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Channel: Le Miroir des fantômes
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Drum : Persepolis

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Keywan Karimi.


Premier long (très, malgré une « raisonnable » durée) métrage et peut-être dernier, puisque l’auteur trentenaire récolta (en présence de sa mère cancéreuse) pour Writing on the City, son documentaire sur les murs graffités de la capitale orientale, une amende « symbolique » équivalente à six cents euros, une peine de prison (un an au lieu des six prévus) et un « soupçon » de flagellation (sentence recommandable, encore trop miséricordieuse, pour moult « cinéastes » hexagonaux et internationaux). Tandis qu’en Occident certains s’astiquent (le bien nommé joystick) déjà en prévision du « traditionnel » dégobillage de Lucas et ses sbires régressifs, la « République islamique d’Iran », installée là-bas (en 1979) dans le sillage blingbling du Shah, notoirement connue ici pour son exemplaire « liberté d’expression », rappelle (remercions-la, même ironiquement, pour cela) aux amnésiques, aux « humanistes », aux « adulescents » (« tous dans le même sac », à jeter fissa dans le fleuve le plus proche, de préférence renoirien) que faire du cinéma, cet art fasciste souvent pratiqué, célébré, consommé, par des impuissants, des commerçants, des bien-pensants de la pire espèce, qui réclament de l’évasion, du rêve, du consensus, de la « poésie », de la beauté apprivoisée, de l’horreur digérable, du divertissement décérébré, peut heureusement, rarement, s’apparenter à risquer sa peau, à tenter quelque chose de vraiment important, à ne pas se complaire, jusqu’au dégoût, jusqu’au mépris, jusqu’à la nausée, pourquoi pas sartrienne – jamais assez on ne condamnera ce misérable tas d’ordures déversé sur la cornée chaque mercredi, on ne se bouchera le nez, en fermant les yeux, devant la puanteur rassurante, bêtifiante, des écrans, on ne crachera à la gueule de toutes ces belles gueules interchangeables de camelots perfusés à la TV –, dans une médiocrité généralisée, inoffensive, émolliente.


Face à la violence quotidienne, structurelle, institutionnelle, manifeste et latente, pas seulement économique, des décevantes démocraties européennes (terrorisme « coranique » en excroissance prévisible du « corps social » malade, et guère d’espoir, à vrai dire, sur le restant du globe, à l’exception de réussites suspectes, au Danemark, par exemple, avec son écœurant « bonheur » collectif, autarcique, presque incestueux, à la Festen), le totalitarisme, religieux ou non, recadre le « septième art », mercantile, auteuriste, bourgeois, « engagé », lui rend sa nature politique – un imaginaire individuel tissé à la vie sociale de la Cité (que les illettrés confondant politique et politicien aillent s’acheter un dictionnaire à l’occasion de Noël ; que ceux qui trouvent les lignes supravéhémentes, voire offensantes, aillent voir ce qui se publiait, durant la décennie des années 30, dans ce beau pays d’égalitarisme soumis, de fraternité footballistique, de liberté surveillée par le dérisoire « état d’urgence » prolongé). Défendu avec un admirable ensemble par la « communauté internationale », à Bruxelles (au Parlement européen, que connaît bien Christian Clavier, digne représentant de « l’exception culturelle ») et ailleurs (laissons aux curieux le soin d’identifier les soutiens illustres, de parcourir ce récent article en rappel des faits), adoubé par les situationnistes (ce qu’il en reste), Karimi, accessoirement « assigné à résidence », incapable de quitter le territoire, délivre une œuvre austère et sincère, à faire passer Béla Tarr pour un adepte du montage hystérique employé par Jean-Marie Poiré – autre glorieux réalisateur français, pas vrai ? – depuis Les Visiteurs.


Nonames, comme le réclamait Brando à Paris dans son tango à la margarine (licence « gastronomique » plutôt que poétique), à peine une ligne narrative autour d’un mystérieux colis incessamment réclamé, au prix d’un double homicide (client et compagne de l’avocat cambriolé, rien que ça). Avec son air de MacGuffin dépressif, le paquet, finalement planqué dans une fosse septique, auparavant sous le dallage de la salle de bains, causera la perte des nervis et du boss obsédé par lui (effondrement drolatique du sol visuellement évoqué par un nuage de poussière). Voici Téhéran filmée en cimetière, en serpent (les autoroutes et les routes en « taxi de nuit » à la Jafar Panahi), en ville morbide hantée par un vent infernal, un silence de pierre tombale (même les immeubles agonisent sur leurs fondations inachevées, même la demeure familiale héritée, avec sa balançoire surréaliste, pue l’humidité, la solitude, la décrépitude). Volontiers expressionniste, le noir et blanc (dû à Amin Jafari) sublime les fantômes (des fantoches) d’une tragi-comédie un chouïa kafkaïenne (suprêmement iranienne ?), absurde et lugubre, où un boiteux dégueulasse (son trépas financera la cure de sevrage) amène la mauvaise nouvelle réifiée, sorte de Hermès dépenaillé, où un camé parle au col de son veston, avant de finir, hilare, dans un centre de désintoxication aux allures d’asile (l’objectif, recule, recule, recule encore dans le couloir enténébré terminal).

Angles légèrement obliques (une faille fondamentale de la perception, un déséquilibre sensoriel-existentiel), travellings interminables – celui dans les bains masculins confère à une scène mémorable du piètre Les Promesses de l’ombre un vernis d’épilepsie –, travail inspiré sur le son (appareil médical sur le générique final), stase de la narration à l’obscurité limpide, aveuglante (hors-champ des meurtres, corps inanimé de la femme alitée deviné, associé à… La Lettre à Élise dans l’ascenseur !) : encensé par un Jean-Michel Frodon (pour rappel, l’historien du cinéma français taxait naguère la filmographie zulawskienne de « bazar slave »), en partie produit par la France, Drum en « refroidira » plus d’un, rétifs à l’hypnose qu’il propose, à l’image de cette séquence musicale assez hallucinante lors de laquelle la caméra panoramique à trois cent soixante degrés sur un auditoire de mâles (femmes voilées mitoyennes assises derrière des vitres opaques) au bord de la transe, de l’absence à soi, avec en contrebas, dans le jardin sur lequel donne une fenêtre ouverte, trois musiciens faisant résonner sans merci, sans mélodie, des tambours de litanie (pas ceux de Buñuel, et clin d’œil au titre) au rythme purifié, décanté, férocement abstrait (dieu de Mahomet défait, évaporé, dévoyé). Les zombies de l’après Khomeiny errent du bureau-appartement à l’hôpital, en passant par des espaces d’amour ou de souvenir. Tout, dans Drum, vise à portraiturer (faire éprouver) un univers à la dérive, rongé par une lèpre intérieure dont le masque mesquin, superficiel, pourrait se nommer avidité. Peinture impitoyable, aux limites du fantastique (matez-moi la cage d’escalier en contre-plongée à la manière du Golem, l’atmosphère cauchemardesque dans la lignée du surfait A Girl Walks Home Alone at Night, le sentiment d’oppression citadine à la Eraserhead, l’ombre sur la cloison des marches à la Nosferatu le vampire, l’ami drogué surgissant à l’improviste de l’obscurité, spectre attentif), d’un « pays de merde », parfois littéralement (suggestive plongée rallongée à la verticale vers le drain bouché), le film de Karimi, dans sa lenteur tendue, aux frontières de l’insupportable, enregistre la mort vivant dans ses plans, s’érige tranquillement, radicalement, en petit précis de décomposition urbaine, spirituelle et audiovisuelle.


On y égorge dans la rue (pour de vrai, qui sait) un mouton immaculé, on y porte à bout de bras le possible cadavre d’un clébard, on croise des poules et un coq rachitiques, trivial bestiaire d’enfer banal en miroir culturel (cultuel) des crimes des hommes entre eux (cf. une similaire zoologie doloriste dans A Touch of Sin). Le cinéphile, averti dès l’ouverture des pulsions meurtrières du protagoniste, vigie (à terre, atterré) se rêvant vigilante(« Si j’avais les moyens, je n’hésiterai pas à cramer toute cette ville » reconnaît « l’injuste » en voix off, par manque rédhibitoire d’une quelconque « honnêteté »), peut penser à Coup de torchon et surtout à la rage froide (ou noire, en référence à l’un de ses meilleurs romans) de Jim Thompson (origine littéraire de l’histoire adaptée, signée Alimorad Fadaie-nia dans les années 60). Cristallisation métaphorique d’une nation sans mémoire (architecture ancienne, partagée entre l’Orient et l’Occident, saccagée au dix-neuvième siècle, nous dit Karimi dans le dossier de presse), sous la coupe de la corruption, sur l’impossibilité d’une évasion (regarder l’horizon sans pouvoir l’atteindre), Drumplace la métropole active de Téhéran (dix-sept millions d’habitants, quasiment autant de lumières) en assistance respiratoire, laisse très peu respirer le spectateur, s’amuse d’une tendance croissante au pessimisme, « mère du suicide ». Entre zigouiller par un piège terreux ses adversaires ou se jeter par la fenêtre servant de rebord pour aérer ses pieds blessés, le film hésite, sa matière sonore en partie composée par le flux médiatique anxiogène d’une télévision de concierge (dans son dos, il traite le locataire peu polanskien, quoique, de « bon à rien ») relié à un masque à oxygène (Friedkin, quand il dirigea Le Sang du châtiment, s’étouffait itou, et nous avec lui).


La fable létale s’achève sur un regard caméra au fond de la perspective (il voulait comprendre, il ne comprendra pas), un surgissement déplaisant de bruits métalliques crissants (possible manifestation acoustique de l’ennemi à venir) et le « cumul des postes » de l’artiste, aussi à l’ouvrage sur le montage, la direction artistique, les costumes, assorti de surprenants remerciements aux forces de police municipales (nocomment) et à Patrick Braoudé (un homonyme, on suppose). Opus peu aimable – qui s’en soucie, des films « amicaux » ? Pas moi, en tout cas –, Drumreprésente une parfaite (prometteuse) adéquation entre l’expression et la sensation, la « dénonciation » et la redéfinition (du temps, du mouvement, du récit, de la mimesis, de la déréliction). Espérons avoir un jour (pas trop lointain) des nouvelles du cinéaste, conseillons à autrui de se risquer à son conte de fées (de diables) pour adultes désenchantés mais lucides. Sinon, nul doute que les plus émotifs (les moins patients) se consoleront avec les cyniques colonisations à la Benetton de Disney, les dindes (animales, humaines) du réveillon ou les réjouissantes élections présidentielles de 2017 – vive la « normalité », le pathos, le défaitisme, le libéralisme, les sports d’hiver, les urnes du printemps et le télévisé cinéma, voilà.     


Amours cannibales : La Masseuse

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Manuel Martín Cuenca.


Non, contrairement aux apparences proverbialement trompeuses (l’un des « thèmes » du récit), on ne parlera pas du film de Paul Thomas avec l’opulente et sombre Hyapatia Lee (auto-remaké quatorze ans après avec la solaire, élancée, Jenna Jameson), pas plus que de Peppermint frappé ni de Monsieur Hire, trois titres qui entretiennent des liens – sexualité tactile, relation de domination, dédoublement féminin, démence masculine, province chabrolienne, observation/obsession, rencontre de solitudes – plus ou moins lâches, sinon sanguins, avec celui du jour. Amours cannibales (l’original se borne au substantif létal), film endeuillé, enneigé, déploie la limpidité de son mystère avec une élégance de chaque plan (nombreux surcadrages d’appartement-prison), une douceur terrible (argument « choquant » à aucun moment traité selon l’exploitation ou l’auteurisme) et une mélancolie prégnante (un costume fait main, à l’opposé des produits anonymes du prêt-à-porter, « dure toute une vie », la « bile noircie » aussi). L’ouverture constitue un modèle d’expression cinématographique, de tension anxiogène et d’humour noir à froid (Un cœur en hiver pouvait certes servir de sous-titre, surtout dans l’écrin immaculé, isolé, des hauteurs rocheuses). La caméra cadre une station-service éclairée à la Edward Hopper, îlot de lumière artificielle au sein d’une obscurité d’ensemble. Puis la scène se révèle perçue à travers une portière à la vitre baissée, le chasseur sans visage (hors le nôtre, puisque POV) suit sa proie sur roues, percute en sens inverse la voiture des touristes (premier conducteur français, prompt à proférer le « Putain ! » national), ramasse le cadavre couinant de la passagère à l’agonie, l’emporte dans son chalet montagnard pour l’y découper (râtelier fourni, légère hésitation sur le choix des outils) hors-champ avec un soin similaire à son métier de tailleur.



Carlos, gendre un peu trop idéal, que sa tante Aurora chambre au bingo(« Tu n’auras jamais de femme »), vit à Grenade, écoute la radio, lit beaucoup (dit-il à la voisine, sans préciser qu’il s’agit probablement de manuels d’anatomie, cf. les planches punaisées au panneau de liège sur le mur), désape et habille, docile et servile, les notables locaux, restaure une sorte de dais « sacré », trésor de tissu d’une confrérie quelconque. Le cannibalisme en forme extrême, matérielle, littérale, d’eucharistie : pas de doute, nous voici en Espagne (notez itou les tambours à la Buñuel), mais une Espagne contemporaine, où la « crise » sévit comme dans le reste de l’Europe travaillée par l’autarcie (sauvagerie spectaculaire du monde dit civilisé, consumérisme poussé jusqu’à l’anthropophagie : double moralité méta et ironique de Deodato dans Cannibal Holocaust, de Romero dans Zombie). Nina, Cosette roumaine (la contrée de Dracula et Vladimir Cosma devenue depuis quelques années un repoussoir médiatique et public de pauvreté, de criminalité), femme-enfant au prénom tchékhovien, à la recherche de sa sœur jumelle disparue (Alexandra, chercheuse d’ennuis revendiquée, aux engueulades sonores), en quête des trois mille euros volés par elle, nécessaires à l’acquisition d’un logement pour ses parents, s’installe au-dessus du peu loquace locataire (Bogdan, le compagnon de la première masseuse, viendra l’accuser à tort de sa mort « crapuleuse »). La blonde ingurgitée, évaporée dans le puits d’un fondu au noir sur la route du commissariat, la brune en vient à troubler notre artisan, qui s’en va sans un mot durant un massage en clair-obscur, avec serviette sur les fesses, toutefois. Orphelin, visiblement impuissant (même dans le refuge alpestre, l’élu ne se dénude entre les bras de sa conquête sincère, ignorante), pas spécialement homosexuel, gosse vorace dans un corps d’homme esseulé, Carlos ne pourra pas tuer celle qu’il aime, à laquelle il donnera la somme supra, autant pour la faire rentrer fissa à Saragosse qu’en bague de fiançailles (ou monnaie faustienne) implicite.



Il voudrait bien, qui sait, découvrir le charme discret de la normalité, ne plus manger seul sa viande écœurante, attristante, à des années-lumière du délectable glamour aristocratique d’un Hannibal Lecter (pas de chianti ici). « Les gens changent » affirme-t-il à Aurora, comme pour s’en convaincre lui-même – la réponse de cette femme « intouchable », regardée avec une vraie tendresse filiale (liminaire dédicace maternelle de l’ouvrage), sape les illusions sentimentales : « Les gens sont ce qu’ils sont » (rajoutons que la « nature » empire avec les années). Une fois l’assassinat familial avoué, asséné par trois fois sous trois formulations différentes, gage de vérité amoureuse, disons, de défi ou de suicide à la dulcinée, Nina le regarde avec amusement, incrédulité, horreur, tristesse, colère (toutes ces émotions essentielles animent magnifiquement le visage de l’interprète, miroitent les sentiments du spectateur envers le protagoniste, la scène intelligemment filmée en champs-contrechamps « de profil »). Nina, sur la route du retour, causera un accident en rime au prologue (auparavant, des rouleaux mentaux de lavage auto adressaient déjà un clin d’œil à Crash), se verra éjectée dans la virginité (de Carlos), morte pleurée d’un dérisoire et poignant « Nina, mon amour… » murmuré en pietà, avant qu’une procession religieuse – Christ livide grandeur nature, Marie entourée de mille bougies sous un baldaquin de soie écarlate – ne défile devant la fenêtre du survivant sur le point de pleurer, tête baissée (mea culpa, mea maxima culpa), cadré derrière de métaphoriques barreaux de boutique.



Produit par l’Espagne et la Roumanie, primé à Madrid, Saint-Sébastien (doublé pour le directeur de la photographie Pau Esteve Birba) et Strasbourg, porté par un remarquable duo d’actrice (la polyglotte et subtile Olimpia Melinte) et d’acteur (le fidèle et impressionnant Antonio de la Torre, croisé dans Mes chers voisins, Volverou Les Amants passagers), Amours cannibales, avec sa modestie narrative, son refus d’expliquer la conduite du « héros » (misère de ces films livrés avec leur mode d’emploi) autrement que par une lapidaire (et hitchcockienne, façon Frenzy) alliance entre le désir et le meurtre, une équivalence obscure et aveuglante entre le sexe et la nourriture (algèbre érotique et organique naguère illustrée par Claire Denis dans Trouble Every Day ; litanie explicite, mécanique, du X US à base de Eat my pussy, Let me taste my cunt on your lips, I will swallowuntil the last drop of your cum et compagnie), celle-ci substituée à celui-là, sorte de sublimation à occire, à cuire (fameuse différenciation ethnologique entre le cru et le cuit), à enfourner dans un frigo à faire cauchemarder n’importe quel végétarien, sa manière très raisonnée, pensée, de raconter une folie bourgeoise (vernis de la situation, de la reconnaissance, du silence), séduit constamment, lentement, radicalement et simplement. Si la vie en solo possède sa propre part d’ombre, de peur puérile (référence à une réplique sur l’apprentissage stoïcien de la solitude), la vie à deux réserve de drolatiques désenchantements (les pâtes gentillettes, colorées, chantonnées, domestiques de Nina restent sur l’estomac de Carlos, of course), tandis que la représentation de la femme, encore écartelée entre mère (de surcroît du supposé messie) et putain (massage rapproché) eustachiennes, ne se prête guère à une complicité adulte, lucide, respectueuse et généreuse (le voyeurisme idolâtre trouve dans le cinéma d’hier et d’aujourd’hui un terrain de jeux transis, mesquins, presque sans fin).



Conscient de tout ceci, le réalisateur (ici producteur, la liste interminable des logos des sociétés impliquées en paraphe des difficultés à financer un tel projet) signe en outre une intéressante présentation de son opus, dans laquelle il se peint en « étudiant » attiré par la part « irrationnelle » d’un sujet, cite Jean Genet, souligne la dialectique du mal et de l’amour, aborde les questions de la rédemption, du pardon et les fables morales du western ou du film noir, plaçant in fine son métrage sous le triple signe de la dualité (miroir compris), de la métaphore et du surnaturel. Peu prolixe, pourtant précieux, par ailleurs auteur de documentaires (dont le segment d’une anthologie dédiée au terrorisme madrilène ferroviaire en 2004), Manuel Martín Cuenca, également quinquagénaire, formé en philologie hispanique et en sciences de l’information, assistant d’Alain Tanner et enseignant du « septième art » chez lui ou à Cuba (décor d’origine du roman de Humberto Arenal, transposé par le scénariste cubain Alejandro Hernández), signe par conséquent un film d’horreur et d’amour (horreur de l’amour, amour horrible), un film esthétique et politique (désolation de la scission), un conte (en Scope) de fées pour adultes (sur un tabou fondamental) au lyrisme sarcastique et discret (pas de BO, seulement des ponctuations de Bach ou de cérémonial). L’ultime (?) victime (anglophone, injurieuse, terrorisée) de l’autiste familier, affreusement fraternel, amateur de sauna mixte et d’office d’église, se noie dans la nuit (de la mer, du film, de l’âme) mais Amourscannibales, camée parfait, demeurera longtemps, joliment, dans notre mémoire de cinéphile aux appétits ibériques avoués, eux, sans remords.  


           

Un roi sans divertissement

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 « Suite à un incident technique », inutile de fasten your seat belt ; « les femmes et les enfants d’abord », d’accord, car ensemble au bout de la dead end


Regarder un film en avion, en bateau, en train ou en voiture : étrange expérience aux résonances quantiques (événement lié à sa perception, phénomène en partie soumis au contexte), à l’évidente dimension méta (mobile dans la mobilité, dépaysement dans l’espace et voyage dans la fiction), où le métrage se met en abyme au sein de sa reproduction réelle à grande échelle. Le vertige implicite n’exclut pas l’humour, par exemple quand on projette En pleine tempête lors d’une traversée insulaire (pour mémoire, citons aussi Ce que veulent les femmes entrevu vers le Québec ou un épisode de la saga Star Wars aperçu de biais sur le PC d’une voisine de compartiment sudiste). Imagine-t-on faire visionner Crash aux gosses sur le siège arrière de l’auto familiale ? Pas vraiment, pas jusque-là. Il s’agit, en premier, de passer le temps, de se débarrasser des minutes jugées toujours trop longues du trajet – tendance contemporaine à l’ubiquité, à l’immédiateté –, d’occuper le vide d’une passivité relative, essentielle, de passager. La lecture disons délocalisée associe deux médias très différents, le mécanique et l’intime, le vacarme assourdi et le silence entendu, la fragmentation (phrase, paragraphe, chapitre) et la linéarité, le défilement des paysages fugitifs et des stables images mentales (utiliser une liseuse ne modifie pas la donne). Avec le cinéma, les transports collectifs ou individuels visent à transporter l’usager, le client, le parent, l’enfant, dans un univers dérivatif, à le plonger temporairement dans un transport peu racinien mais serein. Il convient, une fois encore, d’oublier la mort, au moment même de sa plus grande possibilité, de sa presque promesse (ce qui nous ramène aux modernes amants maudits de Cronenberg). Suspendu dans les airs, flottant à la surface, filant sur les rails, suivant la route, le cinéphile se voit captivé en diversion de la dangerosité inhérente à ces moyens de déplacement patinés d’une rassurante banalité.

La locomotive pénétrant, phallus d’acier, en gare de La Ciotat n’effraie (n’émoustille) plus personne, surtout à bord du « cheval de fer » de la SNCF, au contraire, le spectacle d’un déraillement nous rassérénerait, nous permettrait d’échapper à l’ennui chronologiquement conclu, comme un pacte commercial et parfois fatal. Ethan Hunt, accroché sur le toit d’un TGV, métaphorise la position délicieusement inconfortable (ou confortablement anxiogène) et incarne, au plus près du corps, le devenir mortel dans une allégorie platonicienne sur le simulacre ontologique du monde, système clos d’illusions, d’extases et d’agonies au filigrane œdipien et biblique. Sa jouissance et sa mélancolie riment avec celles du voyageur, y compris dans l’invraisemblance de la dramaturgie (quoi de plus impensable qu’un accident vous arrivant ? Quoi de plus irreprésentable que son propre trépas ?). Les images mortes du film, dans leur vie faussement et irrésistiblement animée, conjurent les tragédies de fait divers, la comptabilité macabre des statistiques de catastrophes, la part de hasard létal intégrée à chaque routine, automatisme et causalité de la machine (la caméra, une parmi d’autres). Sur les écrans ouverts, allumés, descendus, logés dans l’appuie-tête du conducteur ou du partenaire à la bien nommée « place du mort », apparaissent ainsi de fascinantes fantaisies dont le but ultime semble relever de la toxicomanie légalisée, ludique, culturelle (double sens). Voir le cinéma en mouvement, « au carré », revient par conséquent à superposer deux lignes de fuite, deux perspectives équivalentes, deux destins réunis dans un identique continuum. À jamais aux commandes vers le terminus, la Camarde, souriante, accueillante, sucrée (sucette du capitaine Savalas chez Mario Bava) nous conduit sans faillir vers notre destination finale, de l’autre côté de tous les miroirs, dans l’abolition définitive des récits, des imageries, des sensations, des expectations.

