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Channel: Le Miroir des fantômes
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Cadavres exquis dans le 7e Art : Quatre créateurs du cinéma mondial : L’Argent

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Le chic du fric pour « faire la nique » capitaliste aux critiques auteuristes…  


L’auteur sait lire plutôt qu’écrire ; du reste, personne ne lui demande de jouer les Michelet du cinéma et, en tant qu’historienne improvisée, elle s’en sort honorablement, au-delà de confusions graphiques ou identitaires passagères (Welles pour Wells, King pour Charles Vidor, Retour vers l’enfer au lieu de Voyage au bout de l’enfer, « Sylvio » Berlusconi et compagnie). L’ouvrage, épais et fluide, aux faux airs de Vidal et au titre nécrophile discutable, vaut essentiellement pour son caractère synthétique (l’appareil des notes, souvent des renvois bibliographiques, fait une trentaine de pages). Marie-Christine de Montbrial, elle-même productrice pour les écrans petit et grand, accessoirement ancienne de Gaumont, retrace le parcours professionnel et privé d’un quatuorde valeur et de pouvoir, avec à l’arrière-plan sept décennies de création et de commerce des deux côtés de l’Atlantique. Elle se base sur des biographies antérieures dont certaines non traduites en français, autant que sur ses propres souvenirs pour ainsi dire décantés, mis à distance et en perspective par le défilement des années, puisqu’elle connut et/ou travailla en compagnie de Gérard Lebovici et Daniel Toscan du Plantier (qui lui « donna sa chance », donc). On n’apprend pas grand-chose sur Selznick, un peu plus sur Lew Wasserman, on révise ce que l’on savait de Lebovici et DTP.



Modestes débuts ou cuillère dite dorée, rencontres primordiales et femmes dans l’ombre tout sauf effacées, fréquentations mafieuses et assassinat de fait divers, détermination, ascension, révolution, disparition, judéité discrète, comptabilité « créative », mémos monomaniaques et mécénat de mélomane à la marguerite, agence puis empire artistico-économique, Tara à Atlanta, MCA & Artmedia, Universal ou Champ libre, la Hollywood Canteen versus Wall Street, Ingrid Bergman, Francesca Comencini, Bette Davis, Betty Grable, Isabelle Huppert, Jennifer Jones, Vivien Leigh, Sabrina Mesrine, Marilyn Monroe, Isabella Rossellini, Jean-Paul Belmondo, Guy Debord, Gérard Depardieu, Federico Fellini, les frangins Kennedy, « Joe » Losey, Maurice Pialat, Alain Poiré, Jean-Pierre Rassam, Ronald Reagan, Myron S. et Frank Sinatra, Steven Spielberg, James Stewart ou Hitchcock en point commun (le O différencié de David Selznick moqué via le protagoniste de La Mort aux trousses ?) : la ronde se déploie une nouvelle fois. Madame de Montbrial maîtrise son domaine (contrairement à l’opinion répandue, un producteur paie rarement), sait en parler avec pédagogie, clarté, esquissant des silhouettes sans succomber au namedroping, à la psychologie, à la sociologie (en bon littéraire, nous ne prêtons foi, et encore, qu’aux sciences « dures », non au ramassis d’impostures « intellectuelles » classées en « sciences humaines »). « Pour l’anecdote » ironique, son gros livre rouge occupait à prix très réduit et à l’état neuf une travée de bazar, parmi ses semblables invendus !  



Produire, dit-elle, pourrait-on pasticher la Duras – à défaut de proposer un vrai point de vue stylistique et politique sur ce sujet essentiel, n’en déplaise aux rêveurs, aux mystificateurs, à tous ceux qui ne veulent se salir les mains et les yeux au contact de l’argent, du relationnel, de la fabrication et diffusion concrètes des œuvres, des produits, qui se gargarisent à longueur de prose morose avec les « obsessions » des cinéastes, le glamour des stars, l’éphéméride hebdomadaire des sorties, cette évocation roborative – et parfois amnésique, quand elle oublie de signaler l’éviction de Bernard Herrmann sur Le Rideau déchiré, due en partie aux pressions pop de Wasserman, ou œcuménique, lorsqu’elle tire comme moralité sucrée d’ensemble une réconciliation générale et « familiale » – se lit cependant sans déplaisir et s’achève par quelques observations contemporaines assez judicieuses sur le morcellement des responsabilités, l’essor de nouveaux marchés (en Asie ou Russie), sans omettre la faible représentation féminine au poste et à toutes les époques. Maître d’œuvre insomniaque-obsédé, chef d’entreprise taciturne, « éminence grise » polyvalente ou esthète dispendieux en quête de modèles paternels, chacun des « grands hommes » pragmatiques et romanesques incarna une certaine idée souvent passionnée du cinéma.

Aujourd’hui, il faut compter, au propre et au figuré, avec la TV, les aides étatiques, les départements « indépendants » des studios majoritaires, le numérique émergent, Luc Besson, Jérôme Seydoux, Jerry Bruckheimer ou les Weinstein Brothers – affaires amères, mon frère d’euro ou de dollar...


The Machinist : Insomnia

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Travail à la chaîne, temps modernes d’une comédie noire, mécanique du meaculpa


Tout le monde veut savoir comment va Trevor Reznik (transparent clin d’œil de Scott Kosar à Trent Reznor + patronyme judéo-tchèque désignant le métier de… boucher), de la prostituée au patron en passant par la serveuse. En vérité, malgré son doux déni, Trevor va très mal, il dit d’ailleurs ne plus dormir depuis un an et sa vie de zombie, à vrai dire, s’apparente à un rêve éveillé, à un cauchemar diurne. La première fois que l’on voit Christian Bale (pas encore Bruce Wayne, auparavant Patrick Bateman pour l’insipide et soporifique American Psycho selon Mary Harron), derrière une baie vitrée, l’acteur fait peur, avec ses joues creusées, ses blessures faciales, sa chemise à sinistres rayures de rescapé d’Auschwitz. Il se donne à voir en pure image décharnée, en personnage isolé dans la solitude d’un cercueil de verre, formulerait Ray Bradbury. Quelques lumières se reflètent sur la vitre, mais la nuit immense, celle de la ville, celle de son âme, semble sur le point de l’avaler, de le faire définitivement sombrer. Le christique Reznik (le brillant Roque Baños, entre une BO pour Saura ou de la Iglesia, composa la partition de La Résurrection du Christ de Kevin Reynolds, le Moïse de Waterworld), en train de s’endormir, incapable de ne pas veiller (titre italien évocateur que L’uomo senza sonno), rongé par l’on ne sait quelle culpabilité plus efficace que le plus impitoyable des régimes, laisse tomber au sol un exemplaire relié de L’Idiot par « Dosto » (au cinéphile-lecteur le soin ludique de relever d’autres rimes et emprunts au « monument » russe) et l’on se doute assez vite que le crime de ce possédé va rencontrer son châtiment.



La « condition ouvrière » n’intéresse guère notre réalisateur (Brad Anderson dirige paraît-il en partie depuis une civière, aussi amoché que le protagoniste-comédien délesté de vingt-huit kilos, un record et une inversion de la prise de poids commise par De Niro en Raging Bull) et en cela, ce film américain tourné, faute de financement national, dans une Espagne dévitalisée, anémiée (dans sa palette de gris, de tons glauques, de teintes délavées, Xavi Giménez, déjà à l’œuvre sur La Secte sans nom infanticide, avant de signer la lumière du solaire Agora, ne réserve qu’une seule tache de couleur, rouge sang, évidemment, à une voiture dédoublée, d’adulte et d’enfant, Pontiac en écho au Petit Chaperon rouge du ghetto de La Liste de Schindler), s’inscrit dans une tradition majoritaire d’invisibilité : même les métallos de Cimino dans Voyage au bout de l’enfersemblaient méconnaître jusqu’au nom de Marx. Par contre, il démontre une discrète virtuosité à saisir un esprit tourmenté contaminant sa réalité, par conséquent celle du film (le cinéma, hallucination collective et individuelle en substitut d’un réel par essence illusoire, assureraient les Cathares, plutôt à (ré)inventer, corrigeraient les existentialistes). Ni Fincher (ostentation satirique et schizophrénique de Fight Club) ni Nolan (limpide complexité temporelle de Memento), ni Hitchcock (en dépit de la jolie surprise de la présence d’Anna Massey en propriétaire, naguère si singulière dans Le Voyeur ou Frenzy) ni Cronenberg (une photo maternelle oriente une seconde, à tort, vers le « souvenir-écran » œdipien de Spider), Anderson, bien servi par un scénario simple et astucieux (qu’il n’écrivit pas), lorgne néanmoins vers Sir Alfred, autre chantre catho de la faute originelle, consubstantielle, disons, avec ses faux coupables jamais vraiment innocents (alors que le virginal prince Mychkine se débat dans un monde infernal), souvent mateurs sentimentaux, sinon monomaniaques (Reznik astique le carrelage de sa salle de bains à la brosse à dents, épris du zèle de Norman Bates dans son meurtrier motel), et son machiniste somnambulique ne peut qu’évoquer itou le Caligari expressionniste.



Heureusement pour lui et surtout pour nous, son opus, réalisé juste avant un remarquable segment de terreur « sonore » pour les Masters of Horror, transposé en français par l’explicite et jeuniste Un son qui déchire, ne constitue pas un petit bréviaire de cinéphilie bien tempérée dans sa dépression scolaire, voire universitaire. The Machinist, grand petit film de chambre (obscure, mentale, méta, quasiment hugolienne), mélodrame paranoïaque transfiguré par le rôle et l’interprétation d’une carrière, par une musique herrmannienne en diable (ah, ce thérémine à la Miklós Rózsa) aux accents parfois poignants, enracine sa fiction réflexive et clinique dans la vérité d’une troupe au diapason, d’une poésie de la déréliction où le pire peut et doit advenir, en guise d’incitation à la rédemption, de chemin motorisé vers le salut (en termes profanes et judiciaires, vers l’aveu d’un « banal » accident routier au passage clouté coûtant la vie à un gamin sous les yeux de sa mère). Ainsi, quel triple plaisir de retrouver l’émouvante Jennifer Jason Leigh, avec une persona en réminiscence de celle d’Elisabeth Shue dans Leaving Las Vegas, de revoir la rayonnante Aitana Sánchez-Gijón, découverte au siècle dernier, sur grand écran, dans le sensuel et sucré Les Vendanges de feu cueilli par Alfonso Arau, de croiser à nouveau l’inquiétant Michael Ironside, inoubliable dans Scanners, Vet même Total Recall ou Dick à la sauce à la testostérone de Verhoeven ! Mentionnons également l’alter ego de Trevor, le vaillant Ivan aux faux airs de Shrek, avec lequel s’amuse ouvertement l’impressionnant John Sharian, hilare au miroir.



La distribution (et les « caractères » du récit) suffirait à parapher la réussite d’ensemble, autant que le talent d’Anderson en directeur d’acteurs (et d’actrices), mais le cinéaste ose en outre mettre en abyme sa fable-fugue psychogénique – Lynch dans le rétroviseur, certes, cependant dépourvu de sa dimension cosmique, superbement sensorielle et plastique – durant la séquence de l’attraction foraine. Dans un train fantôme apocalyptique explicitement baptisé Route 666, l’enfant (revenu d’entre les morts) de la serveuse d’aéroport – un lieu à fréquenter pour elle, une promesse non tenue d’évasion hors de soi-même – fait une crise d’épilepsie, le père putatif impuissant (jouit-il réellement dans la bouche de la catin maternelle, dans la même position passive, de gisant, que Francis Huster dans L’Amour braque, adaptation pirate de L’Idiot,bis ? Possible d’en douter, comme de tout le reste) s’épouvante des horreurs dispensées, étrangement familières (bras coupé à l’instar de l’accident mécanique), autrefois abandonné par son papa, aujourd’hui en proie à la stroboscopie et prisonnier d’un tunnel rappelant celui de L’Emmurée vivante de Lucio Fulci, admirable et médiumnique enquête existentielle, poesque, dans l’écrin féminin d’un giallo mélancolique. Trevor, pêcheur puis chauffard (qui pense à Crossing Guard ?), n’en finit pas d’errer au ralenti dans des limbes intimes, pécheur presque suicidaire (il se jette sous une bagnole, croyant confondre sa Némésis) ne réussissant pas à occire sa propre identité, pourtant égorgée près de la douche de Marion Crane, enroulée dans un tapis et jetée à la mer vertigineuse inutilement (linceul coincé à mi-pente et de surcroît vide !). Ici, même le soleil n’éclaire plus, même l’amour sincère d’une marchande d’amour ne suffira pas à vivre une seconde chance, même le sourire sudiste d’une employée divorcée ne parviendra pas à réconcilier l’homme criminel et blessé avec son passé, bien que la blancheur, in fine, s’avère maîtresse, bien que les deux femmes fonctionnent en anges gardiens sereins ou au moins spéculaires.



Le dénouement assemble en pleine clairvoyance toutes les pièces du puzzle, les nombreux détails-indices, les énigmes signifiantes au service de la grande, ce rébus absurde, désespérant, rarement exaltant, vécu par n’importe quel spectateur adulte et honnête envers lui-même et autrui. « On est tous seuls, il ne faut pas se sentir coupable de cela » réconforte la brune Maria, tandis que la blonde Stevie subit sans broncher sur sa face abîmée les « risques du métier », cet amas de solitudes sexuelles rémunérées, commercialisées. Pris entre la maman et la putain eustachesques, l’enfant trentenaire au volant ensanglanté se met symboliquement au monde in extremis (précédemment, il sortait de la gueule d’un monstre de manège, avec dans les bras un « angelot » à lunettes), salué par sa doublure complice. Il écrit au feutre noir crissant l’ultime lettre première du pendu (le K de Killer), semblant singer les orphelins de La Nuit du chasseur, et se découvre enfin, répond à la question identitaire liminaire. Il finit en prison et il s’émancipe libéré de son obsession, de son « refoulement », de sa fiction à peine salvatrice. Le film s’achève sur un souvenir, le mauvais conducteur chaussé de ses bottes de rocker, de sa clope de fanfaron (celui de Risi ?), aveuglé par le bout du tunnel irradié venant embraser son pare-brise impacté, un fondu au blanc abolissant l’écran, l’histoire, la perception à la fois déception et révélation, quelque part au croisement des NDE et du « grand sommeil » vénéneux de Chandler & Hawks. On ignore les croyances ou l’athéisme du couple scénariste/cinéaste, mais The Machinist propose clairement et magistralement, sous la peau sur les os d’un thriller désossé jusqu’à l’os d’un coup de théâtre au parfum d’herméneutique, un parcours religieux, de la mortification vers le pardon, celui du héros à lui-même et celui du spectateur envers lui.



Au-delà de ses qualités intrinsèques abordées supra, de sa sensibilité rythmique européenne (irréprochable équipe hispanique) mâtinée d’efficace optimisme étasunien (le dépassement du trauma), ce film modeste et minutieux, « métis » de l’ancienne « nouvelle vague » ibérique fantastique, séduit, interroge et trouble par la performance de son acteur principal. Brad Anderson parlait à raison de « dévotion », terme idoine dans le contexte religieux, et Christian Bale, avec son prénom hautement connoté, avec son corps de douleur extérieure et intérieure, avec son ravissement extatique et euphorique de comédien courageux (ou dangereux) très à l’aise sur le tournage estival, cristallise jusqu’au point limite, jusqu’à la rupture – on ne meurt pas d’insomnie, professe-t-il en emprunt au club de la castagne imaginé par Chuck Palahniuk – les enjeux figuratifs du métrage et ceux de sa profession. On pourrait, à l’instar de Laurence Olivier, pareillement britannique, acteur raisonnable et raisonné, parfait exemple des leçons de distance du Paradoxe sur le comédien de Diderot, se moquant gentiment des essoufflements avérés de Dustin Hoffman pendant le footingde Marathon Man, se gausser d’une telle extrémité, la mettre sur le compte d’un narcissisme carabiné, s’en laver les mains à l’eau de Javel, comme Trevor obsédé par une saleté invisible, une souillure irréversible et irréparable, mais l’exercice de style nutritionnel excède l’exigence de réalisme et le tribut artistique. 



Ce qui se joue tout au long des cent minutes s’apparente à un joyeux chemin de croix laïque et à une (é)preuve filmique. Bale, vivant cadavre (rememberRescue Dawn de Herzog) tissant le souvenir des survivants de la Shoah – en Espagne aussi, pour d’autres raisons, le passé ne passe pas– à celui de la Crucifixion du retable d’Issenheim, sidérant et célèbre chef-d’œuvre atroce de Matthias Grünewald, se moque de la mimesis et contraint le matériau premier de tout acteur, de tout spectateur, à une praxis impressionnante, une métamorphose temporaire – cf. sa musculature en chauve-souris justicière, milliardaire et orpheline à Gotham –, sorte de garantie suprême, terrassante, « crevant les yeux » (même si le générique mentionne des prothèses) au milieu d’une subjectivité généralisée, d’un entrelacs perceptif hostile à la fameuse « suspension d’incrédulité ». Résumons : nous voici amenés à douter de chaque plan, de chaque phrase (reprise d’une femme à l’autre) et en même temps nous subissons l’emprise de cette chair horrible, livide, sacrificielle, en témoignage du jeu audacieux, interdit, de la comédie, et en point d’ancrage d’une intrigue et d’un art basés sur l’artifice, le simulacre, avant que la supposée réalité elle-même, avec l’essor du numérique, ne devienne à son tour un gigantesque réservoir de mythes, de mensonges, d’artefactsaudiovisuels, de parures vulgaires, putassières et destructrices posées en douceur, en chœur, sur la « robe sans couture de la réalité » dont parlait Bazin, a priori immaculée, non sectionnée par le montage, non mise en doute par « l’ère du soupçon » à la mode Nathalie Sarraute de la modernité, a fortiori du postmodernisme.


Douter de tout, de tout le monde, partout et tout le temps : ce principe cartésien tronqué – après la question rhétorique venait la confirmation de la conscience, le document indubitable d’une intelligence se niant afin de mieux s’affirmer – paraît désormais gérer nos vies et celle du pauvre Trevor, naufragé dans un océan d’affabulations révélatrices, d’épiphanies par procuration, sans boussole autre que des post-it, pas même pourvu d’une carte verbale tatouée sur son torse, à la manière de l’amnésique de Memento. Pour le contrer, pour s’arrimer à une vérité finalement invérifiable – le postulat de la coda de Spider ou de Dead Zone, cheminements de saints mondains (au sens pascalien du mot) ou odyssées d’illuminés s’illusionnant, et nous avec, une dernière fois, aveuglés par un éclaircissement rassurant (la pietàde Johnny Smith conjurant le Démon atomique) ou une relecture des événements in situ (pas de péripatéticienne pour l’amateur de toile d’araignée, rien que sa mère trop aimée, assassinée au gaz domestique des camps d’extermination) –, ne reste que le corps, origine et fin de toute chose, et donc du cinéma, dans une perspective athée, la nôtre et celle d’une œuvre exempte de transcendance, en réponse ou contre-poison à la religiosité iconique et durement incarnée de Trevor.


Peu importe si par la suite Anderson se compromit un peu à la TV (l’ineffable Zoo), si son Transsibérien se traînait en longueur (pas vu-entendu The Callà la réputation calamiteuse), si Kosar crut bon de se damner auprès de Michael Bay, de délivrer, en pacte faustien dédoublé, des mises à jour probablement superfétatoires de Massacre à la tronçonneuse et Amityville : La Maison du diableThe Machinist, surgi en 2004, mérite mécaniquement et organiquement – le cinéma, entreprise de fusion faisant fi des manichéismes épistémiques et moraux, conjugue les deux états, l’anatomie aussi – sa redécouverte, machine à fantasmes, à émotions, à mémoire et à espoir, à propos d’un automate, d’un autiste devenant ou redevenant humain, non plus pièce mais rouage, non plus sujet de sa fantasmagorie mais « producteur de sens » de ses lendemains, y compris dans l’appropriation d’un procès camusien ou kafkaïen. Monstrueux et fraternel, Trevor Reznik s’endort ou se donne la mort ; de l’autre côté de l’écran, de la vie, de la maladie de vivre, de percevoir, d’imaginer, de déduire et d’appréhender (double acception) à la première personne, souhaitons-lui des rêves pacifiés, purifiés, expiés, et regagnons avec reconnaissance le territoire nervalien de nos jours et de nos nuits, dans la machinerie éclairante et coupante de l’époque, des arts, de l’intériorité cousue à la boue précieuse du squelette. Dans le corps supplicié du fuyard rattrapé par sa mauvaise conscience ou sa bonne morale gît et palpite un mystère à partager et à célébrer – CQFD.
                                                               

A Cottage on Dartmoor : Le Fil du rasoir

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Anthony Asquith.


Un père Premier ministre, une enfance choyée, un passage à Oxford, le choix du cinéma en raison de sa mauvaise réputation (et participation à la naissante Film Society of England), la découverte de l’Amérique par une sœur installée à New York (visite des studios de United Artists et désaccord esthétique avec le Chaplin du Cirqueinclus), l’époque des quota quickies, ces petites bandes britanniques souvent bâclées, parfois formatrices, imposées par le gouvernement afin de sauver une industrie littéralement saignée par la Grande Guerre (comme en France, d’ailleurs), des adaptations théâtrales (Shaw, Wilde et l’ami Terence Rattigan) ou des mélodrames mondains peuplés de stars : le parcours du réalisateur reste méconnu mais son évident talent mérite vraiment sa redécouverte, par exemple via ce vaudeville atmosphérique et méta au croisement et en commentaire de deux époques, du muet vers le parlant. Le cinéma, on le sait, n’attendit pas Vincente Minnelli (Les Ensorcelés), Michael Powell (Le Voyeur), Federico Fellini (Huit et demi), Jean-Luc Godard (Le Mépris), François Truffaut (La Nuit américaine), Brian De Palma (BodyDouble), Woody Allen (La Rose pourpre du Caire), Robert Altman (The Player), John Mc Tiernan (Last Action Hero), Wes Craven (Freddy sort de la nuit), David Lynch (Mulholland Drive), Michel Hazanivicius (The Artist), Leos Carax (Holy Motors) ou Peter Strickland (Berberian Sound Studio) – liste tout sauf exhaustive, évidemment – pour se réfléchir, réfléchir sur lui-même à son propre miroir. En littérature (Corneille, Shakespeare, Pirandello) et en peinture (Les Ménines de Velázquez, étudié par Foucault), la mise en abyme de la « maturité », de la conscience de soi, précéda tout cela, et Hitchcock, dont le magistral Chantage s’avère contemporain de notre cottage du soir, signa ses « toiles » avec une narcissique, publicitaire et angoissée régularité qui finit par lui peser, jusqu’à l’ombre chinoise doublement funèbre de Complot de famille.


