien sûr. Elle catalyse itou la meilleure part de l’espèce, une éphémère fraternité, un dénuement harmonieux, une solidarité tangente à la violence, au massacre, à l’esclavage, aux outrages. Ni angélique ni panthéiste, ni manichéen ni malsain, ni poseur ni racoleur, L’Étreinte du serpent propose un poème en prose audiovisuel, sensoriel, une réflexion nécessaire et tout sauf austère – sensualité des éléments, des dessins, des corps – sur la « civilisation » et la « sauvagerie », leurs noces impossibles, sanglantes, probables et excitantes. Le guerrier orphelin, isolé et rescapé, bientôt évaporé avec élégance, colérique, mélancolique et mutique, souffle son « sperme du soleil » (une poudre aux allures de coke) directement sur l’objectif, accessoirement dans la narine de l’universitaire malade – n’hésitez pas à inspirer ce labor of love inspirant et plaisant, formateur et prometteur. « Le savoir appartient à tous » et le cinéma, la mémoire, l’avenir également, pas seulement au cœur des radieuses ténèbres d’un territoire à la fois cimetière et matrice, « poumon » et cargaison, réservoir de mythes, de reconnaissances, de terreur et de beauté. 


Il est difficile d’être un dieu : La Chair et le Sang

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Suite à son visionnage en VOD sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Alexeï Guerman.


Mûri puis tourné pendant plusieurs années, le finalcut finalement hérité par l’épouse-scénariste et le fils du cinéaste décédé (rememberEyes Wide Shut de Kubrick), arrivé après une version écrite par Jean-Claude Carrière passée souverainement inaperçue, Il est difficile d’être un dieuennuya en Russie, ravit en Europe. On cita ici (aux USA plana l’ombre démiurgique et shakespearienne de Welles), scolairement et paresseusement, Tarkovski, Eisenstein, Klimov, Sokourov, Leviathan et My Joy, Gilliam, Pasolini, Tarr ou Verhoeven, sans oublier bien sûr Bosch & Brueghel l’Ancien, avec un soupçon de Gustave Doré relisant Dante, un zeste de Rabelais en organique écho hexagonal. On se gargarisa des possibles parallèles avec les dictatures soviétiques d’hier, avec l’autocratie selon Poutine aujourd’hui, on se rendit ivre de la supposée trivialité, on se vautra délicieusement et par procuration dans la « fange » de la « déliquescence » infernale d’un « film-monde » « épuisant » aussitôt propulsé – à l’instar des Terriens sur Arkanar ? – au rang de chef-d’œuvre posthume. Tout ceci, bel et bon, ne saurait suffire ni rendre compte avec exhaustivité d’une expérience singulière et spectaculaire, dont l’échec s’avère plus intéressant que la réussite, à tout le moins riche d’enseignements pédagogiques (pléonasme frisé) sur le cinéma et son au-delà – notez au passage l’absence radicale de la moindre transcendance, soulignée par l’ironie fatiguée du titre. Durant trois heures hors trois minutes, le spectateur se trouve embarqué, comme on le dirait d’une caméra de reportage martial, dans un univers médiéval, grotesque, circulaire, saisi dans un noir et blanc à la fois granuleux et vaporeux (direction bicéphale de la photographie due au duo Vladimir Ilin et Yuriy Klimenko).



Escorté par le commentaire euphémistique d’une voix offsurplombante, Don Rumata (solide et pas roux Leonid Iarmolnik) déambule durant une journée plus une nuit (réminiscence de la dilatation temporelle à l’œuvre dans Ulyssede James Joyce, autre amateur notoire de corporalité, de quotidienneté, entre rasage et latrines), visite un pandémonium reconstitué en Tchéquie (extérieurs) et à Moscou (intérieurs), adaptation apparemment très libre d’un roman philosophique des frérots Strougatski (déjà requis pour Stalker, on s’en souvient peut-être), paru dans les années 60, au temps de Brejnev, donc, et semble-t-il réflexion prophétique sur ce que l’on dénomme désormais le « droit d’ingérence », voire le devoir. « Il n’y a pas eu de Renaissance » affirme laconiquement le narrateur paraissant singer les commentateurs russophones des films étrangers en streaming repeints en cyrillique. En effet, souffrant d’un retard de « huit cents ans », la société de là-bas se voit mise au pas par un certain Don Reba et son armée de Gris (les Noirs ne valent pas mieux). Massacre mémoriel d’intellectuels, d’artistes, de scientifiques : l’observateur doit-il réagir ou se contenter de sa neutralité extérieure ? La mort de sa compagne, la douce Ari, au cou transpercé par une flèche, décidera pour lui, ange exterminateur infineretrouvé dans une flaque incapable de purifier le sang sur ses mains et peu désireux de rejoindre ses congénères terrestres. Oui, difficile d’exercer sa divinité, surtout sur un tel territoire braillard, paillard, hilare, composé de boue, d’excréments, d’entrailles, délavé par la pluie, la brume, la nuit.