Le cinéma, ce divertissement de masse, souligne le caractère funèbre du tourisme en le voilant aimablement de sa gravité inoffensive, de sa légèreté mercantile. Puisqu’il faut mourir, allons-y en première classe, au rythme d’une dernière histoire (Shéhérazade, conteuse au couteau), dans la douceur veloutée des accoudoirs ou la vitre ouverte au soleil. Les morts, infiniment patients, sur et derrière l’écran, déjà arrivés depuis longtemps, nous attendent et sauront nous accueillir avec tous les honneurs dus à notre nature puérile de voyeur sentimental.      
                      

Le Fils de Saul : L’Enfant

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de László Nemes.


Rosettaà Auschwitz ? Pourquoi pas, par la Torah, hurla Ilsa. Davantage qu’à Kapo, Shoah, La Liste de Schindler, trinité incontournable et discutable, on songe, en regardant, en écoutant Le Fils de Saul, à Berberian Sound Studio. Une similaire matière sonore (élaborée par le primé Tamás Zányi) infernale, doloriste, irrigue les deux œuvres, même si Nemes, dès le départ, se refusait à faire un « film d’horreur » (« genre » qu’il pratiqua pourtant en amateur à l’adolescence), un identique chapelet périphérique d’atrocités s’y laisse deviner, à l’intérieur du hors-champ sur le point de contaminer l’écran chez Strickland, en bordure (floue) de l’image, du corps ou du visage de Saul ici (convaincant et mutique Géza Röhrig). Dans la relecture britannique de la sorcellerie (évocatoire, dirait Baudelaire) transalpine, le film dans le film finissait par déteindre sur la diégèse, par embraser la pellicule, abandonnant l’ingénieur du son au seuil de son vide intérieur, vortex bien peu équestre mais molto Lyncho. Le Fils de Saul n’interroge plus sur la puissance (extatique, létale) de la fiction mais sur sa nécessité, alors que le réel s’apparente à un cauchemar indéniable (malgré tous les révisionnismes), impitoyable et sans issue (la révolte des Sonderkommandos se verra vite matée, l’épilogue, avec uniformes gris et fusillade lointaine, paraphe l’échec général). Afin de survivre encore un peu, à peine un jour et demi, Saul, rouage efficace (rapidité d’automate à ôter sa casquette devant l’ennemi, surgi ou bousculé) de la machine de mort nazie (khmère rouge, rajouterait Rithy Panh), industrie du massacre tournant « à plein régime », tour de Babel et abattoirs à récurer, où pendre très provisoirement des manteaux, les « mannequins nus » de Christian Bernadac (simples « pièces » d’aucune valeur, hors celle de leur or, argent, biens divers) invités à se dépêcher d’entrer dans la douche, car une soupe ou du thé les attendraient après (on leur recommande également de se souvenir de l’emplacement de leurs vêtements), va s’inventer une improbable paternité, qui ne trompera personne, à part (vraiment ?) lui.


Antigone sémite (et masculin) au dos barré d’une grande croix écarlate à la M le maudit (à chacun sa lettre discriminatoire ésotérique, prophétique, celle de Lang tracée à la craie, of course), il veut offrir au bel enfant de hasard une sépulture à sa mesure, avec kaddish en bonus. Sa quête tragi-comique d’un bienveillant rabbin l’amènera à perdre une poudre explosive précieuse et surtout à découvrir un imposteur francophone vite démasqué par ses compagnons sidérés, enragés. Le cadavre, emballé dans un sac sous lequel il dépose délicatement sa veste en oreiller sur la berge, finira emporté par une rivière franchie. Mort une deuxième fois, se considérant (avec tous les autres) à juste titre déjà mort face aux reproches des vivants, l’homme, rescapé (de la noyade), assis, enseveli à l’air libre dans une cabane remplie de mâles (auparavant, sur le fond d’une chanson, il se détachait sèchement d’une main féminine à l’entrepôt de tri surnommé Kanada), assiste dans le surcadrage d’une porte (réminiscence visuelle du « cliché 280 » pris depuis les ténèbres de la chambre à gaz, que Ford paraît citer, voire conjurer, dans l’ultime plan de La Prisonnière du désert) à une épiphanie : un second enfant, bien vivant, bien vêtu, petit blond presque rond, le regarde en train de lui/nous sourire. Les fugitifs ne contacteront jamais la résistance polonaise, ils périront dans cette forêt verdâtre (dominante du métrage) bouclant la boucle de l’ouverture, le mouflet la bouche fermée par une main allemande, puis enfui « sans demander son reste » dans la perspective végétale et silencieusement tombale. Tout le film, finalement, tendait vers ce radieux sourire à travers la crasse, la suie, cette victoire intérieure, cette folie consommée (rememberla coda de Brazil), parfaite, entre hallucination réelle de synchronicité à la Jung et retour d’un spectre à l’innocence définitivement brisée (d’une certaine manière, Le Fils de Saul s’arrête au commencement de L’Enfance d’Ivan ou de Requiem pour un massacre, le chef-d’œuvre éprouvant d’Elem Klimov en influence avouée, inversée).


Le réalisateur quadragénaire, francophile et francophone, contourne (en douceur, avec obstination) le tabou iconoclaste de Claude Lanzmann (représentation-reconstitution impossible, en partie à cause du caractère estimé unique de la « catastrophe », assortie du risque de banaliser, « trivialiser » l’événement sidérant) et ôte à l’argument doublement mélodramatique (génocide + infanticide) la moindre once de pathétique (la quête, absurde et cruciale, symptôme de mise en danger, reliquat d’humanité, n’aboutira pas, évidemment ; comparez aussi le violon décharné, aigre, de László Melis sur le générique final avec son homologue luxueux et un peu trop poignant par John Williams pour Spielberg). On sait que Nemes assista Béla Tarr et son film, par sa forme, semble se souvenir du temporellement spectaculaire plan-séquence de son Macbeth télévisé (1982) autant que réemployer, développer, fragmenter, une technique utilisée auparavant dans Türelem, court métrage gémellaire au féminin (y compris jusqu’au plan d’ouverture, avec profondeur de champ réduite et mise au point progressive du sujet en mouvement, comme la métaphore d’un regard qui se cherche, qui cherche à mieux voir ce qui l’excède). Polémique (bronca des Cahiers du cinéma) et primé (à Cannes, à Hollywood, avec salut au Mephisto d’István Szabó, autre fable martiale sur la vérité du mensonge et inversement), réaliste et stylisé, fictif et documenté (architecture, costumes, gestuelle, divisions internes), Le Fils de Saul ne s’apparente pas, Dieu merci, à un jeu vidéo, à un objet d’art (conceptuel) et son dispositif « immersif » demeure relatif (pas de subjectivité en POV mais une constante proximité avec le protagoniste) – le spectateur n’oublie jamais qu’il se trouve face à une œuvre de fiction, un spectacle très pensé, très conscient de lui-même (et de l’effet recherché, à produire), doté d’une saveur parfois théâtrale (une tragédie, une troupe, un happening).


Ni chef-d’œuvre ni ratage, le premier long du cinéaste, simple, maîtrisé, modeste, orgueilleux, ne méritait sans doute ni la consécration ni le blâme, dans son estimable et limitée tentative de réinventer une imagerie normée, devenue désormais un sous-genre en soi. La clarté des intentions (« proposer autre chose » affirme la co-scénariste Clara Royer), la volonté de faire s’épouser une heure quarante-six durant le sensoriel et le sens, de rester à hauteur d’homme(s), de ne pas succomber à l’emphase démoniaque (le médecin hongrois magnanime, le SS aryen esquissant une parodie de danse juive à la Rabbi Jacob, un simulacre de mariage transgenre), à la grandiloquence, à la consolation (double faux suspense du linceul, de l’évasion), tout ceci se porte au crédit de l’opus, auquel on pourra toutefois reprocher la rigidité du procédé à la Dardenne (belle pause en plan d’ensemble de Saul devant le gosse recouvert d’un suaire, pardon, d’un drap), la linéarité du récit et une sorte de surmoi de la caméra, directive plutôt que suiveuse (ou accompagnante), réflexive plutôt que suggestive (film moderne, donc daté, narration et interrogation en miroir sur elle-même, avec recréation de l’épisode photographique gêné par le surplus de fumée). Auschwitz symbolise (notamment) un déni en duo, celui des nazis (veto des photos) et celui des démocraties (au courant sans intervenir) ; Le Fils de Saul, avec ses qualités et ses défauts, lutte contre l’amnésie (générationnelle), s’inscrit en marge d’une filmographie conséquente, souvent désolante (image manquante et manquée), vise à une transmission de l’émotion via la sensation. Au-delà des stratégies de la production, de l’œcuménisme (tout sauf exhaustif) bien-pensant de la réception, Nemes croit au cinéma, suffisamment pour le confronter à quelque chose qui se dérobe à lui, à nous, irréductible à la parole des survivants (Primo Levi, suicidaire retardé, incapable de guérir) et aux innombrables documents disponibles (enfouissement par ressassement).

Cet acte de foi dans les puissances révélatrices (et fraternelles) d’un art funèbre et mimétique (propice à « l’intériorité », par opposition à « l’extériorité » du documentaire, particulièrement à propos de la thématique du « judéocide ») constitue assurément la part la plus intéressante et valeureuse d’un titre ne pouvant laisser totalement (commentaires en ligne d’ennui suscités par le manque mécompris de visibilité) indifférent, et encore pour très longtemps, espérons-le, en dépit des magnifiques monstruosités (leçon terrible, terriblement inutile, avec L’UE en rejeton renié) commises un peu partout, avec une frénésie renouvelée, au lendemain du refroidissement muséal (et scolaire) des fours crématoires, puis de leur transposition languissante, fervente, incomplète, imparfaite, au moyen de films naguère annotés sur ce blogdans un essai disons impressionniste – boucle bouclée, hantise inachevée.              

Nocturno 29 : L’Armoire volante

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Pere Portabella.


Citons in extenso l’inexacte (et lapidaire) présentation du site : « Premier long-métrage de Pere Portabella. Composé de scènes quasi-autonomes s'enchaînant par des transitions inattendues, inspiré par Eisenstein autant que par Bergman ou Antonioni, Nocturno 29 est le film le plus ouvertement anti-bourgeois de son auteur. » Avant de réaliser, le Catalan produisit, et pas n’importe quoi : Les Voyous de Saura, La Petite Voiture de Ferreri puis Viridiana de Buñuel, voilà. Peu prolixe (une douzaine de longs métrages en quarante ans), il collabora avec la fondation Maeght, choisit aussi de devenir député parlementaire et accessoirement rédacteur constitutionnel. Ce qui nous donna envie de voir Nocturno 29 ? Les images du visage de Lucia Bosè, « découverte » par/chez Antonioni (mémorable Chronique d’un amour) et au parcours discrètement éclectique (des deux côtés des Alpes). Accompagné du poète Joan Brossa (dialogues remarquables dans la forêt finale) et du directeur de la photographie Luis Cuadrado (Peppermint frappé, Anna et les Loups, L’Esprit de la ruche), Portabella trace durant soixante-dix-sept minutes, en noir et blanc, postsynchronisées, le portrait (supposé à charge, étonnamment émouvant) d’une bourgeoise dans l’Espagne de 1968, vingt-neuvième année du règne enténébré de Franco. Il le fait d’une manière particulière, sans recourir à une histoire, des personnages, un sens, une morale et une identification à l’usage du spectateur, petit attirail poussiéreux, paresseux, comateux, qui rend inexistants et méprisants (donc méprisables) quatre-vingt-dix pour cent (estimation magnanime) du cinéma (ce que l’on continue à désigner ainsi) contemporain (mais aucune nostalgie de grabataire pour un âge censé doré).



Film libre et solaire, mystérieux et sincère, politique et ludique, à l’instar de son actrice, Nocturno 29 séduit constamment, amuse souvent, trouble parfois. Il s’agit d’une œuvre modeste et assez immense, dont la brièveté inverse la richesse formelle, émotionnelle. Notre cinéaste n’invente rien, il use brillamment et singulièrement de la « grammaire » du « langage » cinématographique, au croisement de la satire et de la poésie, du jeu et du sérieux, du documentaire et de l’utopie (le prologue très contrasté, au bruitage réflexif de projecteur, des amants insulaires). Jamais arty, irréductible à l’imagerie muséale (attention aux « installations »), le film suscite le souvenir (Hitchcock et sa Marnie déteinte, Bergman et son miroir de masques personnels), associe un bouton de sonnerie à un téton féminin, une cheminée à l’horizontale à un cigare explosif de ploutocrate. Lucia, douchée, se grime en Groucho Marx et sourit à l’objectif, s’intéresse à un mâle urinant dans la rue, à une armoire (pas celle de Polanski, apriori) s’élevant du sol à cause d’un déménagement, glisse des pétales dans ses oreilles et ses narines sur fond de couinements de rongeur albinos. Dans une villa patricienne sur les hauteurs urbaines, elle joue aux cartes, tic-tac, en couleurs avec des hommes tricheurs (même au billard, probablement), tendus, vaincus par sa désinvolture, sa grâce, son départ. Plus tard, pareillement colorée, la voici en train de consulter des échantillons de tissus en longs rouleaux internationaux (le Brésil, le Japon, la Suisse), le vendeur en costume sans doute moins carnivore que son homologue de Amours cannibales.



Elle retrouve son mari entre les arbres (pas ceux de Marguerite Duras, quoique) et conteste la limitation de la liberté à un simple mot. Lui, il se coltine un univers de bureaucrates, d’automates, un vieux (peut-être échappé de la scène dans la maison de retraite huppée, métaphore métonymique aux cadavres endormis, à la voix off papotant un monologue postal et glissant « Le capitaine était responsable du maintien de l’ordre », tu m’étonnes) lui affirme que « La guerre, c’est toujours une histoire de comptabilité », en effet. Ici, on soigne un pied blessé, on entend un pianiste dissonant, on aperçoit un clown blanc et un chenil enragé, on regarde à la TV un défilé de chars (le téléspectateur devant l’écran dépose délicatement ses deux yeux sur un linge immaculé), on pratique le golf, on massacre des oiseaux, on pousse le cri du coq sous une table parmi une marmaille d’adultes retombés en enfance, on assiste à un concert parasité par des Larsens, on croise un travesti (façon Norman Bates) de coffre-fort, une ambulance fonceuse, une procession religieuse entrecoupée des marionnettes d’un guignol local, on surprend au bistrot un couple en train de s’engueuler via des mimiques drolatiques et des chansonnettes à la Resnais. Au seuil d’un labyrinthe végétal méta, des mains se dénouent en douceur (easylistening vocal lors de la promenade). Ne pas s’étonner si des draps propres, étendus, voisinent avec une aiguille plantée dans un « coussin » noir de couturière, si une barque se tient immobile à flanc de montagne, si la mer pivote jusqu’à prendre la place du ciel. L’usine désaffectée abrite un moment suprême d’érotisme ésotérique, quand l’héroïne caresse tendrement, langoureusement, le volant noir d’une machine sexuelle (engrenages graisseux, voile nuptial) à faire saliver les performeuses « tout terrain » de Kink.


Entre l’homme et la femme, avatars et caricatures des taiseux, des « purs » de l’ouverture, advient une désunion, comme une relecture d’Antonioni revisité en plein jour (errance verbale de La Nuit), durant laquelle le réalisateur déploie une maestria du cadre, du mouvement, du découpage. « Les gens n’ont pas à réfléchir mais à obéir » assène le solide businessman, tandis que celle qu’il aime s’éloigne définitivement. Ce que paraphe l’épilogue crépusculaire, avec son avion envolé, avec la lumineuse Lucia dans les airs d’un projet, d’une promesse encore confidentiels, étouffés par le fascisme soft de la formule, du récit, de la linéarité, de la signification, de l’injonction. Le totalitarisme, on ne le sait que trop, y compris dans sa variante démocratique, se caractérise par une surveillance constante et globalisante, s’occupant de tous les pans (et plans) d’existence du sujet réifié (son extériorité, son intériorité), allant jusqu’à supprimer la seule idée-possibilité d’altérité (voici comment penser, consommer, baiser, prier, voter, crever). Portabella, rétif aux appartenances, mêmes innocemment esthétiques, amateur de cinéma classé classique (Ford ou Lang) et cependant affligé par ce qui se distribuait alors, chez lui ou ailleurs, signe par conséquent un opus vivant, pas du tout intimidant, laissant la propagande et « l’expérimental » (notion autant pertinente que celle de « genre ») à ceux qu’ils intéressent, qui les professent. Indépendant, à contre-courant, bien vaillant (plutôt que bienveillant, marotte de cloportes à la Audiard), Nocturno 29 démontre sans être démonstratif (ni auteuriste, ni poseur) que le cinéma (moins encore le monde) ne se réduit pas à l’ordre (imaginaire) des choses que l’on nous impose depuis plus d’un siècle avec notre complicité, notre manque de curiosité, d’énergie, d’intelligence et de violence (oui, mille fois, il faut faire violence au cinéma, au monde et à soi pour aboutir à quelque chose, pour avancer d’un millimètre, pour ne plus se satisfaire des innombrables horreurs consommées au quotidien). Peu importent, finalement, le crash prévisible et l’aura d’artiste « majeur », « incontournable », néanmoins guère populaire car méconnu. Cette cinématographie continue à inspirer, questionner, attirer – dans son obscurité musicale et sensuelle respire un beau secret à partager.


Le Grand Amour : La Secrétaire

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Pierre Étaix.


Cela commence comme La Femme d’à côté, par un survol panoramique de paysage plat (et une chanson de trahison, de désamour, de retour à la raison des sentiments) ; cela se poursuit comme Le Roman d’un tricheur (liberté du récit subjectif, le téléfilm L’âge de Monsieur est avancé rendra aussi hommage à Guitry en 1987) puis L’Homme qui aimait les femmes (gynécée des conquêtes imaginé réuni à l’église, en relecture du chapelet masculin des Tontonsflingueurs) ; plus tard, le portrait à charge de la province française (Tours, ville à l’atmosphère « candide, lénifiante et agréable » dixit l’auteur récemment revenu sur les lieux du tournage), marécage de mariage (par hasard, par paresse, par convention), d’héritage (une entreprise de tannerie), de médisances (commères à la Hopper & Parsons) évoquera Chabrol. À l’instar de l’exégète hitchcockien, Étaix se moque d’un milieu qu’il connaît bien, auquel il appartient, et sa bourgeoisie à la Tati (pareillement « ethnologue » d’un territoire révolu) paraît en cet été 1968 (Paris, le printemps, les pavés, la révolution prônée par les enfants des possédants, tout ceci assez loin, déroulé sur une autre planète) un reliquat routinier allégé de la moisissure vichyste. Face à Papa et Maman (quelle horreur, s’appeler ainsi entre soi, la belle-mère crachant à l’occasion un délectable « Ça vous va pas, le beige ! »), la nouvelle secrétaire (dents du bonheur de Nicole Calfan, saisie en gros plans érotisants, sur fond sonore de machines sexuelles, sa sortie du bureau laissant Pierre épuisé) habite une banlieue à l’architecture déjà anxiogène, une cité pacifiée d’avant La Haine, qu’elle quitte chaque matin sur son Solex pour aller pointer auprès du patron énamouré, qui l’invitera à dîner dans un cadre supposé romantique (moulin et dominance de rouges).


Hélas (pour lui), elle s’imaginera en présence d’un autre (auparavant, Pierre imaginait la secrétaire à la place de sa femme), un type de son âge, quand le timide vieillit à vue d’œil et la saoule avec sa langue d’industriel. Dans sa bagnole sportive de parvenu échappé d’un Demy (service militaire achevé, gare de départ, chorégraphie radieuse du désir), rattrapé par l’inertie des forces conservatrices (album généalogique liminaire), le supérieur déclare à son employée magnanime, soulagée, un définitif « Je ne vous aime plus ». L’épilogue, avec Florence revenue de vacances maritimes plus ou moins forcées, devient vite une scène de ménage (initiée par la jalousie de classe, de propriétaire esseulé, rentré dans le rang et tant pis pour les amants) offerte à la rue, confirmant les soupçons mesquins de mésentente, le film s’achevant anecdotiquement sur un runninggagà la bière de bar. Si l’on sourit constamment, si l’on s’émeut parfois (la douceur d’Annie Fratellini, sa sensualité champêtre à la Renoir, ses piètres et poignantes peines de cœur et de quiproquo, en miroir de la déclaration faite à la vieille secrétaire, laideron transformé par la surprise, par l’émoi, par le soin du cinéaste à lester les silhouettes guillerettes d’un arrière-plan peu réjouissant, par exemple l’infatigable démarcheur Bourget, à l’assistante bondieusarde de Série noire), on ne s’esclaffe pas (malgré le jet d’une tarte à la crème à table) au Grand Amour, œuvre ironique au titre contradictoire, galerie de personnages privés d’amour, grand ou petit, faisant lit séparé, rêvant leur vie au lieu de la vivre pour de vrai (le véritable amour, il convient de le chercher dans la transparente intimité du couple avéré à la ville).



Une grâce (de mouvements, de gestes, de postures) générale irrigue le film, équilibre ses sarcasmes (gueule d’enterrement de Pierre au repas hebdomadaire des parents), ouvre sa critique sociale (le fidèle Jean-Claude Carrière semble retravailler une version adoucie du Journal d’une femme de chambre) à l’espace de l’intériorité, de l’évasion provisoirement satisfaisante. Pourtant, même la scène principale du Grand Amour, cette échappée intérieure dans la campagne, dans un lit mobile, avec la jeune fille blottie dans ses bras (pyjama rouge pour lui, nuisette rose pour elle), possède un filigrane dramatique plus proche de Godard ou Cronenberg que d’un surréalisme inoffensif. Sur une route (celle de la coda du Charme discret de la bourgeoisie ?) brumeuse, onirique, surplombée par un orgue ecclésiastique et des vocalises féminines, Pierre et Agnès (de Dieu ?) aperçoivent des sommiers accidentés, des dormeurs éclopés, des réparateurs aux mains couvertes de cambouis, des travestis avec baguette et pinard, se retrouvent pris dans une congestion du trafic en rime avec Le Grand Embouteillage de Comencini. Pierre, tout sauf lunaire, cartographie ainsi, au-delà d’un argument de vaudeville (belle idée scénique du « Je retourne chez Maman ! », celle-ci juste en-dessous, au pied d’un escalier descendu valise à la main et caméra sur une grue, possible clin d’œil à la maison de poupées burlesque de l’admiré Jerry Lewis dans Le Tombeur de ces dames), voire de psychodrame en guise d’exorcisme, un pays à l’arrêt, plongé dans une aimable et insupportable atonie (grisaille colorée de la photographie assourdie de Jean Boffety, en présage de ce qu’il fera pour Sautet, autre peintre dépressif de la petite bourgeoisie hexagonale durant la décennie 70).