A Cottage on Dartmoor semble ainsi s’abreuver à des sources antérieures et précises, connues du cinéaste grâce à ses activités de cinéphile, et l’on se bornera à mentionner, tant pis pour le manque d’originalité, les noms d’Eisenstein, Sjöström, Vertov ou Wiene, en laissant au spectateur le soin d’identifier l’apport de chacun. Ressuscité par le BFI en 2008, construit sur un retour en arrière, l’opuspropose un triangle sentimental tracé durant quatre-vingt-quatre minutes. Un assistant de barbier (pas celui des frères Coen !) aime une manucure qui lui préfère un gentleman farmer. L’amoureux transi, éconduit, assiste au bonheur écœurant des amants dans l’obscurité révélatrice d’une salle de cinéma – l’orchestre et les rires font place au lourd silence captif à l’écoute des dialogues : devinez ce que pense Asquith de « l’évolution » du « septième art » –, avant un affrontement des mâles au rasoir, un témoignage à charge et l’évasion d’une prison, histoire d’aller troubler plusieurs années après le paradis conjugal et rural, voire infernal. Tout se dénouera « entre adultes consentants » lestés d’un marmot, le couple désirant finalement aider le fuyard pardonné, bien que celui-ci décide in fine de succomber par amour sous les balles des forces de l’ordre marital-social ; signalons que le drame se déroule en partie aux studios Welwyn, construits par volonté étatique, équipés pour l’essor du son. La terre, le vent, le feu, l’eau : le film débute sa propre cosmogonie par les quatre éléments, en présage de l’ouverture mystique de La Fille de Ryan, puis enchaîne sur la maisonnée par un habile fondu aquatique, libre rivière devenue bain enfantin. Un homme court à contre-jour sur la lande, tandis que l’ombre policière constate sa disparition cellulaire.


Dans le clair-obscur racé de Stanley Rodwell, la mère coud et bêtifie tendrement – un glas chasse son sourire et la relie ironiquement au prisonnier déjà là, au curieux contemporain à l’écoute du bruitage rajouté. Une autre liaison sonore (deux prénoms échangés, Joe et Sally) tresse les temporalités, le hom(m)e invasionévanoui au profit d’un salon de beauté citadin baigné par le jazz et fréquenté par l’ogre rustre et souriant ignorant le petit groom-mendiant. Miroirs et marivaudage, billets de ciné doté de parole pas perdus pour tout le monde, pension de famille gérontophile, momifiée, à l’iris, en présage de Arsenic et vieilles dentelles, compliment gênant et contradictoire (« Sally, tu es affreusement jolie ! »), My Woman chantée au piano, attisant la dangereuse libido, spectaculaire et encombrant cornet de sourde : film de classes et d’humour, film anglais, so, A Cottage on Dartmoor amuse et séduit par son élégance, sa précision, sa fraîcheur (beau trio international composé par Norah Baring, bientôt dans Meurtre, Uno Henning, comédien de scène suédois, et Hans Adalbert Schlettow, deux Lang au compteur) – quelqu’un se trouve réellement derrière la caméra. Un malentendu floral « sème la graine de la discorde » et les jours d’avril défilent sur l’éphéméride en fondus, le babil viril étayé par d’étonnantes images d’actualité. Au cinéma (public divers, inquiétant type hilare à lunettes), les instruments saisis en axes obliques et montés staccato exécutent une séquence orgasmique conclue par la projection de My Woman, « 200 % parlé, chanté, dansé, d’après la pièce de Shayspeare, précédé par Harold Lloyd », tandis que les musiciens se restaurent, fument et jouent aux cartes.


Face à la violence hors-champ de l’écran, assis juste derrière (et à gauche du cadre, en bonne logique symbolique, sinon religieuse) l’émotive Sally flanquée du « troisième larron », Joe sent croître en lui une envie de mort, il se fait son inoffensif cinéma d’assassin, il se remémore (flash-back dédoublé) les instants de joie à deux en autant de preuves de la supposée trahison consommée. L’hymne national « en direct » servira d’entracte ou renverra tout le monde chez soi. Bague, baiser, pleine lune, rival outré, diagonale de la lame de rasoir en train d’être affutée en champ-contrechamp puis contre-plongée sur le galant client et décadrage/surcadrage dans la glace à la Mr. Robot– un rasage de très près, aussi tendu que celui de La Couleur pourpre ; une corde sur le point de céder, des explosions de canons de navire à la Potemkine et même un insert rouge sang, bien avant les traumatiques flasheséquestres de Pas de printemps pour Marnie. Notre cinéaste métaphorise joliment l’écoulement du liquide vital par celui d’une bouteille de colorant, renversée dans l’affolement. Du sang sur le front et les mains, le « meurtrier » (la vitesse des plans garde volontairement à l’événement son opacité) se morfond, se défend, menace et retour au début à une heure pile de métrage, dans le « présent », en gros plan, en regard caméra, de la vengeance caligarienne.




Planqué dans la chambre parentale à l’étage, le policier attablé devant un thé en dessous, le faux coupable, Baby Doll au masculin, console le mioche chialeur et « s’attire les bonnes grâces » du couple magnanime (elle lui ouvrait la porte comme d’autres écartent les jambes, pour ainsi dire). Un manteau, une photo en souvenir, un cheval, un pardon ; pourtant, le numéro 53 ne partira pas. Il veut la revoir une dernière fois, une fois de trop, entre le jour et la nuit du Devon, dans la confusion de son délire innocent de « démon ». Une balle dans le dos vient le faucher alors qu’il s’élance en POV vers la maison, une vague blanche comme un linge venant se fracasser contre les noirs rochers. Une pietà domestique (gentiment érotique puisque robe légère, décolletée) développe l’épilogue lyrique, à l’ombre de barreaux symboliques. Quand il lui demanda « Es-tu heureuse ? », elle répondit, visage détourné, « Très » : suspendu sur les dernières images apaisées d’un cerisier en fleur (rime inversée à l’arbre liminaire romantiquement décharné), le mystère des sentiments et d’un film frémissant demeure (on se passa sans souci de la piètre partition commise en 2016 par Peter Reiter-Schaub). Concluons donc – en 1929, le cinéma d’Angleterre existait superbement, irréductible à Hitch ; on le savait, certes, et A Cottage on Dartmoor vient en apporter, plus de quatre-vingt-cinq ans après, la preuve assez neuve et envoûtante, due à l’exquis Anthony.

Pour continuer à voyager dans une riche filmographie, rendez-vous et ici.  

India Song : Le Tombeau hindou

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Longtemps après la lecture du beau Moderato cantabile, célébrons les noces (de Thanatos) de la Duras, enfin en solo, avec le « septième art »…


(…) et moi j’ai fait les images et les paroles en raison du blanc que je lui laissais pour sa musique à lui (…) et [le film] est en train de parcourir le monde contenant à jamais dans son être les éclats douloureux arrachés de notre corps (…)
Marguerite Duras, Outside 

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« Marguerite Duras, qui n’a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé » persiflait Pierre Desproges en public (Textes de scène). Assez amusant, mais injuste, surtout en ce qui concerne India Song. « De quoi avez-vous peur ? » demande la voix off. Pas de ce cinéma-là, en tout cas, pas de cette liberté, de cette radicalité qui ne pouvaient, peut-être, que naître durant la décennie soixante-dix, à ce moment-ci, dans cette France et ce monde d’alors (le film se finit par une carte d’Asie, par une contextualisation historique du récit d’outre-tombe, avec 1937 en foyer de guerres tombées depuis en poussière, ressuscitées par une Mo Hayder dans Tokyo, par exemple). Marguerite D., dans un entretien serein, s’avoue satisfaite d’être parvenue à « rendre la lèpre à la lèpre, le silence au silence et cette femme à la mort ». Oui, usons aussi de ce mot bref d’assentiment, sur lequel s’achève Ulysse de Joyce, se structure une chanson de Kate Bush en reprise du monologue dit intérieur de Molly Bloom, elle réussit cela, elle rend le cinéma à lui-même, et à travers lui, elle rend le monde à ceux auxquels il n’appartient pas, vous et moi, contre ceux qui croient le posséder, le représenter, sur un écran et au-delà. Nulle contradiction si elle doit passer par l’élaboration sonore et visuelle d’un espace-temps (artificiel, d’une authenticité suprême) n’appartenant qu’à elle, peu encline, à raison, à croire à l’impartialité, à l’objectivité (je poursuis la citation de ses propos). Dans la singularité de l’œuvre respire son partage, dans son refus de jouer le jeu courant, habituel, désespérant de paresse, de bassesse, de fausse ivresse des sens, s’offrent, généreux, un regard, un rythme et une parole pareils à aucun autre et cependant familiers, intimes, profonds comme le Gange ou le Bengale dans leur gangue de crasse, surplombée par une chaleur « couleur de rouille ».


Sa splendeur spectrale (Bruno Nuytten à la direction de la photographie et du 16 mm) se déploie comme frappée de coma, donne à éprouver durant deux heures pleines l’écrasante torpeur purement mentale d’un territoire de luxe, d’oisiveté, d’autarcie. Ici, on danse, avec bienséance, dans un univers parallèle aux malheurs du temps et pourtant déjà mort, contaminé par l’ennui, le désamour, la solitude à plusieurs. India Song, dès le soleil orange à l’agonie du générique, dès l’encens allumé par un mutique serviteur enturbanné sur un piano dont personne ne joue, que l’on entend sur la bande-son – ah, les morceaux mélodiques, mélancoliques, ludiques, extradiégétiques et idiosyncrasiques de l’aimable Carlos d’Alessio, sorte de Satie assorti à Steve Reich surgi en Argentine, installé à Paris après un passage par New York –, fait sentir la mort dans chaque plan, chaque déplacement de personnage, de caméra. Le raffinement des compositions (notez les surcadrages des baies vitrées, des embrasures, du grand miroir mural pour une mise en abyme de la danse macabre, un dédoublement des participants fassbinderiens à la roulette russe, ou chinoise, ou laotienne, de la dernière danse et partie) contredit/équilibre l’engourdissement de la maladie, de la canicule interne, à l’ombre de l’ambassade sépulcrale, hexagonale. Assurément, India Song pouvait plaire à Huysmans, à son des Esseintes, amateur notoire de déliquescence, de morbidité, de beauté trépassée. Il envoûte à l’ouverture, ou repousse celui, celle, qui le redoutent, s’en moquent, y trouvent le temps infiniment long.


Oui, l’éternité du tombeau, du cinéma, d’un art funéraire par essence, par mécanique métaphysique, où même le sein scintillant de sueur de la sublime (« forcément sublime ») Delphine Seyrig – sa robe lie-de-vin de prêtresse assassine et suicidaire, sa chevelure rousse de déesse préraphaélite, son dos nu si blanc de vampire, et sa voix, inoubliable, d’une douceur et d’une élégance absolues, d’une intelligence de soi, de son art, du cauchemar qui la cerne, morte et figurante, voix désincarnée d’un corps muet mille fois plus expressive, bouleversante, que le ramassis de mots, la logorrhée du cinéma parlant, du cinéma d’actrices, de rôles, de psychologie, d’engagement, au double sens du terme, tellement assourdissant, arrogant, négligent – ne suscite plus le désir, s’élève régulièrement dans une respiration exhibée, île de chair laiteuse dévoilée, lourdeur de l’air oblige, sur l’océan sinistre d’une robe noire de gisant, Anne-Marie Stretter couchée à terre, bientôt rejointe par ses soupirants peu loquaces, saisis et saisissants de stupeur. Avec sa lenteur extrême (Orient) propre à faire passer L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais pour une production Michael Bay, India Song continue à raconter, à pratiquer la mimesis, mais il le fait d’une manière inédite qui change tout : les acteurs et l’actrice s’expriment avec leurs corps, avec leurs voix, avec leurs visages et se dissocient de tout cela, ne remuent jamais les lèvres, semblent s’écouter eux-mêmes, agir sous le charme mortifère des descriptions, des évocations (acception spirituelle), des interrogations. Ventriloques sur le déclin, présence de pure absence, ils évoquent les performeurs du X paraissant toujours aviser un invisible écran sur lequel suivre leurs ébats en direct ou se conformer à ceux d’autrui (d’un enfer à l’autre, celui de la jouissance conservatrice, dérivative, lucrative, vers son revers du cérémonial de la chorégraphie sociale, de l’extinction de l’orgasme, d’une lassitude inguérissable n’autorisant, et encore, qu’un baiser d’adieu comme au ralenti).


Pas de gangbang au programme, malgré la configuration du fantasme féminin à partenaires multiples, à foyer souriant unique. Oui, on sourit dans India Song, et l’on hurle aussi (sidérant Michael Lonsdale), on gueule au mépris du décorum, on vomit des cris de bête humaine, d’amoureux désastreux, incapable de se faire aimer, de savoir comment vivre cet amour-là, perdu à Lahore en train de tirer sur des lépreux aux jardins royaux de Shalimar, déclassé à Calcutta à beugler son nom vénitien dans le désert sentimental et formaliste d’un Antonioni en couleurs, en exil, avec l’eau, la brume, l’herbe d’un parc abritant, qui sait, un cadavre à photographier, à consacrer dans la disparition de son abstraction, avant de soi-même s’évanouir une seconde fois, après la renaissance et l’anéantissement du mariage, changement et francisation de patronyme, fi d’Anna Maria Guardi, donc, ne laissant derrière soi, geste aristocratique et signature érotique, qu’un peignoir de soie sur la plage à l’aube. Oui, un film littéraire et populaire qui ne cherche pas à plaire, qui séduit aussi par la sensualité ensoleillée, rosée, de l’épisode dans les îles avec son couloir à la Shining, autre film de hantise, de passé désarticulé, contaminant le présent, un poème funèbre et la captivante démonstration de « l’image-temps » selon Deleuze, laissant « l’immersion » à d’autres, les petits fascistes d’aujourd’hui, puisque la liberté du spectateur se trouve constamment mise à contribution pour interpréter l’image-son, se laisser bercer par son fleuve, le questionner, le tenir à distance, y succomber en toute conscience. Alors oui, il s’agit d’un film sur un ennui qui n’ennuie pas une seule seconde, sa possession discrète à possiblement étiqueter en « transe », « cinéma expérimental », « de recherche » ; pour nous, avant tout, une œuvre poétique et politique, voilà.

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La femme de l’ambassadeur et le vice-consul au cœur d’un film musical et mémoriel, primé à Cannes, où l’on entend le chant d’une jeune mendiante et une chanson-attraction à la partition posée sur un piano maternel à Neuilly. Autour d’eux, à côté de nous, un chœur commente, accompagne, le hurlement se situe hors-champ, suivant les règles dramatiques énoncées par Aristote dans sa Poétique, durant la stase d’une réception à l’ambassade française pour contrer la mousson, l’odeur mortifère des fleurs. Le film provient d’un roman (Le Vice-Consul) puis d’une pièce ; on y décèle des mesures de Beethoven d’après Diabelli. Stéphane Tchalgadjieff produira aussi Le Diable probablement de Robert Bresson, Le Maître-nageur de Jean-Louis Trintignant, Par-delà les nuages de Michelangelo Antonioni, Eros du même + Steven Soderbergh & Wong Kar-wai, valant surtout pour La Main, le segment du Hongkongais. Le tournage se déroule pendant deux mois en banlieue parisienne (Yann Andréa rencontré lors d’une projection normande), au palais abandonné des Rothschild à Boulogne-Billancourt, au Grand Trianon à Versailles, dans un appartement parisien peuplé de « voix intemporelles » ou « de la réception » (des âmes ?), celles de Marguerite Duras, Viviane Forrester, Françoise Lebrun, Benoît Jacquot (aussi assistant-réalisateur), Jean-Claude Biette (ah, l’accent délicieusement rugueux de Matthieu Carrière). Notez le rôle préféré de Michael Lonsdale, alors lui-même en souffrance et Dominique Sanda & Jack Nicholson provisoirement prévus, pressentis. On diffuse sur le plateau les voix et la musique préenregistrées, à l’instar de Sergio Leone. Succès critique et public pour cet opus financé quasi intégralement par le CNC. Le sieur Carlos transposa Blue Moon, trop chère, en India Song pour Gérard Depardieu (La Femme du Gange). Dans l’oreille, les réminiscences d’adolescence de Jeanne Moreau ou Philippe Pascale, éphémère groupe à deux têtes (l’aigle de Cocteau) par deux anciens de Marc Seberg. Et la double auto-définition, en avril 1975, de Marguerite Duras elle-même : « C’est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. (…) Autour d’elle, une autre histoire, celle de l’horreur. »


Le soleil orange d’un film crépusculaire. Un plan-séquence à la David Lean (pas vraiment La Route des Indes, disons), souvenez-vous de l’interminable apparition d’Ali, comme un mirage d’image et de paysage, dans Lawrence d’Arabie. La mendiante et la « femme blanche », les reliques d’hier (robe, cheveux, coupes en cristal) au sein d’une maison hantée (par le cinéma, par la mémoire, par l’imaginaire). Une bougie, une photographie en noir et blanc, trois roses : un autel et une flamme au centre du cadre, celle d’une église profane. Plus tard, le miroir-étang, au bord duquel se mire un « homme vierge » habillé en blanc. Une bicyclette rouge, celle d’Anne-Marie Stretter, posée contre le grillage d’un court de tennis désert. Des portes-fenêtres et une « lèpre du cœur ». Les « yeux remplis de lumière » d’une femme à terre. Une Lancia noire en corbillard suggéré, le cri tu de Lola Valérie Stein. Anne-Marie, autrefois au clavier une « artiste prometteuse » puis prisonnière à dix-huit ans d’un mariage de naufragée, offerte adulte à ses amants. Dehors, tout près, hors d’atteinte, le rougeoiement des crématoriums où brûler les affamés morts de famine en variation des victimes de la Shoah. India Song ? Entre autres choses, un film sur la « pensée de l’Inde », et des panoramiques sur un parc fantomatique à la Nuit et Brouillard. Car il faut s’injecter en 2016, plus de quarannte ans après, le « remède de l’immobilité », tirer sur des chiens, dans des miroirs, attendre les tempêtes, ne pas sortir pendant six mois pour éviter le soleil, même « prisonnière de la pluie » et lectrice. L’Inde, magnifique et maudit pays qui fascina Renoir et Rossellini, représentations antérieures, occidentales, de l’ailleurs désormais joliment et déplorablement trahi par ce que l’on nomme ici Bollywood.


Le manager du club de raquettes à son tour vampirisé, le vice-consul dans un « état de pleurs ». Ressentez, si vous l’osez, la « monotonie », la « lumière sans couleurs », écoutez la chanson aphrodisiaque, constatez/devinez les suicides d’Européens se sentant coupables face aux misères indiennes. Des morts-vivants qui boivent du champagne, à l’unisson de la lenteur des bateaux sur le Mékong (Gainsbourg et le rythme similaire de son Équateur). Anne-Marie Stretter en vérité « irréprochable » car rien d’apparent, de désobligeant dans sa conduite. Elle dit : « L’ennui est une question personnelle », elle parle de « découragement général ». De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, la mort rigole devant les pantins mondains – après tout, Proust sut nous passionner avec des bourgeois sentimentaux, non ? La puissance du style, de la sorcellerie (Baudelaire et son spleen), la musique jusqu’à la folie, jusqu’au suicide, la « douleur de la musique ». Alors se suicider ensemble dans une chambre de bordel, gagner les îles du delta. Dans les ténèbres internes, l’éclat tendre de l’amour de Michael Richardson (impeccable Claude Mann, vu dans La Baie des anges et L’Armée des ombres). « Je veux sentir le parfum de vos cheveux » supplie, placide, le fonctionnaire épris d’alcool et de scandale, sa muse courbée sur le piano fermé, parmi les costards et les clopes, un confetti argenté en rime inversée à sa crinière de sorcière blasée, caressée. Un « tableau vivant » ou une « nature morte » à la Helmut Newton dans l’obscurité puis la lumière et retour à la nuit, au cimetière anglais, à l’exil.


Miroirs des rizières, « couleur verte » de l’océan, l’hôtel international du Prince de Galles fréquenté par « l’Inde blanche », avec ses filets contre les requins, un bain nocturne, quelques semaines de répit, serviteurs renvoyés à Calcutta et sol à losanges, géométrie noire et blanche survolée par des oiseaux prisonniers de l’orage « décharnant » les manguiers. Partout l’odeur de mort, de l’encens. Lente arrivée du vice-consul dans la perspective, gros plan de la face de Delphine et la brume violette de Venise en hiver, en septembre. Les Asturies, la Russie à la Révolution trahie, le congrès de Nuremberg ; la résidence, le baiser, les lampes qui s’éteignent toutes seules tandis qu’elle baisse les bras assise sur le canapé puis levée, son visage enfoui dans le bouquet du vase ; elle s’en va, dans sa robe noire, à l’intérieur de la demeure et du cadre, figuration de hasard de Mylène Farmer au temps de sa gloire. Un champ tel un pendant de celui du subjectif et fraternel Miroir d’Andreï Tarkovski, le retour de la chaleur comme à Calcutta (mon amour), un ultime panoramique sur une carte (un globe terrestre ?) en invitation lexicale (langue étrangère, mots exotiques ou reconnus). Au générique, l’O.R.T.F., Cerruti 1881, remerciements charmants à M. le Directeur de la Caisse des Dépôts et des Consignations, la société Tattinger, la Maison de l’Inde.