Après un plan comme perçu à travers une lunette astronomique pointée sur ces repoussants et arriérés cousins (consanguins, ofcourse) des Sélénites de Méliès, Alexeï Guerman s’affranchit du cadre (de l’alibi ?) de la SF, du filigrane de l’allégorie politique et suit – nous fait suivre, par conséquent – son protagoniste englué dans le magma, engoncé dans de fluides et déliés plans-séquences au plus près des corps, des visages, des objets. Nous voici en plein Rosetta russe revu et corrigé par une troupe de happening, d’émules du Living Theatre grimés en morts-vivants vivaces, loquaces et salaces. Le déploiement raisonné, orchestré, théâtralisé de cette « folie » nationale, de cette « âme slave » insaisissable, nous évoque personnellement le Boris Godounov de Żuławski, certes délesté de sa puissance musicale moussorgskienne, de sa dimension outrageusement méta (pas de perche ni de proscenium dans le champ, mais une post-synchronisation généralisée participant de l’étrangeté, de l’abstraction du métrage). La troupe, du reste, ne paraît guère prendre tout cela au sérieux, et adresse à travers le « quatrième mur » de l’écran des regards caméra drolatiques et complices, agite devant l’objectif des mains voletantes ou un sabre dentelé. Si cet humour et cette distance, invisibles aux yeux de la critique par ailleurs impuissante à les savourer même à Salò, sauvent en partie l’ouvrage, le vaccinent contre la tentation de l’emphase, de la pose, de la cosmogonie auteuriste, Il est difficile d’être un dieupèche cependant et justement par son rigide caractère aspirant, le dispositif démontrant vite sa limite et la répétition des circonvolutions lassant la plus volontaire des patiences (songeons aussi à l’arrogant, récent et risible The Revenant, étalon cynique de cinéma dit immersif).



La démesure aux faux airs de boursouflure n’attire jamais vraiment et les silhouettes en myriade s’époumonent et gesticulent en vain, l’obstination à les côtoyer créant l’effet inverse de désinvestissement affectif (apriori semblable tare de l’opus littéraire). Pareillement, les éléments hystérisés, homogénéisés, nous laissent de marbre (tel l’homme de Wajda) et à défaut de sentir le sang, le sperme et la merde (inodore y compris chez Sade, osait Barthes), on renifle le décor, l’artifice, les canons à eau et le colorant grandiloquent posé en enduit sur la face héraldique. À des années-lumière de la mélancolie, du silence et du lyrisme tarkovskiens, le film lorgne davantage vers la robuste errance narrative et picaresque de Taxi Blues, vu alors en salle assorti d’une présentation francophone par le sympathique Pavel Lounguine (son Un nouveau Russe pouvait servir itou de sous-titre à cet article), du ludique Manuscrit trouvé à Saragosse de Wojciech Has, contemporain du bouquin des frangins, d’après Potocki. Rappelons en outre aux amnésiques et aux émotifs qu’il ne suffit pas de contourner la narration (souvent éreintante dans sa tradition intéressée, régressive) pour donner dans l’expérimentation, que le plan-séquence ne débouche pas perse sur du « temps réel », même s’il parvient, par essence, à capturer quelque chose de la durée subjective, et que l’Enfer, bande de mécréants ou de damnés, peut aisément se situer dans un milieu assaini, aseptisé, eugéniste (cf. AmericanPsycho) et certainement pas aux abords de l’Achéron au néon du Subway de Besson.



« En l’état », Il est difficile d’être un dieu constitue un « testament » rarement saisissant – les gibets humains ou animaliers de naguère relèvent de l’accessoire d’antiquaire face aux innombrables et inventives atrocités modernes, complaisamment retransmises au JT ou en ligne – et quasiment interminable, pourtant équilibré par une générosité/prodigalité de chaque plan (la surcharge graphique ferait presque passer l’esthétique baroque pour un modèle de classicisme) et une saine modestie dans le grandiose « en circuit fermé » de son eschatologie universelle, intemporelle. La filmographie de Guerman, courte et renommée, célébrée à l’unisson à la Cinémathèque, reste à (re)découvrir, même au moyen de cette porte massive et poussive, creuse et audacieuse, un peu trop belle et pas assez cruelle.           


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