Pour l’instant, le réalisateur s’en tient à la fiction, reprend son personnage de Pierre (Antoine Doinel à lui, pour ainsi dire) et le fait vieillir en accéléré, s’embourgeoiser, s’ennuyer (décade peu prodigieuse), rêvasser/fantasmer au sujet d’une gamine (dit son beau-père) dont il pourrait être le père (elle lui pique du fric, aussi immaculée que son véhicule, dans l’allée d’un jardin psychique), suivant en cela les bons conseils inutiles de l’ami beau parleur, lui-même épris d’une blondasse carburant au carnet de chèques et au champagne en apéritif. Dans Pays de cocagne, le clown blanc amateur de muet suivra sa compagne de cirque sur les routes d’Europe 1, à la rencontre du public de la « France profonde » titillé par la célébrité, selon un documentaire (réflexif) de montage vomi par la critique et l’éloignant un temps d’un objectif (il reviendra à la TV ou à la Géode). Co-produit par Danièle Delorme et Yves Robert viaLes Productions de la Guéville, initialement distribué par la Fox puis par Carlotta en 2010, primé à Cannes par l’Office Catholique International du Cinéma (mon Dieu), sorti (69 année érotique, really ?) un an après Alexandre le bienheureux (sorte de faux jumeau), restauré, ressuscité, délivré d’un embargo juridique établi sur quatre décennies, Le Grand Amour, avec sa vacherie n’épargnant pas le protagoniste, avec son élégance et sa distance très françaises, avec son affiche d’un cœur sur jambes orné d’un sparadrap, mérite vraiment sa redécouverte, car sa saveur douce-amère continue à plaire, à séduire autant que le travail sur le cadre (finesse de la composition) et sur le son (dû au complice Jean Bernard, par ailleurs collaborateur à deux reprises de Guitry, avec mentions spéciales aux bruits organiques dans la nef, à l’insupportable téléphone pleurnichard de chiard).



On sait évidemment que la mélancolie court sous la comédie, pas seulement musicale, et qu’il s’en faudrait de peu pour que The Party de Blake Edwards ne finisse dans les larmes au lieu de la mousse. Pierre Étaix, comique attristé par ses contemporains, par lui-même, reconnu (récompense étatique refusée), adoubé (union sacrée à propos de Yoyodes Cahiers du cinéma et de Positif, pensez) mais guère populaire (argumentaire judiciaire et marginalité du regard), signe avec son premier film en couleurs un conte désenchanté sur le renoncement, sur la désillusion (pas Minnelli, presque), sur l’incapacité personnelle, l’impossibilité nationale, à faire coïncider l’envie et la réalité, à faire s’accorder la légèreté ludique d’une personnalité avec le poids matériel des traditions, des objets (lettres de rupture échangées, minorées, portrait accusateur, crispant casse-noix, cause des sursauts du chien gris chéri, équipé au tricot en substitut d’enfant, biens littéralement coupés en deux lors d’un divorce mental), des corps. Sans doute le métrage représente, à son échelle modeste, domestique, la gueule de bois dans le sillage de Mai 68, l’enlisement des gouvernements et des consciences dans une « crise » pérenne, partagée avec la communauté européenne. En 2016, Florence, cougar friquée, coucherait avec le jeunot portant courtoisement son bagage, Agnès connaîtrait l’extase d’une tournante dans une cave (la bien nommée Thérèse, sacrilège, à peine sortie du couvent, fume et se prostitue illico) tandis que Pierre (fétichiste de cheveu) se consolerait de son échec existentiel en matant sur Internet du matériel pédophile – pas réellement de quoi rire, en effet, dans la France d’aujourd’hui, aux désolantes guirlandes de saison, aux supermarchés en mode Romero gavés de sinistres produits de fêtes, aux salaires exsangues et à la terrible patience apeurée, atomisée, installée.


Et si l’année prochaine nous réserve encore l’imbuvable mascarade électorale, il ne faut malheureusement rien attendre, espérer, redouter, du cinéma français tel qu’il se pense et finance de nos jours. Cela n’exclut pas les réussites de francs-tireurs comme Étaix (citons en outre le délicieux sketchvampirique intitulé Insomnie, inclus dans Tant qu’on a la santé, ses apparitions en tant qu’acteur chez Bresson, Fellini, Ōshima, Philip Kaufman ou Aki Kaurismäki, sa disparition discrète en octobre dernier), bien sûr, cela n’invalide pas la lucidité, le talent, l’énergie, la différence de discours et de style dont peut s’enorgueillir une partie de nos ressortissants (on les célèbre ici et ailleurs). Cependant, clairement et probablement longtemps, cette imagerie-là, cinématographique, politique, économique, psychologique, ne nous dit rien (de bon), ne nous intéresse pas, nous atterre et nous indiffère – le grand désamour, voilà.

Le Petit Dico vache du cinéma français : Tais-toi quand tu parles

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Déclarations de haine, rengaine de citations : « ça balance pas mal à Paris », oui…


Le compilateur, spécialiste d’Audiard (la quatrième de couverture pastiche la prose du dialoguiste), Belmondo, Gabin, Poiret, Ventura, du Conservatoire et des Bronzés, voulait « dresser un portrait un peu plus réaliste de cette fausse grande famille du cinéma français », « amuser le lecteur tout en faisant craquer le vernis derrière lequel acteurs et réalisateurs se cachent trop souvent ». En partie et en effet « rassurant » de franchise, le classement alphabétique s’avère également assez désolant, car personne n’en sort grandi, émetteur ou cible des amabilités rapportées, référencées. Philippe Durant parsème son anthologie de quelques notices essentiellement contextuelles et l’ensemble, vite lu, ne surprend guère, tant l’on retrouve certains « couples » célèbres, par exemple Sophie M. & Maurice P. au commissariat, Vanessa P. & Jean-Claude B. en cours de philo ou Léa S. & Abdellatif K. après la Croisette (des variantes entre hommes existent aussi, tels les duos Delon père et fils, Depardieu/Torreton ou Raimu/Pagnol), tandis que l’infatigable et fatiguant Mocky tire sur tous ceux qui bougent. Le Festival de Cannes, les César, le Splendid, une poignée de producteurs (Christian Fechner, Thomas Langmann, Ariel Zeitoun) et même une entrée élégamment intitulée « P… comme Pute » : rien de bien original ni de radical, rien qu’une litanie d’acrimonies où manquent cruellement l’esprit et le style (du théâtre autarcique de la cruauté). Que ces gens, passés les plateaux de promo, se détestent allègrement, s’insultent par lettre (Godard/Truffaut) ou ne s’adressent plus la parole et se gardent de jamais retravailler ensemble (Sophie Marceau, récidiviste avec Véra Belmont ou Tavernier), cela, nul ne l’ignorait, en vérité, le cinéma (pas seulement franco-français) tout sauf au-delà des vicissitudes relationnelles de n’importe quel milieu professionnel, l’égocentrisme et l’argent venant bien sûr compliquer les choses, accessoirement décupler les névroses.

Néanmoins, le phénomène (voire l’épiphénomène) méritait-il un livre de cent quatre-vingt-huit pages ? Que penser du « régal » (fumet de scandale) promis au lecteur ? Personnellement, la bile, le fiel et les aigreurs d’estomac ne nous intéressent pas, surtout signés par des stars et l’éventuelle dureté d’une critique – celle de The Revenant, peut-être la plus acerbe sur ce blog– déploie, n’en déplaise aux tartufes des réseaux sociaux, une analyse, une réflexion et une argumentation certes discutables, comme tout point de vue subjectif, mais inassimilables à un quelconque discours de concierge, de Café du Commerce, de commentateur illettré titillé par les Likes, bien planqué sous son pseudonyme et son avatar risibles. Le sieur Durant, à son corps pas défendant, évoque un peu un éboueur (amateur, scrutateur) chargé de son plein gré de la collecte des ordures orales du gotha du « septième art » hexagonal. Il préfère les « anecdotes » aux « explications de texte », se moque des « motivations des personnages » et se focalise sur la façon « dont une scène a été filmée, avec difficultés à la clé » – on ne songera pas à lui contester ce double droit. Le cinéma français (nous ne l’épargnons pas, nous le célébrons parfois), indéniablement admirable, immensément méprisable (car méprisant, hier et dorénavant), méritait cependant à la fois mieux (étudier la dialectique actrice-réalisateur) et pire (un vrai dévoilement de ses petits arrangements hypocrites à l’ère médiatique, à l’heure du numérique) que cet ouvrage inoffensif, national jusqu’à la caricature (ah, ce souci infantile des propos d’autrui), acquis neuf dans un bazar provincial à un euro cinquante au lieu des quinze originaux (prix modeste, mérité, « vecteur d’achat », voilà). En matière de rouge et de noir, de coup de couteau au cœur (cf. la couverture), choisissons, sans une once d’hésitation, d’en rester à Stendhal, allez.     
        

L’Homme du large : Un mauvais fils

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L’Homme du large brille par sa proximité, sa galerie de féminités contrariées, maltraitées, émancipées…


Ressuscité par une restauration exemplaire due aux archivistes de Bois d’Arcy épaulés par ARTE, voici un mélodrame familial et religieux magnifié grâce au grand Antoine Duhamel. La bien nommée série Pax de Gaumont entendait, au sortir de la Grande Guerre, regrouper des œuvres à la fois populaires et raffinées. Dans un contexte d’essor théorique et pratique de la cinéphilie à la française, autour de Delluc, Moussinac, Epstein, Gance, Germaine Dullac et compagnie, L’Herbier adapte pour sa « marine » bretonne un « croquis » de Balzac classé en conte philosophique. Il conserve la structure au passé, nouveauté de cinéma d’alors, mais son retour en arrière narratif se débarrasse du récit dans le récit, corrige la triste fin réflexive et ose même le symbolisme. Du pêcheur au pécheur, il suffit d’un accent pour faire sens, pour orienter l’interprétation. Pareillement, Georges Lucas signes d’admirables images-teintages, preuve qu’une seule lettre en sus paraphe le vrai talent. Nanti d’un assistant, Philippe Hériat, qui joue les proxénètes de province devant l’objectif, L’Herbier tourne en famille, pour ainsi dire, avec sa femme, Marcelle Pradot, sa belle-mère, Claire Prélia, liens du sang miroités à l’écran, et l’amical Jaque Catelain, requis aussi au montage. Tandis que Charles Boyer débute, que Robert-Jules Garnier, fidèle de Feuillade, élabore les décors en compagnie de Claude Autant-Lara, le cinéaste par ailleurs dramaturge mit en scène sa pièce sur 14-18, L’Enfantement du mort, avec la troupe des parents du futur réalisateur. Malgré une censure courroucée, sinon émoustillée, par deux plans innocents à la saveur saphique, le film se verra tout de suite salué, en solo ou couplé à Villa Destin, une « humoresque », terme de mélomane, d’après Oscar Wilde, puis oublié en rejeton de l’avant-garde des années 20, avant sa réhabilitation critique durant la décennie 50, notamment par Henri Langlois, se souvenant de rires moqueurs et du « premier exemple d’écriture cinématographique » viade mémorables « idéogrammes ».



En 2009, la firme à la marguerite édite un élégant double DVD regroupant L’Homme du large et El Dorado, conçu sous la direction de Mireille Beaulieu, « chercheur et historienne du cinéma », avec des remerciements adressés à Marie-Ange L’Herbier, la fille de son père, les disques assortis de riches livrets, sans omettre un aimable chapelet de treize courts métrages divers, puisque dédiés, entre autres, aux expressions lexicales de la photographie, au nihilisme russe, à André Chénier, à une orpheline parmi les Apaches, à un équilibriste, un apprenti aviateur et un coq de burlesque, à un violon brisé ou un chien jaloux très sentimentaux. Cerises sur le gâteau rétro : une bande-annonce de La Passion de Jeanne d’Arc, Dieu que la belle Renée Falconetti nous bouleverse, deux supplémentaires à partir des croquignolets Comment j’ai tué mon enfant et Miss Édith Duchesse + un bref « carnet de tournage » du Salammbô de Pierre Marodon (1925) où les cinéastes, dans leurs blouses blanches de scientifiques, paraissent autant amusés que gênés par la présence de Léonce-Henri Burel, éminent directeur de la photographie, disons chez Duvivier, ici transformé en reporterà demeure. Dans le sillage de la découverte de L’Inhumaine, titre également célébré sur ce blog, que reste-t-il en 2016, presque 2017, de L’Homme du large ? Une démonstration d’esthétisme pour universitaires ? Un poème maritime et lacrymal par un admirateur de Debussy, de sa Merà lui, plutôt que de Magritte, auteur d’un tableau homonyme ? Une vieillerie nécrophile à la seconde jeunesse soldée, histoire de satisfaire le snobisme d’un cinéphile de hasard, de bazar ? Oublions fissa les apriori frileux, les étiquettes ineptes, manies hexagonales, de surcroît le culte des morts à la Truffaut dans sa chambre verte martiale, car l’œuvre vit, respire, inspire, rassemble les parcours et les époques en splitscreen, appelle à l’instar de l’océan.    



Nous voilà face à un film fervent, qui croit au cinéma et au rachat. Rappelons au passage, au tangage, que L’Inhumaine, en partie, racontera quatre ans plus tard une variation de rédemption. Nolff, silencieux ermite minéral à la Lang dans sa grotte en bord de mer, alimenté par sa fille aux allures de spectre, fixe l’horizon sans plus rien voir, aveuglé par sa culpabilité, par l’échec abject de sa vie, par la mort lamentable de sa femme cardiaque. Le cri ce celle-ci, prénom du fils ingrat répété en vain, sur un lit de mort et d’efforts, annonce celui, final, du père, une fois lue la lettre du pénitent revenu sur le droit chemin, dans son esquif à la Moïse, les regards masculins semblant se chercher par-delà les flots nocturnes. Djenna, fille modèle, novice exempte du moindre vice, ne rentre plus au couvent, son paternel défait délicatement son voile d’épouse christique, elle s’en retourne auprès de son soupirant en marinière. Auparavant, on vit un homme misanthrope se réfugier avec sa petite famille sur un bout de terre « sanctifié », cerné par la mer, on comprit vite que Michel, enfant choyé, gâté, trop tôt pardonné, tournera mal, le mystère de ses « mauvais instincts » aussi obscur que la grâce accordée aux élus jansénistes, parierait Pascal. Guenn-la-Taupe, cigarette au bec, béret sur le crâne, s’amuse à son rôle de Méphisto entre les menhirs, il dévoie et dévergonde le puceau préoccupé à Pâques par ses pulsions. Un bouge rouge comme l’Enfer, comme la chatte d’une scélérate, attire et retient le gredin, sa mère agonisant au même instant. Celle qui dansait à son bras en public pour le faire sourire s’épuise désormais, confie quelques sous, planqués sous une madone, à sa progéniture, en dernière volonté de gamine à marier. Au bar des cafards, Michel ne terrasse plus le dragon mais poignarde, ivre, un petit con de protecteur, file en prison, s’en extraie au moyen d’une liasse de billets remis à la victime, tas de fric caché entre les draps d’une armoire, geste générationnel. Il lui faut en outre la dot de sa sœur. Nolff, définitivement dessillé par la succession de malheurs, le combat au couteau, l’assomme, le fout dans un filet au fond d’une barque et le remet au jugement peut-être clément de Dieu.



Notre résumé imparfait, se fichant de l’exhaustivité, en dit beaucoup et tait l’essentiel. Marcel sait filmer, par conséquent L’Homme du large séduit aujourd’hui encore par sa beauté, sa simplicité, sa sérénité esthétique, la musicalité de la réalisation, des cadrages, des caches ciselés, du montage, parfaitement et remarquablement comprise, dédoublée, par un Duhamel dont les notes évoquent parfois le fantôme fatal de Pierrot le fou, son lyrisme érotique et tragique. L’Herbier ne méprise pas son argument bon enfant, il le travaille et le transcende par ses images avec une assurance et une intensité en rime à celles de Murnau nous faisant revoir L’Aurore de l’amour et du cinéma. Les deux métrages dialoguent, font dialoguer la nature, la part impure, la subjectivité, la cité, une sorte de métaphysique commune de la lumière et du mouvement, bien que L’Homme du large s’avère plus statique, tel un rocher altier défiant les brisants. Tout vibre d’un réalisme de chaque plan, tout concourt à un rythme particulier, singulier, à l’avènement d’une vision à la fois incarnée, spirituelle, novatrice, traditionnelle. Les types de feuilleton, de littérature grossière, voire régionaliste, se transforment en êtres humains, en supports évidents d’émotions, de sentiments, et nul n’oubliera, saisi en regard caméra, l’œil délicieusement, perversement concupiscent de Michel, fils indigne au filigrane dostoïevskien, pas plus que la croix optique surimposée sur l’eau, découpe de la pureté attribuée à l’immensité, « promise » du père au fils, ce dernier, hélas, vomissant le noble élément, brebis galeuse logiquement à la gueule d’ange, préfiguration de Delon, marin homo et prolo de Plein Soleil, son crime-cadavre infinede retour ironique au port. Rajoutons un ultime écho franco-français avec Une femme amoureuse de Grémillon, épopée d’intimité sise entre ciel et marée, aux visages féminins d’enluminures, à l’alliance létale et matricielle de la mer et de la mort.   



Des plans en duo interrogent, intriguent : une forme ovale de poisson ou seize étoiles sur les vagues, allez savoir. Dans le repaire des corsaires trop bourrés pour organiser une orgie, Lia, liane lascive, prend dans sa nasse de sirène obscène, de chanteuse calamiteuse, le jeunot désolant. L’Homme du large, drame d’éducation, de filiation, de pardon, collectionne les croix, certes dépassé par Hawks dans son systématique Scarface, et l’acmé se déroule durant une « nuit pleine de Dieu », cependant frémissante de déréliction. « Tu ne jugeras point ! » s’échine à entendre le coupable, voix suprême, morale, mentale, surgie des eaux croupies du remords. Mais le lecteur contemporain peut évaluer à sa juste et généreuse valeur la pérennité du film, sa puissance insolente, ses correspondances inattendues, comme ces secondes de libération d’une colombe enchaînées au dévoilement mentionné supra, association surréelle, sublime et tangente au risible, propre à ravir un John Woo, notoire réalisateur croyant, catholique. La documentation n’aborde pas cet aspect pourtant flagrant, elle ne s’aventure pas sur ce terrain personnel, intérieur, désormais répandu sur la place publique et médiatique. En quoi croyait Marcel L’Herbier ? Osons dire en lui-même, en ses actrices et acteurs, en ses paysages impressionnistes et symbolistes, en cet art baptisé « septième » après la première boucherie mondiale, manière maladroite de lui conférer une légitimité acquise par la praxis, par l’audace, capable de se loger dans n’importe quel « genre », de s’adresser à Margot et Caspar David, le romantisme se moquant des frontières, des chronologies, des courants et des adoubements. Ce soir, nous visionnerons ElDorado, supputé sommet de la filmographie, et l’Espagne vaut bien la Bretagne, en matière de moralité audiovisuelle. Dès à présent, au présent d’une année qui s’achève, n’attendons pas pour formuler notre admiration de L’Herbier, de ce cinéma-là, à fleur de peau, connecté au cœur des vivants, non pas à réparer, seulement à éviter de détruire, aux situations purement filmiques d’un art artisanal, impur et mature, régressif et agressif, futile et utile.          



El Dorado : Un chien andalou

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Dans la Cour des lions, dans les Jardins du Partal, dans les rues appauvries, religieuses, glissent des spectres mauresques, des figurants anonymes, inspirations pour Hugo, Debussy, Manuel de Falla, pour toi ou moi – et une femme admirable, inoubliable…  


Mêmes joueurs, partie différente : Ève Francis, assistante de L’Herbier, compagne de Delluc, interprète de Claudel, bien plus tard aperçue chez Chéreau (La Chair de l’orchidée) ou Pierre Granier-Deferre (Adieu poulet) et Georges Paulais, acteur du Grand-Guignol à la filmographie étendue, dont quelques Gance, Lang, Duvivier, Grangier ou Ophuls, rejoignent les fidèles Marcelle Pradot, Claire Prélia, Jaque Catelain, Philippe Hériat en Espagne, restent à Paris pour les intérieurs. Le réalisateur aimait ce pays, qu’il découvrit par les écrits du nationaliste Maurice Barrès ; avec El Dorado, co-écrit par Dimitri Dragomir, il veut à la fois s’adresser à un public populaire, venu au cinéma, selon ses dires, pour s’y détendre, s’y divertir, et poursuivre ses recherches plastiques en matière de « septième art », à l’heure où la Grande Guerre vient de provoquer, comme « dommage collatéral », l’hégémonie américaine dans ce domaine, de semer une poignée de miettes européennes, quatre-vingt-quinze ans plus tard, tout ceci persiste. L’Herbier, mélomane, entend donc diriger un mélodrame, c’est-à-dire une histoire triste et un drame musical. Il s’adresse à un compositeur de vingt-et-un ans, Marius-François Gaillard, qui signera là une magistrale partition pionnière, aux accents souvent herrmanniens, tendance Psychose, tissée dans le film même, sur sa durée, jamais illustrative, exotique ni étouffante, exemplaire par sa fidèle indépendance. Voici notre petite troupe à Séville en train de capturer, à la manière documentaire, la procession virginale de la Semaine sainte. La revoilà à l’Alhambra, dans ce palais-tombeau presque hindou sis à Grenade, la ville du tailleur carnassier de Amours cannibales, où le couple du film se verra épié puis enfermé dans une pièce attribuée à deux fantômes.



Le lieu, érotique et géométrique, excite la veine formaliste de L’Herbier, expert en teintages, en voiles de paysages, qui multiplie, avec la complicité de deux Georges, Lucas et Specht, ses habiles directeurs de la photographie, les surcadrages, les jeux d’ombre et de lumière, les contre-jours, les changements d’échelle de plan, fait passer ses amants sous une voûte liquide de jet d’eau en surimpression, son découpage rythmique, ainsi que le note à raison Noël Burch, visant à dédoubler, à miroiter, le labyrinthe architectural et filmique. La Sierra Nevada servira de cadre à la Goya, sinon à la Buñuel, celui de Terre sans pain et Los Olvidados, avec ses Gitanes chantantes dans leurs « terriers », ses gosses miséreux aux yeux trop vieux. Sur les hauteurs, à la fin du film, la famille recomposée rejoindra la seconde mère, une riche touriste scandinave, bienveillante comtesse nordiste à la Kermesse héroïque, réclamée par l’héroïne, dans une lettre ultime, en génitrice de remplacement, de substitution. Sibilla servait de modèle au jeune peintre Hedwick, celui-ci prenant d’abord des photos déformées par sa subjectivité. Au cabaret venté, la danseuse bientôt jalousée apparaît floue, « au grand dam » de Léon Gaumont, peu fan de l’ouvrage et chagriné par les dépassements du tournage, du budget. Absente au monde, à elle-même, à la dizaine de visages tournés vers le sien, dilatés par l’alcool, l’épuisement, le « vice », Sibilla, sorte de présage d’Ingrid Bergman prisonnière à Casablanca, s’éloigne intérieurement de la faune locale, ressasse le calvaire, croix murale et rayon céleste à l’appui, de son fils dit naturel à l’agonie au-dessus. « Maman ! Sibilla ! » appelle le gamin en vain, sa voix fluette, muette d’alité assourdie par les castagnettes avinées.