PS : Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976, un an après) constitue (cette fois sans même le corps des acteurs) une fausse suite, une vraie variation (du thème, du t’aime) de la suite (musicale), une exploration, à la lampe torche et dans l’humidité, d’un cadavre de pierre, de verre, de peintures, au lustre définitivement passé ; tout au bout, la mer crépusculaire, évidemment, pendant de l’océan cinématographique de L’Invention de Morel ; « elle marche vers le couchant », « quand elle arrive à Calcutta, c’est déjà trop tard : la tête est déjà vide, le cœur est mort », mais « elle a toujours cherché à se perdre, depuis le commencement de sa vie », oui.

              

La Panthère noire : Braquage à l’anglaise

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Retour sur un fleuron mortifère de la filmographie British des seventies


Quant à cet être de ténèbres, je le reconnais comme mien.

Shakespeare, La Tempête, V, i

Un carton inaugural affirme la fidélité au fait divers – au générique de fin figure un consultant médical et psychiatrique en tour d’écrou de véracité – mais ce film méconnu et renommé, admiré à raison par un François Guérif (éditeur émérite, notamment de James Ellroy, qui osa vomir naguère parmi d’autres confrères sur le Scarfacede Brian De Palma) séduit aussi par son abstraction. Ian Merrick livre avant tout une œuvre béhavioriste, quasiment bressonienne, remplie de silence(s) – pas de phrases dans la bouche du coupable, seulement des impératifs, des suites de mots abrupts, non liés en syntagmes – et dépourvue, Dieu merci, du moindre psychologisme. La Panthère noire s’ouvre sur un paysage d’usine (condition dite ouvrière bientôt laminée par Margaret Thatcher) et de campagne au moulin (chimère selon Cervantès) ; un type en treillis kaki court le dos lesté d’un sac de pierres en hiver (chronologie factuelle des intertitres). Cet « homme des bois » (lapin dépecé pour de vrai, bon appétit) très différent de celui de David Herbert Lawrence paraît un Rambo de province, asocial et instable. La suite va confirmer l’impression première : Donald, père indigne (son obsession de la propreté des couverts fait penser à Leland Palmer, violeur incestueux préoccupé par la netteté des ongles de sa chère Laura chez Lynch) et mari repoussant (il tend sa tasse pour le thé ou le café brûlant, recraché, il insulte sa femme – attachante Marjorie Yates, issue de la « petite lucarne » – qui n’ose même pas toucher son épaule ensommeillée) donne la nuit venue (direction de la photographie évocatrice due à Joe Mangine, notamment à l’ouvrage sur L’Incroyable Alligator de Lewis Teague) dans le braquage rural nordiste. Le jour, il travaille (ne travaille pas, plutôt) en tant que charpentier, chauffeur de taxi (dans le sillage dépressif du Taxi Driver de Scorsese sorti un an plus tôt), il vivote en encaissant des chèques (tentation d’ouvrir le coffre-fort).


Dans son appartement londonien, à l’étage, sa tanière lui sert à cogiter ses méfaits en stratège ému par son passé militaire (possible nostalgie impériale, voire impérialiste), par un album de photographies étrangement classées à l’envers d’une vie, comme si le soldat, autrefois danseur récompensé, régressait pour devenir un gosse à la Ken Loach ou à la Bill Douglas, petit miséreux teigneux se rêvant, adulte, en Alexandre du dépouillement à main armée. Un remarquable panoramique à trois cent soixante degrés nous détaille l’antre aux allures d’arsenal, de quartier général d’un esprit raisonné dans sa folie, tandis que le propriétaire des cartes, des livres, des grenades, des armes, fait torse nu ses pompes à la verticale sur une barre de chambranle à la Batman (le réveil indique midi ou minuit au début du mouvement puis six heures passées à son terme, belle ellipse temporelle d’insomnie ou d’occupation d’après-midi, dans l’indécision d’un bureau éclairé à la lampe électrique, plongé dans les ténèbres d’une psyché). Hélas, rien ne se passe jamais comme prévu, et le piètre détrousseur devient vite un meurtrier de sang-froid, qui accumule les victimes gérontophiles (une vieille virago use d’un balai pour le chasser, il se casse la gueule dans l’escalier, un clébard noir aboie à la portière du véhicule presque volé). Faux westernurbain avec ses bureaux de poste domestiques (les gérants dorment au-dessus) et ses récompenses (tête de « l’ennemi public numéro un » rapidement mise à prix, rançon de l’héroïne), La Panthère noire refait l’histoire, retrace le parcours ensanglanté avec une ironie très britannique abouchée à celle du sort.


Personnage fondamentalement minable, avec ses proches, avec lui-même, atteint de narcissisme (il sourit au miroir, y admire un fusil à canon court attaché à sa cuisse, il collectionne les coupures de presse à son propos), d’impuissance (il mate un couple en forêt, met en joue la jambe nue de la jeune femme à la robe relevée, avant de presser la gâchette d’un fusil déchargé, tirant à blanc, il découpe une cagoule de rechange dans une jupe courte), de racisme discret (ingratitude envers le « négro » l’aidant à se relever – notez le surnom contradictoire emprunté à son insu au célèbre mouvement politique « ethnique ») et de sentimentalité (il pleurniche devant un cercueil à la TV, un extrait de IntimateReflectionsde Don Boyd, il paraît hypnotisé par des images de guerre durant son repas), Donald constitue un magnifique bloc de colère, interprété de manière excellente et assez sidérante par Donald (identité de prénoms à l’occasion) Sumpter, acteur de TV dans le rôle d’une carrière, vu dans le Jésus de Nazareth de Zeffirelli et Les Promesses de l’ombre de Cronenberg, itou au générique de… L’Héritier de la Panthère rose (!) – on imagine mal Ian Holm, un temps contacté, à sa place. Avec sa casquette de gentlemanfarmer, ses lames de rasoir dissimulées dans une botte ou un briquet, sa jeep verte, son blouson en cuir noir et son imperméable gris, avec, surtout, une constante expression butée, fermée, de dégoût de soi-même et du monde alentour – qui existe à peine, le film focalisé sur son égocentrique sujet –, l’acteur compose un anti-héros mémorable et inquiétant jusque dans sa naturelle maladresse, ses rares instants d’humanité, quand il promet à sa femme soumise, résignée, l’arrivée prochaine de liquidités, quand il conseille à sa fille, interdite de sortie, bien sûr (et la mère lui refuse des pommes de terre, car elle possède déjà quelques kilos en trop !), de faire des économies dans l’attente du pire, quand il rassure avec une certaine tendresse paternelle sa captive friquée.


La Panthère noire, avec son humour de la même couleur et sa violence d’une extrême sécheresse, constitue un exemple exemplaire de la capacité du cinéma anglais à saisir, viason réputé réalisme, une réalité économique et sociale persistante trois décennies après, la grisaille atonale (partition perlée, anxiogène, un peu électronique pour le final, signée Richard Arnell & David Hewson), aliénée, atomisée, des années 70. Dans sa monomanie, le braqueur s’imagine ravisseur et son envie de grandeur élit une héritière mineure, enfermée fissa dans la profondeur des canalisations d’un parc aux airs de terrain vague (idée annotée trouvée dans un article du Reader’s Digest intitulé Buried Alive, beau moment stressant de la filature, tunnel en clair-obscur à la Dead Zone). Le spectateur cinéphile n’ignore pas le triste tort des gamines prisonnières de silos utérins, pas depuis L’Inspecteur Harry, en tout cas, et l’enlèvement se conclura, dans l’énervement muet d’un accès de rage (la voiture du frère muni du magot arrive à peine trop tard, devancée par une bagnole d’amoureux dérangés dans la bagatelle par les signaux lumineux du criminel dépité), par une pendaison hors-champ, intelligemment et puissamment suggérée par sa métonymie, un bout de corde en fer attaché à un barreau d’échelle (au cours du procès, la défense soutînt la thèse de l’accident, peu probable et incohérent au niveau narratif). La fille de riches (jolie Debbie Farrington, grande sœur de l’Audrey Rose de Robert Wise), trop confiante dans sa libération, capturée nue dans son lit, nourrie à la soupe chaude en thermos, apparaissait auparavant telle une Ophélie aux pieds nus et entravés, gisant sur une passerelle en surplomb de l’eau noire de la mort et du désespoir.

On retrouvera son corps deux mois plus tard, loin des réjouissances de Noël (dans sa noirceur opposée à la saison, La Panthère noire peut rimer à l’aise avec le Black Christmas de Bob Clark), et l’impitoyable Donald se fera « serrer » par un duo de policiers jeunots (correction de hasard de l’incompétence du superintendant), lors d’un « simple contrôle de routine », devant un snack, de surcroît, son arrestation menottée suscitant l’intérêt poli des badauds en train de se restaurer. À l’ultime plan, bientôt figé par un arrêt sur image et une condamnation à la prison à vie, le protagoniste nous fixe en regard caméra, nous interroge sur sa nature, les raisons de ses actes, l’énergie noire le menant à cette coda en reflet de son odyssée, triviale, lamentable, énigmatique et drolatique. Le mystère de sa personnalité demeure, le charme de ce film glacé, incarné, sans soleil, aux diagonales formalistes – observez les obliques champs humides, la succession des plans en arrière puis en avant, raccordés dans l’axe, durant la scène de la cabine téléphonique rouge et nocturne –, persiste. La Panthère noire, étude de caractère en mode documentaire, in situ, se situe à des années-lumière du glamourde Verneuil ou Soderbergh, de la pétulance popde Braquage à l’italienne (la version avec Michael Caine). Sur un scénario de Michael Armstrong, auteur du longuet Mark of the Devil (cher Udo Kier), d’après un argument original de Joanne Leighton, Ian Merrick, formé au photojournalisme, qui bossera pour Coppola aux studios Zoetrope puis chez Hemdale, volontiers adepte du petit budget (faire de nécessité vertu, en effet), sorte de Melville (Jean-Pierre, pas Herman) sans l’homosexualité, de Robert Louis Stevenson (Jekyll épris de Hyde) sans la chimie, rejoint le Hitchcock de Frenzy par cette topographie de la laideur et de la banalité (du mal) d’une époque, d’un pays, d’une persona, l’arrimage réaliste, en bonne logique esthétique, donnant lieu à un portrait in fine abstrait (quoi de plus opaque, incertain, insaisissable et décevant que le « réel » ? Rien, et certainement pas le cinéma, malgré ses puissances passionnantes).


En cela, le film ne cesse de nous parler (d’)aujourd’hui, à l’heure paranoïaque de la duplicité des « êtres chers », anonymes, des ennemis intérieurs de toutes sortes, des automates insoupçonnables, des « bombes humaines » carburant à la dissociation, au mépris, au cynisme, à l’indifférence (une bagarre entre adolescents laisse notre quidam nonchalant), à la « mission » et autres matériaux autodestructeurs, téléguidés par les marionnettistes du terrorisme contemporain, du consumérisme global. Au zoo, le félin serein du titre se laisse entrevoir, hiératique, tandis que dans la jungle des villes sévit l’animal bipède, porteur en lui-même d’un néant ne demandant qu’à s’extérioriser, à se déverser à coup de feu dans la masse (et le torse) de ses semblables (on peut penser, à l’unisson, délesté des afféteries réflexives du splitscreen, au magistral L’Étrangleur de Boston, 1968, de Richard Fleischer, avec un Tony Curtis terrifiant et bouleversant). Le lecteur connaît désormais notre anglophilie (en bonne compagnie, encadré par Bernard Herrmann ou Stanley Kubrick), mais La Panthère noire, trust me, mérite vivement sa (re)découverte.

Mort-vivant dépourvu des canines flamboyantes de Christopher Lee, Donald évolue dans un univers sépulcral, condamné, son échec paraphé d’avance par une étrangeté, une altérité purement intérieures. On peut certes déclarer, avec Proudhon, que « La propriété, c’est le vol ! », mais comment s’appartenir à soi-même, comment combler ce vide fondateur bien plus dévastateur qu’un anecdotique et révélateur ulcère somatisé ? La réponse revient à chacun et la question, adressée directement au public (remember la dévoration identitaire et cinématographique de Norman Bates dans l’épilogue de Psychose, tout sauf atténuée par les pompeuses explications du psy de service), garde sa force de trouble, d’émoi. La Panthère noire, film indépendant, de classes et d’impasse, massacré par des médias revanchards, puritains, irrités par leur juste peinture à charge, ne se termine pas sur un happy end : le « monstre » humain, trop humain (caricature du seigneur nietzschéen, amateur peu viril fasciné par la force, à l’instar des faibles fascistes) pleure d’amertume et ose nous regarder droit dans les yeux, depuis l’abîme (cf. le De Profundis d’Oscar Wilde) d’un égout, d’une tombe, de l’écran-tombeau, et la nuit de son âme, éclairant (sur) la nôtre, saura bien nous hanter modestement et longtemps.

Cosmos : Microcosmos

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La fin et le (re)commencement, les signes insaisissables du réel « en soi » puis l’artifice artisanal du cinéma, des funérailles ou des retrouvailles…


Le film se termine par un double montage alternant les possibles (Le Hasard de Kieślowski en alterné, en accéléré, disons) ; voici ce que j’envisageais de rédiger en ouverture avant visionnage : 

Regarder un film de Żuławski ressemble au fait d’enfoncer ses doigts (ou une autre partie de son anatomie) dans une prise de courant. On pouvait certes reprocher deux ou trois choses à Andrzej (cf. notre portrait), mais pas de créer des œuvres d’art bourgeois (bourgeois, les super-héros fachos, les pharisiens des réseaux sociaux ; bourgeoise, la façon de faire des films, en France et ailleurs, d’écrire dessus, de les consommer, les récompenser). Le Polonais de France célébré aux États-Unis se moqua durant toute sa carrière (quel mot de fonctionnaire) du « politiquement correct », bien avant que cette abjection ne trouve un nom et une expression, un peu comme le poulpe copulateur de Possession. Alors, Cosmos, un testament, surtout face au cancer qui fragilisa sa voix ?


Après, « ça ne change rien » et cependant la déception s’installe, presque dès le premier plan, à vrai dire, ce type en noir sortant d’une gare, peut-être celle des Lumière à La Ciotat, certainement celle-là, nous assène l’épilogue méta, avec rails de travelling apparents dans le champ, assortis de projecteurs et d’un mini making-ofinclus en filigrane du générique de fin. Tout ceci nous rappelle évidemment la coda de La Femme publique avec son salut de troupe ironique, ou les accessoires réflexifs (une perche, une scène) de Boris Godounov. Il nous semble aussi entendre le réalisateur en colère à propos d’un « troupeau de gens dans le cadre », insatisfaction d’outre-tombe désormais bien dérisoire, le dernier voyage accompli, le dernier train pris, celui dont parle Balmer, les yeux dans le vague (à l’âme, les dialogues souvent construits sur un rebond lexical), à table, solitaire entouré. La fille de la maisonnée trouve que ses parents parlent trop, le compagnon (platonique) du héros, homo adorant Théorème, récoltant avec le sourire, lors de ses sorties nocturnes, moult cocards et bleus, lui susurre « T’en fais pas un peu trop, là ? » tandis qu’il couche son inspiration sur un PC portable à la Pomme (société remerciée in fine, vive le système capitaliste loin des créatures monstrueuses du communisme, du nazisme). Dans une voiture sous la pluie – il pleut beaucoup dans Cosmos et au Portugal de Paulo Branco – nos deux compères devisent en se marrant du Rouge et le Noir, puis jaillit cet échange en miroir : « L’important c’est d’aimer. – Un titre ridicule ! » (Obispo opine ?). Et Żuławski de succomber, la première scène (arrivée de Witold dans la forêt) à peine entamée, à son péché (pardonnable ou épuisant, suivant les sensibilités, la patience du spectateur) de l’intertextualité, avec Dante au début de son Enfer (l’extrait annonce que tout finira bien, malgré tout).



On épargnera au lecteur – on s’épargnera à soi-même – ce « tissu de citations » (l’écriture du point de vue de Barthes) qui alourdissait certains titres, et particulièrement le plus raté, cette Fidélité de naguère, d’un autre siècle, pour ainsi dire, plombée de surcroît par la présence de Guillaume Canet, l’acteur-réalisateur préféré de Quentin Dupieux (j’ironise, allez voir ce qu’il en disait dans Mad Moviesà la sortie de Rubber). Cosmos paraît prisonnier d’une autarcie, d’un autisme malicieusement inclus dans la diégèse, avec une TV à écran plat débitant ses atrocités à l’heure du repas des pensionnaires. Le terrorisme, la famine, les défilés de mode, rien ne vient couper l’appétit ni renverser l’ordre co(s)mique du huis clos à la Agatha Christie en mode Lisbonne (qui pouvait prédire que l’auteur de La Troisième Partie de la nuits’aventurerait un jour, une nuit, sur le territoire de Pascal Thomas ? Bertrand Blier, pas notre « tasse de thé », soulignait ce repli dans l’inoffensif, le vintage, la gaieté meurtrière). Laissons à ceux et celles qui s’en gargarisent le terme « « hystérie », encore rencontré pour qualifier Cosmos, alors qu’il s’agit du film le plus calme, sinon le plus statique, de son auteur, que l’on compte les travellings sur les doigts d’une main (jeu de mains à table entre les amants impossibles, finalement réunis, le mari pendu pour de vrai, pour de faux, puisqu’il papotera avec son beau-père dépité au plan pénultième), que l’on se surprend même à identifier deux mouvements au steadicam. Film parfois fatiguant d’un homme deviné fatigué, il récolta pourtant un risible prix en chocolat à Locarno – « meilleure réalisation », et pourquoi pas « meilleure écriture » pour un écrivain, bande de crétins ? Quant à la supposée satire de la bourgeoisie provinciale, tarte à la crème chabrolienne, on recommande au cinéphile de lire La Pornographie de Gombrowicz pour en avoir un aperçu assez enivrant, voire énervant, à la manière polonaise.


Le romancier, dont le protagoniste hérite du prénom grâce à la passion littéraire de sa mère (foyer froid de l’étudiant en droit, comprend-on), se voit crédité d’une unique phrase gastronomique et d’un intervalle nécrologique avant que n’apparaisse le nom des acteurs. Si le fidèle Andrzej Korzyński répond présent à la partition (pas sa meilleure, hélas, et souvent tronquée, plaquée, rabâchée), André Szankowski (le redoutable La Cage dorée ou l’interminable Les Lignes de Wellingtonpour l’écran dit petit) signe la direction de la photographie humide, verte, grise, avec des touches de couleurs chaudes en intérieurs. La discrétion de l’accueil critique confina d’ailleurs à la prudence, à la bienséance, au pardon indifférent (à part un « plumitif » de Paris Match, publication primordiale et parangon plébiscité de probité), comme si l’on se gardait de vomir, une fois de plus et de trop, sur le cinéma d’un homme malade, moyen détourné de l’enterrer prématurément dans un linceul de silence. À supposer que le Ciel existe – ce que je ne crois pas – et que notre cinéaste s’y trouve, il doit se réjouir à découvrir mon article, même négatif (jusque-là), car je n’oublie pas tout ce qu’il réussit auparavant et continuer à parler de lui, quitte à le faire ainsi avec Cosmos, prolonge un peu le souvenir de sa vie et de son art ici-bas. Andrzej abhorrait la tiédeur (la Bible itou), la joliesse, le scénario « solide » et le parcours psychologique. Dieu merci, on ne trouvera rien de cette mélasse poussiéreuse dans Cosmos, exercice de déconstruction du récit par son implosion douce, par son évanouissement dans le pittoresque d’une galerie de personnages, dans la beauté brumeuse, organique, furieusement et discrètement romantique d’un pays purifié du tourisme.


Le film ne va jamais du point A au point C en passant par B, il se contrefout du « message », de la leçon de morale et d’esthétisme infligée aux décérébrés de l’autre côté de l’écran – pendant combien de temps allez-vous supporter que l’on s’adresse à vous de la sorte, que l’on vous fasse si peu confiance, en tant qu’adultes, citoyens, hommes et femmes d’action et de réflexion ? –, au sacro-saint « sens » recherché par tous les moutons de Panurge de la cinéphilie et de l’Art, spécialement septième, prêts à se jeter avec délice dans la première exégèse venue, tellement le monde s’avère insupportable dans son absurdité, ma bonne dame numérique. Cosmos, jeu sur la représentation, sur l’adaptation, sur la transposition – greffe du cinéma sur la littérature, d’une intériorité sur une géographie, et inversement –, n’oublie pas d’amuser, de s’amuser, et séduit justement par cette absence de sérieux, se sabote lorsqu’il verse en lui (l’intensité des émotions s’accorde mal avec la récitation « tous azimuts »). Il ne faut pas prendre le film ni le reste au sérieux, il faut avoir la politesse sans doute désespérée de dissimuler la gravité sous une surface riante, charmante. Dans La Forêt forteresse (je me souviens, adolescent, du connard en gilet-dossard à l’effigie de « l’agitateur culturel » me demandant, avec le plus profond mépris rhétorique : « Il écrit des livres, celui-là ? »), le romancier « improvisé » prisait la frivolité en signe démocratique d’humanité, la légèreté (de l’esprit, de l’intrigue) opposée à toutes les lourdeurs des dictatures, politiques et narratives. Quand, enfant, on observe, sidéré, deux ou trois abominations biographiques et historiques, on acquiert le droit de sourire, d’échapper le temps d’un film, d’un amour, au pire, et les commentateurs de tous bords peinent encore à percevoir, à concevoir, l’humour constant de la filmographie de Żuławski, y compris dans ses fleurons réputés les plus « sombres » (Possessionou une comédie sentimentale berlinoise donc hardcore, un vaudeville métaphysique et horriblement ludique).