Qui pour payer les soins, qui pour les sauver du bouge guère touristique au nom contradictoire, sinon le père parti depuis douze ans, ploutocrate à la Poe, en peignoir de puritain ? Estiria, déserteur amnésique de son mariage, s’apprête à fiancer sa fille avec un parangon moral désargenté, il ne prête aucune attention à la missive dépressive. Sibilla viendra gâcher son bal, Hedwick le saisira à la gorge, littéralement, avant de partir avec la douce et jolie Iliana. Marcel L’Herbier assume le manichéisme mais le tempère de nuances : ce « père truqué », petit seigneur battant la servante, possède sa propre humanité, tel Michel dans L’Homme du large. Il se permet même des pointes d’humour avec le personnage de la duègne, avec les esquisses des serviteurs hilares et complaisants du « mauvais riche », pléonasme marxiste, ou de violence sentimentale avec le pitre lubrique. Sa tentative de viol sur Sibilla finalement victorieuse, batailleuse, donne lieu à un étirement de l’image en limaces, en nausée, illustration réussie d’une volonté de métaphores visuelles, de psychologie appliquée au(x) plan(s). Notre cinéaste se défend de singer Robert Wiene et la subjectivité expressionniste du Cabinet du docteur Caligari sorti un an plus tôt. Les altérations de perception se situent via l’objectif, non plus devant ; l’appareil ne se borne plus à enregistrer une réalité transfigurée, élaborée au pinceau, dressée blessante dans les angles aigus du décor, elle métamorphose le réel, le travaille comme un matériau, le dote d’une valeur purement intérieure. L’Herbier, avec ténacité, humilité, sans jouer à l’apprenti sorcier ni à l’artiste arty, poseur, réconcilie, « mine de rien », les deux tendances opposées du cinéma français, du cinéma tout court.



Ici, dans cette Espagne de mélodrame, de reportage, paradis infernal et carte postale sépulcrale, avec un mur tout blanc, écrasant, de lamentations maternelles, contre lequel chemine une silhouette sombre, jusqu’à venir nous montrer en gros plan sa face défaite, la « transparence » des Lumière épouse l’insolence de Méliès, le « monde en soi » s’abouche à sa reconstruction, à sa redéfinition par l’imaginaire, par l’imagerie. De la même façon, les archétypes de feuilleton s’avèrent de vrais individus, qui amusent, intéressent, émeuvent. Superbe portrait de femme autant que traité doloriste sur l’amour d’une mère, incomparable, inexorable, irremplaçable, face auquel tous les autres palissent, El Dorado déploie une constante sensualité de caméra, ose un ou deux travellings arrière ou avant vraiment signifiants, par exemple l’approche rapide, directe, vers Hedwick assis dans son confort juvénile, sous peu énamouré, de « jeune premier » ou la marche-errance de Sibilla précédée en légère, aérienne et fatidique plongée. Avec sa simplicité de récit, avec ses arabesques de réalisation, et l’on retrouve les célèbres caches, aussi délicats qu’une mantille ou un moucharabié, l’opus, terme idoine dans son acception musicale, marque suprême d’intelligence, de beauté, de sincérité, conserve au suicide de Sibilla son caractère sibyllin, sa part de mystère pas seulement féminin. Dans l’un des suppléments du DVD, entre des extraits illustrés du script, des témoignages épistolaires, des entretiens parcellaires, une galerie entre amis (Louis immortalise sa charmante saltimbanque, paraphe la dimension familiale, amicale, artisanale, quasiment vacancière de la pratique du cinéma d’alors) et une biographie animée, Ève Francis révèle l’origine de son geste, une statue antique de gladiateur se poignardant à la base du coup dans un quelconque musée napolitain, mais le sens, la cause du trépas infligé à soi-même demeurent obscurs, irréductibles à l’inguérissable chagrin d’une séparation, les adieux de la mère et du fils à l’unisson d’une guitare ironique.



Après tout, les choses commençaient à s’arranger, le mioche partait s’aérer à la montagne, sacrée ou pas, en petit Thomas Mann ibérique, une nouvelle famille attentive et tendre surgissait des ruines du couple raté, la vengeance disparaissait au profit de la reconnaissance frère-sœur, d’un amour réel dans le clair-obscur sensuel d’un baiser, reprise d’un similaire plan en ombres chinoises dans la coda de L’Homme du large. La mort de Sibilla, méta et gore, se déroulant derrière une toile peinte de scène, l’ombre du pitre surplombant la sienne, le sang noir s’écoulant de sa chair trop blanche, constitue l’un des sommets de l’œuvre, manifeste l’envie de sublimer, au risque du risible, de l’excès d’artifice, une vérité intangible, essentielle, existentielle, car « la vérité est comme l’huile, toujours elle remonte en haut » affirme prosaïquement le billet de chantage. El Dorado trace ainsi la route au Renoir pirandellien du Carrosse d’or, montre une mère en train de mourir, une comédienne continuant à sourire, une créature de papier bon marché hissée à la hauteur d’une tragédie sudiste, en victime volontaire du fatum magnanime. Rien de doré, ici, à part sa robe dessinée par Alberto Cavalcanti, dans laquelle elle gît sous les regards croisés de ses admirateurs, y compris l’agresseur caressant sa main avec tendresse, tandis que le titre du film vient s’inscrire en enseigne supérieure à gauche du cadre, annonçant les mirages amoureux et temporels d’un Wong Kar-wai, notoire adorateur de néon, de féminité, de drame domestique et cosmique, à l’envoûtement évident parfois un peu vain. « Au crépuscule, nouveau désastre » : dans ce haïku lapidaire, exagéré, cohérent, peut-être faut-il chercher l’art poétique du mélodrame, sa saveur sadique de scandale social, cristallisée avec l’épisode des noces en société.



Expulsée manumilitari du repaire de son hôte récalcitrant, Sibilla se traîne littéralement sur les colonnes, les murets, les marches d’un escalier, gestuelle absolument ridicule si décrite dans un scénario et cependant étonnamment poignante, vibrante, fascinante à l’écran, pas uniquement grâce au talent de Madame Davis. Tourné durant trois mois au printemps 1921, célébré à demeure, notamment par Léon Moussinac, assez justement rapproché par un critique contemporain du Lys brisé de Griffith, non distribué à l’étranger, admiré par Resnais, appréciablement restauré en 1995, date symbolique, centenaire, avec les renforts du MoMA et des Cinémathèques française et suisse, El Dorado ravit et bouleverse toujours en 2016. Plus dynamique et pourtant plus lent que L’Homme du large, il semble développer un motif cinématographique unique, la douleur d’une mère, revenir sans cesse à la chambre d’enfant non teintée, dans son noir et blanc de gisant, très loin de la fontaine lumineuse et joyeuse au sein de son écrin de pierre, en variation hispanique de son homologue bretonne. L’obscénité implicite de l’argument, filmer la mort d’un enfant, en faire un élément de spectacle, de plaisir scopique, se voit heureusement conjurée par le cours de la diégèse et l’éthique d’un cinéaste tout sauf enclin à faire le malin, à faire sangloter, à faire joujou avec les mille et une possibilités d’un art naissant, conscient, préférant l’expressivité délibérée, mesurée, intégrée à la trame narrative et sensitive. Juste avant de se suicider, d’accepter, de réclamer, d’être supplantée par une mère doublement étrangère, la chère Sibilla se signe, puis une foule sidérée, consternée, rameutée par une vieille endormie, aveugle compris, la dépose sur une table, comme d’autres, bien avant eux, déposèrent un supposé messie de sa croix d’atrocité. Le « pauvre être de douleur » s’endort enfin, atteint un repos espéré éternel. Pour la guérison de son fils, son adoption à la Dickens, il fallait en passer par cette mort entourée, il fallait la folie de s’ôter la vie, il fallait une belle édition numérique en mausolée improvisé de son immortalité pour cinéphiles en hiver.  



PS : ce cinq centième article représente très peu et beaucoup dans un temps terroriste, terrorisant, de camions niçois ou berlinois, d’assassinat de diplomate russe en direct en Turquie, de bombardements, déplacements, anéantissement en Syrie, sans parler du reste, de tout le reste indigeste, au quotidien, partout. Le cinéma, surtout ce cinéma-là, propose une réponse-opposition inefficace et cruciale à cet ensemble détestable. Le style, l’esprit, la beauté, l’horreur, l’alchimie, l’émotion, la réflexion, la transmission ne sauveront personne, pas même les citoyens à l’abri provisoire des « salles obscures ». Ils nous identifient néanmoins, nous rassurent brièvement au cours et au cœur de notre longue nuit.

Black Coal : Nettoyage à sec

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Diao Yi’nan.


Polar polaire à l’humour noir comme le charbon, à l’intrigue aussi fine que la glace du titre international, Black Coal fusionne Gorky Park, où l’on patinait déjà mortellement sur « les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre la métaphore célèbre, toujours de saison, de Marx & Engels dans leur Manifeste du Parti communiste (1848) et le « film noir » à « conscience sociale » de la Warner durant les années 30. Avec son privé alcoolisé, sa « femme fatale » surtout à elle-même, sa radiographie désenchantée d’un pays via le prisme euphorisant du cinéma, le film retravaille habilement et puissamment des motifs bien connus, en partie repris par Jia Zhangke dans A Touch of Sin, l’héroïne paraissant une petite sœur discrète de la « justicière » ensanglantée, elle-même tout droit sortie d’un wu xia pian moderne. Le macchabée, empaqueté puis déchargé sur un tas aux allures de terril, rime avec son homologue liminaire en ciment ukrainien de My Joy. Quant à la grande roue entre ciel et terre, écrin aérien du couple mal assorti qui copule avec une refroidissante absence de tendresse, une palpable détresse, elle provient évidemment du Troisième Homme, la cithare d’Anton Karas remplacée par une chansonnette à la saveur très années 80, sur laquelle l’ex-flic improvisera une danse grotesque et sympathique. Plus profondément, et puisque qu’il s’agit d’une co-production avec Hong Kong, on ne peut pas ne pas penser au superbe et ténébreux Full Alert de Ringo Lam, drame identitaire, sentimental, SM et totalement désespéré, l’un des sommets de son auteur dans le sillage du similaire, sinon infernalement solaire, Police fédérale Los Angeles de William Friedkin.





Doublement primé à Berlin, succès commercial en Chine, la productrice Vivian Qu l’attribuant au « genre » choisi, BlackCoal séduit par son climat dépressif, sa météo affûtée des sentiments, ses néons en toc à la Wong Kar-wai, réjouissante et désolante démonstration de facticité sur la nuit de la ville et de l’âme. « Feux d’artifice en plein jour » indique le titre original, et cette épiphanie à la Kitano surviendra dans la coda, avec un plan poignant de la jeune femme, fausse veuve noire à la peau « jaune » dans son enfer vert, les yeux levés vers l’artificier planqué sur le toit, bombardant le quartier, les forces de police et les pompiers au sol, sans que l’identité du terroriste inoffensif ne nous parvienne, un travelling ascensionnel sur une grue des « soldats du feu » coupé raide avant le générique de fin. Mais le spectateur imagine volontiers le policier réintégré dans sa hiérarchie, à rigoler au restaurant entre hommes, tirer ainsi, contrevenir à la loi, histoire de saluer une dernière fois la meurtrière menottée du propriétaire proxénète d’un club au nom homonyme, son enseigne colorée auparavant aperçue depuis la nacelle embuée. Après sept ans de réflexion, disons, le remarqué Train de nuit remontant à 2007, le réalisateur-scénariste nous conte un conte d’hiver sans Rohmer, quoique, une histoire d’amour à contre-jour, une enquête avec découpage de cadavres et dissémination « aux quatre coins » de l’ancienne Mandchourie. BlackCoal se situe dans la province du Heilongjiang, au nord-est, en bordure de Russie, et la Rivière du dragon noir, transformée en fleuve Amour du côté de Moscou, charrie un passé qui ne passe pas, qui ne s’oublie pas, souligne la tenancière habillée dans sa baignoire de parvenue, veuve joyeuse, hilare, étendard du capitalisme globalisé, sans remords, pas sans mémoire.





On passe de 1999 à 2004 par la grâce d’un champ-contrechamp élégant, sous un tunnel routier davantage funèbre et neigeux que le Tunnel of Love amoureux vanté par Springsteen. Cinq ans plus tôt, en été, on retrouva des pièces humaines détachées dans une usine boueuse, on se tira dessus dans un salon de coiffure à la Almodóvar, on enterra les cendres du supposé défunt au pied d’un arbre devant une teinturerie. La scène de fusillade constitue d’ailleurs un « morceau de bravoure », de surprise, de drôlerie violente molto Kitano. Les suspects autant que les équipiers achevés, l’instruction se referme aussi sec, notre flic hospitalisé, traumatisé, de surcroît divorcé, comme le montrait une scène de baise et de bagarre ferroviaire inaugurale. Les cartes déploient leur mauvaise donne, les rails ne conduisent qu’à une impasse, Zhang, avec sa tension à la Bruce Lee, ses moustaches à la Charles Bronson, se voit mis temporairement KO, dans l’ellipse temporelle. Cinq ans plus tard, chargé de surveillance, ivrogne assoupi qui se fait voler sa moto par un Samaritain pas si Bon, il circule à mobylette et palpe une ouvrière en bleu de travail dans la bonne humeur collective ; notez que lors du prologue, la rumeur de seins féminins en kit faisait s’esclaffer les charbonniers. Il règne « un froid de loup » et deux corps en puzzle viennent de surgir, l’employée d’un pressing en point commun, accessoirement épouse de l’opérateur de pesée reconnu par sa carte d’identité au siècle dernier. Pas de My Beautiful Laundrette ici, ni de quartette sexuel selon Anne Fontaine, mais un patron recousant un bouton et se collant à sa contractuelle, maintenue sur son poste par charité, pas par professionnalisme, dit-il au client travaillant sous la bienveillance du partenaire Wang, seul rescapé avec lui de la tuerie capillaire.





La mutique Wu, les taciturnes Zhang et Wang se rejoignent à la patinoire locale, tandis qu’un camion fait son apparition. Dans une ruelle nocturne, écarlate, l’ami rencontre sa Némésis incongrue à coup de patin tranchant, son sang éclaboussant les murs gelés. Première révélation : le mari, bien vivant, anonyme et fumeur, espionne sa femme depuis cinq ans, la suit et trucide les mâles, « anciens ouvriers reconvertis dans le commerce », dont le tort consiste à s’y intéresser de trop près. Paraît-il dissimulé après un casse meurtrier, il succombe aux balles des « camarades ». Ses cendres introuvables, jetées par son épouse à la rivière, Wu avoue son crime à Zhang dans une fête foraine sinistre : deuxième révélation. Le violeur à la veste ventilé par wagons, le mari complice et bourreau évaporé, l’enquêteur savourant modestement son triomphe, alors que Wang lui signifiait que la vie ne comprend pas de gagnants, l’épilogue de reconstitution chez des prolétaires, lui obséquieux, elle enceinte, nous abandonne au seuil d’une troisième révélation, nous quitte sur le sourire énigmatique de l’hypnotique Wu. Porté par un beau couple de cinéma, la Taïwanaise Gwei Lun-Mei et le Chinois Fan Liao, mais Wang Xuebing en époux « mort-vivant » et Yu Ailei en protecteur imprudent ne déméritent certes pas, loin de là, servi par la remarquable photographie de Jingsong Dong, BlackCoal possède une beauté, un mystère et une tristesse intrinsèques, singulières, irréductibles aux citations supra. Certains pourront cependant lui reprocher son manque d’originalité, sa fin ouverte, abrupte, sa timidité envers le régime en place, avec modification scénaristique et hommage brièvement lacrymal aux irréprochables hommes en uniforme tombés pour la communauté.





Par-delà ces mineures imperfections, le métrage de Diao Yi’nan révèle un vrai cinéaste, précis, assuré, sensible, et décline un irrésistible inventaire pas vraiment à la Prévert, avec ses pastèques aux pépins crachés par terre, son assiette de nouilles assaisonnées d’un globe oculaire dans un restaurant-autocar, ses photographies de pieds coupés à la Magritte chaussés de patins sportifs, son cheval de chiffonnier réfugié dans le couloir d’une gardienne d’immeuble délatrice avec gourmandise, son camion de prostitution, son extincteur d’exercice pour gosses, ses valses classiques increvables, ses lunettes 3D pour mater ensemble Revenge of Superlady, ses blocs de glace translucides et, last but not least, son ordinateur enfumé de jeux en ligne. Film modeste, réaliste et intériorisé, au lyrisme orchestral, dû au fidèle Zi Wen, fleurissant à l’improviste, par exemple quand Zhang contemple les caractères illuminés en plastique, Black Coal  nous donne à explorer, tout au long de ses cent cinq minutes denses, intenses, un territoire à la fois familier, étranger, cruel et fraternel. Mieux – il parvient à dresser un état des lieux d’une déréliction économique et existentielle généralisée en dressant le portrait d’une femme émouvante et létale, cristallisation incarnée, éthérée, des correspondances avec l’Occident et symbole suprême d’un envoûtement qui n’appartient qu’à l’Asie, à son cinéma. Oui, dans le noir charbon des actes et des cœurs brille l’éclat fragile d’une féminité glacée, brûlante, saccagée, résistante. Wu/Lun-Mei, foyer de lumière noire, fantôme désirable, citoyenne hors d’atteinte, hante l’œuvre et lui confère son charme malade, son attraction de désastre. Cette Chine grise et légère, grave et ludique, nous concerne, nous inquiète, nous interroge et nous ravit.

La prima linea : Tu ne tueras point

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Renato De Maria.


Reformulons le Camus du Mythe de Sisyphe – il n’y a qu’un problème politique vraiment sérieux : c’est le terrorisme. Ce phénomène pérenne, global, nanti d’un vernis d’idéologie, mélange instable de « morale du ressentiment » nietzschéenne, d’utopie juvénile et de narcissisme suicidaire, sinon sacrificatoire, possède une mystique à part. Face au « forces de la réaction » en place, il vise toujours le spectaculaire, la sidération, l’absurde et le désastre. Film éminemment mélancolique, La prima linea illustre un désenchantement, une prise de conscience des conséquences réelles, intimes, de la violence. Dépourvu du moindre glamour, d’un romantisme complice, il humanise et démythifie les assassins très humains d’un groupe moult connu en Italie, dans le sillage de scission des Brigades rouges sang. Le scénario transpose l’autobiographie de Sergio Segio, l’un de ses dirigeants, qui n’aima pas le résultat, le jugea bien trop manichéen, soumis à de multiples censures, notamment étatiste. L’Histoire, nul ne l’ignore, s’écrit selon les vainqueurs, et La prima linea portraiture des perdants, des desperados, des idéalistes enragés dont la dernière action, après dissolution, consista à aller libérer quatre « camarades » féminines via l’explosion « excessive », à vingt kilos de dynamite, d’un mur de prison, un retraité à canidé succombant accidentellement. Génie culturel italien oblige, l’évasion se déroule au son d’une chanson « californienne », libertaire et cinéphile de Gianna Nannini ! Nous voici dans un pays de pluie, de brouillard, de routes campagnardes autant plates que l’avenir des protagonistes, que la révolution à la Leone, de maisons inhabitées, glacées. Les clandestins, les couples factices, se coupent de leur famille, du monde, d’eux-mêmes, fantasment leur renaissance amnésique en Suisse.



Ici, l’amour aussi doit se cacher, le combat, la lutte et la « guerre » s’apparentent à une aliénation, une désincarnation, une dépossession de soi. Les fantômes de la liberté, du monde meilleur, d’une société plus juste, errent aux alentours de Venise, ville mortuaire bien plus qu’amoureuse, ils s’apprêtent à commettre leur ultime coup d’éclat sentimental. Le métrage, dans sa densité mesurée de quatre-vingt-quinze minutes, alterne trois temporalités, dédouble l’espace carcéral. Sergio, incarcéré, s’adresse à nous en regard caméra, se confie, se confesse, la journée du dimanche d’émancipation, sise en janvier 1982, tissée aux souvenirs des années précédentes, de la formation à la séparation, en passant par l’avènement du mouvement. Des images d’archives viennent s’intégrer au récit subjectif, des statistiques liminaires exposent le cadre général. Par son caractère polémique, historique, traumatique, par les procès d’intention qu’on lui fit à tort, par sa capacité à réveiller des blessures transalpines à peine cicatrisées, le film connut des difficultés de financement, en partie résolues par une co-production avec la Belgique des frères Dardenne et l’apport des exonérations d’impôts européennes, de l’investissement des banquiers d’ING, sauvetage contradictoire dont les militants survivants du gauchisme à main armée durent apprécier toute la délectable ironie. Certes, on peut parfois reprocher au réalisateur sa démonstration, son choix de se focaliser sur un requiem pour un con, pour plusieurs, de ne pas donner à voir l’énergie, l’enthousiasme, l’émulation des premiers jours, tout du moins leur possibilité, de placer hors-champ l’emprise nocive de la Démocratie chrétienne, la collusion contre-nature, factuelle ou symbolique, entre les extrêmes, à droite ou à gauche, sans omettre les services secrets.


Il s’intéresse avant tout à son couple improbable, mémorable, au fils d’ouvrier épris de l’étudiante. Susanna, forcément perverse, affirmerait Buñuel, fille de la décennie 70 « en crise » et, pourquoi pas, du bourgeois Mai 68, peut s’offrir un soir sur le chemin de la gare, achever, impitoyable, en pleine rue, au pistolet, un traître fragile, taper un rapport de réunion puis écrire une lettre d’amour en taule, sentir encore sur sa gorge la poigne du policier, persister à entendre les voix satisfaites de ses adversaires, apprendre le décès de sa mère malade par une détenue. Sergio porte sur ses épaules, sur son caban, le poids du monde qu’il ne changea pas, qu’il rendit plus atroce. Chaque victime devient un individu, chaque visage revient le hanter, chaque « jambisme » miroite une amputation de la « meilleure jeunesse », pour parler comme Pasolini. Avant l’assassinat du jeune Willy, le pire reste à venir, le pire survient. Emilio Alessandrini, un juge impartial, efficace, accessoirement père de famille, qui sut trouver, prouver, l’implication des néo-fascistes dans l’attentat de Piazza Fontana, qui désormais enquête sur les adeptes de Prima Linea, se fait descendre au feu rouge, dans sa R5 de prolétaire de la même couleur, derrière une barrière de fumigènes, à bout portant et en duo. Un plan de gisant paraphe la démarche du cinéaste, le positionne clairement du côté des assassinés, au risque d’attribuer l’unicité des massacres aux membres de « l’avant-garde » en déroute, conspuée, lâchée par tous, y compris ceux qu’elle se targue de défendre, ouvriers, syndicalistes et autres « exploités ».


Ce point de non-retour franchi, le début des années 80 cueille notre « héros » balancé par les siens, refusant de se rendre en janvier 1983 au rendez-vous ferroviaire muni d’un flingue, son monologue anachronique se situant six ans plus tard, en novembre 1989, le mois de la chute du mur de Berlin, nécrologie d’un certain communisme, marche peu marxiste des événements, signe de la suprématie du capitalisme, du consumérisme mondialisé, gentiment moqués dans Good Bye, Lenin !, par exemple. De Turin à Milan, de Venise à Sesto San Giovanni, crochet nocturne pour revoir les parents, pour manger avec eux, demander une trêve au père en colère, les quitter sans bruit, sans adieu, au petit matin, afin d’aller tuer le magistrat supra, même supplié de ne pas « commettre l’irréparable » par le nostalgique ami Piero, le seul qui viendra voir Sergio lors de son arrestation, le film cartographie ainsi un territoire spectral, une psyché individuelle et collective endeuillée, profondément blessée. Comment sortir du terrorisme, comment laver le sang de ses mains, comment s’inventer un lendemain qui, à défaut de chanter, permet de se regarder en face dans la glace ? Notons l’absence notable de miroirs et précisons au passage que Susanna Ronconni & Sergio Segio, une fois leur peine purgée, « travaillent comme bénévoles », conclue le générique de fin. Parmi ces « travailleurs sociaux » un peu particuliers, certains se réfugièrent même au sein de la République française sous régime mitterrandien, et l’on se souvient vaguement du psychodrame national, germanopratin, autour de Cesare Battisti, aujourd’hui Brésilien d’adoption.


Retour au film. La prima linea bénéficie d’un faisceau de talents que l’on mentionnera brièvement. Outre les crédibles et éclectiques Giovanna Mezzogiorno, vue dans Vincere, Riccardo Scarmacio, vu dans Nos plus belles années, Romanzo criminale, futur frère de Dalida, d’ailleurs, Lino Guanciale, vu dans L’Ange du mal, Fabrizio Rongione, habitué de la filmographie des Dardenne, De Maria enrôla comme scénaristes Sandro Petraglia, auteur récompensé, entre autres, de La messe est finie pour Nanni Moretti, de Mery per sempre pour Marco Risi, de Nos meilleurs années pour Marco Tullio Giordana, de Romanzo criminale pour Michele Placido, et Ivan Cotroneo, collaborateur de Lina Wertmüller à la TV. Le fidèle Gian Filippo Corticelli éclaire élégamment ce naturalisme postsynchronisé ; le monteur primé Marco Spoletini, ami de Mateo Garrone, assemble avec douceur, fluidité, le puzzle temporel ; Max Richter, le précieux compositeur du Congrès, ponctue de son piano l’impressionnisme dépressif, tandis qu’Andrea Occhipinti, distributeur-producteur de valeur, auparavant acteur dans L’Éventreur de New Yorkde Lucio Fulci, supervise l’ensemble, avec les renforts du fonds Eurimages, de Rai Cinema et de la berlusconienne Medusa. Tout ceci pour dire que Renato De Maria, issu du clip et du documentaire, comédien dans Aprile ou Le Caïman, sait filmer, que son évocation séduit par sa beauté hivernale, sa maîtrise du cadre et de la caméra portée par-ci par-là, ses moments d’intensité, exécution ou confrontation. Contrairement à La secondo volta, le film de Mimmo Calopresti avec Valeria Bruni Tedeschi et Nanni Moretti, l’opus ne pratique pas la dialectique, le « jeu du chat et de la souris », le partage intergénérationnel d’un passé encore proche, à vif.



La prima linea frise l’autarcie, l’autisme, le solipsisme et dans la fermeture de cette déchirure assume et incarne l’impasse congénitale du terrorisme italien. On ne fait pas le bonheur d’autrui contre sa vie, on ne se libère pas de l’oppression par la suppression, on ne construit rien sur une rage de classe, sur un aveuglement rassurant de faux résistants. La tristesse de l’œuvre, davantage que d’émaner de l’échec logique d’une quelconque « stratégie de la terreur », provient d’une impossibilité actée au rassemblement, à la concorde, à l’élan, à la solidarité dans une redéfinition de la vie en société, une vie plus respectueuse, moins déséquilibrée, délestée des arrangements, des hypocrisies, des immobilismes en ciment d’un monde qui, finalement, se maintient avec le consentement apeuré de la majorité, hier et aujourd’hui, dans la péninsule et ailleurs. Symptôme et virus, le terrorisme représente un repoussoir, un rêve terrible, de nos jours voilé, l’allié objectif des conservatismes mondiaux s’en servant pour consolider leur monopole drapé dans la démocratie, le droit, la normalité, ce « vilain » mot que Susanna promet de bannir une fois au pouvoir, dit-elle en embrassant Sergio. Méfions-nous de ceux qui veulent nettoyer la langue, de tous les illettrés ou descendants de cultivés titillés par les autodafés, mais gardons-nous également des guignols avec leur morale « à deux balles », pas de revolver, des « humanistes », des « cinéphiles », espèces assurément dispensables, se plaisant au statu quo. La prima linea, avec ses limites, avec sa réussite, poursuit la belle tradition d’un cinéma qui sut comme nul autre se regarder en face, questionner ses citoyens, ses pantins, ses « monstres » nouveaux ou non, associer le politique et l’esthétique sans se vautrer dans la propagande, la bien-pensance, la leçon assénée au spectateur.



Il ne suffit pas de boire une bouteille d’eau au goulot, de faire couler le jet d’une douche sur sa tête à bouclettes pour se purifier de ses méfaits, tant mieux ou tant pis. Entre « perdre son humanité » à vouloir améliorer les choses et assumer « une responsabilité judiciaire, politique et morale », le film funèbre de Renato De Maria, acceptable mea culpa, explicite avec justesse une tragédie en Europe et laisse à chacun le soin d’inventer des moyens plus généreux et fertiles du renversement de l’ordre ignoble du réel, cette anecdote tout sauf rose qui nous indispose au-delà des « salles obscures », d’où leur existence consolatrice, régressive, mercantile, cynique. Que le cinéma, art mécaniquement et naturellement politique, intériorité projetée sur les écrans de la Cité, s’autorise cela plus souvent, qu’il ne craigne pas de faire preuve de mémoire, de lucidité, d’avertissement adressé au présent. À Berlin ou Paris, à Madrid ou Londres, des gens cosmopolites, œcuméniques, perdent la vie pour rien, sans raison, salement, et en Orient des bombardements flagrants néantisent des enfants. Ne nous prenons pas pour un avatar de Mister Robot mais rappelons que le numérique change un chouïa la donne révolutionnaire, que notre destin nous appartient, que le cinéma, voire l’écriture sur le cinéma, procède par définition d’une « vision du monde », d’un regard qui ne saurait se contenter de la réalité, de son état actuel, de ses imageries, de ses discours. La prima linea, sous ses allures réflexives, définitives, d’enterrement, donne envie de se battre, d’aimer, d’être et de rester vivant – ou alors de se taire, de tout plaquer, parti à jamais.     
                              
                      

Independence Days

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Comment Cannes devint (vraiment ?) autonome…


N’en déplaise aux esthètes et autres « humanistes » ne s’occupant pas de politique – elle finit toujours par s’occuper d’eux, fréquemment à leur détriment –, le cinéma se situe dans la Cité, dans un hic et nunc particulier, dans un réseau d’idées, de volontés, de talents et de moyens financiers inséparables. Politique par nature et par pratique, il s’agit donc d’un art du commerce mais surtout de la communauté (humaine, citoyenne), le microcosme « bigarré » de l’équipe reproduisant le patchwork sociétal, même au sein d’une classe générationnelle (la double jeunesse d’un premier film), en dépit de sa propension autarcique (notoires relations incestueuses d’un milieu se définissant lui-même, en France, comme une « grande famille »). On peut composer, écrire, peindre seul, voir aussitôt le résultat de ses efforts et décider de le conserver pour soi, dans une sorte d’arrogance aristocratique – une réalisatrice/un réalisateur ne peuvent s’autoriser ce luxe, ils se trouvent contraints de rendre publics leurs travaux, de les soumettre aux bénévoles, aux créanciers, aux producteurs, aux directeurs de programmes télévisés, aux sélectionneurs de festivals, aux spectateurs anonymes qui vont les applaudir, les agonir, les remarquer ou les condamner au pire, l’indifférence, fantôme funeste errant dans une salle vide. Si vous ne souhaitez pas affronter le monde, vous coltiner au labeur, à la fatigue, aux justifications, à l’enthousiasme, à la joie et au partage collectifs, aussi et heureusement, gardez-vous de faire des films, il faut en subir déjà bien assez, commis par des usurpateurs débutants ou renommés. Métier stupide (Welles) ou méprisable (Brando), le cinéma, devant ou derrière la caméra, demeure une activité sociale souvent négligeable et parfois admirable.

En 1972, l’année de L’Affaire Mattei (« palmé ») et de Gorge profonde (avalé), le Festival de Cannes, jusqu’en 2002 Festival international du film, fait sa propre révolution. Pas de pétrole problématique (après Rosi, la figure tragique de l’entrepreneur inspirera un certain Pasolini) ni de sexe « oral » (dit-on outre-Atlantique) ici mais, dans un contexte historique et « sociologique » de changements superficiels ou profonds, à l’orée d’une décennie « libérée », pornographique, féministe, terroriste, utopiste, en crise (au niveau de l’économie et des mœurs, pour le pire et le meilleur), un désir d’indépendance. Nouvel Hollywood et nouvelle Croisette : tandis que Woody Allen, Robert Altman, Michael Cimino, Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Bob Fosse, William Friedkin, Dennis Hopper, George Lucas, Terrence Malick, Mike Nichols, Sam Peckinpah, Arthur Penn, Martin Scorsese ou Steven Spielberg, parmi plusieurs autres, s’échinent à redéfinir le canon américain (beaucoup, d’ailleurs, feront un tour chez nous, Femme fatale allant même jusqu’à situer son casse saphique en pleines festivités méta), Maurice Bessy, émérite cinéphile, auteur précieux, avec Raymond Chirat, d’une monumentale et luxueuse Histoire du cinéma français, scénariste solide pour Julien Duvivier (Voici le temps des assassins, Le Diable et les Dix Commandements) ou Philippe de Broca (Le Roi de cœur, projeté sur la plage en 2016), amical romancier pour Orson (Monsieur Arkadin), alors élu délégué général sous la présidence de Robert Favre Le Bret, s’affranchit de la tutelle étatique et internationale. Désormais, deux comités de sélection idoines choisissent les films vus dans ce Sud ensoleillé, le premier dédié aux titres hexagonaux, le second à ceux issus de l’étranger.

Gilles Jacob, « promu » à ce poste en 1978, poursuivra le sillon, offrant par exemple une résonance médiatique (et des prix) à Carlos Saura (pas vraiment fan du franquisme) ou Yılmaz Güney, le lauréat kurde (emprisonné en Turquie, dirigeant son assistant Şerif Gören depuis sa cellule, évadé en France et y bouclant son montage !) de la Palme d’or en 1982 pour Yol, la permission. L’Histoire, connue pour son bégaiement, se répétait finalement sous ses allures novatrices, puisque les deux hommes défendaient le principe inaltérable (en démocratie, de surcroît marchande) de la « liberté d’expression » (par conséquent de production) accessoirement à l’origine de la création du festival. On s’en souvient, Philippe Erlanger, Émile Vuillermoz et René Jeanne, « transfuges » de la Mostra ulcérés par le détestable tandem Mussolini/Goebbels – Venise couronnera (en 1940) d’un Lion d’or Le Juif Süss, réjouissant un juvénile critique nommé Michelangelo Antonioni, pas encore hué à Cannes en 1960 pour l’envoûtant L’avventura–, vont « démarcher » au bout des années 30 Jean Zay, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, victime des miliciens en 1944. Accord obtenu, soutien (sincère et intéressé) des USA et du Royaume-Uni, lobbying des hôteliers locaux puis promesses (BTP) de la mairie cannoise, repérages sur place, paquebot d’étoiles bientôt affrété : l’inaugurale édition de 1939, selon la formule (nécrologique) consacrée, « ne verra jamais le jour », l’invasion de la Pologne le premier septembre renvoyant tout ce joli petit monde épris de libre-arbitre à un combat réel, dangereux, toutes ses nuances comprises entre la résistance ou la collaboration, dualisme symbolique d’une tragi-comédie nationale depuis sans cesse réactivée ad nauseam pour commenter les polymorphes antagonismes contemporains (en Amérique, Pauline Kael n’hésita pas à taxer Eastwood & Siegel de « fascisme médiéval » à propos du pauvre L’Inspecteur Harry).    

Qu’à cela ne tienne, camarade, on « remit le couvert » argenté à l’automne 1946, sous la double protection (et le financement) du Ministère des Affaires étrangères et de la CGT (présence pérenne et « sentimentale » au conseil d’administration). Notez que la soixantième édition en 2007 célébra ce passé aussi rouge que le fameux tapis, en conviant aux réjouissances le charismatique Bernard Thibault, avatar de Martin Guerre enfin de retour chez lui, pas si déplacé, si l’on y songe une seconde, notamment en raison du poids des syndicats (des corporatismes, persiflent les « gens de droite ») dans le cinéma français (davantage alourdi en Amérique, malgré ou à cause du traumatisme de la « chasse aux sorcières » communistes montée par le misérable sénateur Joseph McCarthy de 1950 à 1954). Après tout, la France, patrie des Lumières et du joli temps des colonies, affectionne les trains, ceux des Lumière ou de SUD Rail, qu’ils mènent à La Ciotat ou à Auschwitz (« pour mémoire », certains plaisantins intentèrent un procès à la SNCF). Au pays régicide et grivois de la Bastille sadienne, des reliques mitterrandiennes, l’art et le commerce, le savoir et le pouvoir, la diplomatie et les paillettes, les discours et l’argent, le socialisme et l’ISF, La Septième Compagnie et L’Armée des ombres s’unissent, se honnissent, se définissent en miroir – Cannes, avec félicitations ou regrets, s’avère en ce sens un festival définitivement français, le reflet agrandi sur grand écran, relayé par la presse de partout (ou presque) du territoire étrange et familier, râleur, craintif, docile, (trop) patient, audacieux, cosmopolite, sensuel, littéraire ; dans l’épiphénomène printanier se lit ainsi une psyché collective.  

Montesquieu, sous le masque persan ou pas, se passionnerait sans doute pour les coulisses de Cannes, relèverait l’internationalisme du jury (un membre par géographie) à partir de 1947, la conformité à la censure des époques, l’aval conjoint, dans l’établissement de la sélection, du Ministère de la Cinématographie et de celui des Affaires étrangères, dangereuses liaisons ou noces de raison, histoire de se réchauffer ensemble, à deux, durant les affres de la guerre froide, avant le « dégel » à venir dans les seventies. Il pointerait en 1959 la naissance du Marché du film, gigantesque agora où chacun vient faire ses affaires, repaire, naguère, de la Cannon et de Marin Karmitz, l’envers sonnant et trébuchant des « comices agricoles » (flaubertiens, of course) avec costumes endeuillés de croque-morts (Picasso préféra le mouton) et robes de soirée décolletées obligatoires, l’arrière-cour vertigineuse de la parade, de la vitrine, du pressjunket, les deux espaces intimement liés, cependant, par leurs considérations mercantiles, leur souci de (se) vendre, de se montrer, sur les marches et les stands, leur philosophie effrontée de l’offre et de la demande. Il soulignerait la nature réglementairement cinématographique du président du jury (« professionnel de la profession »), rappellerait l’impact de la mise en valeur auprès de cinéastes comme Souleymane Cissé, Otar Iosseliani ou Andrzej Wajda (Bamako, Tbilissi ou  Suwałki mon amour), se remémorerait les « frasques » décisionnaires de Roberto Rossellini, Elem Klimov ou Roman Polanski (démonstrations dérisoires de la solidarité, de la probité, des artistes entre eux), voire les propos joyeusement outrageants de Lars von Trier.

Laissons les « scandales » causés par Nuit et Brouillard (colère teutonne), Persepolis (ire islamiste), Underground(Tu n’as rien vu à Sarajevo, s’exclamèrent à l’unisson Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy à l’encontre du rockerEmir Kusturica, un proche de Vladimir Poutine, tel « notre » Gérard Depardieu) et n’évoquons pas, tant pis, le sein aperçu de Sophie Marceau (Julien Clerc s’en chargea). Émancipé des doux diktats des ambassades, le Festival de Cannes subit aujourd’hui la « pression » des sponsors, des studios, des « décideurs » du petit écran (responsables en amont d’une large part de la filmographie actuelle). L’économie, pieuvre impitoyable, peut-elle régir chaque secteur de l’existence, spécialement le cinéma, au carrefour de la beauté et du budget ? Bien sûr que non, et la politique pourrait agir en contre-pouvoir, par-delà ses vœux pieux. Si Tarkovski survécut à l’URSS « marxiste », y filma ses poèmes surveillé par des autorités rétives au légendaire « individualisme décadent de l’Occident », comment (vers qui) et où diable tournerait-il à présent ? Le capitalisme, par essence amoral, se contrefout de pas mal de choses, et certainement de poésie, acte gratuit (de facto hautement « militant ») qui sut naguère, en Russie et ailleurs, traduire « l’âme d’un peuple », l’incarner en mots fiévreux, généreux. Ni consumériste ni propagandiste, moins encore auteuriste, officiel ou « divertissant », que le cinéma se soucie, merci, avant tout d’être insolent, intrigant et réellement indépendant. 


Les Femmes d’à côté

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Cachez à Cannes ce sein « malsain » que nous désirons voir…


Gérard Depardieu, acteur indiscutable un peu vite reconverti en amuseur russe, s’émut récemment de la présence à Cannes de Rocco Siffredi, sympathique/nauséeux « étalon » italien capable de (plutôt bien) jouer sans jouir chez Catherine Breillat, de repasser (une chemise) tôt le matin pour Catherine Ceylac et surtout de « dresser » d’innombrables inconscientes, en leur enfonçant la tête dans la cuvette des toilettes ou en les faisant saigner de la bouche au cours d’une fellation (on se contente de décrire, il existe pire). Tout se perd, ma bonne dame, et même un émule d’Alain Delon (période Jean-Pierre Melville) ou de Silvio Berlusconi (« pistachier » outrancier) peut venir présenter ici un documentaire à sa gloire narcissique, (dé)monter les marches pour Money Monster de Jody Foster (le sut-elle ? Lui dit-elle ce qu’elle en pensa, en français, langue partagée), au bras de sa charmante épouse maternelle, pour laquelle il vient de décider d’arrêter (one more time) ses épuisantes activités (elle n’en souffrira plus, d’autres non plus, amen). Cela nous ramena un instant en arrière, à « un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », comme le chantait Charles Aznavour, quand les Hots d’orse voyaient décernés « en marge du Festival » et « à son grand dam ». Priés d’aller se rhabiller ailleurs (à Paris) par les organisateurs et les édiles, les nymphettes (l’âge de la Lolita nabokovienne largement dépassé, rassurez-vous) de Private se carapatèrent à bord de leur yacht et délaissèrent donc la plage abandonnée (rendue aux coquillages, aux crustacés, d’une Brigitte à l’autre, Bardot versus Lahaie) aux représentants du cinéma mainstream, du bon goût auteuriste, du « septième art ».

Pourtant, à y regarder de plus près – tare congénitale du X, qui voudrait tout voir, qui ne sait observer –, le spectacle, dans son esprit bon enfant, sa vulgarité assumée, ses montants secrets d’argentiers, ses émois de paparazzi ragaillardis, décalquait jusqu’à un certain point la parade (monstrueusement glamour) de la manifestation officielle, culturelle, BCBG plutôt que BDSM. Fellini dut apprécier ce ballet dérisoire et priapique, pas uniquement pour raisons mammaires : au carrefour de La dolce vita et de Ginger et Fred se déroulait en effet, sur une dizaine d’années, l’auto-promotion mélancolique d’une industrie méprisée, adulée, alors en bonne santé (depuis, le numérique vint modifier la donne, à l’image de l’ensemble cinématographique). Outre la dimension sarcastique, vengeance inoffensive et imitative, en sus d’un opportunisme d’épicier (profiter de l’écho médiatique pour « faire son propre beurre »), il semble qu’une sincérité quasitouchante animait cette population « déplacée », délocalisée, désireuse de se rapprocher, spatialement et symboliquement, d’un milieu peu enclin à l’ouverture, à l’altérité, surtout venue d’en dessous la ceinture. La lettre écarlate du X possède une puissance d’exclusion assez formidable et la « scandaleuse » (agréable et lucide autobiographie) Brigitte s’en rendit vite compte, après une carrière express estampillée tout public (Delon de nouveau). Terry Southern put bien raconter dans Blue Movie le processus de fabrication d’un « porno » hollywoodien, avec stars et budget à l’échelle ; James Ballard, auteur/protagoniste de Crash, croiser la route mortifère de Vaughan, écumeur motorisé hautement titillé par Liz Taylor (Cronenberg, pour son modèle d’adaptation applaudi par Coppola, délaissa ce folklore fétichiste) ; Gaspar Noé rendre littéralement malades quelques spectateurs secoués par le plan-séquence de douze minutes de son radieux Irréversible(pénis pixélisé de Joe Prestia, courage généreux de la Bellucci) – les frontières demeurent, obstacles étanches ou « plafonds de verre » incassables.

Non, ma fille, tu n’iras pas baiser, pour espérer ensuite gravir un jour l’escalier mythique. Il n’existe pas de second acte dans la vie d’un Américain, affirmait Fitzgerald cité par Eastwood en exergue de son beau Bird. Au cinéma non plus, la seconde chance se limitant, disons, à la sexologie radiophonique (toujours Brigitte). Il faut s’appeler Jean-Claude Brisseau (indépendance, soufre et procès) pour oser reconnaître, dans les Cahiers du cinéma, s’il vous plaît, que l’on  exerce le même métier que John B. Root (ah, l’humour méta des « pornocrates », comme les conspuait François Chalais), lui-même sans merci vis-à-vis de certains errements de son « univers ». On put croire, dans le sillage de la supposée NewFrench Extremity, que le cinéma allait muter, se confronter enfin à « l’origine du monde », le sien et par conséquent le nôtre. « Que nenni », tant mieux ou tant pis, il se borne à la mimesis, hésite à franchir le pas vers la praxis (Jean Rollin déclarait que le public pornophile se fichait du scénario, du jeu d’actrice, de l’expérimentation, asservi à un désolant impératif de jouissance prédéterminée, utilitaire, prolétaire). Verrons-nous une nuit des films pornographiques dignes d’être vus, remarqués, loués ? Pas à Cannes, en tout cas, alors que d’objectives réussites, rares mais précieuses, émaillent la filmographie étasunienne (Andrew Blake, Gregory Dark, Michael Ninn en trio vintage). Le mépris (pas celui de Godard, parlant de « vision » séminale à propos de lui-même et de… Max Pécas) s’étend également à l’horreur, « genre » aussi peu présent sur la Croisette (en compétition officielle ou non, tandis qu’il se porte bien au Marché du film) que la pilosité sur le « mont de Vénus » d’une « hardeuse » contemporaine (hors des « niches » capillaires en ligne).