Pareillement, l’énergie de survie et de désir courant dans les œuvres ne pouvait qu’effaroucher la modération majoritaire au pouvoir dans des sociétés essentiellement pathologiques, leur retenue, leur équilibre, leur raison, à la ville et à la scène, dans le discours public et dans les mœurs privées, en cache-misère et parure d’opérette d’une folie bien plus anxiogène et mortelle que les tourments des possédés zulawskiens, manifestée ponctuellement et médiatiquement, symptômes drôlement rassurants, disent-ils, au regard des guerres étrangères et infinies de la planète en sursis, mon ami(e). On sourit souvent avec Cosmos et non contre, car là réside sa meilleure part, aux silhouettes de BD (Hergé, Edgar P. Jacobs en renfort) portées, animées, par une distribution irréprochable (même ses ennemis reconnaissaient au cinéaste l’excellence de sa direction d’acteurs et notoirement d’actrices). Au côté de glorieux « aînés » talentueux – Sabine Azéma, irrésistible en propriétaire pétrifiée, en mélomane esseulée (Schönberg dans les écouteurs), qui adresse un attachant regard caméra ouvertement à côté de sa persona, comme un salut au public, comme un clin d’œil au réalisateur, et Jean-François Balmer, moins imbibé que le flic de Boulevard du Palais, délectable en adepte du latin fait main, détenteur d’une mélancolie humoristique implicite, écho assourdi du clown triste de Dutronc dans L’important c’est d’aimer, forment un tandem assez magistral, plus drôle et over the top que chez Tchékhov (La Mouette en matrice miroitée de L’Amour braque) –, la « nouvelle génération » ne démérite pas, Jonathan Genet (monologues aux allures de tours de force), Johan Libéreau (vu dans Douches froides et 11.6, doté du personnage le plus simple, le plus sincère, le plus sensible du Cluedo à Porto) et la jolie Victória Guerra (lèvres rouge sang, toison noire sur peau blanche + Wellington, bis), flanquée de la dédoublée (à l’unisson d’Isabelle Adjani dans Possession) Clémentine Pons (Musée haut, musée bas de Jean-Michel Ribes, apparemment), avec ou sans bec-de-lièvre, démontrent un seyant « tempérament » (accessits au rohmérien Andy Gillet, aux nationaux Ricardo Pereira & António Simão, issus de la TV avec passage chez Raoul Ruiz).


Les mauvaises langues perdront leur temps à quêter une fausse note d’interprétation dans cette musique de chambre quasiment (trop de mots au lieu de « trop de notes ») mozartienne (force et limite, le natif de Salzbourg peu prisé par nos oreilles, en compagnie d’une certaine Françoise Hardy), Cosmos en revers joyeux du bien trop bergmanien Sacrifice de Tarkovski, autre opus de fin de partie, de dernières volontés filmées. Andrzej, assurément, voulut mettre beaucoup de choses et de lui-même dans sa « comédie dramatique » reposant sur un argument filiforme – un vieil homme, assureur remercié, sème d’inquiétants indices d’un crime inexistant, afin de revoir une ultime fois une forêt sentimentale, béni et maudit par l’amour, amen–, sur la sympathie à défaut d’empathie (éclats de mélodrame diffus, visages féminins brièvement déformés en paraphes d’imagerie, et Miss Guerra possède des faux airs « d’Adja »). Bulle de champagne et de culture allègre et creuse, plombée par le ciel de l’histoire, la météo du tournage, Cosmos enjoue et ennuie gentiment, aligne les références en guise d’existence, dépeint un microcosme ridicule mais familial, qualité reconnue par Fuchs, enfant blessé dans sa cité. Nous voici très loin de la mélancolie sensuelle de Mes nuits sont plus belles que vos jours, du lyrisme maladif de La Note bleue, du cannibalisme amoureux de Chamanka. Andrzej Żuławski veut nous quitter sans larmes, sans cris, sans foi ailleurs que dans le cinéma, et ce choix figuratif, déceptif, s’avère vraiment respectable, respectueux, bien que peu audacieux. Avec son bestiaire de conte de fées (moineau, crapaud, lézard, sorte de limace délicatement déposée sur le beurre du petit-déjeuner, « chaticide » drolatique de jalousie, inconsciemment modelé sur le « canicide » présent dans American Psycho), sa ménagerie humaine, le métrage vaut itou pour sa tendresse et sa générosité (ressusciter un suicidaire, bien que « Y a plus rien à voir » affirme Balmer amer).


Défini par Żuławski (note d’intention en ligne) comme « un "suspense" et un drame, et une comédie »  d’après « un petit diamant pervers et aigu », Cosmos ne convertira (ne convaincra) personne et refroidira même certains admirateurs, en œuvre mineure – tout sauf interdite aux mineurs, et mille mercis à l’entreprise inculte, puritaine, mercantile, misogyne, polluée par des pages de pure pornographie, du milliardaire autiste pour avoir censuré ces jours-ci une photo de plateau de L’important c’est d’aimerpostée, avec l’alibi de la poitrine nue de Katia Tchenko étêtée –, en univers de poche dépourvu de la moindre transcendance, tension, sexualité, cruauté ; il use d’un semblant de dénouement, il emmène « ce petit beau monde de la pension (…) à la montagne pour y vivre explication et catharsis, ou, d'ailleurs, rien, si la passion est une explication » (source idem). Un parapluie pour la plage pluvieuse, une pince à linge blanche comme un ligne, une soupe à l’oseille, des petits pois au sol, une tache d’humidité utérine au plafond, un râteau et une hache, un DVD de Claude Autant-Lara (et Gérard Philipe), un poulet pendu en leitmotiv de montage, une canne fourchue d’apprenti sourcier, des toilettes publiques design, un curé pèlerin dans la neige, une villa retapée de bord de mer à la véranda colorée, une porte surmontée de l’œil triangulaire des francs-maçons (Mozart, again) : il en fallait davantage pour « finir en beauté », ou alors un agencement différent pour nous émouvoir vraiment. Tant pis, il conviendra de s’en contenter, de se remémorer, en matière de « passion amoureuse », les brillantes illustrations-incarnations de naguère. On pardonne, on rigole, on continue(ra) à survivre (en partie) viale cinéma, à déplorer aujourd’hui sa pusillanimité, sa paresse, son étroitesse microscopique d’esprit, d’ambition, d’imaginaire documentaire, maux heureusement inconnus d’une ardente et imparfaite cosmogonie cinématographique déployée sur treize films (nombre redouté des convives !) et une quarantaine d’années, avec un hiatus« infidèle » de quinze ans. Do widzenia i dziękuję – au revoir et merci, Andrzej Żuławski.

   

Snowpiercer, le Transperceneige : L’Équilibre de la terreur

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Express autour du pôle, terminushors omnibus, petit livre rouge et grand conte blanc…


Nous roulons protégés dans l’égale lumière
Au milieu de collines remodelées par l’homme
Et le train vient d’atteindre sa vitesse de croisière
Nous roulons dans le calme, dans un wagon Alstom,

Dans la géométrie des parcelles de la Terre,
Nous roulons protégés par les cristaux liquides
Par les cloisons parfaites, par le métal, le verre,
Nous roulons lentement et nous rêvons du vide.

Michel Houellebecq, Célibataires, Présence humaine

« Une fois à leur place, on sera différents » affirme Curtis, messie récalcitrant mais vaillant, à Edgar, disciple rescapé de son appétit tabou ; plus tard, Wilford, amphitryon méphistophélique, lui susurre : « Le train est le monde. Nous sommes l’humanité. » L’ingénieur isolé (avatar vieilli du hikimori du segment Shaking Tokyo), en train de cuire un steak, donne au leader forcément « charismatique », accessoirement cannibale, un petit cours en accéléré de politique et de dialectique : pour maintenir l’ordre à bord, dans le corps de métal du train, dans le corps symbolique (et amputé) de la société (ce qu’il en reste, après une mauvaise réponse eschatologique au réchauffement climatique), une bonne dose de chaos s’avère nécessaire. Curtis, dépité, désillusionné, pénètre dans la proue du navire (admiration de l’auteur pour le Queen Elizabeth), y rencontre un Nemo gentiment facho (ah, les yeux bleus d’Ed Harris), découvre la collusion entre les antagonistes âgés, « figures paternelles » hautement « castratrices » (John Hurt, presque un spécialiste du sous-genre dystopique, incarne un sage aux membres raccourcis, un meilleur ennemi avec lequel l’homme d’affaires solitaire s’entretient longuement la nuit au téléphone). Épigone  de Dorothy à Oz, il découvre le truc du magicien de la machine, il se voit même proposé de lui succéder (de réguler une sauvagerie sciemment organisée), grâce à son courage et à son endurance modelés sur le jeu vidéo et le monastère Shaolin (progression par paliers, horizontalité narrative des compartiments contre verticalité des épreuves physiques et spirituelles). Soixante-quatorze pour cent des « queutards » impuissants, se reproduisant pourtant (filigrane gayà l’avant), doivent donc disparaître, histoire de maintenir l’équilibre entre les occupants de la nouvelle arche de Noé, à vive allure sur son océan glacé, parfois aperçu derrière la vitre panoramique.


Le capitaine amène et impitoyable félicite le héros du jour pour le grand spectacle offert, et le blockbuster de Bong Joon-ho se met en abyme, souligne son caractère déceptif (pour un public supposé US, tandis que l’enquête documentée de Memories of Murder ne bouclait aucun coupable) ; dindon de la farce faussement héroïque et anticapitaliste à l’ONU sur rail, il devient une légende à la Richard Matheson, il pourra se passer des tablettes aux insectes (variation sur la nourriture humaine, trop humaine, de Richard Fleischer dans Soleil vert), il accède au trône pyramidal, à l’espace confortable, à la prêtrise profane de la sainte locomotive (pas celle de Renoir ou Lang, éventuellement celle des Lumière ou de Brian De Palma en Mission impossible et surtout réflexive). L’allégorie religieuse (davantage que marxiste), en partie écrite par un ancien théologien (Kelly Masterson, lui-même homosexuel, ancien séminariste franciscain, naguère dramaturge le soir et banquier la journée, scénariste d’un téléfilm dédié à l’assassinat de Kennedy et du 7 h 58 ce samedi-là de Lumet), conjure in extremis la tentation de l’hubris fasciste par un deus ex machina quasiment littéral, en l’occurrence un gosse enlevé à sa mère (motif maternel en réminiscence de Mother), petit esclave noir plongé dans l’enfer doré du moteur, rouage puéril d’un mécanisme finalement fragile (et non pédophile). Curtis, ses esprits repris grâce à l’intervention d’une juvénile « voyante » (« enfant du train » de dix-sept ans, la durée à bord du barbu au crâne ras, croisement dépressif de Spartacus & Che Guevara), Asiatique à l’ouïe très fine, extrait le gosse au prix de son bras (gauche, évidemment, en bonne logique contextuelle), se rédime en sacrifiant son appendice sinistre, avant qu’une explosion à la coke locale ne vienne déclencher une avalanche et renverser le « cheval de fer » (ou serpent) circulaire.


La coda, avec son ours polaire numérique à la Coca-Cola (souvenez-vous du spot), émancipe les deux mineurs, les rend à la nature, ouverture (possibilité de la vie, pas bottés enfoncés dans la virginité du devenir, en mémoire de Neil Armstrong sur la Lune) ou fermeture (l’animal regarde avec indifférence ces deux spécimens de l’espèce humaine, survivants de figurants à la Benetton, sous peu condamnés à périr dans l’immense cercueil immaculé). Auparavant, cette adaptation apparemment « libre », allégée, d’une BD elle-même plus ou moins enracinée dans un roman sériel de Georges-Jean Arnaud (La Compagnie des glaces), production cosmopolite et succès commercial/critique, constitue un beau (richesse évocatrice de la direction artistique de Stefan Kovacik, des décors d’Ondrej Nekvasil, des costumes de Catherine George) huis clos en mouvement peuplé par une faune (et une flore, sous forme d’orangers) bigarrée, entre suspense et sourire, grotesque et beauté, trajectoire rectiligne et picaresque du récit, en démonstration magistrale de la capacité « naturelle » du cinéma sud-coréen, même exilé à L.A., en Tchéquie ou en Autriche, à mêler les tonalités, à relier les plans (double sens) de réalité, de lecture. Le film alterne moments de repos, de dialogues, de monologues et scènes d’action (combat de cagoulés à la torche dans l’obscurité verte réglé par Julian Spencer, à l’œuvre également sur la lutte anthologique et tatouée des Promesses de l’ombre) exécutées avec une violence et une grâce incomparables, alliage là encore caractéristique de cette cinématographie (où trouver ailleurs la poésie incongrue, cohérente et poignante d’un flocon en apesanteur au milieu de la crasse et du sang ?).


Chris Evans, crédible dans son contre-emploi de candide écœuré plutôt que révolutionnaire, ose glisser sur un poisson éventré, s’évaporer infine, l’irréprochable distribution chorale le précédant de peu dans l’abîme en circuit fermé (majorité médiatique du chemin de fer, nouvel an abstrait fêté même au cœur de la bataille !). Citons les noms de l’émerveillée Ko Ah-sung, de la « millimétrée » Emma Levie (panoplie jaune de canari à main armée), de la musicienne Alison Pill, de l’oscarisée Octavia Spencer, de la « dentée » Tilda Swinton (manteau de fourrure, tailleur pourpre, tunique blanche et des faux airs de princesse Leia thatchérisée), du sacrifié Jamie Bell (bien grandi depuis Billy Elliot), du paternel et hirsute Ewen Bremner, de l’increvable Vlad Ivanov (My Joy), de l’agile Luke Pasqualino, de l’impénétrable Song Kang-ho (apprécié itou dans Antarctic Journal d’après un scénario de Joon-ho ou Le Bon, la Brute et le Cinglé), tous dotés d’une identité d’existence dans la diégèse, tous talentueux dans leur jeu. Dans le confinement, Bong joue de la longueur (densité des deux heures), de la perspective (profondeur de l’écran, sans le recours facile à la 3D), de la plongée (sur les couchettes, sur les précipices surplombés par les ponts). La guirlande des diverses voitures, univers en soi à explorer à la manière de toiles animées, redouble et paraphe la diversité « générique » de l’ensemble, sa volonté de mixer les registres, les émotions, les horizons justement dans une absence d’horizon, sinon d’espoir (ils arrivent disons « à destination », et après, et alors ?). Déjà The Host procédait du même brassage, relecture doublement domestique de Godzilla comme Snowpiercer, le Transperceneige reformule Le Magicien d’Oz (éventuellement Runaway Train).


Monstres et merveilles accompagnent le voyageur mobilis in mobile, échantillonnage sociétal aux résonances contemporaines (les resquilleurs en miroir des migrants, clairement). Pas de « dictature du prolétariat », même supputée provisoire, durant le trajet de réappropriation, mais une fable adulte et intègre (malgré la menace avortée des tripatouillages de montage habituels des frères-épiciers Weinstein) sur le déterminisme, sur la position (de classe, première, deuxième ou dernière) sociale et morale, sur le libre-arbitre au sein du trafic (Curtis ou le contraire de Cabrel, qui prenait sa place dans le trafic, en effet). Le cinéaste semble se refléter dans la persona de son protagoniste (ou la silhouette du dessinateur), le trauma, l’échec et la mort en moins (il compara, assez maladroitement, avouons-le, l’aventure différée, intense, de la gestation puis du tournage, à un cancer vaincu). Avec ses clins d’œil, patronymique à Terry Gilliam, musical à Shining(scène du sauna, et Marco Beltrami ne démérite pas), cinéphilique à Charlie et la Chocolaterie (épisode scolaire satirique, cauchemardesque et coloré, en sus d’une institutrice enceinte assassine, assassinée), avec le concours crucial d’Eric Durst aux effets spéciaux, Hong Kyung-pyo à la photo (serre, salon de coiffure ou night-club vifs et anachroniques opposés à la grisaille générale) et Park Chan-wook en producteur, Snowpiercer, le Transperceneige représente à lui seul et en soi un généreux contre-exemple du déchirement présent (dans les salles et au-delà), un écosystème esthétique et métaphorique harmonieux et respectueux, où les cases de story-board du réalisateur remplacent les mensongers (car manipulateurs) messages encapsulés d’un Hearst ferroviaire ou d’un Pinault de loco.


La résurrection du concepteur coréen de la sécurité, endormi dans son casier de morgue, se lit ainsi en métonymie  d’une œuvre tournée vers l’élan (individuel et collectif), la lumière (même aussi aveuglante que la vérité), le soleil du happyend ambivalent, en antidote à la tristesse irréversible de Mother (dixit Bong dans le dossier de presse). « Le film incarne une ode universelle à la résistance dans laquelle chacun peut se projeter avec sa propre culture » confiait-il encore (source similaire) au dessinateur Jean-Marc Rochette – train arrivé à bon port, dans ce grand Nord purement cinématographique, en rime notamment avec la solidarité désenchantée de Dernier Train pour Busan, itinéraire bis (voire balisé), moins futuriste, vers la survie d’aujourd’hui : « tous dans le même bateau », dans la même nef (des fous) et dans le même train, terrestre frangin. 

Wadjda : L’Effrontée

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de  Haifaa al-Mansour.


Chouf, chouf : voici, venu d’Arabie (saoudite) un premier film – et non « le premier film saoudien » comme le claironne à tort une affiche, puisque précédé par un certain The Kelly Gang, apparemment – simple et sympathique, juste et maîtrisé. Sur un argument de suspenseludique, la réalisatrice livre une œuvre souriante et solaire, sise à l’ombre « illuminée » d’élections masculines, du terrorisme mortel en « piqûre d’aiguille » divine (disent-ils), d’un chauffeur venu d’ailleurs et impatienté par le court retard de l’enseignante. Si le gamin de De Sica recherchait la bicyclette de son papa, la gosse de Wadjda veut en acquérir une, belle bête verte « réservée », cassette de chansons d’amour à la clé, en signe d’amitié, au vieux vendeur de jouets. Quoi de mieux, nom de Dieu – gare au Sheitan, avec ou sans Vincent Cassel – qu’un concours coranique (pas ta mère) ? La demoiselle, plus grande que ses camarades, pas encore réglée (il lui faudrait alors manipuler le livre jugé sacré avec un mouchoir, à l’instar d’une condisciple), innocente trafiquante de bracelets aux orteils vernissés dans des baskets de marque US, accessoirement entremetteuse, s’achète aussitôt, dans la même boutique, à un prix modique (aimable pratique culturelle du marchandage), Le Coran facile, QCM en DVD aux allures bleutées de Qui veut gagner des millions ?Finalement, elle saura répondre à l’interrogation liminaire sur les Sabéens ; mieux, elle remportera le prix, au prix d’une jolie psalmodie, où même les anathèmes paraissent adoucis par la poésie de son chant d’adolescente au bord de la féminité (et sur la scène de son école, devant une assemblée à la Carrie au bal du diable, sheitan bis).




Hélas, la récompense (de ses efforts) finira fraternellement en Palestine, ainsi qu’en décide la directrice outrée (audacieuse recevant chez elle un amant déguisé en voleur) par son effronterie naïvement avouée de s’acheter illico sa toquade à deux roues (et non quatre, pleure-t-elle auprès du serviable Abdallah, qui lui donne de surcroît quelques rials pour essuyer ses larmes gentiment vénales, qui lui déclare en petit coq possessif, sincère et généreux qu’il l’épousera plus tard). Mais le Seigneur, peu importe ici son nom, ou le sort miséricordieux, en décideront autrement – la maman, esseulée par son mari parti, amoureux en quête d’un héritier, lui fera cadeau (en rime avec une tasse made in China ornée d’une autre mère voilée) du véhicule, le couple nocturne surplombé par un triste feu d’artifice à la Blow Out. L’épilogue nous montre les deux jeunots en train de faire une course joyeuse avant que Wadjda ne s’arrête devant une route et l’horizon marin, à palmiers, au croisement des directions – son visage de sourire se tourne à droite, à gauche – et de sa vie. L’avenir reste à établir, à parcourir, dans un pays où la « parité », où les salles de cinéma, n’existent pour l’instant pas. Laissant à d’autres la victimisation et les récriminations, Haifaa al-Mansour, issue d’un milieu confortable, universitaire au Caire, professeur d’anglais pour des pétroliers, formée à la réalisation en Australie, signe du haut de sa quarantaine ouverte (sur les êtres, sur le monde) une chronique, un conte et un constat jamais misandres (tandis qu’elle pourrait facilement verser dans le manichéisme sexué, au vu du contexte machiste et théocratique), toujours légers, enjoués comme une balade à bicyclette (la bleue de Régine Deforges davantage érotique et historique, certes, et celle de Montand bien plus nostalgique, évidemment).




On peut penser à Kiarostami, à Satyajit Ray, voire à Truffaut (mais pas de regard caméra en coda), Duvivier (tournage « invisible » dans une camionnette et en direct pour le Léaud de Boulevard) ou Christine Pascal (souffrance de l’enfance) – on découvre surtout, et on la célèbre pour ceci, une femme attentive aux autres femmes (les trois principales du récit, sans oublier la tante émancipée en blouse blanche d’hôpital), à leur quotidien au téléphone ou à la cuisine, à leur douleur sobre (polygamie poignante), à leur beauté (sensualité d’une robe rouge et de Reem Abdullah), à leur intelligence pratique (comment parvenir à son but avec adresse, finesse, détermination, communion), à leur lumière intérieure, qu’aucun vêtement « de deuil » (pourtant le noir, là-bas comme en Asie, ne comporte pas cette connotation sépulcrale occidentale) ne peut venir entraver. Gardons-nous de dupliquer les hyperboles critiques et saluons la naissance en fiction, après quelques courts et un documentaire remarqué, d’une vraie cinéaste : ni « chef-d’œuvre » ni « miracle » (y compris laïc), Wadjda, primé à l’étranger, porté avec grâce et candeur par une jeune actrice irrésistible, la longiligne Waad Mohammed, nous ouvre une porte modeste et subtile sur un espace et des mœurs dont la familiarité, la proximité, en dépit et au-delà des différences, des distances, ne peut que nous séduire et nous instruire (sur elles et sur nous-mêmes, tant l’altérité participe de toute identité).



Ne passez donc pas à côté de cette production « princière » en partie allemande (alliance antisémite entre les géographies, aux heures enténébrées de la Seconde Guerre mondiale, faut-il le rappeler, heureusement désormais conjurée par une coopération de cinéphiles, avec notamment Max Richter, l’auteur du superbe score du Congrès, aux cristallines ponctuations sonores), totalement « universelle » – espéranto des visages, des corps, du désir, des émotions, des relations publiques ou privées –, valant aussi pour sa précision (intensité de la première étreinte paternelle, bienveillance du dernier regard du vendeur dans la rue), la clarté de chaque plan, de chaque scène, de chaque impression (le symbolisme facile de l’objet convoité n’effleure pas l’héroïne, elle fait l’expérience d’une liberté relative et dynamique, avant même de savoir de quoi il s’agit en politique). « Chez nous, les filles ne font pas de vélo », en effet, ou cachées, mais au cinéma, oui, et cela, cette lutte tendre, sinon altruiste – « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » préconisait Kafka dans ses Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin–, s’avère un très joli premier pas (d’émancipation, d’affirmation), que l’on souhaite, inch’Allah, ne pas être le dernier. Choukran, Madame… 



Hara-kiri : Ronin

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La « voie du guerrier » ? Disons le chemin de croix figé, piégé, d’un homme athée, affligé, en symptôme révélateur d’un honorable ordre sociétal à honnir, sinon à décapiter…


Posture et imposture, écriture et littérature : Hara-kiri s’ouvre et s’achève sur un journal peu intime, vraiment mensonger, il emboîte trois récits à des temporalités différentes, il met en pièces, à coup de sabre vengeur, la « façade » du code d’honneur nippon et rétablit in finele décorum du mannequin saccagé, point focal de la fable féodale, comme la légende imprimée devenue réalité dans l’Ouest falsifié selon John Ford (L’Homme qui tua Liberty Valance). La panoplie nécrophile, vénérée par l’intendant (pas celui de Kenji Mizoguchi) du célèbre clan Ii, trône dans une brume fantastique à la Kwaïdan, avant qu’un laconique et ironique « Rien de notable à signaler » n’ouvre le bal (la danse macabre) en cet été 1630. Au présent de la diégèse, tout se déroule dans un château-tombeau visité par le générique, le nom du réalisateur apposé en signature rageuse sur l’armure (notez itou la peinture prophétique d’un tigre en train de dévorer sa propre patte). Sublimé au sein de ses guenilles et de sa crasse barbue par l’admirable noir et blanc de Yoshio Miyajima (envoûtement en couleurs de L’Empire de la passion), Tatsuya Nakadai, dans le rôle d’une carrière et son titre favori, au diapason d’une distribution à l’unisson, vient réclamer justice, « cela et rien de plus » (dirait Poe), il promet de s’occire ensuite aussitôt. Veuf multiple – sa femme, son ami, son gendre, sa fille, son petit-fils –, il sèmera le malheur (qui « n’arrive jamais seul », en effet) dans le huis clos (homo, façon Tabou ?) entiché de bushido.


À une ère de désespoir et de misère, où même la paix vous pèse, surtout en tant que spadassin remercié – dissolution des assemblées de samouraïs par le shogunat d’alors –, il convient, au prix du déshonneur, d’aller quêter quelques aumônes auprès des seigneurs, de leurs descendants, les relations sociales réglées en ballet immobile par la réputation, la bravoure, l’arsenal rigide de la chevalerie japonaise, de son hypocrisie, aussi. Sabres vendus au mont-de-piété, ersatz en bois de bambou, éventails et ombrelles de déclassés, de survivants à crédit magnanime, chignons coupés en affront narcissique puis ramassés par une main anonyme lors du grand ménage d’épilogue : autant d’objets iconiques, de reliques symboliques d’un monde passé, plus ou moins pérenne dans la morale contemporaine des années 60 (la mascarade médiatique de Mishima culmine en 1970). Au rythme des saisons, dans l’hiver des cœurs (mystère abyssal du cœur humain), les suicides s’enchaînent, un éprouvant empalement marque un point de non-retour, un enfant fiévreux agonise en silence, sa mère tuberculeuse (les pleutres prétexteront une pathologie providentielle) le suit dans l’oubli, les assistants du coup de grâce se font traquer dans les rues, s’affrontent dans une plaine nue, ventée (Kwaïdan, again), bordée de tombes. Masaki Kobayashi, sur sa grue, derrière ses lunettes noires, réalise son premier film historique, nous apprit la bande-annonce avec un soupçon de making-of, mais il évoque les mœurs de son époque et par ricochet les nôtres (licenciement d’entreprise, dissolution du « lien social », solitude autodestructrice – en Orient, tendance à se supprimer sous la pression insupportable ; en Occident, à massacrer en masse des tas d’inconnus, cf. notre article sur Yakuza).


D’emblée, Hara-kiri captive par sa lenteur, sa théâtralité, séduit par un art absolu de la composition du cadre et à l’intérieur de celui-ci (innombrables surcadrages, diagonales coupantes, travellings millimétrés, horizontalité de cortège funèbre du Scope local). Le formalisme culturel épouse la sécheresse du mélodrame, liés ensemble par une partition percutante, crissante et feulante de Tōru Takemitsu, un scénario « au cordeau » de Shinobu Hashimoto (roman adapté de Yasuhiko Takiguchi), pour une fois émancipé de Akira Kurosawa. Davantage qu’à la série en simultané des Zatoichiou celle à venir des Baby Cart, sans même citer Les Sept Samouraïs (héroïsme, fétichisme, altruisme, trois expressions absentes ici), on pense beaucoup, en découvrant aujourd’hui, ravi, Hara-kiri, à Sergio Leone (Yojimbo en matrice officieuse de Pour une poignée de dollars, évidemment), surtout pour le traitement du temps, l’atmosphère (et le motif figuratif) de cimetière. Récipiendaire d’un prix de consolation à Cannes face au Guépardviscontien, similaire crépuscule magnifique et satirique d’une mythologie, ce Seppuku(dénomination moins triviale de l’appellation originale) ne peut que frustrer un spectateur épris d’élégante calligraphie en colère dans l’espace survolté, car il donne à voir une constante démystification passant également et avant tout par l’image. La mort du protagoniste, étripé par lui-même, défait à main armée par des fusils anachroniques dans cet univers (et méprisés pour leur mécanique), constitue la troisième acmé du film, autant qu’elle annonce la désinvolture « raciste » de Harrison Ford se débarrassant d’un « enturbanné » d’une seule balle chez Spielberg (Les Aventuriers de l’arche perdue).



Ce requiem loquace – « Qui ne connaît pas les mots ne connaît pas les hommes » dit Confucius viala bouche paupérisée de l’instituteur – peuplé de cadavres exhibés, de spectres mémoriels (voire méta), de vivants arrogants placés face à leur infamie, leur raideur de pharisiens, s’avère en outre une élégie sur la brièveté bouleversante du bonheur. Les enfants grandissent vite, les années passent, fugaces et irréversibles, et ne demeure que l’envie d’en finir, par exemple sur un matelas virginal et central – spectacle sidérant et plébiscité de la mort ritualisée, accompagnée – en rime abstraite avec le Carré blanc sur fond blanc(1918, coda d’un atroce conflit européen et mondial aux alibis de géopolitique cocardière) de Kasimir Malevitch, avec les traditionnels habits immaculés souillés lors du sacrifice de soi. Intense et tendu, totalement national et cependant transposable un peu partout – Jean Anouilh, en pleine Occupation, ne craignit pas de réécrire la tragédie politique d’Antigone d’après Sophocle –, le cérémonial vise à éventrer l’imagerie et l’idéologie du chambara (clin d’œil à Stanley Kubrick, similaire « compositeur » pessimiste et notoire Attila du « genre »). Adulte et distancié (l’ange exterminateur d’outre-tombe se moque ouvertement des tortionnaires), violent (décharges gore, orgasmiques, d’adrénaline en bien nommées « petites morts ») et poignant, hypnotique et mélancolique (tristesse de Hamlet devant le succès de son psychodrame dépressif), il s’agit en définitive d’un chef-d’œuvre instantané, que tout amateur de cinéma japonais (de cinéma tout court) se doit de connaître et d’honorer.


Damnation : Le Quai des brumes

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Suite à son visionnage en VOD sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Béla Tarr.


Lenteur, noirceur, ardeur, comme si David Lynch, celui de Eraserhead, surtout (notez itou la chaînette de battant et la face féminine issues « inconsciemment » de Blue Velvet), s’alliait à la première manière de Lars von Trier, déployée dans la célèbre trilogie en E, notamment le contemporain Element of Crime : dans Damnation, le noir et blanc sublime la trivialité, d’un rasage ou d’un accouplement, tandis que l’attention portée au son nous fait entendre le monde malade avec une puissance d’expression inaccoutumée. Plutôt qu’un enfer européen, le film de Tarr donne à voir une sorte d’interzone à la Tarkovski (stase psychique de Stalker), autre amateur notoire de flaques azurées, de géographies rieuses, de quadrupèdes angéliques. On ironise un brin mais l’opus, heureusement, ne prend jamais la pose de l’Art (et essai, ou décès de la patience du cinéphile) et son histoire si simple – une proposition disons commerciale et vraisemblablement illégale, paquet de came transité via la frontière –, sa géométrie traditionnelle – la femme, le mari, l’amant –, attestent d’une modestie scénaristique propice à l’envie de faire surgir, éprouver, un univers singulier, cependant inscrit dans l’héritage des mythologies (le « film noir », évidemment, la Hongrie dépeinte renvoyant la Grèce glacée d’Angelopoulos à la facticité colorée d’un dépliant touristique). Œuvre sensorielle et plurielle, Damnation multiplie les surcadrages (fenêtres ou embrasures), les travellingsdescriptifs, les plans-séquences avec mise au point et division dans l’image, les averses, les chiens errants, les « berlines » de mine (ou d’usine) suspendues dans leur double mouvement incessant. La machinerie du cinéma s’unit à celle du récit, en adopte le rythme épuisé, le crée avec une précision et une plénitude magistrales.



Nous voici face à une « grande forme », à une radicalité généreuse envers les personnages, même anonymes, envers le public, pour peu qu’il laisse ses sales habitudes (la paresse, le divertissement, la narration, la consolation, le message moral, fidèles fadaises infantiles) au vestiaire du bien nommé Titanik Bar, où se produit le soir une chanteuse merveilleuse (et mère, puisque fillette-silhouette éprise de poupées, certes différente de l’homologue allaitante, flanquée d’un improbable match de football sur petit écran) incarnant dans sa voix et son visage le désamour absolu des naufragés. Pas de world of blueà la Julee Cruise (Twin Peaks : Fire Walk with Me) mais l’impossibilité de vivre « sans amour et sans honneur », lance-t-elle à Karrer, égocentrique désœuvré, indic jaloux sur le point de devenir fou, qui se raccroche à elle pour ne pas sombrer dans le sang du suicide (il racontera, détaché, celui d’une amoureuse, prisonnière de salle de bains, causé par ses mots à la Caligula de Camus). Capitulation et rédemption se disputent et vont de pair dans Damnation, film d’amour stérile qui comprend le soupçon d’une fellation dans une « traction » en opération d’évasion et une scène de sexe hétérosexuelle parmi les plus adultes et tragiques du cinéma des années 80, presque filmée (reflétée au miroir) à trois cent soixante degrés, depuis le lit (d’agonie) jusqu’au piano (silencieux). Au sein de la grisaille générale, de la brume pénétrant les « recoins » et les « poumons », même le sperme paraît couler aussi noir que l’humeur de la mélancolie médiévale. Des femmes fortes – superbe persona de l’employée du cabaret, qualifiant l’héroïne de « sorcière », de « sangsue », métonymie blonde, sarcastique et attristée d’un chœur absent autant que les dieux d’hier – et des hommes affaiblis, damnés par/pour leur inertie, leur combine, leur dette ; ils s’expriment en monologues existentiels écrits au rasoir de la poésie (poète adepte des claquettes dans la flotte), lourds du poids charnel d’acteurs brillants lestés d’un parcours en dehors des fictions (Miklós B. Székely, le sculpteur Gyula Pauer, Hédi Temessy & György Cserhalmi, croisés dans le Mephisto de Szabó ou le drolatique Kontroll, sans omettre la comète au micro, Vali Kerekes).



Et l’on entend beaucoup de musique diégétique dans le musical Damnation, dominée par l’accordéon des chants individuels, des farandoles dérisoires et bouleversantes, non plus danse macabre à la Bergman mais tentative d’une collectivité, élan d’une communauté autrement capturée en groupes figés, désespérés, n’attendant plus rien dans le panoramique de la caméra venant recadrer un mur humide, sur lequel la pluie dégouline avec des allures d’encre, d’urine ou d’hémoglobine. La majesté domestique de Damnation irrigue chaque plan, chaque instant, permet d’apprécier la densité du temps, l’inanité suprême des événements dès lors pourvus, par la réalisation, par le montage (signé Ágnes Hranitzky, accessoirement épouse du cinéaste), d’une intensité cosmique. Les « pauvres diables » dostoïevskiens (voire antonioniens, dépourvus des dialogues défectueux de l’architecte de Ferrare) de Tarr nous semblent fraternels, charnels, essentiels. Ils se meuvent au ralenti dans une gangue de basse continue (lancinante « symphonie industrielle », dirait Angelo Badalamenti), ils nous émeuvent dans leur quadrille (personnage du propriétaire de bar, Méphisto de bistrot hilare et vachard). Drame métaphysique athée doublé, en filigrane, d’une comédie dramatique noirisssime (Lynch inaugural, again) sur un triangle sentimental, une femme fatale, un deal létal et une délation orale, Damnation s’avère de surcroît une fable politique et poétique (idéologies enfouies, pragmatisme cynique), sinon eschatologique et scatologique (cf. l’ultime image), devant beaucoup à une équipe primordiale, de l’amical écrivain László Krasznahorkai au scénario à Gabor Medvigy à la direction de la photographie, en passant par Mihály Vig à la partition et Peter Laczkovich au son. Porte ouverte sur un triptyque poursuivi par Le Tango de Satan et Les Harmonies Werckmeister, le métrage de Tarr, dans l’économie du tournage (financé en partie par la TV de Budapest) et de la durée – à peine cent quatorze minutes face aux sept heures et demie de la gigue « diabolique » citée supra–, mérite l’éloge critique et la découverte sans a priori.



Il émane de lui une lumière noire nous éclairant sur notre noblesse et notre lâcheté, une méthodologie en action pour repenser le cinéma, pour utiliser autrement, admirablement, ses puissances figuratives et abstraites, artisanales et transcendantes, y compris dans le cadre (double acception) d’une transposition se fichant du réalisme ou de la religion pour atteindre une vérité intérieure et extérieure, sociale, spatiale, temporelle, émotionnelle, allégorique, ludique, de chaque seconde, quelque part entre l’hypnose et l’épiphanie. Ce conte (hongrois) de et pour notre temps sur la malédiction de la solitude, sur le mal à se faire entre soi avec les meilleures intentions, sur la contamination des âmes et des esprits par une lèpre de l’environnement, du contexte – à moins qu’ils se contentent de matérialiser toute l’horreur banale d’un psyché partagée –, s’achève par une mémorable chorégraphie régressive et sonore, moralité à la Mondo cane, Karrer, dans son imper trempé d’exhibitionniste melvillien, rivalisant d’aboiements circulaires avec un clébard finalement défait. La séquence, concentré d’humour noir, absurde, de matérialité rageuse et de création somptueuse, convie les forces contraires, élémentaires, incendiaires, à l’œuvre dans Damnation, film qui brûle (fumée de cigarette, vapeur d’évier, surréaliste brasier de couloir + motif audiovisuel récurrent de Sailor et Lula, of course) par l’eau et captive par l’esquive (mystère limpide des relations, des abandons). À l’opposé de la profession de foi (double sens, bis) prêtée au « princier » Mychkine dans L’Idiot, la beauté ne sauvera pas le monde, se garda bien de le sauver durant le passé (obscénité orchestrale à Auschwitz). Elle constitue, malgré tout, un ersatz de salut, un aboutissement en soi, la réponse douce et dure donnée à l’infinité des atrocités, des outrages, des humiliations, des trahisons. Damnation, portrait d’un pandémonium indiscernable, apatride, envoûte par sa beauté (irréductible à l’esthétisme, à la posture arty), sa grâce (terme connoté du vocabulaire chrétien), son intelligence (du cinéma, du cœur, du malheur, du combat), son intransigeance et son indépendance.Béla Tarr (Lugosi goudronné par Poe ?), autrefois honoré à La Rochelle puis récemment à Paris, parle ici avec une concision et une justesse lapidaires de sa carrière, de son art, de son refus de se singer lui-même. Visionner le film de cet admirateur de Godard ou Fassbinder, en quête à son tour des realpeople de Cassavetes (désormais dévitalisés), vingt-huit ans après son surgissement en salle – la longueur d’un travelling dilaté, pour ainsi dire –, équivaut à saluer un maître et à célébrer l’atmosphère assurément dépressive, certainement pas déprimante, d’un film discrètement affolant.      


     

Hiroshima n’aura pas lieu : L’Histoire officielle

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Le règne du lézard (pas celui de Jim Morrison) ? Celui des cauchemars, sur « grand écran » et dans la « vraie vie »…


Voici une uchronie inaboutie, majoritairement drolatique et finalement mélancolique, sous la forme de mémoires testamentaires, sinon suicidaires, à l’ombre de Poe (Baltimore oblige), où l’on croise notamment James Whale et Willis O’Brien, Truman & Reagan, où Godzilla rigole (jaune, forcément) avec Giraudoux ; James Morrow, pris un peu vite chez lui pour un avatar de Voltaire ou Swift, écrit avec modestie, empathie et hommage, évitant (de justesse) le manichéisme philosémite à défaut de donner (totalement) dans le moralisme humaniste : comme le SS des Bienveillantes, son « homme dans le costume » somatise sa culpabilité documentée, en démonstration anecdotique mais sympathique de l’innocuité (voire de l’impuissance) de la tératologie cinématographique, américaine ou japonaise, face à la réalité impunie des atrocités atomiques – l’Histoire demeure toujours officielle (pléonasme) car écrite par les vainqueurs, les menteurs et, ici, les géniteurs (merci encore à Oppenheimer) de Little Boy et Fat Man, miroirs mortels de Gorgantis et ses aimables/régressifs complices. 


Lecture complémentaire (on pense aussi à un article davantage politique de Peter Biskind, malicieusement intitulé La guerre des mondes, cf. Mon Hollywood) avec l’essai – disons « structuraliste », guère révolutionnaire, assez discutable – de Susan Sontag (cité par l’auteur, repris dans AgainstInterpretation, parmi ses réflexions concernant Bresson, Godard ou Resnais) sur la SF au cinéma, « réponse inadéquate », bien que non dépourvue de « charme », au point de vue politique et moral, à une époque (1965) de « terreurs » et « d’extrémité » :  


Iona : The Island

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Scott Graham.


Une femme, une île : on peut bien sûr songer à Jean Grémillon (L’Amour d’une femme) ou à John Fawcett (The Dark), au Michael Powell de À l’angle du monde et Je sais où je vais (les Hébrides en partage), voire à Carl Theodor Dreyer (communauté autarcique « pétrie » de religiosité à la mode Ordet). La jeune quarantaine, deux courts et deux longs (Shell, sur la relation problématique, sinon interdite, entre un père et sa fille isolés) à ce jour, Scott Graham nous narre une histoire simple, heureusement débarrassée des bourgeois déprimés de Sautet ; il ne joue pas au petit malin, il filme (en trois semaines) son portrait de femme d’un air serein, au grand air maritime, peut-être magnanime, d’un bout d’Écosse (exeunt la TV, les ordinateurs, les cellulaires). Trois temporalités se tressent dans son métrage – le présent parasité par le passé au sein d’une éternité de paysage, de pâturage (pas de chromos ironiques à la Lars von Trier selon Breaking the Waves mais des ponctuations naturelles, intemporelles). Iona revient à Iona (visitée par Verne dans Le Rayon vert, qui dit Rohmer ?), elle fuit sur le ferry en compagnie de son fils de quinze ans un meurtre de flic, de père par procuration, mélange au ralenti, aperçu en retours en arrière, dans une sorte de stase itérative et tricolore (noir clair de sa peau, blanc de son vêtement et du lait renversé au sol, sang du policier étêté, supputé violeur). Une voiture brûlée, une seconde traversée, un amant retrouvé, le père, endeuillé depuis une dizaine d’années, de sa meilleure amie encore blessée par la liaison « incestueuse », elle-même mère, son mari portant sur ses épaules, tel Énée Anchise parmi les flammes de Troie, sa fille handicapée, invalide, l’adolescente Sarah. Billy (Bull pour les amis) la dépose sur une roche face à la mer ouverte, car l’idée de la laisser tomber lui traversa l’esprit, ainsi va la psyché parfois rageuse (du taureau tendre).