Bazin (veto de filmer le sexe ou la mort) et Truffaut (pourfendeur de la qualité bourgeoise bientôt honoré, recouvert de son vivant sous les récompenses magnanimes) critiquèrent avant nous la surface bien peu réfléchissante du Festival, trop ou pas assez artistique, commercial, politique, esthétique, empesé, frivole. Dans l’optique adoptée pour cet article, on peut souligner l’absence aveuglante du corps à Cannes, particulièrement au travers de ses trois expressions majeures liées au sang, au sperme et aux larmes (peu de mélodrames « palmés », mais l’exception confirmant toujours la règle, saluons le superbe La Chambre du fils). Siffredi, réduit à une « bête de foire » en costard, à un spectre souriant, lointain écho des ravages romantiques de la syphilis, paraphe cet évanouissement, ce silence figuratif assourdissant. On objectera les prix suprêmes attribués à Sailor et Lula, Rosettaet surtout La Vie d’Adèle, films a priori physiques, mais ni Lynch, cinéaste sensoriel davantage que sensuel, ni les frères Dardenne, petits propriétaires d’un système revendicatif tournant vite à vide, ni le « tyrannique » Abdellatif Kechiche, géniteur d’une œuvrette risible en soi et en comparaison avec le lesbianisme « militant » ou « divertissant » (les captations de Nica Noelle, allez), ne peuvent faire office de hérauts d’un cinéma du corps. Et quand bien même, ils serviraient d’alibi à un puritanisme foncier, un numerus clausus infligé aux films pas assez coiffés, présentables, propres sur eux (violent, Reservoir Dogs, chouchou de Téléramaréservé à une séance de minuit ? Peckinpah, spécialement celui des Chiens de paille, Tim Roth avec l’éprouvant The War Zone ou même Minnelli et son van Gogh à lui, autre histoire d’oreille sectionnée, en rient encore).

Dans un océan d’incertitudes, gageons sans trop présumer qu’Eli Roth ne décrochera jamais le fameux bijou (la faute itou aux tenants du « pré carré », du « terrain de chasse », avec ou sans comte Zaroff, qui défendent leur « secteur » de « presse spécialisée » ou de fanzines avec un zèle de petits thuriféraires, si prompts, là idem et inversement, à mépriser la « populace » ne goûtant guère le gore, qu’ils estiment ingénument lobotomisée par la TV ou les « grands médias »). Il ne s’en inquiète pas et on le comprend. Si les bons points périmés de l’école s’avéraient pardonnables, visant à stimuler l’élève, à l’inciter à se hausser au-dessus de lui-même, de ses résultats, les palmes dorées ne signifient absolument rien, elles répondent à des tractations d’arrière-cuisine ou, presque pire, à un écœurant œcuménisme (un film primé à l’unanimité ou plébiscité indistinctement fait passer sur notre échine un frisson fasciste). Spielberg, l’un des réalisateurs les plus sensibles à « l’horizon d’attente » du public, crut ainsi judicieux de préciser en adoubant la morte Adèle qu’il ne s’agissait pas d’un prix politique, dicté par le contexte surréaliste de la désopilante polémique nationale autour du mariage homosexuel (« pour tous », rebaptisent ses lobbyistes, pas vraiment lecteurs de Wilde, Proust ou Burroughs).

Ultime réminiscence et correction à ce qui précède : en 1975, les festivaliers découvrent dans la section Perspectives du cinéma français un documentaire de Jean-François Davy axée sur Claudine Beccarie, le mal nommé Exhibition. Hâtivement reçue en nouvelle Cosette de la « libération sexuelle », voici le portrait d’une femme attachante, blessée, vaillante, drôle, distillant une autre forme d’absence, caractéristique du « genre » et de ses interprètes-automates. Clivé en témoignages assemblés à la façon d’un monologue et en scènes sexuelles dont l’authenticité reste « douteuse », notamment une célèbre masturbation en clair-obscur, cette double mise à nu (tabou de la politique, cependant) séduit encore aujourd’hui par sa tristesse implicite, son sentiment de solitude, de déréliction profane. Celle qui fit de la figuration chez Alain Corneau, Jean Girault, Philippe Labro, Yves Robert, Paul Vecchiali (Change pas de main) et Andrzej Żuławski (L’important c’est d’aimer) persiste à charmer, à interroger, à émouvoir, à la fois dissociée du X et pour l’éternité cinéphile sa cristallisation complexe. Le pont entre les territoires se verra vite coupé (au montage), l’imagerie explicite de l’époque victime d’une imposition prohibitive, de l’avènement de la vidéo, de l’invasion US (air connu) et, phénomène collatéral, du repli du Festival sur lui-même, son quant-à-soi distingué. En 2016, à l’heure des communautarismes, des tribalismes et de l’éducation sexuelle viaInternet, peut-être faut-il songer à rouvrir cette parenthèse désenchantée, cette belle et banale blessure, à Cannes et pas seulement là-bas.

   

Mauvaises Résolutions

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Champagne de campagne « en réclame », fruits de mer amers, dindons de la farce (de la Force selon Lucas, saint mesquin) à plumer, voire « fumer », jusqu’au dernier.


Il ne faut rien attendre du « nouvel an ». Il convient de ne rien espérer de cette virtualité de calendrier. Surtout pas au cinéma, moins encore au-dehors. Au minable mois de mai les camelots de la démocratie quémanderont leur monopole de médiocrité. Durant le 31 décembre 2016, l’apôtre de la « normalité », y compris homosexuelle, le roi des enterrements terroristes, le repu serein supposé socialiste se félicita oralement de son lamentable bilan. Il osa même asséner au « peuple » – chimère de petits-bourgeois bien-pensants, de gauchistes braillards, de cyniques friqués à droite – qu’il méprise, qu’il méconnaît, qu’il ne représenta jamais, des leçons de morale, de rassemblement, d’unité dans la glorieuse, survivante et bigarrée « francité ». Lui cracher à la gueule via la radio constituerait un injuste honneur. Une série de souhaits de « citoyen » (laissons la cinéphilie aux impuissants, aux passifs, aux gentils « humanistes » à vomir) révulsé à formuler : qu’il se carapate au plus vite et qu’il emporte dans ses bagages de président provincial son ministre de la Culture invisible, insipide, anonyme, par intérim. Que le guignol qui lui succédera succombe à un attentat, pas tellement « pâtissier », qu’il se voit renversé en direct et aux yeux médiatiques du monde par une insurrection massive, presque autant que les bombardements « sanitaires » de l’armée française à l’étranger. Que les films hexagonaux arrachent de leur bras exsangue la perfusion économique, étatique, publique. Qu’ils dressent un autodafé avec le « cahier des charges » télévisuel, virtuel. Que les (vrais) artistes d’ici et d’ailleurs arrêtent un peu de faire la pute, de penser à leur loyer, à leur retraite.

Que « Hollywood », Mecque abjecte, cité faussement cosmopolite, angélique, réellement fascisante, des rêves brisés, usinés, lobotomisés, s’écroule aussitôt, foudroyée par sa stupidité de rapace à la von Stroheim, dans les marais mondialisés de sa merde audiovisuelle, en écho moderne à Sodome et Gomorrhe naguère. Que les métrages, enfin émancipés du « financement participatif », du relationnel, du copinage, ne s’adressent plus à des enfants incultes, à des vieillards nostalgiques, à des « chroniqueurs » en ligne prêchant pour des « niches » aux allures de tribus de parvenus. Que les œuvres individuelles (mais collectives), que les images (rarement animées, lestées d’une âme), avec ou sans récit, personnages et moralité, possèdent définitivement des dents, qu’elles ne se soucient plus de plaire, de pérorer, de divertir, de s’engager, plutôt de mordre, dans la radieuse chair mortelle de l’existence, dans la rétine, le cerveau et le sexe du spectateur réveillé. Puisque les maîtres ne délivreront en aucune façon à leurs esclaves complices le pain ni les roses, à peine les épines et les miettes, que le goût de la rage inonde les gorges, comme le sperme salé, rémunéré, américanisé, coule dans celle de la « travailleuse du sexe » US, brave petite fille aussi vieillie que sa « profession », cristallisation candide et incarnée d’une époque ignoble, d’une éthique antinomique, d’un imaginaire délétère, stérile. Que la fièvre s’empare des caméras, syndrome en symbiose avec une planète sociale malade, en sursis, à préserver en vert telle la victime d’un « viol en réunion », histoire de s’amuser à ses dépens une poignée supplémentaire d’instants.

Ou alors, si ces appels de prophète obsolète ne suffisent pas, s’ils s’avèrent être de piètres vœux pieux un brin envieux, que la disparition apparaisse. Dans l’abolition de soi, de son écriture, de son regard, réside une séduisante promesse d’anéantissement – de renaissance ? 
                    

Le Cinéma, un art fasciste

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Marotte de despotes et bière de libertaires.


Les cinéphiles détestent le réel. Ils refusent de lui faire face, de le radicalement modifier, ils s’ensevelissent volontiers dans des salles sépulcrales d’obscurité, remarquait déjà Antonin Artaud. La réalité leur sied seulement et seulement si transmutée par la caméra, bien bornée à l’écran rassurant, frisson du fantasme intrusif inclus (Démonsou La Rose pourpre du Caire, 1985). Leur humanisme nécessite la distance car ils n’admirent que de loin, jamais ils ne mettront les mains dans la merde, pas même pasolinienne (Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1976). Ils n’aiment pas non plus les femmes vivantes, leur préférant par exemple des cadavres dédoublés jetés depuis le sommet d’un clocher à San Francisco, comme dans Vertigo(Alfred Hitchcock, 1958). En miroir, les cinéastes refont le monde à leur image mentale. Dictateurs aimables ou détestables, ils courbent l’espace-temps à leur convenance, selon les doléances du marché, dans une dynamique de dialectique économique et esthétique. A fortiorilorsqu’ils se targuent d’explorer un territoire imaginaire (La Guerre des étoiles, 1977), ils font œuvre politique, redéfinissent une psyché collective abouchée à l’enfance, à l’adolescence, à l’espérance. Démiurges de mythologies mercantiles, infantiles, et témoins contemporains respectueux des orthodoxies conventionnelles du naturalisme, du réalisme, du vérisme : deux masques complémentaires pour un unique Janus, grand écart spectaculaire, spéculaire et séculaire depuis les divergences apparentes, convergentes, des Lumière et de Méliès, ce dernier préoccupé par les Sélénites mais aussi par un célèbre accusé (L’Affaire Dreyfus, 1899). La pornographie, consolation réactionnaire, exploitation candide, laideur démocratique, participe de l’entreprise populaire de remplacement, de substitution, d’abolition.

Sa facticité ontologique, partagée avec l’imagerie horrifique, laisse cependant apercevoir des secondes d’authenticité, de tendresse, de tristesse, signes pas vraiment insignifiants de son « injuste grandeur », dirait Luc Dietrich. Tout ceci, évidemment, excède le fameux « fascisme médiéval » dont Pauline Kael, gloriole critique américaine, fit le risible reproche à L’Inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), son flic mutique, veuf et en colère transformé illicopresto en saint Michel terrassant le Scorpion, pardon, le Dragon, dans les rues encombrées de Frisco, peuplées par Judy, Madeleine, Scottie, Steve McQueen, Karl Malden & Michael Douglas, avec ou sans la glaçante Sharon Stone. Tout ceci résonne de manière historique et pourtant anecdotique avec la cinéphilie d’Adolf Hitler flanqué de sa chère Leni Riefenstahl (Le Triomphe de la volonté, 1935, remonté aux USA par Luis Buñuel en 1941) ou des Mussolini père et fils, le premier, Benito, promoteur de Cinecittà, le second, Vittorio, directeur de la revue Cinema, aux rédacteurs notoires nommés Antonioni, Rossellini, Visconti et tutti quanti. Le fascisme du cinéma relève certes de la propagande, ressuscite Scipion l’Africain (Carmine Gallone, 1937) puis Le Juif Süss (Veit Harlan, 1940), avant eux délivre la pravda soviétique, surtout superbement servie par Sergueï Eisenstein (Le CuirasséPotemkine, 1925 + Octobre, 1927) et s’en dissocie du même mouvement, prend son élan jusqu’à aujourd’hui, à l’ère républicaine, capitaliste, médiatique, numérique, mondialisée. Il ne s’agit plus uniquement d’enrégimenter, de contraindre, de diriger le pays et le « film-réalité », pour parler tel William S. Burroughs. Il convient également, désormais, d’attaquer l’intériorité, d’atteindre la conscience complice dans ses replis, ses circonvolutions cérébrales. Repoussoir et paradis, le cinéma fasciste reste à réinventer.   

Laissons les bonnes âmes braire leur sermon mielleux en matière de « septième art », essayons d’écrire pour interroger, certainement pas afin de fournir des réponses inoffensives de prêt-à-penser. La violence, l’intolérance, pas celle de D. W. Griffith, quoique, l’absence respirent au cœur du cinéma, qui se contrefout de la morale, de la responsabilité, de la bienveillance, antiquités, sinon absurdités, de sacristie, d’éducation civique, totalement étrangères à une praxis adulte de la création artistique. De la déontologie, des sourires, du partage, pourquoi pas, oui-da, l’ensemble en option, en relation de volition, pas en principe(s), en fondations. Un écrivain, un peintre, ne doivent rendre des comptes à personne, à part à eux-mêmes. Un compositeur ou un réalisateur, moins indépendants, davantage déterminés par l’environnement de production, d’exécution, de diffusion, conservent une part de liberté foncière, carburent à une énergie noire ou lumineuse, peu importe ce manichéisme pragmatique, toujours irréductible à l’engagement, à la leçon, au message. Un artiste ne se soucie pas d’autrui, des amis, du public, de la réception, des petits fours, des éloges ou des anathèmes. S’y abaisser reviendrait à courtiser, à se prostituer, à s’assurer de piètres lauriers à l’ombre de la censure, de la concorde, du commerce. Rien de plus démoralisant, en vérité, que de subir régulièrement à la TV perfusée la promotion éhontée des épiciers du cinéma français, étasunien, puisque la planète paraît se limiter à ces deux cinématographies appauvries, enrichies, puisque toutes les cultures alternatives se voient dissimulées de force dans le hors-champ du présent. Leurs sourires font vomir, leurs discours, notamment de remerciements, endorment, leur contentement autarcique ne mérite que le mépris provoqué par une poignée de gens puissants et méprisants.

Voici le fascisme soft de l’époque, voilà le visage avenant des tyrans. Le terrorisme cédé à des amateurs isolés, en réseau, suicidaires, avides de connaître leur quart d’heure de célébrité warholien, quitte à faire s’effondrer à New York des tours financières à la King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, 1933, l’année d’accès légal à la chancellerie par le sosie de Charlie Chaplin à la tête du NSDAP), quitte à récemment égorger un curé de campagne, pas celui de Robert Bresson, néanmoins, à jouer au bowling humain avec le presque camion de Marguerite Duras sur la promenade des Anglais ou au marché de Noël berlinois, retour de bâton et de boomerangaprès des décennies hollywoodiennes de catastrophisme (La Tour infernale, 1974), de révisionnisme (Portés disparus, 1984), de racisme (True Lies, 1994), d’interventions martiales hexagonales à l’étranger conduites sous couvert d’humanité, de normalité, de sécurité, les nouveaux maîtres du temps disposent d’autres amusements. Au lieu de terrifier, de séparer, de sidérer, ils visent le rassemblement émollient (Bienvenue chez les Ch’tis, 2008), le dépassement des clivages (Intouchables, 2011), l’œcuménisme marital (Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ?, 2014). Rions de nos différences géographiques, assumons notre fraternité métaphoriquement handicapée, prions le dieu Amour de tous nous réunir dans la lignée intergénérationnelle : les trois titres à succès exhalent une idéologie de consensus, d’unité, de tapisserie identitaire réconciliée. Cette sainte trinité laïque, franchouillarde, de feel good  movies, d’œuvrettes ouvertement sentimentales et supposées humoristiques, se signale par sa mirifique pauvreté formelle, son maniement maladroit des clichés, son cynisme sucré. Les Nordistes attachants, les Noirs dansants, les couples « interraciaux » ou interconfessionnels, cela peut rapporter, en effet.

Il existe une dictature de la douceur, il règne un totalitarisme de la narration. Deux massacres mondiaux, mille expérimentations en littérature, en peinture, en musique, l’apparition de la physique quantique et la promesse funeste d’un anéantissement nucléaire ne suffirent pas. On continue à raconter comme au(x) siècle(s) dernier(s), on utilise des structures de récit rassies, on ressasse la mimesis, la catharsis et compagnie. Centenaire et puéril, le cinéma craint l’altérité, adapte des romans reconnus, se décline en franchisesdépourvues de surprise. Dans l’algèbre des produits, les formules se recyclent, les termes psychologiques permutent, les personnages désespérément sages, surplombés par un surmoi au goût de cendres, de poussière, de paresse, effectuent leur tour de piste durant quatre-vingt-dix minutes en moyenne, subjectivement interminables. Ne réclame pas du nouveau à la suite de Baudelaire, ne demande pas à sortir du cercle sacré de la « progression dramatique », de la linéarité de la diégèse, même inversée, chamboulée, redistribuée, ne viens pas chercher ici le parfum de l’inédit. Tu dois t’identifier, tu dois comprendre, suivre, voire précéder, tu dois tirer de la fable son édifiante et plaisante moralité. Nous allons te faire passer un bon moment, même avec des kilolitres de sang. Nous allons te conforter dans tes habitudes perceptives, dans ton habitat psychique. Nous allons te donner à manger, à consommer, à commenter, ce que tu désires en surface et au plus profond de toi, ignorant, redoutant la possibilité d’une différence, d’un écart, d’une parallaxe pour ainsi dire en parallèle à la vision dominante des choses, à l’imposition d’une imagerie par essence politique, liée à la Cité, à ta vie au quotidien en son sein, à tes rêves vides de révolte, à tes jours aliénés dans leur familiarité choyée. 

« Démiurges », « visionnaires » ou vomis par la critique, les cinéastes exposent, par définition, un point de vue, jusque dans son absence, l’imposent au spectateur, lui laissent aimablement une « marge de manœuvre » réduite pour parachever l’œuvre, lui donner un sens et une sensation particuliers dans sa subjectivité. Fellini, Tarkovski, Kubrick élaborèrent des univers en soi, des mondes mitoyens au nôtre, où le grotesque, la foi et l’intériorité rejoignaient, équilibraient, des interrogations et des inquiétudes métaphysiques de moralistes tout sauf moralisateurs. La dolce vita (1960), Andreï Roublev (1966) 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) peuvent être perçus en fresques immersives, en documentaires sur des époques, en expériences pour aller au-delà du cinéma, accessoirement « de l’infini ». Avec leur caméra, leurs collaborateurs, leur extrême exigence, ils surent édifier des architectures audiovisuelles en écho et en rime avec la « cathédrale » proustienne (À la recherche du temps perdu, 1913-1927). « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre » répondait Mallarmé à une enquête littéraire en 1891, reformulation du célèbre « l’existence et le monde n’apparaissent justifiés qu’en tant que phénomène esthétique » de Nietzsche (LaNaissance de la tragédie, 1872). L’art remodèle le réel, le plie et le sculpte au feu de sa volonté ignorant la pitié, morceau de ferraille ou verroterie soudain lame suprême (The Blade, Tsui Hark, 1995) et verre déplacé par la pensée (Stalker, 1979). Moins amoral que la vie, bien moins cruel aussi, le cinéma ne saurait se limiter à un reflet, un ersatz, un baume, et chaque réalisateur refait le monde à sa façon fasciste, qu’il s’appelle Eric von Stroheim (Les Rapaces, 1924) ou Philippe Clair (Le Führer en folie, 1973), Danièle Huillet, Jean-Marie Straub (Sicilia!, 1999) ou Max Pécas (Je suis une nymphomane, 1971).   

Tandis que le handicap, éventuellement, suscite le dépassement, une « normalité » partagée, la maladie enseigne le silence. Pas la méditation divine, l’écoute d’autrui, l’illusoire retour à soi – le silence de la solitude, de la douleur, de la fragilité. Parmi les ruines de la « grande santé » nietzschéenne, l’individu découvre le fascisme ultime, celui du corps, de son combat contre lui-même, de la mortalité. David Cronenberg ausculta brillamment tout cela, La Mouche (1986) en petit précis populaire, intimiste, opératique et romantique, sur la destruction programmée de la chair, de la conscience, de l’identité, la métamorphose accidentelle, euphorique puis désastreuse du scientifique à lire en accéléré existentiel, en expérience ratée à recommencer. Luchino Visconti en fauteuil durant le tournage de L’Innocent (1976) et Michelangelo Antonioni, aphasique secondé par Wim Wenders sur le plateau de Par-delà les nuages (1995), incarnèrent au plus près de leurs os, de leur cerveau, la dichotomie fondamentale, paraphèrent le caractère funéraire du récit sonore en image. Art reproductif de la reprise, du détournement, de la traduction, de la soustraction, le cinéma, privé de vergogne, exploite les autres arts, narratifs ou non, il vampirise la réalité de sa matérialité monnayée, il dévitalise l’ensemble des participants, se pose avec persévérance en processus de mortification, au mépris d’une quelconque rédemption, hors les spirituels mystères de Carl Theodor Dreyer (Ordet, 1955). Dans cette optique, faire un film s’apparente à commettre impunément un massacre magnanime, en regarder un, à contempler son déclin, à lui consacrer quatre-vingt-dix minutes approximatives du précieux temps imparti, qui ne reviendront plus. Qu’une telle réflexion pratique temporelle dérobe des milliers d’heures, perdues, enrichies, relève de l’ironie, voire du châtiment méta.
    
Le fascisme se nourrit d’idéalisme, d’idéologie, de disparition des doutes. Provisoirement vacciné du passé politisé par les exterminations brunes ou rouges, adossé au terrorisme actuel entiché de religion, autre forme de fumisterie fasciste, le présent européen, international, cinéphilique, se lamente, se demande comment créer une parade à la suprématie planétaire du capitalisme, libérer son quotidien dépressif, son sommeil insomniaque, de l’emprise du fric, de la précarité, de la diarrhée sponsorisée du mercredi après-midi. Hélas ou heureusement, inutile d’attendre un secours scopique du côté du ciné, art commercial et prostitué depuis son surgissement dans les fêtes foraines, dans les bordels réglementés, quand il devait épater le gogo, titiller le miché. L’art et l’industrie, pas seulement selon Malraux (Esquisse d’une psychologie du cinéma, 1946), s’enlacent en lui à la manière de serpents, d’amants, de faux-semblants indissociables. Au creux des contraires du « traitement Ludovico », Dracula baise Beethoven, choc frontal de l’image et du son, association-aversion insupportable pour ce sympathique cinglé d’Alex, médicalement camé par le gouvernement se piquant de thérapie sociale (Orange mécanique, 1971). Que l’on se rassure : le violeur hilare et mélomane guérira vite, à nouveau péchera pour l’instant en pensée. Il miroite en partie le quidam dans la salle, devant son écran, petit ou grand. Les yeux écarquillés par des pinces en présage des lames de rasoir de Dario Argento (Opéra, 1987), les pupilles en têtes d’aiguille, le crâne équipé d’un harnais d’électrodes, les sphincters fichtrement contractés, il assiste sidéré, ulcéré, maltraité, à une mélasse filmique de gore et de foutre bombardée, martelée, censée le dégoûter de ses mauvais penchants bien naturels, aisément compréhensibles – une once de franchise, allez.

Le montage thématique, survitaminé, arbitraire, prophylactique, la pharmacopée fasciste dotée de l’alibi judiciaire, sanitaire, hygiéniste, persistent de nos jours, se portent magnifiquement, merci pour eux, diffusés à la TV « aux heures de grande écoute », selon une rotation établie de cinq séances dans l’écrin sucré des multiplexes, à n’importe quel moment de la journée, de la soirée, suivant la proximité avide, compulsive, des mateurs sur ordinateur du véritable hardcore, d’avérées lapidations, de décapitations exemptes d’effets spéciaux. Rien ne vaut la réalité crue, double acception, rien n’égale la vérité de l’image qui ne ment pas, qui ne simule plus, qui porte en témoignage les stigmates de l’événement déroulé en direct, en replay, for your eyes only, comme on dit chez « Bond, James Bond », pantin hitchcockien au glacis shakespearien si Timothy Dalton s’y colle (Permis de tuer, 1989). Verra-t-on au moins une fois, sur TF1 ou France 2, à 20 h 50, une veille de Noël, A Serbian Film (Srdjan Spasojevic, 2010), œuvre diablement « familiale », où la coupure/collure des plans permet, parmi une pelletée d’outrages « explicites », de figurer en coda l’infigurable, un inceste pédophile préfigurant un suicide à trois, suivi d’un nouvel enregistrement audiovisuel d’abominations nécrophiles ? Ne rêvons pas, ce ratage cynique greffé sur un argument de grand cauchemar tragique ne passera nulle part à telle heure, et pourquoi diable réclamer pareil produit à la « grande distribution » de la « petite lucarne » quand le premier épicier en ligne vous fournit votre marchandise « à sensations » ? Les chaînes dites d’information salivent aussi ainsi, drapées dans la déontologie, l’obscénité immortalisée en vidéo dissimulée avec peine sous ce beau manteau. Le fascisme au cinéma, du cinéma, des milliards d’images centrales et périphériques, de nos sociétés, de notre intériorité, nous cerne, obsède, nous ravit, horrifie, nous définit, mon ami(e).      

Or revoici l’hiver. Les morts ne ressusciteront pas. Les vivants deviennent invisibles. Le soleil glace, les nuits durent longtemps, l’avenir pue l’hôpital. Tout va blesser, décevoir, confirmer la désolation. Même le souvenir squelettique de la joie s’évanouira dans une impossibilité à se remémorer l’éclat d’hier. Ceci n’existe plus, exista à peine. Jours épuisants de labeur stérile, factures anonymes, atrocités recouvertes de banalité à cesser de suivre avec constance – régularité de l’usure, de l’érosion, de la déréliction. Des fissures sur les murs loués, des lattes du plancher décollées, des visages à éviter. Descendre plus profond, prolonger le malaise insoupçonnable, s’effondrer en restant debout, dents serrées, jambes tremblées, phrases avalées. L’air respiré en vieillard comme brûlure de la gorge sans alcool, ivresse de faiblesse, automatisme d’autisme. À des années-lumière, à un quart d’heure à pied, des insanités à ingurgiter ensemble dans un complexe de province cependant classé « art et essai ». Payer pour son supplice, impôts à l’orée du tombeau. Et si le train méta de Tom Cruise (Mission impossible, 1996), au lieu d’arriver en gare de La Ciotat, ne conduisait qu’à Treblinka ? Et si les « forces de vie » se figeaient, feinte effarante ? Et si la fuite physique puis psychogénique n’aboutissait qu’à se retrouver, à s’emprisonner entre quatre murs mentaux matelassés (L’Antre de la folie, 1994) ? Alors il faudrait savoir trouver la force de se faire fourguer un flingue, d’aller revoir la mer une dernière fois, à deux ou en solitaire, d’écouter sur la bande-son une définitive détonation plaquée sur le mouvement naturel, quasiment éternel (Hana-bi, 1997). Le fascisme de la beauté, de la singularité, de la marche, de la rage, de la célébration et celui des saisons nous guideront dans notre quête d’un contre-poison puisé en plein cœur de l’éclairante noirceur. Le cinéma, art fasciste de faussaires fraternels, qu’il aille finalement se faire foutre.  


Le Secret : La Fidélité

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Virginie Wagon.


Malgré son prénom virginal, ou peut-être grâce à lui, Marie veut baiser, être baisée. Elle avoue même à sa maman outrée, vaguement raciste, que la voici ravie d’être « envahie » par un amant américain, ex-chorégraphe noir jouant les parasites amicaux à Paris, empruntant l’identité de son hôte le temps d’un chèque et d’un achat-cadeau. Le colosse gracile occupe de toute sa présence tentante et sombre un séjour très lumineux, les baies vitrées plaquées sur un jardin intérieur aux allures de jungle domestique, peuplée de troncs phalliques. Sur son ventre un chouïa rebondi, un chat « de cinéma », dressé, donc ; entre ses bras, parfois, une autre Black, voisine avide aussi indépendante que lui. Pieds nus, Bill mène la danse du désir, un sourire de chasseur tendre sur son visage sans âge. Il ne demande rien à Marie, sinon d’ôter sa culotte blanche en accord définitif de l’étreinte offerte, suggérée, dos tourné (plus tard, l’héroïne portera des sous-vêtements rouges irritant fortement son mari trahi, symbolisme dualiste de lingerie chipé à Psychose). Il ne lui propose pas grand-chose non plus, et certainement pas un deuxième gosse, Dieu merci, une promotion professionnelle due à son zèle – il ne veut pas neitherde son numéro de cellulaire, ma chère. Ici, pas de beurre en branche, posé sur les hanches, étalé à proximité du parisien métro pour la (fausse, ouf) sodo de Maria Schneider par Brando selon l’artyBertolucci, mais, comme on dit outre-Atlantique, du « sexe anal » (quoique, possibilité d’une levrette, affirmerait le Cronenberg de Crash) sous la douche, un brin farouche, ponctué de rires et de soupirs. La dimension « interraciale » de l’adultère, hérésie républicaine et niche du X étasunien, Virginie Wagon l’expédie très vite, Marie et Bill s’en amusent au lit, papotant à propos de « sexe épicé de fauve », de « sentir » à l’instar d’une « femme noire », de posséder un sexe « au goût de lait de bébé ».

Bien que Philip Glass fasse une apparition remarquée à l’opéra sur fond de guerres civiles, de bataille conjugale, le fantôme de Candyman se tient bien sage derrière son miroir maudit, tandis que le scandale racial, sexuel et générationnel saisi par Fassbinder en Allemagne forcément blafarde demeure en filigrane effacé : tous les autres ne s’appellent pas William, et l’étalon de talent se verra remercié par un verre de whisky levé, un adieu pragmatique en guise de confession utilitariste. Que cherchait Marie, « la dame des encyclopédies », ancien agent d’assurances, fumeuse capable de refourguer une série devinée coûteuse à une petite vieille flanquée de sa petite-fille, en jouant sur la transmission et la religion ? Que fuyait-elle durant ces instants d’orgasme, de jambes écartées, d’oblitération de sa maternité passée, future ? Que vient-elle réparer au terme de « l’aventure », lors d’une fête de mariage nocturne avec Chuck Berry et la surfmusic de Tarantino sur la BO ? Elle et lui se retrouvent dans une piscine occupée par des invités habillés, ils s’embrassent à s’étouffer, Marie sort la tête hors de l’eau, étonnée, inquiétée, qui sait, par l’élan du perdant se bourrant gentiment. Depuis La Féline, on devine que cet espace aquatique encadre les profondeurs matricielles, délimite le puits sans fond de la psyché féminine agitée de courants blessants, royaume de sirènes obscènes et suprêmes au-delà de la compréhension masculine, se fichant de tout foutre en l’air, libres d’aimer, de continuer à aimer en aimant autrui, en quête de leur nature obscure et aveuglante, amorale et fatale. Sphinx fine et chic, Marie attend d’interminables secondes quand Paul, son marmot qui mord ses camarades à la crèche, enjambe un muret sur un toit, à deux doigts de basculer en bas, de résoudre la situation problématique – puis elle se lève, court, le récupère et le serre frénétiquement, en répétant son prénom.



Le Secret s’avère d’ailleurs un film sur la répétition, son emprise, son refus, les ruses pour la contourner, les compromis pour la supporter. Bill ne voulait pas se répéter à New York, d’où son exil ; Marie, dans la capitale, étouffe sous la routine et l’avenir tracé à deux, à trois ou quatre. Dans un parc édénique, le serpent du doute, de l’émancipation, du vide au sein de la perfection apparente, s’insinue dans les esprits et il faudra davantage qu’une « partie de jambes en l’air » tandis que le gosse materait une VHS de Babar au ski pour écraser la douce destruction rampante. Même un glaucome maternel, « principe de réalité » médical, banal, lacrymal, en effet, ne permettra pas « d’y voir plus clair » au cœur du mystère de Marie, trentenaire trop gâtée par un intolérable bonheur, aventurière existentielle et sexuelle renvoyée à sa sentimentale impasse, à boire la tasse (ou le calice jusqu’à la lie) en purgation baptismale de sa passagère « folie », nageuse tout sauf fiévreuse, prisonnière d’elle-même, de cette étrangère sans merci lovée dans les replis de son utérus. Le secret du titre, davantage que de souligner le silence de l’infidélité, la volonté de ne rien dire d’une histoire qui ne lui appartiendrait plus, perdue dans la parole insupportable et partagée, désigne l’énigme de l’instinct, de la pulsion, du fantasme réalisé, de la joie égoïste et candide à saccager, à humilier, à exercer une cruauté assumée (scène de séparation au téléphone et en voiture, après l’ultime coucherie avec regard vers François). Kubrick, au bord de l’abîme, explora le « continent noir » de la sexualité féminine cartographié par Freud, Eyes Wide Shut en errance subjective au pays des merveilles et des horreurs de la chair impossible à saisir, à dresser, à conquérir « corps et âme ».

Celle que tu croyais connaître, tu lui découvres désormais un visage méconnaissable, haïssable, impitoyable se dit le second Bill en écho à son avatar dépressif adepte de squash. Oui, le grotesque glacé de l’accouplement ouvre sur le vertige de l’inconnu(e), sa frontal nudity naturelle, espiègle, livide, ludique, paraît une surface plane sur laquelle projeter les envies, les conventions, les revendications, chacune glissant à dessein, tout son corps tel un masque abandonné sur un lit, preuve implacable et cependant pure panoplie. On ne juge pas Marie, on compatit avec François, on badine avec Bill. Le trio de vaudeville dessine un singulier portrait de femme en rime avec celui de Christine Pascal (de Karin Viard) dans Adultère, mode d’emploi (1995). Tout ceci relève incontestablement d’une mystique amoureuse poussiéreuse, d’une psychologie franco-française empesée issue du dix-neuvième siècle, voire du dix-septième (Madame de La Fayette et sa Princesse de Clèves auparavant relue par Żuławski via sa fidélité antinomique à lui), ridicules ou risibles après la SF des accidents érotiques de Ballard bandant à la « place du mort » dans le carrosse doré (retour à la « douche » particulière des backrooms), contusionné, éjaculé du Canadien taquin. Premier puis unique long métrage de la réalisatrice prometteuse passée à la TV, porté par un réalisme au rasoir, des dialogues très-trop écrits, une constante retenue d’observatrice à distance, Le Secret séduit, déçoit, s’éternise, se réveille, se suit sans déplaisir ni passion, œuvre bicéphale (Érick Zonca à la « collaboration artistique », explicite le générique mutique) assez désincarnée (suçons accessoires), autarcique (l’univers alentour n’existe simplement pas), plombée par un thème rassis, ressassé, bourgeois (l’amour, encore et toujours, jusqu’à la nausée, jusqu’à en dégueuler), rédimée par l’irrésistible Tony Todd, la rigoureuse Anne Coesens (Binoche belge ou presque), le sympathique « sonné » (dans son affectueuse et confiante médiocrité) Michel Bompoil. En 2000, Virginie Wagon ne dérailla jamais, bien droite sur le chemin d’un certain cinéma français, entiché d’origines du monde « en vase clos » et de « dommages collatéraux » conjugaux. Qui pour vraiment s’y intéresser, dix-sept ans (autant dire un siècle) après ?        

                                       

Le Bazar des mauvais rêves : Pastorale américaine

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Une semaine avec Stephen, « ça le fait », ouais.

À mon frère et à son Bastu


Découvert au siècle dernier à l’adolescence via l’édition de poche d’un recueil de nouvelles doté de l’idoine titre français Danse macabre, voici Stephen King retrouvé une trentaine d’années après avec une autre anthologie, disons dans le sillage diversifié de Brume davantage que dans l’assemblage de novellas selon les magistraux DifférentesSaisons ou Nuit noire, étoiles mortes (À la dure en point commun). Auparavant, 22/11/63, Joyland et Doctor Sleep, parus dans la deuxième décennie des années 2000, constituèrent une remarquable trilogie romanesque, le retour irrégulier au territoire de l’auteur, avec ou sans talisman, sous son vrai nom ou le patronyme de Richard Bachman, signataire de Blazeen 2008, effectué avec Cellulaire (2006), vingt ans depuis Ça, so. Entre-temps, « S.K. » suivit le parcours que l’on sait, connut à pied un grave accident de la route, faillit devenir aveugle, creusa brillamment sa veine méta initiée avec Salem+ Shiningà l’occasion de l’essai intitulé Écriture : Mémoires d’un métier, reçut le National Book Award puis, soutien d’un certain Barack Obama, la National Medal of Arts à la Maison-Blanche, visita Paris illico, s’y entretint même avec François Busnel durant un aimable numéro de sa Grande Librairie télévisuelle. Signalons aussitôt que l’escapade parisienne inspira la brève rencontre atroce de Ce bus est un autre monde, que le nouvel opus, succès critique et commercial, se compose de vingt entrées, dont quatre primées, dont deux inédites, le reste publié à partir de 2009 dans Esquire, Granta(GB), Harper’s Magazine, Playboy (Église d’ossements et Tommy, deux poèmes narratifs), The Atlantic, The New Yorker ou Tin House, par Cemetery Dance Publications (dédicace du Tonnerre en étéà leur fondateur, Richard Chizmar), sous forme de livre audio ou numérique. À la VF, les fidèles Océane Bies & Nadine Gassie, of course.

Mais « Jusqu’à la retraite ou la mort d’un écrivain, son travail n’est pas terminé » affirme au « Fidèle Lecteur », dès les premières lignes, l’auteur amateur d’AC/DC, « né pour divertir », « romancier par nature » régulièrement titillé par « les expériences plus courtes et plus intenses » que « les longs romans qui créent une expérience d’immersion totale chez l’écrivain et le lecteur, où la fiction a la possibilité de devenir un monde presque réel. » Camelot nocturne, fonctionnaire de l’imaginaire, stakhanoviste du traitement de texte, le roi de l’horreur américaine fait montre d’humilité, de nécessité : « Les nouvelles exigent une sorte d’habileté acrobatique  qui requiert une intense et éprouvante pratique » ou « Chaque journée passée à écrire est une expérience éducative et une bataille pour se renouveler. La facilité n’est pas permise. On ne peut pas agrandir son talent – il est livré d’origine – mais on peut lui éviter de rétrécir. » King, lecteur (« omnivore ») enthousiaste de James Dickey (Délivrance, allez), Cormac McCarthy et Raymond Carver pastiche ce dernier le temps de PremiumHarmony, récit drolatique d’une crise cardiaque sucrée assortie d’un canidé occis en pleine canicule, dédie l’émouvant Batman et Robin ont un accrochage (père atteint d’Alzheimer et muni d’un couteau) à John Irving, se souvient d’Omar Khayyam (revoyez l’ouverture poétique de Pandora) et de W. F. Harvey pour La Dune funèbre sur laquelle s’écrit le nom des futurs morts, dédicace Sale Gosse, infanticide inabouti d’un « petit diable » meurtrier coiffé d’une casquette à hélice empruntée aux 5 000 Doigts du Dr. Tà Russ Dorr, son expert médical en matière de gore, estime The Hair of Harold Roux de Thomas Williams « probablement le meilleur roman sur l’écriture jamais publié » en introduction à Une mort, violent westernscatologique itou travaillé par un assassinat d’enfant, accessoirement adressé à Elmore Leonard.

Si Église d’ossementsévoque la folie hallucinatoire d’un Conrad transformé en chasseur d’ivoire, Après-vie, avec son bureau  profane, rempli de paperasse concernant la réincarnation, rappelle l’au-delà institutionnel, bureaucratique, aimablement démoniaque, du Ciel peut attendre de Lubitsch, tandis que Ur rebondit sur une offre promotionnelle soumise par un agent littéraire défunt (Ralph Vicinanza) pour faire d’une liseuse (rose) d’Amazon la porte d’entrée sur des univers parallèles où découvrir, sur fond de salvatrice course contre la montre alcoolisée, les œuvres inédites ici de Hemingway, Shakespeare ou John D. McDonald. À la dure, mélodrame marital de déni empuanti, revient à Joe Hill, le fils sous pseudonyme co-auteur de PleinGaz, hommage routier à Richard Matheson. BillyBarrage, portrait prenant de joueur-tueur de baseball, utilise la langue et l’époque de son milieu, « tour de force » facilité dans la traduction par des renforts spécialisés remerciés infine par les deux traductrices. Sur MisterYummy, Stephen change de sexe et se met habilement « dans les souliers » d’un vieillard gay accueillant en maison de retraite, avec réconfort, son propre ange de la mort aux faux airs de David Bowie (tour Eiffel en puzzle incluse, citation de Léon Bloy à défaut d’identifier l’avis architectural dégoûté de Maupassant). Le Petit Dieu vert de l’agonie (superbe titre évocateur) permet d’assister à un exorcisme à la Alien, dans une parabole physique sur la foi et l’humilité matinée de résonances autobiographiques au sujet de la douleur, avec toutefois quelques réserves : « Bien que les expériences de la vie soit la base de tout récit, je ne fais pas commerce de fiction confessionnelle », en effet et Dieu merci. Enfin, Feux d’artifice imbibés retrace la lutte vaguement raciste, hautement comique et spectaculairement policière entre deux familles inégales au bord d’un lac intact le 4-Juillet.


Dans la préface express, King « parle d’or » (« Le terme de genre n’a que peu d’intérêt pour moi »), souligne l’alliance de survie de la terreur et du rire (« J’aime aussi lire et écrire des histoires que je trouve drôles, et cela ne devrait surprendre personne, car humour et horreur sont des frères jumeaux, ou des sœurs siamoises », précisant plus tôt, en une question rhétorique : « Car – pensez-y – face à la mort, que faire sinon rire ? »). Sans omettre la liminaire Mile 81, relecture de Christineà l’échelle juvénile, SF chorale héroïque à la vodka nantie d’une fausse auto spatiale vraiment cannibale, sans négliger Tommy (pas celui de Ken Russell !), oraison nostalgique consacrée aux sixties, « où nous pensions tous que nous allions vivre éternellement et changer le monde », revenons sur le quatuor d’amour et de mort qui représente à nos yeux la meilleure part du pavé (600 pages en français). Morale part d’une proposition indécente (pas celle d’Adrian Lyne !) faite par un révérend retraité invalide excité par le péché doublé, accompagne (en enfer laïc, en déréliction domestique) un couple désargenté au bord de la rupture et de l’imposture ; il finira par ne plus la reconnaître, par ne voir en elle qu’une « salope toxique » ; elle deviendra telle qu’en elle-même un coup de poing filmé dans la figure d’un gamin la change, volontiers convertie à l’érotisation de la maltraitance sexuelle (Elle, venu bien après Portier de nuit, n’inventa rien à ce niveau, redisons-le). Croyant, repentant, King « bat sa coulpe » en prélude et dans le rétroviseur (« J’avais reçu une éducation méthodiste classique, on m’avait appris ce qu’étaient le bien et le mal, mais voilà : j’étais devenu une pute, sauf que je vendais mon sang et mes compétences en écriture plutôt que mon cul ») avant de conclure que « dans certaines circonstances, n’importe qui pourrait vendre n’importe quoi. Et le regretter toute sa vie. » 

Herman Wouk est toujours en vie adresse un amical salut au géniteur centenaire d’Ouragan sur le Caine, qui répondit, invita le fan (gare à un séjour à la Misery…) septuagénaire. Il s’agit à nouveau d’une histoire d’alcoolisme au volant, cette fois-ci sous la forme d’un croisement de trajectoires routières et individuelles. Un vieux poète, une vieille poétesse en train de pique-niquer, deux mères célibataires amères, sorte de Thelma et Louise paupérisées, dénuées de glamour, sept gosses amorphes matant Shreksur la banquette arrière d’un luxueux véhicule locatif, la précarité des allocations, l’égoïsme de l’esthétisme, un gain nocif, une aire de repos, un père incestueux, un avenir clos – King prend appui sur un effrayant faits divers et rend à la narration sa vraie grandeur : « Que s’est-il exactement passé dans cette voiture ? (…) Seule la fiction peut tenter de répondre à ces questions. C’est seulement à travers la fiction que nous pouvons penser l’impensable et peut-être, d’une certaine façon, tourner la page » (dans le prologue en miroir à Après-vie, il rajoutait « Si le fantastique reste un genre aussi vital que nécessaire, c’est qu’il nous permet d’aborder de tels sujets d’une manière dont le réalisme est incapable »). Le pouvoir « à double tranchant », éclairant et « mortel », de l’écriture, Nécro le démontre et l’illustre avec une idée de départ assez géniale dans sa simplicité perverse. Cette satire attristée du « journalisme » people en ligne, avec en filigrane le viol et la vengeance, débouche sur une fuite au Wyoming, loin de New York, de la technologie (iPad uniquement utilisé pour s’endormir, se réveiller, s’amuser, se désennuyer) et des victimes collatérales de nécrologies hargneuses rédigées avant le trépas du sujet. Quant à SummerThunder, titre suprême digne d’un axiome zen, il boucle l’ensemble en beauté estivale, pourtant à proximité de « l’hiver nucléaire ».

Le dernier texte (venu « dans un éclair d’inspiration ») constitue donc un exemplaire condensé de l’art de Stephen King, nouvelliste ou non, par ailleurs précieux observateur réflexif de sa praxis et de celle d’autrui à l’intérieur du « genre » horrifique (Anatomie de l’horreur, à recommander aussitôt, au côté du matriciel essai de Lovecraft sobrement intitulé Épouvante et surnaturel en littérature). Dans ce conte eschatologique poignant, trivial (un pauvre chien chie avec du sang sa maladie radioactive), suicidaire, deux survivants (trois avec Gandalf : « C’est ça un bon chien, tu sais. Un peu de grâce », même chez Cujo ?) déjà contaminés, à peine en sursis, abolissent la lutte des classes et se tuent en toute conscience au revolver ou à moto. Cela pourrait être déprimant, racoleur ou scolaire (thème guère original), cela s’avère une réussite majeure déployée en seize pages, un chef-d’œuvre épuré, correction-cristallisation du roboratif Fléau. Robinson, veuf ensanglanté sur sa Fat Boy pour son ultime virée, bouleverse et paraphe avec une éloquence de chaque mot, phrase et paragraphe le flagrant talent de King, conteur sans égal de nos jours mais encore et surtout écrivain précis, rustique et mélancolique, Américain lucide et réservoir de films un tantinet rancunier (pique implicite à Docteur Folamour dans Nécro– toujours pas digéré le Shining de Stanley, pas vrai Stevie ?). Même s’il déclara naguère le contraire, l’autre homme aux initiales en SK n’écrit pas de la littérature fast-food, et ses gros romans ne sauraient s’apparenter à des hamburgers frelatés fabriqués à la chaîne. Avec lui, les personnages respirent, les histoires s’accomplissent, la moralité appartient au lecteur, le tout dans une sincérité, un plaisir et une fraîcheur dépourvus de plan (de rédaction, de carrière), d’arrière-pensées d’arrière-cuisines (ce qui n’empêche pas, en bon pragmatisme capitaliste US, d’empocher les dollars tendus : « J’écris par amour, mais l’amour ne paie pas les factures »).