Au même instant, sa mère métisse, fille d’alcoolique camée venue s’isoler naguère en désintoxication bio, disons, dansait jusqu’à l’ivresse et à plusieurs (elle confessera ses insignifiantes amours multiples au lit, dans la chambre austère sous les combles de ses propres années en fleurs), avant qu’Elizabeth ne vienne rompre le charme et manque de la projeter contre une table. Cela pourrait sombrer dans la sinistrose touristique, grise et verte, entre une tranche de brioche offerte, des œufs matinaux, du lait maison, des fraises pas si bergmaniennes ramassées ensemble sous une serre. Cela, en réalité, intéresse et « touche » avec une économie de moyens remarquable (le premier mot, de salut, survient à six minutes et trente secondes du générique de début, en amorce melvilienne sans samouraï parisien). Graham compose ses plans avec précision, plénitude, pénétration, par exemple lors de la « veillée » improvisée du cadavre de Daniel (pas le prophète biblique, quoique), foudroyé dans sa cuisine, un verre brisé à la main, dans l’exiguïté triangulaire de l’espace « nordiste ». Film de personnages et de visages, Iona se voit aussi servi par une distribution à l’unisson, dominée par la figure de madone (de materdolorosa), grave et maternelle, souriante et sensuelle, de l’Irlandaise d’origine éthiopienne Ruth Negga (à l’affiche de Loving, le dernier opus « interracial » de Jeff Nichols), révélation-incarnation (cf. les coups écarlates sur son dos nu dans la baignoire). Se souvenir ou pardonner, prier ou danser, partir ou s’en retourner : Iona, subtil et silencieux récit atmosphérique, introspectif à la lumière incomparable d’une extériorité majestueusement indifférente aux tourments humains, charme par sa modestie et sa sécheresse généreuse, adulte, se situe au point exact entre deux tensions à dénouer, conjugu(r)er.



Il en faudrait peu pour que ces gens redeviennent heureux, il en faudrait davantage pour trouver le salut, la rédemption, le « nouveau départ », la « seconde chance ». Hélas (pour eux), la Némésis en uniforme, informée du péché cardinal, veille et poursuit le jeune coupable jusqu’au bord d’une falaise suicidaire. Sarah y perdra sa virginité via un accouplement refroidissant dans le foin (position debout tenue quelques secondes mais pas de miracle médical) et Billy sa vie noyée (auparavant, il annonçait sa mort dans la mer autant que le trépas de son vrai papa, père et fils réunis dans un gisant domestique). Iona, réfugiée entre ciel et terre, sa douleur plus immense que l’océan, demeure prisonnière du tombeau insulaire, statue de chair (presque pietà) à peine agitée par les vagues, comme une rime fatale et désespérée aux mouvements violents et vibrants de l’écume inaugurale.      
      

Winter Sleep : King of the Hill

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nuri Bilge Ceylan.


Récompense de la patience, voire de l’endurance : à disons une demi-heure de la fin, le spectateur résistant assiste à l’une des meilleures scènes, des plus intenses, du cinéma contemporain, durant laquelle İsmail, poignardeur-prisonnier à la susceptibilité sexuée (se retrouver en « zonzon » pour des sous-vêtements féminins maritaux de vaudeville au couteau), de surcroît buveur (dans les bars) et mauvais payeur (de loyer), jette la liasse dégueulasse de billets bien-pensants apportée par la (trop) belle Nihal, venue nocturnement visiter les pauvres, soulager en secret, son mari parti à la capitale, sa conscience de jeune épouse frustrée (aucun contact tactile dans ce couple), « stérile » (pas d’enfant non plus), pleurnicharde et remplie d’acrimonie (Necla, la sœur du seigneur des lieux, ne vaut guère mieux, vipère récemment divorcée démasquant, lovée sur un confortable canapé, l’arrogance et la suffisance éditoriales de son frère ; notez au passage un faux raccord de lunettes, le genre de détail anecdotique pour étudiants en cinéma que la durée ou l’indifférence permettent de déceler). Aydın, magnanime, fait grise mine, ancien comédien (il affiche sa fierté de n’avoir jamais figuré dans un feuilleton) devenu par le travail (il vécut des débuts dans un village sans eau ni électricité) roitelet d’un domaine et propriétaire (de logements mal isolés) d’un hôtel au nom shakespearien (pas de Maure à l’horizon mais des maisons troglodytes à peine fréquentées, arrivée de l’hiver oblige, par des touristes de hasard, Asiatique amateur de wasabi ou motard connaissant Omar, Sharif, whoelse ?, en mode Guide du routard).



Ah, la Cappadoce, son silence, sa vastitude, sa steppe, son village en contrebas, peuplé par un peuple « qui sent des pieds » (comme l’imam venu s’excuser au nom du gamin taquin lanceur de cailloux) – rien de tel, à Cannes, pour décrocher une palme, surtout si le métrage s’étire sur trois heures sept (quatre et demie pour le montage original, à partir de deux cents heures tournées, paraît-il, et scénario d’un peu moins de trois cent pages écrit durant six mois, petite comptabilité d’éléphantiasis cinématographique, à faire hurler de rire un certain Orson Welles, déjà contempteur de la longueur du voyage spatial de Kubrick). Nuri Bilge Ceylan, inconsciemment ou pas, ressemble un peu à son protagoniste, il adapte Tchékhov avec sa femme, y rajoute un soupçon de Dostoïevski, une pincée de sonate de Schubert, se souvient d’Antonioni et de Bergman, tourne en DV de luxe et n’oublie pas de saluer lors de son sacre sudiste les manifestants et les mineurs de son pays, amen. La critique, à l’exception d’une plume ou deux (cahiers raturés, amateurs de rock« asphyxiés »), légèrement refroidies par l’auteurisme et l’académisme de l’ensemble, salue à l’unisson, y compris outre-Atlantique, et les seuls à tirer vraiment la gueule s’avèrent les membres de la SPA locale, échaudés par une saisissante capture de cheval sauvage (in fine symboliquement libéré) ou un plan sur un lapin chassé à l’agonie, dotés d’un « coefficient de réalité » à faire saliver le (désormais repentant) Ruggero Deodato de Cannibal Holocaust.



Hibernation, annonce le titre d’origine, et en effet les qualités de Il était une fois en Anatolie– sens de l’espace, étirement signifiant du temps, humour noir et irrésolution de la narration – semblent assourdies par la minceur d’un argument ressassé – portrait, « nuancé » ou « à charge » selon l’optique subjective,  d’un « homme insupportable » pour les deux femmes de sa vie, qui se voit lui-même en « homme simple » –, la dilution d’une œuvre tellement propre (présentable, particulièrement dans les festivals européens) sur elle, dans sa grammaire scolaire (champs-contrechamps « désaxés », privés d’amorce) à la vaine élégance, véhicule immobile de dialogues au coin du feu (naturel ou artificiel), qu’elle se transforme au fil des secondes en une sorte de caricature de camelote cannoise dûment scellée de l’imprimatur « chef-d’œuvre », exemple exemplaire d’Art en suprême repoussoir, en adversaire superbe (double acception) du Commerce hollywoodien, notoirement bruyant, infantilisant, globalisant. De même que le cinéma, tant pis et tant mieux pour ceux qui pensent le contraire, ne saurait se confondre (encore moins équivaloir à) avec la peinture (Pialat passa de l’une à l’autre pas uniquement pour des motifs financiers) ou l’art paysagiste, « la profondeur », « l’intimité », « l’humanité » – verroterie lexicale humaniste, doxa empreinte de mysticisme en ersatz laïc de religion dévalorisée – ne réclament en aucun cas ce chapelet (celui de la vieillarde maternelle) de lignes (réminiscences désolantes de Woody Allen, sinistre amuseur surfait) soignées et cependant superflues, explicatives, illustratives, ni ne nécessitent cent quatre-vingt-sept minutes pour se déployer dans la simplicité poseuse d’une creuse sérénité (Hitchcock signa avec Psychose une « étude de caractère » lapidaire, un brin parasitée par le discours final du psy, oui).



Winter Sleep commence, par intermittence, à séduire, à respirer réellement, quand les acteurs, tous excellents, d’ailleurs, et mention spéciale à Haluk Bilginer, très à l’aise dans sa persona de solitaire souriant, d’autarcique sentimental (pléonasme) – se taisent quelques secondes, quand le froid reprend ses droits, quand la lumière et la nature contrebalancent de leur beauté, de leur mystère (un salut au talent du directeur de la photographie Gökhan Tiryaki), la conviction des pâmoisons (celle d’Ilyas, rescapé peu amène de pneumonie), des oraisons, des effusions (verbales). Aydın, en bon velléitaire, entend rédiger une histoire du théâtre turc, et NBC – qu’il nous pardonne ce patronyme raccourci, usité sur son site –, scénariste-réalisateur-monteur-producteur, succombe à la complaisance, à l’indulgence, à la perte d’importance. Dès que la perspective change, dès que le point de vue se déplace, son film s’anime, non par un réflexe pavlovien marxiste, non parce que les pauvres constitueraient des créations plus intéressantes que les riches, mais car il retrouve alors la puissance discrète de son opus (apprécié) de 2011, il parvient à montrer – pas seulement dire, dire mieux, ou alors dire en la bouclant – deux ou trois choses valables et vraies sur les classes, l’argent, l’obscénité de la charité, la misanthropie de la philanthropie (« Je ne veux pas m’attarder » dit aussi à sa façon M. Bill Gates et ses comparses). Aider quelqu’un (s’aider soi-même, tant les altruistes arborent un désintérêt toujours psychologiquement suspect) ne signifie pas, jamais ne signifia, filer du fric, en douce ou en public, puis s’en aller regagner son palais pierreux climatisé, chauffé, sur les hauteurs, histoire de pérorer, jusqu’à se sentir « fatigué », parmi ses semblables sur le sens (absurde) de la vie, la « vieillesse ennemie », l’insatisfaction conjugale, la désillusion sentimentale, la victimisation féminine et autres fadaises passant auprès de certains pour d’admirables tirades adultes, sinon philosophiques (Malick, Rousseau du Texas) sur le « malaise » contemporain, afortioriturc (A Touch of Sin se vit hissé en nos contrées, pareillement et abusivement, au rang d’état des lieux documentaire d’un pays, d’une psyché partagée, de geste politique d’une irréprochable indépendance, au mépris de sa dimension cinéphilique et des « accommodements » du cinéaste avec le pouvoir en place).



Les parlotes, à jeun ou aviné (chez un ami fermier, veuf délaissé par sa fille à Londres), autour de « l’opposition au mal », des « nouvelles valeurs à créer », des grandes espérances amoureuses ou fraternelles déçues, tout ceci, avouons-le volontiers, on s’en contrefout assez. Davantage que le happy end inaccompli (Nihal se morfond à son bureau, sa collecte de fonds éducative regagnée, chèrement payée), avec son « nouvel homme » en voix off s’attelant enfin à sa monographie numérique dans son Overlook enneigé à lui, on retiendra de Winter Sleep, film bien plus sympathique, certes, que le catastrophique The Revenant, similaire exercice hivernal d’hubris de cinéaste à destination d’une niche différente – les VRP de la Pensée, de la Poésie, versus la Masse du « samedi soir » alimentée au Spectacle, la Subtilité du Logos contre la trépanation de l’Immersion –, la main blessée (carreau brisé de vitre en cause), les larmes retenues d’un père épié par son gosse à travers l’embrasure d’une porte, tel un écho à De Sica sur un vélo de prolo, son acte stupide, suicidaire, éthique et magnifique (la généreuse inconnue étouffe ses cris risibles derrière sa main, petite fille attablée découvrant la violence du monde et l’inanité d’un tas de papier) où se loge, brève et brûlante comme une fièvre, un embrasement « d’indigents », la grandeur d’emprunt d’un film bourgeoisement surestimé, lesté d’un presque impardonnable contentement de lui-même, oublieux de la légèreté des flocons, de la rage de l’affliction et de la suspension, évocatrice ou maudite, dans le temps des hommes (et des femmes), de leurs flots de mots, de rancœurs, d’arrangements ou d’affrontements, de la neige, émerveillement mercantile par essence cinégénique.  
    

      

Le Procès de Viviane Amsalem : Le Grand Pardon

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ronit & Shlomi Elkabetz.


Si c'est fichu
Entre nous
La vie continue
Malgré tout.

Michel Delpech, Les Divorcés

Biographie (familiale), contexte (sociétal), état des lieux (du procès vers le procès-verbal) : tout ceci importe, bien sûr, mais ne saurait suffire à expliquer, encore moins épuiser, la force du film, dernier volet d’une trilogie à la suite de Prendre femme et Les Sept Jours, ultime métrage (des deux côtés de l’objectif) de Ronit Elkabetz, comédienne francophile au générique des titres de Fanny Ardant, André Téchiné ou Pascal Elbé, hélas « prématurément » décédée d’un cancer en avril de cette année. On peut certes aussi penser à Cassavetes (théâtralité, féminité, masculinité, oralité, héritage culturel sudiste commun, la Grèce finalement pas si lointaine d’Israël), voire à Dreyer, Preminger et Clouzot (les fascinantes femmes accusées du Procès de Jeanne d’Arc, Anatomie d’un meurtre et La Vérité). Le Procès de Viviane Amsalems’appréhende cependant pleinement en dehors de son propre cadre personnel, fictionnel, « sociologique », cinéphilique. On sourit souvent, jusqu’au bout, jusqu’aux larmes et aux cris de rage de l’héroïne, à la tragi-comédie domestique et collective brillamment écrite, interprétée, réalisée par un frère et une sœur fusionnels, séfarades, se souvenant de leur mère, de leur père, et donnant à voir le fonctionnement de la loi ashkénaze dans un pays non laïc. Viviane, Antigone de Jérusalem, protagoniste et prisonnière d’une interminable guerre (des sexes proches, des peuples voisins), se bat longtemps, cinq ans, contre un système patriarcal aux privilèges millénaires, à l’autarcie nationaliste (pour ses défenseurs majoritaires, le mariage religieux assure la cohésion de l’État hébreux, en contradiction avec l’ouverture généreuse prônée lors de sa création en 1948 par Ben Gourion, politicien apparemment guère épris de divin).


Politique des unions et surtout du désir – quand Viviane, peu préoccupée de plaire, dénoue sa longue tresse baudelairienne (« Dans le judaïsme, la voix et la chevelure de la femme sont considérées comme les moyens les plus scandaleux de séduction » affirmait la comédienne-cinéaste dans le dossier de presse), quand elle frotte ses jambes croisées aux pieds peints, quand elle porte une robe rouge parmi tous ces costumes noirs aux chemises blanches, kippa ou pas, elle fait subir un séisme sensuel, quasi impie, à l’ordre morose (et « sacré ») des choses, elle réveille l’érotisme tentateur des magistrats-rabbins barbus, imbus, elle décuple la puissance fantasmatique et verbale des témoins requis, femme de son frère et sœur de celle-ci, deux personnages énergiques et sexy, drolatique ou énamourée (la dernière boit des yeux le bel avocat qui semble prétendre s’entretenir innocemment avec sa cliente à la table d’un café, qui affirme ne pas l’aimer tel que l’entend le défenseur fraternel du mari). Jamais la caméra subjective et « au cordeau » du duo ne sort du tribunal, à peine saisit-elle une salle d’attente où l’on fume, un bout de couloir où l’on attend impatiemment, épuisé de tension et de désillusion. Pourtant, le monde entier paraît pénétrer dans cet espace réduit, aux murs blancs, aux plinthes humides, aux tables anthracite comme récupérées d’une école (le triumvirat trône en surplomb, pas dupe de la scénographie de la justice humaine, spectacle par excellence, mise en scène et en public de la plus grande intimité, voire de l’abstraction – mystère de l’amour, du désamour, du meurtre, du massacre, à Nuremberg ou ailleurs). La double scène du lieu judiciaire baigne dans une belle lumière naturelle, assez douce, due à Jeanne Lapoirie (Sous le sable ou Michael Kohlhass), dont les cinéphiles compareront le travail solaire avec les ténèbres psychiques et morales du Sang du châtiment, l’opus dérangeant/dérangé, identiquement procédurier, de William Friedkin, éclairé par Robert D. Yeoman.



Affaire de cour, affaires de famille, cour peut-être faite hier et demande de divorce désormais : Le Procès de Viviane Amsalem, réussite cosmopolite primée, vite tournée en un mois, ne fait pas défiler des idées, ne prend pas position, se garde de faire le procès des hommes (misandrie facile, en partie justifiable par l’injustice établie d’un accord de négation machiste) ; il expose des corps, des regards, des gestes, des mots, des individus de chair, de sang, de logos, de pathos (par sa beauté, son talent, la précision et l’intensité de son jeu, la très regrettée Ronit se situait dans un sillage de passionarias, quelque part entre Maria Casarès, Anna Magnani ou Melina Mercouri), de rires et de silences. Ici, les hommes (charismatique Menashe Noy, flanqué du délectable Sasson Gabai, aux faux airs de Mel Brooks, apprécié dans Le Cochon de Gaza) et les femmes (la brune Evelin Hagoel, la blonde Ruby Porat Shoval) se mettent à nu, le cinéma au carré (artificialité du dispositif du huis clos pénal) vise à dévoiler, révéler progressivement une vérité « intérieure » (donc apparente), de comportements et de sentiments. Au terme de la procédure, de l’œuvre, ni féminisme militant ni manichéisme rassurant, rien que deux blessés, un homme qui aima (plutôt) mal une femme, ne sut comment et continue néanmoins à l’aimer, tandis qu’elle conquiert sa liberté, en espadrilles, au prix de l’usure et d’une « victoire à la Pyrrhus » (Elisha, insupportable, impressionnant et poignant Simon Abkarian, la prie tacitement de ne pas en aimer-avoir un autre après lui, il lui demande pardon ; elle dit oui, lui déclare « C’est déjà fini » et le regarde avec une vraie tendresse, son visage superbe capturé en très gros plan captivant, rime visuelle avec la stase temporelle et lyrique d’un instant précédent, presque un plan-séquence sur sa face transformée à vue d’œil, expressive à l’instar d’un paysage frémissant, dans la métaphysique d’un morceau de musique à la Mahler, composé par Dikla & Shaul Beser).



La réflexion et l’attention (millimétrées) portées à chaque plan, situation, intonation, pourraient gêner l’émotion, la contraindre à l’intérieur d’un « corset » (accessoire idoine) esthétique autant étroit que l’esprit des juges, des amis, des connaissances, « petit peuple » attachant de crèche sémite, jovial et malheureux, mais le contraire se produit, car cette intelligence du point de vue, des dialogues, du rythme (la chronologie explicite, ironique, ne pèse pas, les cent dix minutes sans air ni digression passent vite), cette radicalité discrète à « tenir la distance », à ne pas « laisser souffler » le spectateur (ni la plaignante), participent de et permettent l’implication, la compassion, la compréhension. Débarrassée de tout sentimentalisme, de la moindre myopie sexuée, la chronique ludique et triste n’agite pas des pantins, des salauds, des saintes, elle accompagne avec une efficiente économie de moyens un couple sur le point de se séparer, de divorcer pour de bon, pour de vrai (notez la grâce ridicule du cérémonial des mains tendues en coupe), en miroir acté des autres séparations ponctuant le hors-champ (les pratiquants de synagogue ne s’adressent plus la parole depuis quinze ans à cause d’une psalmodie insatisfaisante, l’épouse du commerçant d’épices, confite dans sa « normalité », sa réclamation de « respect » masculin, se soumet volontiers, sinon le craint, à la présence du moustachu familier).


Guitry, autre irrésistible (et librement cinématographique) observateur des mœurs amoureuses, dissimulait sa mélancolie sous la patine de l’élégance, de la drôlerie, de la soie des rapports sociaux, du trait faussement misogyne. Ronit & Shlomi choisissent une voie (une voix démultipliée) différente afin d’arriver au même endroit, à une conclusion similaire sur l’impossibilité désenchantée de vivre seul et/ou à deux. Avec rigueur, saveur, humour, en plein jour, ils tissèrent (et brassèrent les tonalités, les langues) un « conte documentaire » lesté du poids d’une vie, d’une vision du monde et du cinéma, pour lequel nulle judéité particulière (nordiste, sudiste, américaine, française) ne s’avère nécessaire, dans lequel une femme fière (de son art, de son histoire, de ses capacités à partager), accessoirement actrice-réalisatrice-scénariste (le frère produit itou), sut magnifiquement incarner une mère et une compagne, une muse et une ennemie, une guerrière (parfois ordurière) et un foyer (focal, amical, « idéal »). Les jours périssent, les passions, les déchirements, les êtres et les filmographies également, mais l’on n’oubliera pas Viviane/Ronit, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », rencontrée trop tard et pareillement précieuse que ses consœurs mortes, immortelles et célébrées par nos soins – la cinéphilie, forme vaine et vénielle de nécrophilie romantico-scopique –, qu’elles se nomment par exemple Annie Girardot, Debra Hill ou Christine Pascal. Un divorce endeuillé ? Une révélation vivante ! 

La Grande Ville : La Cité de la joie

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Suite à son visionnage en VOD sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Satyajit Ray.


Le Salon de musique, mélodrame étymologique et hypnotique, se situait dans une demeure-tombeau (hindou mais pas hindi, malgré une danse à la « Bollywood »), où agonisait avec délice dans la fumée (d’opium de De Niro chez Leone ?) un vieil aristocrate viscontien allongé dans le lit (de mort) de son passé, rivière musicale et sépulcrale surplombée par un lustre de cristal ; La Grande Ville, œuvre vivante et gracile, à l’image de son héroïne-actrice, se déroule dans un appartement surpeuplé par la double famille du mari, espace réduit, admirablement saisi par une caméra fixe (mobilité de l’objectif en ville) aux mouvements de (échelle des plans, rythme du montage, fluidité des cent trente minutes) et à l’intérieur du cadre (cf. aussi le statisme dynamique d’un Ozu), tandis qu’une étincelle (de vie) de câbles de tram (compagnie remerciée au générique) semble initier le récit, le lancer sur les rails de la comédie dramatique, voire sentimentale. Ray ne filme pas la misère (misérabilisme petit-bourgeois du cinéma français contemporain, estampillé social), il portraiture une forme relative de pauvreté, sans la remettre en question, du reste (à Hollywood, jouer les malades ou les handicapés permet de décrocher une statuette dorée ; à Berlin et ailleurs, l’opus connut un succès critique, déséquilibré par un échec public). La coda en rime verra un lampadaire (ampoule nue) à la Antonioni (celui de L’Eclipse) non plus parapher l’apocalypse atomique tranquille mais un nouveau voyage à deux (Donen arty), à effectuer en point de départ, au crépuscule, sur l’artère urbaine (transparence vacillante à travers la fenêtre du bureau de l’employeur, durant un trajet en voiture jusqu’au domicile).


Davantage qu’un décor, qu’un personnage, qu’une métaphore mystique des énergies modernes (cf. les « symphonies » de métropoles du cinéma allemand et russe au temps du muet), la ville sert ici de révélateur (presque au sens photographique, chimique) et de promesse (trouver un nouveau boulot parmi toutes ces possibilités). Le couple s’aime sincèrement et le spectateur ne craint jamais qu’il se sépare, même en butte aux aléas du « contexte socio-économique ». Film d’amour et d’argent, de classes et de langues (le bengali, l’anglais), d’avenir (le consumérisme occidental) et de mémoire (l’héritage impérial britannique), La Grande Ville, dont la version restaurée rend pleinement justice au travail délicat de Subrata Mitra (Le Fleuve et une poignée d’Ivory) à la direction de la photo, particulièrement dans la scène d’affrontement final, très dramatique aux niveaux diégétique et visuel, remplie de clairs-obscurs quasi expressionnistes, s’apprécie en chronique de résistance, d’émancipation, d’élan vers autrui, soi et le monde. La nostalgie nécrophile du mélomane cité supra, on la retrouve un peu dans l’ancien professeur miséreux, épris de mots croisés, de paris utopiques, allant mendier quelques roupies ou une paire de lunettes auprès d’élèves désormais adultes et installés. Calcutta change, en effet, les femmes se mettent à travailler, vous pensez ; comble de l’audace tenace, elles y trouvent une sorte de satisfaction, de réalisation, qui dépasse la joie narcissique du fric au miroir – Arati, VRP d’une boîte de machines à tricoter, à laver, sort enfin de chez elle, s’aère le corps et l’esprit, marche lentement au soleil des beaux quartiers silencieux, répond un non timide au oui surpris d’un Occidental lui ouvrant sa porte (plus tard, les femmes s’amuseront d’une anecdote sexuelle, alors que le viol, trop longtemps « toléré », sert à présent de matériau judiciaire, journalistique et cinématographique).


Son amie anglaise, fiancée fan de jazz (outre les agréables et propres compositions du cinéaste, puisque Ray, comme Carpenter, signe la BO de son métrage, on entend itou des airs de Chopin et Chaplin), vraie malade maternée par sa maman, « syndicaliste » improvisée réclamant des commissions, se verra remerciée par « racisme » d’ex-colonisé, le patron bonhomme se servant de son absence à la manière d’un prétexte pour privilégier (dans la hiérarchie, de colporteuse à superviseuse) la représentante « indigène ». Smart and attractive, donc correspondant au profil de la petite annonce inaugurale, notre protagoniste en sari ne peut cependant supporter l’injustice de la situation (appréciez le renversement de « races ») et démissionne aussitôt, séduisante impulsive laissant à son supérieur sidéré une lettre sur laquelle il se contentera, dit-elle, de changer la date (le mari magnanime prévoyait de la faire réintégrer le foyer fissa, hélas pour lui, ce « comptable diplômé » assistera à la faillite de sa banque, échappant de justesse, en pleine rue, à un lynchage anachroniquement anticapitaliste). Une part d’obscurité court sous ce film lumineux, limpide, conjuration volontaire (et adaptation-développement) d’une « très bonne nouvelle » de Narendranath Mitra, à l’épilogue jugé « lugubre » par le réalisateur (propos extraits d’une monographie parus dans le dossier de presse en ligne) : en sus de l’exemple précédent, l’épouse ment gentiment dans un bar au compagnon d’une cliente, souligne le travail harassant de sa moitié, le transforme en directeur indépendant. Ray, heureusement (pour nous), ne verse pas dans le naufrage régressif et cynique des feel goodmovies (make me ill), ni dans la mercantile guimauve altruiste si chère aux humanistes, aux amoureux, aux cinéphiles, trois « espèces » assez méprisables, en vérité, pas plus qu’il ne pratique le manichéisme scolaire, malgré l’ironie implicite de l’homme de monnaie à sec par un coup de théâtre annonçant les chutes expéditives de l’économie numérique (les banquiers, bienfaiteurs notoires du genre humain, juste après les agents immobiliers).


Il croit trop en ses créatures incarnées pour les réduire à des supports d’idées, à des marionnettes sociologiques. Servi par une distribution talentueuse et homogène, que dominent évidemment l’irrésistible Madhabi Mukherjee, révolutionnaire douce, avec ou sans tube de rouge à lèvres, et le jovial puis dépressif Anil Chatterjee, le cinéaste séduit sans peine via cette histoire simple qu’il aimait beaucoup, galerie de silhouettes attachantes (la jeune sœur studieuse, le petit Pintu, gamin somatique, moins sympathique que le célèbre Apu, la grand-mère adepte du tabac à chiquer, l’ami du mari porté sur les cigarettes américaines), ni héros ni salauds, gens « ordinaires » sublimés par la façon pleine et sereine (on pense souvent à Renoir, néanmoins tempéré par des éclats baroques, tel ce plan très composé, presque un split screen, sur la cloison noire du bar où se reflètent les visages masculins attentifs) de les filmer, de les laisser respirer, avec un humour constant (intelligence des dialogues, et superbe aveu formulé in extremis, d’elle à lui : « Ne t’éloigne plus de moi ! »), une générosité de regard, de savoir, d’espoir. Les « petites gens » au sein de la « grande ville » font sourire, provoquent la proximité, se révèlent dignes d’admiration dans leur recherche d’une vie meilleure, illustrée par des cadeaux peu coûteux mais offerts avec le cœur (joujoux, vêtement, fruits). L’argent ne fait pas le bonheur, osent prétendre ceux qui en disposent, il peut toutefois éclairer un visage de jeune fille ou d’enfant, car il matérialise des sentiments hors de prix, non négociables, pas à vendre ou acheter. La dignité naturelle des caractères miroite celle de leur créateur, à des années-lumière de la posture des imposteurs souhaitant nous enseigner (ou asséner) la beauté des gueux, des indigents, des migrants, à bonne distance, cependant, celle de l’écran confortable de leur bonne conscience (laissons au Président du « renoncement » sa notoirement efficace « protection des plus faibles »).


Semblable à Ford ou Hawks, Ray filme d’homme à homme (ou femme), ne regarde personne de haut, s’abstient de juger, d’encenser, décrit avec justesse une réalité passée continuant bien sûr à nous parler. « La femme prospère, le mari désespère » pourrait servir de moralité douce-amère à ce suprême et discret hommage à l’envie de vivre (ou survivre), à deux, à plusieurs, dans une capitale ou pas, délivrés des regrets, des mythes, de l’idéologie des « redevables », au sein de la « cellule » (terme idoine) familiale ou scolaire. La Grande Ville, par sa noblesse esthétique, sa légèreté ludique, sa densité physique, déploie un charme évident, spontané, indéniable, même si l’on peut préférer le mausolée mélodique ou pointer le manque actif d’analyse politique (fatalisme culturel et conservatisme de castes, reconnu par le fils badin, reproché à l’artiste par certains). Au terme de l’aventure (entre quatre murs, du porte-à-porte), les tensions internes (« guerre froide » au foyer) résolues, littéralement tombées (dans l’oubli) dans une chute d’escalier, Arati et Subatra retrouvent le goût du bonheur, de la confiance, « purifiés » (par le Gange) par l’allégresse d’être ensemble, ce feu intérieur renforcé en contraste des jours sombres, actés, du chômage en duo. La fable adulte et documentée (sinon documentaire, en émule de Rossellini ou De Sica) s’achève, la lutte (individuelle, collective) continue (« Devoir gagner sa vie rend lâche », parfois, en tout cas), le cinéma de Satyajit Ray n’en finit pas de briller dans la nuit étoilée de son noir et blanc et sa présence précieuse par-delà les années (une cinquantaine au compteur), les mœurs, les coutumes, les géographies – richesse d’un grand petit film tendre, sensuel et combatif. 

En bonus, des « tigres » (représentatifs) du Bengale (d’un imaginaire) à chasser (caresser) .  
             

The Lost : Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu

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Des canettes (de bières) dans les bottes et une matrice (révélatrice) en forme de chiottes…


Jack Ketchum (jamais lu encore, bien qu’adoubé par Stephen King himself) et le cinéma, une rencontre impossible ? Sorti avant l’anodin The Girl Next Door (de Gregory M. Wilson, « illustre inconnu » qui le resta) et l’inabouti The Woman (Lucky McKee se « contente » ici de produire, il apparaît aussi en caissier de supérette dans l’une des dispensables scènes coupées), voici donc le bien nommé The Lost, film mal écrit, mal filmé, surtout effroyablement mal interprété (l’écrivain, compromis en abyme, y joue même un barman, tandis que Dee Wallace-Stone & Ed Lauter font de pathétiques apparitions, en mère endeuillée alcoolisée, en amant dépressif d’une jeunette gérontophile), perdu dès son ouverture (au steadicam, en revival véloce de EvilDead) sur la frontalnudity de Misty (Mundae, rebaptisée Erin Brown), saisie au sortir de toilettes campagnardes (la vraie place de cette bouse, pour sûr). La suite, interminable, associant Psychose(+ un extrait à la TV de La Nuit des morts-vivant) au meurtre atroce de Sharon Tate, se voudrait une comédie noire sur une caricature de « racaille blanche », d’abord mélodramatique (mère artiste, schizophrène, suicidaire) puis franchement horrifique.

Si l’on peut saluer le travail soigné, coloré, de Zoran Popovic à la direction de la photographie (la poitrine et le fessier de Robin Sydney émoustilleront les plus émotifs), la « réalisation » de l’avorton Chris Sivertson (of a bitch, susurrerait Gainsbourg à raison), protégé d’un certain Tobe Hooper très indulgent, moqué dans la foulée par tous ou presque (soutiens intéressés de risibles « spécialistes du genre », étasuniens ou français, prompts au « culte » d’incultes) à cause d’un opus paraît-il catastrophique avec l’inénarrable Lindsay Lohan (Schrader énamouré itou), ne mérite que le sort inaugural et final des pantins disséminés dans leur danse macabre d’Americanaperverse en plastique, à faire passer (le piètre) Rob Zombie pour un disciple d’Andreï Tarkovski : une balle dans la tête, un couteau dans le dos, une éventration de fœtus (hors-champ, les enfants). Le crétin indie, tout fier de lui, ose en outre remercier au générique de fin (ouf) la précieuse (et bien trop rare) Angela Bettis (May, surely, dont court cannibale en noir et blanc inclus) et l’incontournable (un tantinet surfait, pas vrai ?) Roger Corman.

Plombé par une ribambelle de chansonnettes abjectes, porté par un Marc Senter absolument hilarant dans son numéro de rural (éjaculateur précoce, féroce) psycho maquillé à la Brian Molko (la voix francophone de Placebo, so), bien entouré par d’autres (quasiment) trentenaires aussi dépourvus que lui de la moindre once de talent, singeant de surcroît des adolescents blancs, friqués ou de la « classe moyenne supérieure » aux élans destructeurs, ofcourse, guère étouffés par le « sens moral », The Lost, acquis neuf en DVD dans un bazar (de l’épouvante), nous coûta moins d’un euro et environ deux heures et demie de notre vie (crime impardonnable, pourtant supputé – toujours se fier à l’instinct et à l’ennui du chasseur). Qu’il aille illico (restons poli) s’enfouir au sein des tréfonds de l’amnésie de la cinéphilie et ne parvienne à vous faire perdre votre temps à votre tour ; le cinéma, mon (pauvre) petit gars, ne se réduit ni se résume à toi, à cela, sélectionné à Gérardmer ou pas, et voilà, en définitive, la seule bonne nouvelle du visionnage, puisque, selon le dicton, même sur la merde se surprend à éclore une rose.   

            

Mon dernier soupir : La Confession d’un enfant du siècle

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Le hasard (pas celui de Balthazar) et la nécessité (de « suivre, pas à pas, le chemin d’une vie, voir d’où elle vient et où elle va »)…


Dans « ce livre semi-biographique », à la liberté (fantomatique) de « roman picaresque », rédigé par le « fidèle » (ou disciple) Jean-Claude Carrière (« Je ne suis pas un homme d’écriture » s’excuse le cinéaste), dédié à Jeanne, sa « femme » et sa « compagne », Luis Buñuel, né en 1900, traverse presque cent ans et cartographie plusieurs pays (l’Espagne, la France, l’Amérique, le Mexique). Il connut le meilleur, les horreurs et les honneurs, une résidence d’étudiants (à Madrid) en pépinière ibérique de talents, la rencontre avec le surréalisme, placée sous le signe de l’amitié, de la morale (antimilitariste et anticléricale), la guerre civile (aucun soupçon de manichéisme dans l’évocation subjective), les scandales à répétition dus aux films, l’importance primordiale des « plaisirs d’ici-bas » (alcool et tabac), du rêve et de l’imaginaire (peut-être une forme d’innocence, y compris via la cruauté sadienne), de l’amour, de préférence fou, ofcourse. On croise beaucoup de monde, dont de nombreuses « célébrités », admirées ou détestées (Dalí convie les deux sentiments), parmi ces chapitres se lisant vite, séduisant par leur modestie, leur refus reposant de se justifier, de s’expliquer, de se dévoiler (une vraie pudeur visible aussi à l’écran). Le réalisateur, tant pis pour les obsédés sémantiques, les sémiologues professionnels, exégètes scolaires, abscons et surtout très cons, se contrefout du sens à donner (à ne pas prêter) à ses œuvres, des lectures risibles de la psychanalyse, « thérapeutique de classe », en effet (aller au cinéma s’avère, aujourd’hui encore plus qu’hier, un luxe ; écrire dessus frise l’insolence de l’oisif).


Contrairement à Hitchcock (flanqué de Truffaut), qu’il appréciait, qui l’apprécia, par exemple lors d’un repas donné en son honneur par Cukor (Ford, Mamoulian, Stevens, Wilder, Wise et Wyler à la même table, qui dit mieux ?), Buñuel se garde bien de (faire) rédiger sa « légende dorée », de détailler son atelier, d’orienter l’interprétation. Délaissant le manuel publicitaire, l’évangile laïc, la plaisanterie (voire supercherie) réflexive (précédent de Poe déplumant didactiquement son corbeau), l’étranger francophile s’adresse au lecteur à voix basse, sourd jadis épris de Wagner (en duo avec les tambours de Calanda, voilà), monteur au MoMA de la volontaire et triomphante Leni Riefenstahl, de bandes de propagande républicaine. Le jeune homme, devenu vieux, se souvient comme il veut, comme il peut, provincial « médiéval » dégrossi par Lorca (homo mais pas trop), révolutionnaire bourgeois (pléonasme) épouvanté par la dimension apocalyptique de la décennie soixante-dix, aux quatre cavaliers eschatologiques baptisés surpopulation, science, technologie et information. Il avoue, désarmant, sa passion pacifique des armes (point commun avec Burroughs), médite sur le terrorisme (fil sanglant centenaire plutôt que contemporain), célèbre l’athéisme entouré de religieux, s’enthousiasme pour l’euthanasie, découvre l’antisémitisme hexagonal et le système des studios à Hollywood (von Sternberg dépeint en « simple » directeur d’acteurs supplanté par le décorateur, et mille exécutants anonymes sommés par Mister Mayer de « coopérer »).


L’entomologie (marotte de Nabokov ou Cronenberg, davantage portés sur l’anatomie que les mœurs des insectes, certes), « la mort, la foi, le sexe », les comiques muets, la révélation de Lang, les réminiscences de sa sœur parues dans Positif : autant de grains au chapelet de la mémoire, pour des mémoires ouverts avec une tendre ironie sur l’amnésie maternelle et refermés sur le souhait d’un retour d’outre-tombe, par pure curiosité journalistique à propos des « désastres du monde » moderne (précédé d’une fausse confession-absolution-extrême-onction, histoire de sourire entre amis outrés), exaucé par le scribe dans un codicille annoté ici. Trente-deux films réalisés (un de plus et l’on atteignait l’âge d’agonie du Christ, à cran d’arrêt ou non), sept produits, trois formateurs (doublé auprès de Jean Epstein) + trois cent vingt-huit pages (en édition de poche) et douze (apôtres) photographies en noir et blanc – Buñuel effleure tout ceci mais en dit l’essentiel, car il ne croit pas « qu’une vie puisse se confondre avec un travail. »

Cet amoureux du mystère au mépris de la transcendance, pétri de « nihilisme inoffensif », qui détestait les uniformes, les hymnes nationaux, les peintures politiques (Guernicade Picasso, exécuté avec brio en une poignée de mots), qui dut tourner plusieurs titres en une vingtaine de jours, pour peu d’argent, pour vivre et nourrir sa petite famille, loin des largesses d’un père (d’une mère) enrichi grâce à une quincaillerie à Cuba, propriétaire de terres dans une province aragonaise également peuplée de gosses miséreux, signe ainsi une « autobiographie » éclairante et attachante, ludique et mélancolique, lucide et digressive, complément (de lecture) cohérent à la mosaïque « dialectique » de Conversations avec Luis Buñuel et comme un écho, hors le beau (et discutable) souci pédagogique, à Fragments d’une autobiographie de Rossellini, notes francophones de fin de partie pareillement stimulantes et désenchantées, rassemblées en 1977, même si l’auteur de Los Olvidados, par ailleurs insensible à Cría cuervos, vomissait Rome, ville ouverte.

En parlant (assez) peu de cinéma – qui s’y intéresse, au cinéma, à ce cinéma-là, bradé à longueur de mercredis, en annexe asservie de la TV, juste avant l’auberge espagnole du streaming ? –, Luis montra la voie (lactée), continue à nous inciter à nous méfier des marchands de vérité, de vanité, de vétusté (poussière des nouveautés hebdomadaires), à suivre le courant (de « l’inconscient ») intérieur, à remonter puis descendre le fleuve (Héraclite périclite) d’une vie rêvée, transfigurée, métamorphosée dans des métrages sans âge, emplis d’intensité, de violence, d’humour, d’hérésies et de prothèses (celle de Tristana/Catherine, révérée par Sir Alfred). Mon dernier soupir, près de trente-cinq ans après sa parution, un an avant le décès du cinéaste, conserve par conséquent sa vitalité, sa franchise et son acuité sur notre présent.       


Still the Water : La Chèvre

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Naomi Kawase.


La mer, la mort, l’amour : Kitano, avec le superbe Hana-bi, passa déjà par là. Still the Water entend associer Mia madre au Lagon bleu, avec un zeste du Sang des bêtes (bienveillance des abattoirs) et de Cannibal Holocaust (un salut à la tortue) en sus, « au grand dam » des membres de la SPA, assurément révulsés par la double agonie (« effet de réel » paresseux) d’une chèvre (« Ça va durer longtemps ? » se lamente l’adolescent miroitant les spectateurs les plus émotifs). Naomi Kawase, chouchoute des critiques (même divisés) et de la chaîne franco-allemande, documentariste et narratrice visiblement obsédée par la palme cannoise (ire grotesque d’un Angelopoulos naguère « reparti bredouille »), qualifiant son film, en toute modestie, de « chef-d’œuvre », déploie durant cent quatorze très longues minutes sa camelote cosmique à la Malick, son prosélytisme d’animisme-panthéisme à faire rougir Miyazaki (sauvé par la distance du dessin animé, Princesse Mononoké, allez), son portrait dédoublé des douleurs et des délices de la puberté (matériau ressassé qui ferait presque dire, à l’instar de Danny Glover chez Richard Donner, « trop vieux pour ces conneries »). Il faut toujours se méfier du cinéma didactique (y compris selon Rossellini, autre amateur de féminité insulaire sur le seuil/sommet de l’indicible, spécialement à Stromboli), épris de philosophie (à part Descartes et Nietzsche, non merci), de métaphysique (onanisme hermétique de Heidegger, avec ou sans sa carte du NSDAP), de poésie (beauté de Benetton substituée à celle de Baudelaire, conséquence de cinquante ans de lavage de cerveau audiovisuel).



La réalisatrice confond cinématographie et climatologie, temps dilaté à la Cassavetes et langueur d’indigence, art du récit sensoriel avec un pensumméditatif lesté de lieux communs existentiels. Still the Water, avec sa morale d’insertion (dans le « cycle de la vie », dirait en VO le Roi lion de Disney), de transmission (lien spirituel, surnaturel, de mère en fille), de consolation (le trépas en pur passage vers l’éternité domestique et divine de l’au-delà, amen), ignore la portée disons révolutionnaire du mélodrame (Sirk + Fassbinder) et constitue un bréviaire conservateur de neutralité, « d’humilité » (suprême arrogance de la soumission, dérisoire prêt-à-penser formulé par un surfeur veuf, en écho aux tirades New Age de Patrick Swayze dans Point Break, l’involontaire comédie gayfriendly de Kathryn Bigelow), notamment face à la puissance de la nature, au « mystère » des femmes (hors d’atteinte des hommes, bien sûr, afortiori si prisonnier d’un drame œdipien poussiéreux, puisque Kaito, effarouché par les amants tatoués de sa maman « démissionnaire », ne lira jamais l’éprouvant et poignant Ma mère de Georges Bataille). Pire, la leçon lycéenne, incarnée, verbalisée par un personnage âgé de pêcheur-égorgeur, outre résonner avec la mélasse sucrée hollywoodienne (industrie totalitaire friande de performances en soins palliatifs à l’approche des Oscars), se voit administrée par une caméra parkinsonienne, comme s’il suffisait de se planter en tremblotant devant des acteurs satisfaisants pour faire advenir la vie, la capturer avec vérité, majesté, simplicité.


La séquence de (transe) danse (d’août) macabre, joyeuse (solidarité de la communauté sinon désespérément absente, réduite à des bribes cérémonielles en incipit) et triste (larmes souriantes du mari) représente l’acmé autant que la caricature de cette démarche esthétique et religieuse (transcendance dans l’immanence, prière à l’univers). La chamane rend l’âme au son d’une chanson sentimentale, son corps cancéreux, alité, livide, sa gamine sidérée, elle voit sa propre génitrice venir la chercher, régresse vocalement à l’instar de Geneviève Bujold dans Obsession– on peut certes trouver tout cela bouleversant et salutaire, exposition contradictoire d’énergie et d’épuisement (« néant et sérénité », pour user du lexique diégétique), en relecture de la danse à plusieurs (mémorable et réussie), pluvieuse et ensoleillée, du longuet Shara, similaire « film de fantômes » (cf. les inserts subjectifs dans la cuisine) naturalisés par un regard tendu, à l’affût, très voyant dans sa volonté d’immortaliser l’instant, de le sursignifier avec des dialogues à faire passer ceux d’Antonioni pour des modèles de légèreté ludique. On peut également juger l’ensemble assez dégueulasse, en démonstration préméditée de « chantage émotionnel » (vous ne pleurez pas ? Vous voici un salaud sans cœur. Vous ne succombez pas à la foi ? Vous voilà un mécréant inhumain). N’en déplaise à Madame Kawase, la mort, surtout en Occident, cela sent souvent l’hôpital, les médicaments, la solitude et les excréments, certainement pas les embruns, le feu de bois sur une plage ni les pâtes au poulpe.


Mais la cinéaste, entièrement dévouée à elle-même, à son opusmagnum de festival étranger sudiste et bourgeois, ne se soucie en aucune façon de laisser respirer ses personnages (leitmotiv lunaire, typhon avorté), de leur mettre dans la bouche autre chose que des tirades puériles sur le « sens de la vie », en quadragénaire naïve malgré un arrière-plan autobiographique quasi identique à celui de Moretti (que nos mères bien-aimées, si peu et si mal aimées, crèvent en paix, débarrassées du désolant mausolée d’un film inutile). Rien de bien grave, à vrai dire, le monde continuera à tourner, l’auteur aussi, récoltera, qui sait, un troisième FIPRESCI en nous infligeant un ersatz de l’ignoble Oscar et la Dame rose de Monsieur Éric-Emmanuel Schmitt, ouvrage épistolaire accessoirement recommandé par notre éducation hexagonale, ou les joies enfantines d’avoir un cancer à la saccharine. Dans cet océan de suffisance surnagent certes – méritoire objectivité – des moments ou des motifs intéressants, promenade à deux à vélo sur un piano solo, cadavre marin et masculin, entrelacs d’autoroutes en rime aux branchages du banian ancestral (un article à rédiger, ou pas, sur la chronologie relative des arbres, avec le séquoia de Sueurs froides et l’arbre arty de The Tree of Life), des routes vertes désertes et ondulées, des mains maternelles faiblement agitées pour suivre le mouvement du clan, la sensualité organique d’une géographie culturellement métaphorique de la féminité, la « première fois » dans une sorte de mangrove aux troncs noircis contre la peau mate des jeunes amants. Hélas, tout se dissout dans la pauvreté du propos et du discours (séparation théorique, pragmatique, de la forme et du fond, associés ici dans la pose).


Alors que l’artiste affirmait vouloir nos faire percevoir, ouvrir, la « seconde fenêtre » du titre original, celle donnant sur l’intériorité, la divinité, la stabilité (mysticisme scopique et résilient rappelant le Caché derrière de Laurent Voulzy), Still the Water (notez l’emphase à double sens du titre international) se termine joliment et minablement, dans une minable joliesse au croisement de Splashet du Grand Bleu, avec baignade nue (auparavant, bain en uniforme scolaire, sans doute en symbole tout aussi scolaire d’indépendance, de marginalité, d’affirmation personnelle faussement surréaliste) et toisons pubiennes non floutées (contrairement au X nippon pudibond), dans une coda à la Cousteau dégoulinant de jeunisme et de contentement de soi, jusqu’à l’écran blanc (du bout du tunnel aveuglant des NDE ?) méta (double acception) aussitôt paraphé par la calligraphie des caractères kanji. Après le « mal de mer » d’une réalisation privée de vrai point de vue à force de colossale discrétion, survient la renaissance maritime, édénique, des ados-dieux sur le point de croître et multiplier, de reproduire la malédiction des mortels, ballet à la grâce publicitaire au sein de la matrice « vivante » et première. La bluette simplette et malhonnête s’achève, nous achève, et l’on noiera vite ce Japon-là, autarcique (séquence tokyoïte touristique, superfétatoire) et narcissique (se regarder filmer au lieu de filmer autrui, un bord de pays) dans l’oubli, dans les abysses et dans l’abîme des insipides billevesées assemblées par Naomi Kawase.

                       

Gosses de Tokyo : Mémoires de nos pères

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Yasujirō Ozu.


La campagne, une voie ferrée, des gamins : on se croirait presque chez Stephen King puis Rob Reiner (Stand by Me). Durant la première « mi-temps », Ozu nous amuse avec sa chronique (bucolique) mineure peuplée de mineurs. Les deux frères et toute la petite bande autour brillent par un naturel et une aisance (de jeu) remarquablement saisis-construits par le cinéaste, qui sait les observer à la bonne distance – ni cruauté ni angélisme – et les diriger avec une généreuse confiance (risque de bâtir un « livre illustré pour adultes », découpé en chapitres visuels, à leur hauteur, avec même une poignée de travellings latéraux sur leur marche, sur ce qu’ils avisent en POV). L’incipitnous montrait un camion de déménagement embourbé, pris dans une ornière, et le manque d’enthousiasme des deux mioches à pousser le véhicule, malgré les exhortations du père les laissant partir rejoindre leur mère, tandis qu’il s’en va rendre visite à son patron dans les parages. Sous l’anecdote, la fable annonçait déjà son programme – elle effectue un « saut quantique » et se déploie pleinement vers la quarante-cinquième minute, quand le père et les fils se retrouvent dans la demeure (en banlieue) du boss, par ailleurs amateur de cinoche. Ozu mise sur la mise en abyme et joue de l’herméneutique méta. Le « film dans le film » commence par d’anodines « vues » d’animaux au zoo, pour le régal des gosses, dont celui du maître des lieux et ceux du voisinage, avant de bifurquer vers des vues de rue, notamment celle où traînent deux geishas souriantes saluant l’objectif et « l’administrateur » dans la foulée. Gêne de ce dernier, flanqué de sa femme, qui demande aux opérateurs du projecteur d’accélérer le mouvement, littéralement. Cela donne un petit air de burlesque à la fuite gentiment adultère du trio, et introduit la séquence de la seconde séance, dédiée aux pitreries du papa, Chaplin d’Asie « à l’insu de son plein gré ».

La caméra réflexive révèle le désir et la capacité à faire rire. Pas tout le monde, cependant, puisque les deux garnements, naguère friands d’affrontements ou de dérobades avec leurs « semblables », ne rient pas, (« rient jaune », évidemment), tant les grimaces paternelles les laissent de glace, leur dévoilent un visage et un personnage qu’ils ne soupçonnaient pas, qu’ils ne reconnaissent plus, qu’ils abjurent avec leur cœur impitoyablement pur. Les fistons, fort marris par ce spectacle obscène dans son innocence (un brin intéressée, l’humour, surtout à ses dépens, instaurant defacto une certaine complicité), se tirent vite fait, posent des questions à la maison fort embarrassantes, foutent le bazar (au hachoir) et récoltent, pour l’aîné, une belle dérouillée sur le fessier. Le lendemain, assis sur leur siège face à la barrière blanche de l’Americana (notez itou la batte de baseball), regardant passer des trains à la fois proches et lointains, ils ébaucheront un début de réconciliation avec leur paternel magnanime et rusé (comment résister, tant pis pour la grève de la faim affichée – dans Bonjourviendra l’absence volontaire de paroles –, aux boulettes de riz préparées par la maman attentive, aux doux reproches à l’époux ?). La fin du film peut se lire en happyend, avec salut de l’employé à son supérieur devant la barrière ferroviaire baissée, recommandé par les fils insolents, indignes et ingrats eux-mêmes, ceux-ci in fine réconciliés avec leurs « ennemis » scolaires, vaincus par un joujou à rendre fou (anneaux de fer entremêlés) ou rejeton du patron provisoirement terrassé par une irrésistible malédiction gestuelle, avec signe de croix chrétien inclus.


Avant cet épilogue disons consensuel, à la sincérité solaire inattaquable et néanmoins discutable – demander à Ozu de délivrer un pamphlet marxiste ne traverserait l’esprit à personne, à aucun cinéphile un peu familier de son art et de son discours, en tout cas –, la petite famille traverse une crise domestique intense. Voici le « traditionnel » (et purement hypothétique, rappelons-le aux tenants de l’imposture psychanalytique) conflit œdipien bienheureusement évacué au profit d’une lutte économique en huis clos, liée à la représentation que se font les minots de leur papa, important ou pas, plus trop, à vrai dire, depuis la veille scandaleusement joviale. Fusent les interrogations candides sur l’importance, la richesse, le lien entre les deux, la valeur d’un salaire et d’une position sociale. L’échange, vif et violent, possède un caractère émouvant, car le père, mieux qu’un autre, de manière encore plus intime, et pour cause, que ses bambins « assassins », éprouve et reconnaît son infériorité de statut (alors qu’élève, dit-il pour les encourager lors de leur première journée d’école délocalisée, il cumulait vingt sur vingt en écriture et en calcul), toutes les courbettes à effectuer, toutes les couleuvres à avaler (sa nouvelle adresse le rapproche de sa hiérarchie, se moquent sans acidité ses confrères de labeur rassemblés, au détour d’un plan, en une aimable galerie de glandeurs bailleurs). Film de classes et d’images (celle que l’on perçoit, projette, d’autrui et de soi, peu importent la taille ou le tour de taille du sujet), Gosses de Tokyo titille la morale japonaise (et « mondiale », évidemment) de la hiérarchie, de la soumission, de la place établie d’avance (à quoi bon, dès lors, s’embêter sur le banc d’une classe ? Mieux vaut faire l’école buissonnière et confectionner soi-même une affiche de calligraphie ornée de la meilleure note, plus ou moins bien tracée par la main étrangère du livreur de saké adolescent).

Clown du jeu social, le père tombe de son piédestal, il apparaît, dans le cadre doublement réducteur (photographie et montage sereins signés Hideo Shigehara), en piètre pantin aux chaussettes ramollies, à l’incongrue combinaison blanche de cow-boy. Comment prendre au sérieux ce type-là, comment y voir un modèle, un guide digne de respect, comment accorder à ses préceptes une quelconque crédibilité ? Sous ses allures d’œuvre gentillette, de Guerre des boutons au grand air nippon, le métrage constitue en réalité un drame acéré, à la précision et à la pertinence de regard encore et toujours opérationnelles de nos jours. Outre l’esquisse impressionniste d’une bande enfantine (double acception), Ozu, avec des qualités formelles soulignées en détail dans notre texte sur Voyage à Tokyo (épargnons également au lecteur le couplet pérenne sur les « thèmes à naître », à reconnaître), peint un beau portrait de père aimé et détesté, puis aimé à nouveau, avec une part de déception, de démystification, de rébellion. Il ne s’agit plus, comme chez King, d’apprendre à grandir au contact organique et nostalgique de la mort, mais de comprendre comment fonctionne la société des hommes, des « grandes personnes », son injustice (ses inégalités criantes, même en muet) de contexte, de destins, du/au quotidien. Héros anonyme, homme intègre au courage inutile, le père, costumé en Occidental, lesté de sa petite sacoche d’esclave rémunéré, invité, accompagné en bagnole, « passe la brosse » pour sa femme et ses gosses, espère pour eux un avenir meilleur que le sien, pourquoi pas général et capitaine, répliquent les frangins unis comme les doigts de la main, celle du cadet souvent posée sur l’épaule de son grand frère, en geste superbe et discret d’amour tactile, tacite et suprême. On peut d’ailleurs lire en filigrane le mélodrame de Vittorio De Sica (Le Voleur de bicyclette), autre conflit père-fils dans une capitale européenne au chômage d’après-guerre, l’opus d’Ozu situé un peu plus tôt, dans le Japon silencieux, plutôt que taiseux, des années 30.


Gosses de Tokyo conserve toutefois sa pleine singularité, son intelligence constante d’écriture (sous-titres de l’émérite Catherine Cadou, of course), de réalisation et d’interprétation. Ozu ne filme pas la pauvreté, il capture et magnifie avec humilité les postures à adopter, enfant ou adulte, pour « sauver sa peau » (ou perdre ses poils, tel le chien en cobaye d’œufs de moineau), pour tenir son rang dans le décorum du temps et de l’espace, pour en faire partie et y inscrire sa propre histoire inaboutie, frustrante et pourtant vivante, la seule, la vraie, à notre portée (double sens). Au terme du parcours immobile, par-delà un plan de trois enfants d’origines sociales différentes, réunis simplement, étreinte en route, très loin du sentimentalisme rassurant et désolant de la fin de Metropolis (alliance du cerveau et de la main via le cœur, dans le « meilleur des mondes possibles », amennazi compris, cette mascarade propagandiste regrettée par la suite par Fritz Lang en personne), les gosses, grandis, le père, réduit, continuent leur vie, nous quittent dos tourné sur un adieu doux-amer – grandeur d’un petit film où les larmes les plus fraternelles demeurent à chercher derrière le sourire de façade d’un géniteur unique et représentatif, davantage que sur les joues salies de ses marmots endormis, contemplés par un couple semblable à des milliers d’autres, ici et là-bas, aujourd’hui et autrefois. Entre le cartable et la grenade, l’uniforme et le salut hilare au maître d’école, l’individu et le groupe, l’artifice et la lucidité, au spectateur de faire son choix, de combiner les éléments au lieu de les opposer scolairement, de redéfinir sa propre enfance (fugace et vorace), ses responsabilités (au foyer) ou sa colère, militaire (« pas de l’oie » des écoliers) sinon foncière (vieillesse de l’allégresse). 

                  

Leviathan : Les Salauds

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Andreï Zviaguintsev.


Cent trente-cinq minutes ne sauraient certes suffire à cartographier la psyché d’un pays, mais elles permettent de retracer, avec calme, densité, une entreprise de destruction constante, la chronique d’une mort annoncée, actée, à peine retardée par le passage d’un avocat ex-para, amical, sentimental, loyal (voire légaliste, en bon juriste athée), néanmoins « infidèle » (étreinte dépressive au lieu du restaurant, le mari alors emprisonné), rentré fissa à Moscou après un simulacre d’exécution, assorti de menaces peu « voilées » sur sa fille. Dans le couloir du train où déambule une gamine blonde, Dmitri semble ne pas voir le paysage, aveuglé par le récent passé. Lilia voulait pareillement partir (désenchantement du nouvel appartement, aux allures de taudis), sans omettre Roma, le fils d’une première mère, blessé, insultant, menacé d’orphelinat puis récupéré in extremis, après cinq jours de solitude, par le couple d’amis – les protagonistes se connaissent depuis l’école – auparavant dénonciateurs de son père (Angela reconnaît possiblement toucher une aide étatique, se défend, sanglotante, d’agir pour l’obtenir). Avant de disparaître, de réapparaître cadavre sur une plage lugubre, cernée de chiens, de policiers, de gosses gentiment refoulés, elle quitte la couche épuisante (beau geste tendre du bras de Kolia, chômeur mécano « harcelé » par un flic profiteur, autour de son visage iconique), se rend sur une falaise, aperçoit un dos de cachalot, rime vivante au squelette à la Calder échoué en bord de mer probablement nucléaire, le village côtier, gris et bleuté, tel un cimetière marin des navires soviétiques, des rêves brisés (au marteau) du « petit peuple » russe. D’ici (Pribejny, bout imaginaire de Russie arctique reconstituée), personne ne part vraiment, sinon « les pieds devant ».



La maison ouverte sur l’horizon, construite de ses propres mains, asile d’une image endormie d’hier, visages enfouis dans l’oubli, il lui faudra la quitter pour quelques roubles, emballer ses affaires, arracher celles (baise désespérée dans la cave) de cette femme adultère et attachante, à laquelle il essaie de pardonner, du « meurtre » de laquelle on l’inculpera au final, veuf ivrogne (pour de vrai) condamné à quinze ans de zonzon « à régime sévère », sentence débitée en performance orale par un procureur (au féminin) « bien introduit » (jusque dans son bureau, orné d’un portrait de Poutine, ofcourse) auprès de la municipalité. Vadim Cheleviat, « édile corrompu » (souvent pléonasme, là-bas et ailleurs) préoccupé par sa réélection, peut désormais savourer son repas, tirer un trait sur un dossier (« trésor » dévalorisé, usé en chantage) foutrement compromettant, « vrai film d’horreur » dont il tient le rôle principal, se rendre à l’église (réel projet immobilier, déguisé en centre de télécommunications, supputé en « palais », paraphe architectural de la collusion des pouvoirs), assister en famille au sermon orthodoxe sur « l'Éternelle Vérité ». Après les bulldozers destructeurs, la nature (morte) « reprend ses droits » immobiles, silencieux, minéraux, sur du Philip Glass en mode Akhenaton (le pharaon, pas le rappeur, Seigneur), en réplique picturale à l’ouverture – le mystère du Mal demeure, formulé par le pauvre curé Vassili (« tout le contraire d’un pharisien » dixit l’auteur à La Croix, cela ne s’invente pas), les poissons flasques subissent leur sort sinistre à l’usine, les hommes (les femmes) persistent à se demander pourquoi, sans une once de salut.



Job (ou Naboth), Hobbes, Kleist, les Pussy Riot, Dostoïevski + Tarkovski (rajoutons Pavel Lounguine ou Sergei Loznitsa, voilà), même un soudeur de fait divers du Colorado : la barque narrative très chargée vogue en état des lieux à charge ou poème (pas assez lyrique, reprochent certains) indépendant (malgré le financement disons masochiste, à plus de trente pour cent, du ministère de la Culture local), désespérant (pourtant parsemé d’humour, cf. les cibles encadrées d’anciens présidents durant le pique-nique jovial, fatal), selon l’humeur critique et la géographie de réception, acquiert une récompense à Cannes pour son scénario (arrogance-indécence franco-française bien-pensante de parler d’anticapitalisme, de politique, surtout étrangère, sur un yachttélévisé, un tapis rouge, au soleil sudiste). Contrairement à l’œuvrettearty de Claire Denis, Andreï Zviaguintsev ne vise pas l’hyperbole tragique (Michel Subor, minotaure haussmannien, godardien) aux relents droitistes (« Salauds de pauvres ! » crachait Gabin dans La Traversée de Paris). Filmé avec une colère glacée de citoyen révulsé, une retenue bienvenue de conteur classique, une précision pleine de cinéaste jamais poseur, de surcroît admirateur avoué de L’avventura, Leviathan séduit par sa simplicité, sa modestie, son refus de l’allégorie (A Touch of Sin se vit aussi un peu vite célébré en radiographie de la Chine sans merci). Le réalisateur tient à conserver la violence hors-champ, à trois moments déterminants, l’altercation conjugale au grand air (copulation mal ou bien décrite par un témoin mineur, qui la confond avec un étranglement), le passage à tabac « en réunion » (filigrane christique du militaire recyclé à la barre), le suicide supposé de Lilia (noirceur au carré – si Kolia, éploré, s’avérait finalement coupable ?).



Oui, on songe précisément à Hallali, la magistrale étude incarnée de Jim Thompson sur la culpabilité partagée, relayée (« Tout ça n’est de la faute de personne. Chacun est coupable de quelque chose. Tout le monde est coupable de tout ça » affirme à raison Dmitri, amoché au lit, à Lilia voulant avouer un amour dépourvu de « preuves »). Servi par une distribution « chorale » remarquable (mentions spéciales à Elena Lyadova, Vladimir Vdovitchenkov, couple sur/hors écran, son intensité poignante en rappel de celle de Romy Schneider & Fabio Testi dans L’important c’est d’aimer), une direction de la photographie (signée Mikhail Krichman) autant dure et douce que le territoire (le cœur) « slave », l’opusévacue tout questionnement (toute réponse consolatrice ou complaisante à force de misérabilisme) métaphysique, reste dans la chair (souffrante, jouissante), dans le texte (de loi, de la Bible), déracine l’idée de justice divine, infaillible, à l’épreuve (à l’aune) de mœurs humaines « par essence » injustes, intéressées, indignes. Face aux « fadaises », à la « fable » rétribuée, rédimée, du sincère Vassili, pour qui « les voies de Dieu sont impénétrables », forcément, l’évêque ploutocratique cite Alexandre Nevski (le monarque sanctifié, pas le métrage d’Eisenstein), explique ou justifie les ténèbres claires, dorées, de la communauté (« nous rendons son âme au peuple »), en lent travelling avant de premier communiant, tandis que des icônes, bientôt suivies de grosses bagnoles (procession funèbre sur la neige sale), se posent à l’instar d’une relecture parodique et dramatique de la coda artistique, épiphanique, de Andreï Roublev.



Le Léviathan communal, trivial, effroyablement reconnaissable (presque identifiable) par le spectateur global, naguère bourré en miroir de sa victime calmée, soumise (inutile fusil), vainqueur cette fois (peur politique des éminences du Haut-Comité moscovite), papote, désinvolte, avec l’entrepreneur, la vie atroce se poursuit, le conte documenté, transposable, se termine (happyend aux oubliettes hollywoodiennes, ouf). Rétive au moindre manichéisme rassurant, irréductible au pastel amer d’une contrée magnifique, sinistrée, l’œuvre, description distante et vibrante d’une chute individuelle, collective, freinée par aucune autorité laïque (police complice), nul dieu absent (dédoublement des plans en contre-plongée sur le plafond ecclésiastique, en ruines ou rutilant), constitue cependant, en soi, un singulier (familier), évocateur (envoûtant) avènement. La Révolution, privée des marins homos du Potemkine (tant pis, tant mieux), attendra donc encore une poignée de siècles, camarade cinéphile, dans la récente seconde patrie de notre raspoutinien Gérard Depardieu…

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