On continuera par conséquent à le (re)lire, en parallèle à Mo Hayder, Clive Barker, Emmanuel Carrère, James Ellroy ou Michel Houellebecq, similaires « contemporains capitaux », politiques et ludiques, sachant mêler popularité et intégrité, individualité(s) et société, humour et matérialité, romantisme et sauvagerie. La lecture, comme l’écriture, nous ramène à nous-mêmes, au dialogue en papier, apaisé, avec des amis intimes et lointains, avec des voix singulières impossibles à confondre, à corrompre (délaissons cependant l’innocence à ceux qui la marchandent). Au commencement et à la fin se trouve le Verbe viral à la William S. Burroughs, cri primal ou râle létal. Les mots (de la « tribu » mallarméenne) ne consolent pas, ils mordent (« Les meilleurs ont des dents ») et caressent. Ils ouvrent un horizon intérieur de liberté, de claire et stimulante obscurité, alors que les images fictionnelles ou documentaires de ce début de vingt-et-unième siècle se signalent par leur rétrécissement, leur dépérissement, leur embrigadement. Pas d’iconoclasme audiovisuel sur un blog de cinéma, rassurez-vous, rien que la célébration d’un compagnon et d’un art familièrement bizarre. 

Bangor, Maine (pardon my French), 8 janvier 2017

Gerontophilia : La Vieille qui marchait dans la mer

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Bruce LaBruce.


À la fin des années 50, quand les femmes se pâmaient encore devant Rock Hudson et Liberace, et que l’homosexualité était l’amour qui n’ose pas dire son nom plutôt que celui qui ne sait pas la fermer, ma vitalité sexuelle était à son paroxysme.

Stephen King, Mister Yummy, Le Bazar des mauvais rêves

Film d’amour et d’humour, drôle, tendre puis triste, avant que la vie et l’envie ne reviennent au passage clouté, à proximité du crossingguardâgé, un sourire en regard caméra en guise de coda, Gerontophilia semble relire, renverser, sinon aseptiser un célèbre monologue de Frissons : LaBruce, Canadien connaissant ses sources, bien qu’il évoque  plutôt le souvenir d’une amitié au siècle dernier, délivrera même une brève scène de cauchemar vorace, organique et dédoublée qui dut plaire à son compatriote Cronenberg (le générique de fin remercie d’ailleurs Don McKellar et Xavier Dolan). Tourné en dix-sept jours (dixit Pier-Gabriel Lajoie, débutant excellent) à Montréal, Québec et Niagara Falls, Ontario, avec une Arri Alexa, au format 2.35, à partir notamment d’un financement participatif, l’opus (plaisante playlist de chansons en BO + jolies notes de piano « à la Kitano » attribuées au primé Ramachandra Borcar), parsemé de délectables idiomatismes québécois déclamés en français (« char » pour « bagnole », par exemple), déploie sa douceur et sa densité durant soixante-dix-huit minutes légères et rythmées. Bruits buccaux off puis liste d’héroïnes « révolutionnaires » (quelques tueuses en série, la « voleuse » Winona Ryder) à pleine bouche, à bout de souffle – Désirée (sensible Katie Boland) la bien (ou mal) nommée parle même en embrassant Lake, adolescent athlétique aux faux airs de hockeyeur faisant du skate dans les rues de sa ville tristounette, en route pour plonger « corps et âme » dans le lac sans fond du désir, de l’identité, du deuil. À la maison privée de père, le gentil fils range le bordel maternel laissé par sa fêtarde infantile de génitrice sympathique, accessoirement croqueuse de mecs et acquéreuse de coquard.

Malgré le prénom de celle-ci – Marie (amusante Marie-Hélène Thibault), si tu savais ce que le fruit serviable de tes entrailles va bientôt commettre – et sa croix autour du cou, Lake se défend d’être un saint, il s’interrogera sur le caractère « malsain » de son penchant particulier, voire pervers. « Peut-être que quelque chose ne va pas chez moi » avoue-t-il dans sa voiture immobile à la généreuse (fauteuil de la fuite) gamine, admiratrice de son audace « radicale » finalement autant éprise de rassurante normalité, sous le vernis contestataire, gothico-littéraire, que le pire des conservateurs, des puritains. En attendant, il dessine dans son carnet à croquis en calbar au plumard sous une photographie géante en noir et blanc du souriant et si pacifique Gandhi. Quand sa mommyà lui déboule de sa nuit blanche, visiblement et joyeusement torchée, il se saisit illico du No Logo de la Montréalaise Naomi Klein, critique des emblèmes du commerce devenue elle-même, souligne avec raison l’apollon au crayon, ironiquement emblématique. Sans fric pour s’inscrire à la fac, le voici surveillant de piscine, où un sauvetage de vieillard suscite une érection drolatique, aperçue par deux fillettes joviales s’instruisant ainsi gratis du fonctionnement de l’anatomie génitale masculine (mais nulle pédophilie ici, on s’en doute, contrairement à la très douteuse association droitiste entre attirance sexuelle adulte pour les enfants et homosexualité). La pudique toilette estivale d’un résident rebelle de maison de retraite – Coup de Cœur, pourtant pas celui de Coppola – clarifiera encore les obscurs objets de sa libido, avec ralentis oniriques à contre-jour/en contre-plongée (belle lumière de Nicolas Canniccioni, responsable itou de l’éclairage des ratés Démons), musique en apesanteur et fondu au blanc de l’orgasme onaniste en sus.



Une autre scène avec le même montrera un « passage à l’acte » à deux, vieux mutique et voyeur titillé par un magazine « spécialisé », jeune sous l’influence euphorisante d’un cocktail de petites pilules multicolores. Amant et médicaments ou alors libraire sexagénaire énamouré de Désirée, par ailleurs amateur de plumes féministes (il rechigne à les prêter mais invite son employée à les consulter chez lui). Devant M. Peadoby endormi, modèle à la nudité dévoilée, Lake se tape une petite branlette distrayante davantage qu’abjecte. Le sujet aux allures de gisant excite l’aide-soignant pratiquant la charité au quotidien. Sur les pages blanches s’étalent des portraits à la Berni Wrigthson dus à Daniel Barkley. Derrière le pare-brise de sa voiture au capot dévoré par des flammes customisées, extériorisation de hasard du feu intérieur, les deux hommes s’embrassent sincèrement, ce baiser hélas surpris par un membre de l’établissement, vomisseur de vioques et dealerà ses « heures perdues ». Melvyn, médicalement assommé, sanglé sur son lit médicalisé, paraît une rime immobile à la dégringolade dans l’escalier domestique de Marie écœurée, suspendue à un porte-clés. Naguère, il se maria, « une forme d’amour » avec une femme, « unique choix possible » durant la décennie 70, contribua à mettre au monde un enfant très distant, assistant cependant à la cérémonie religieuse et neigeuse du défunt (si sa mère l’épousait, Lake vivrait bien le fait de devenir légalement le petit-fils de Peabody, généalogie certes hérétique pour les opposants au franco-français « mariage pour tous » ; Désirée en profite pour lui offrir une bague aux brillants formant SAINT, clin d’œil ironique et mélancolique cadeau d’adieu). 

« Tu te bas contre la nature » mais « Ce que tu es signifie qu’on ne peut pas être ensemble », « Je ne sais pas ce que je suis » en réplique de non-herméneutique. Ni porte-parole pro domo, prêcheur homo, ni croisé d’une beauté différenciée, esthète à tout prix du territoire décati, Lake se cherche, se découvre, grandit et vieillit, son itinéraire sexuel, sentimental et existentiel en accéléré rappelant celui de Seth Brundle dans La Mouche (décidément). Il ne meurt pas, pas cette fois, il ne peut que constater, bouleversé, la disparition silencieuse et tranquille de son amour indicible, par-delà les normes, les tabous, les préjugés, les dégoûts, y compris au sein de la « communauté homosexuelle », aussi atteinte en ce domaine de conformisme et de jeunisme que la majorité (provisoire) hétéro. Le trépas survient après la récitation d’un poème (du charismatique Walter Borden himself?) en miroir peuplé d’un arbre dégarni et d’un crépuscule inexorable. L’aveu d’amour épouse la surprise de la mort dans un lit d’agonie auparavant réchauffé par une étreinte « interraciale » virginale (oxymoron figuratif, « immaculée » pouvant évidemment accompagner « enculés »). Gerontophilia, film élégant et gracieux, s’autorise une discrète trivialité, tel ce préservatif usagé retrouvé au réveil. Roadmovie inabouti, acceptable définition de n’importe qu’elle vie, peu importe son « orientation sexuelle », sa couleur de peau, à défaut de faire revoir le Pacifique au senior (motif kitanoesque), il cartographie le no man’s land (sans jeu de mots) de la vieillesse, repoussoir d’une certaine jeunesse (au faux petit-fils, la caissière se félicite du placement de son propre grand-père supposé insupportable) et clientèle à gérer, à infantiliser, à contrôler via la pharmacopée. Une infirmière, néanmoins, détournera les yeux, littéralement, lors de l’évasion, « sainte » laïque. 



Moins flamboyant que Sirk, moins marxiste que Fassbinder, moins œcuménique qu’Almodóvar, LaBruce se retient d’aborder au rivage transgenre du mélodrame, ne milite pas, ne « choque » plus. Nous voilà loin des pendaisons-bandaisons de Burroughs dévorées (ou indigestes) dans Le Festin nu, des fist-fuckings (subliminaux, issues de l’esprit du spectateur) de Cruising, fantasmes, faits, imagerie et univers explorés précédemment par le réalisateur dans la double « niche » du X classé gayà tendance underground (pas une maladie en soi, quoique). Vacciné contre l’idéalisation (jalousie du gâteau d’anniversaire improvisé renversé sur la poitrine du rival nocturne) et la normalisation (la relation prend la route, la tangente, manière de se prémunir envers les récriminations, les interrogations, quitte à endosser des dissimulations), le scénario co-écrit avec le romancier homosexuel (dit-il) Daniel Allen Cox permet de portraiturer des individus attachants, pas des slogans, de suivre un trajet, pas d’assister à un sermon, à une démonstration, d’approcher le mystère d’un élan, d’une passion (guère ou suprêmement catholique), largement irréductible au genre, à la psychologie, à l’idéologie. Avec sa patine seventies (vrai décor désaffecté d’une structure chinoise, usage d’objectifs Zeiss d’époque, avènement de la pornographie mainstream), Gerontophilia se démarque aisément de Harold et Maud, comédie noire datée aux prétentions sociologiques et symboliques, ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou, allégorie scolaire sur la liberté individuelle face au collectif coercitif. Bruce LaBruce, pas réellement « rentré dans le rang » (de la production courante, du prêt-à-penser imagé), signe une réussite ludique et politique, un conte d’hiver à la Rohmer ou Capra sur la subjectivité, la fragilité, l’impermanence des êtres et des sentiments, qui rend naturel le marginal (entreprise réflexive d’une œuvre plus « accessible » que le reste de la filmographie) par audace, modestie, sérénité associée à une séduisante distribution. 


La Gifle

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À la tablée bourgeoise, tabou du papotage à propos de politique et de religion.


Pas celle, pourtant, de Lino Ventura, infligée à sa fille de cinéma nommée Isabelle Adjani (Claude Pinoteau, 1974), non, plutôt celle d’un jeune Breton, assénée assez mollement mardi, au sortir de la mairie, à un ancien Premier ministre récent, en déplacement électoral à Lamballe. Alors en compagnie du responsable des armées, l’intéressé, peu de temps avant (et ailleurs) « enfariné » (sans gluten), accessoirement adepte hargneux de la virilité constitutionnelle du 49.3 – vive la République, vive la France, vive la démocratie ainsi réduite au silence –, l’esquiva, ne tendit pas l’autre joue, porta plainte, obtint du gogo, plaqué fissa au sol devant la caméra de campagne (l’aréopage de « visages pâles » dut probablement réjouir celui qui, naguère, en réclamait davantage dans le champ à une brocante d’Évry), un réclamé euro dit symbolique de « dommages et intérêts ». De son côté, « l’agresseur régionaliste », au casier judiciaire vierge, même s’il fit l’objet d’un « rappel à la loi pour usage de stupéfiants » en 2014, décida, piégé par l’image, de plaider coupable selon le cadre d’une « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité », puis accepta une peine de trois mois de prison avec sursis, assortie de cent cinq heures de « travail d’intérêt général », condamnation aimablement proposée par le parquet, suite à sa garde à vue du mercredi après-midi. Cinéphile ou non, on ne peut qu’admirer l’extrême diligence de la justice dans cette affaire, l’immédiate dignité d’un professionnel du serrage de pognes, la magnanimité d’un naturalisé aimant à dispenser des leçons de « francité », de laïcité, le « courage » (dixitlui-même), d’un « auteur » préoccupé par le Pouvoir (2010) et L’Exigence(2016), se permettant de déclarer à RTL en 2015 que « la France, ça n’est pas Michel Houellebecq ».

La France de Manuel Valls, en vérité, qu’il se la garde, qu’il finisse vite de convoiter un pays épuisé avec sa clique d’adversaires supposée située à gauche, qu’il se fasse couper l’herbe (le cannabis, possiblement à légaliser) sous le pied comme un con, par exemple par l’inénarrable « mutant » (sobriquet du romancier insoumis) Emmanuel Macron. L’individu peut continuer à jouer les victimes autant qu’il lui plaira, à se gargariser avec ses imprécations démocratiques ou « féministes » (hijab mon amour), à condamner la « violence » d’un soufflet pas vraiment volé, finalement foutrement inoffensif, anecdote pour cour de récré ou épisode drolatique dans la longue perte du respect envers des instances désormais irrespectueuses et irrespectables, mélasse méprisable de minables puissants et méprisants. La vraie violence, il ne la connaît assurément pas, il ne l’affrontera nullement, incapable de se lever tôt le matin pour aller gagner un pain amer, apparemment peu préoccupé par les faillites publiques et personnelles quotidiennes, le chômage « structurel » (malgré les embellies des statistiques versatiles, catins à maquiller suivant sa volonté démagogique, peu importe le parti politique au sommet étatiste), la désespérance et le manque de confiance (en elle-même, dans les capacités de décision, de direction, de modification de la Cité) d’une large part de la population paupérisée, précarisée. En visite autrefois à Marseille, il entendait mater les « caïds de cité », avatar aseptisé, délocalisé, du « Nous allons terroriser les terroristes » de feu Charles Pasqua, barbouze hélas corse du SAC, jadis déguisé en impitoyable ministre de l’Intérieur. Le terrorisme, aujourd’hui et ici, se porte très bien, à l’instar d’une criminalité médiatisée jusqu’à l’étranger, notamment en Chine.


Au cinéma, on gifle rarement « pour de vrai », à part si l’on s’appelle Gérard Depardieu, dirigé par Maurice Pialat dans le commissariat de Police (1985), la pauvre Sophie Marceau, improbable « beurette » suspecte, parfois « tête à claques » nationale, s’en souvient sûrement. Dans la « vraie vie », ce cauchemar journalier, les coups (de poing, pied, couteau) au visage, au ventre, à l’esprit, au cœur, ne se comptent plus, reconfigurent le réel et défigurent l’horizon. Mille et une atrocités, médiatisées ou pas, évidentes, secrètes, spectaculairement ou insidieusement abjectes, nous contraignent à courber le cou, à nous écraser, à ramper devant l’employeur, le supérieur, le mari (la mariée), le maire, le président titillé par la normalité (de Julie Gayet ?), le requin de la télé-réalité étasunienne devenu, surprise, roi de la jungle globalisée. Partout règne l’horreur, flanquée par la laideur, l’imbécillité, le cynisme, l’hypocrisie, la bien-pensance, la paresse, l’absence d’imagination créatrice et active, dans les films et surtout au-delà. Giù la testa, sucker ! nous avertissait Sergio Leone, la dynamite filmique faisant sauter les ultimes illusions de ses Sancho Panza et Don Quichotte un chouïa homos (Il était une fois la révolution, 1971). Baisser la tête (et perdre la face, à la Georges Franju) ou donner un Coup de tête (Jean-Jacques Annaud, 1979) aux élus indignes, aux fringants représentants, aux usurpateurs emplis d’immunité, à tous ceux qui passent leur journée à pérorer, à se déplacer, à légiférer, à cadrer le film-réalité de notre agonie ? Que les héritiers de Vichy se gardent d’aller aussitôt nous dénoncer auprès des cybers gendarmes, que les « grenouilles de bénitier » numériques, VRP de l’humanisme, de l’humanitaire, de l’humanité, rempochent leur missel de morale, de solidarité, de déontologie d’écriture.

N’appelons pas au meurtre, n’incitons pas à la haine (citoyenne), mais refusons de pleurer, de nous indigner, de nous esclaffer face à ce sketch d’amateurs (ah, François Bayrou, via sa brève beigne au voleur en fleur, méritait presque un César, cérémonie incestueuse bientôt présidée par Roman Polanski ou pire), à l’enregistrement audiovisuel d’un petit taquet dont l’écho largement disproportionné se voit annihilé par la suave sauvagerie de nos vies (le pronom possessif ne se veut point œcuménique, unanimiste au double sens, il désigne une vaste entité planétaire, de laquelle bien évidemment retrancher la poignée de privilégiés, de dirigeants dirigistes et dirigés, placée à mille coudées au-dessus du quidam du drame). Jamais « symbolique », toujours ressentie au sein de chacune des fibres de l’être, de la moindre circonvolution cérébrale, la violence réelle et plurielle ne saurait se comparer avec cela, s’assimiler à ceci. Les censeurs, souvent au prétexte de protéger une jeunesse déjà bien informée des anatomies féminines « défoncées » en ligne, confondent volontiers, sinon volontairement, la brutalité concrète et sa représentation normée, transposée, « sublimée » par une esthétique enfin guérie du freudisme. En 1972, durant Guet-apens (signé Sam Peckinpah, l’un des cinéastes préférés de Pauline Kael, cf. sa critique apologétique des Chiens de paille, jugé fasciste, of course), Steve McQueen file une sacrée tarte à Ali McGraw, couple à l’écran et en dehors. Cet « amour vache », à la « main leste », l’électorat hexagonal (absorbons les « abstentionnistes ») le ressent-il pour ses politiques ? Frapper autrui, tels les protagonistes de Faces(John Cassavetes, 1968), équivaudrait à lui conférer une existence, à enfin dialoguer, de façon disons physique ?

Histoire de la (nous) réveiller, allons baffer, peut-être simplement en pensée, ceux qui bafouent la respublica, c’est-à-dire, crois-le ou pas, toi et moi.    
             

Le Général du Diable : La Femme de l’aviateur

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Helmut Käutner.


Il s’agit, avant tout, d’un film superbement éclairé par Albert Benitz, dont la longue carrière (plus de quatre-vingt-dix entrées au compteur, apparemment) débuta en compagnie de la chère Leni (Riefenstahl, who else ?) dans les fameux « films de montagne » conçus et appréciés dans l’Allemagne des années 20 et 30, celle de Weimar et Hitler, donc, leur obscurité en miroir inversé de la blancheur des cimes escaladées-escarpées (qu’allaient donc chercher sur ses sommets souvent de studio tous ces alpinistes de la caméra, sinon la chute fantastique, disons diabolique, d’une nation entière dans le gouffre faustien d’une idéologie suprêmement meurtrière ?). Nous voici en décembre 1941, les portraits officiels des criminels décorés de guirlandes de Noël, dans une nuit diaboliquement expressionniste, danse macabre figée par six années de RFA. Christian Petzold, l’auteur estimable mais un brin surfait de Barbara et Phoenix, soulignait l’aspect fantomatique des polars ricains (voire de l’horreur selon le duo Lewton/Tourneur), aux ténèbres teutonnes dues aux exilés de Berlin, spectres européens des millions de morts mondiaux délocalisés-ressuscités à Hollywood (cf. aussi, bien sûr, Les Yeux sans visage de Georges Franju, avec le grand Eugen Schüfftan à la direction de la photographie). La filmographie de Benitz subira une césure durant la guerre, contrairement au parcours de Käutner, poursuivi à coup de mélos inoffensifs, paraît-il. Curd Jürgens, solide (plaisanteries pas au goût des nazis), subtil (désarroi devant le sort des Rosenfeld) et lyrique (éloge surprenant des Rhénans), déploie un sentimentalisme viril envers la douce Diddo (Marianne Koch, bientôt dans Pleins feux sur l’assassin et Pour une poignée de dollars) ou le tourmenté lieutenant Hartmann (Harry Meyen, présent dans Paris brûle-t-il ?et accessoirement mari suicidé de Romy Schneider).





La longue séquence dialoguée d’ouverture de la réception funèbre révèle la nature théâtrale de l’œuvre, adaptée d’une pièce populaire de Carl Zuckmayer, et enferme une première fois le héros dans un huis clos au filigrane kafkaïen (plus tard, il passera deux semaines en cellule, histoire de le rééduquer par la tension et la terreur). Sur fond de sabotage finalement patriotique, ruse de hasard (défaut de conception d’un modèle d’avions ensuite rachetés par Franco !) et réponse sensée à la folie ambiante, le harassé Harras se sacrifie par un piqué déterminé sur le poste de commandement de l’aérodrome. Avec ses maquettes simplettes (en l’air ou sur terre, tels ces immeubles surplombés de faisceaux funestes au début et en coda), son escalier bourgeois desoapUS sudiste, sa désespérance tranquille, actée, sa mise en abyme discrète (esquisse de coulisses des planches à la Lubitsch, effets nocifs de la mise en scène aryenne), avec sa Gestapo triviale, presque cordiale, sa culpabilité partagée exempte de rassurant manichéisme, Le Général du Diableévoque davantage La Corde que Les Damnés, annonce le temps d’une scène d’espionnage auditif hilare La Vie des autres et comporte l’une des meilleures répliques d’humour noir du « septième art » (« Tu connais la différence entre la Suisse et l’Allemagne ? En Suisse, quand on sonne à cette heure, c’est le laitier »). La caméra de Käutner bouge et pourtant son film fait du surplace, comme anémié par l’évocation de la catastrophe irréparable en arrière-plan (l’opuss’achève sur le bras de Himmler hors-champ décrétant des funérailles nationales, mensonge étatique et méta). Portrait d’une époque de morts-vivants, de vivants déjà morts, cette chronique d’une mort annoncée délaisse l’analyse politique, psychologique, au profit d’une inquiétude métaphysique, le nazisme en principe maléfique et hypnotique.





On peut certes s’ennuyer un chouïa à ce cinéma-là, repentant mais pas vraiment, pas totalement, où les hommes boivent et s’étreignent, où les femmes, veuves ou sœurs, pleurent et déplorent le silence complice de leurs maris, leur aveuglement collectif. Fassbinder nous secouera tout ça et Petzold pourra dénigrer à raison le didactisme émotif de l’ensemble de cette production d’après-guerre, lorsqu’il fallait battre sa coulpe aux yeux de l’Occident en se gardant bien de regarder en face l’infigurable. Néanmoins, Le Général du Diable, conte d’hiver funéraire, ni réactionnaire ni révisionniste, encore moins fétichiste, empreint d’une tristesse sincère et un tantinet compassée, demeure un intéressant document (admiré par un certain Fritz Lang) sur la représentation d’un traumatisme (inter)national au terme d’une décennie (de découpe et d’occupation à quatre), sur la manière de dépeindre un « résistant » réfractaire, la gueule de bois vite dégrisé d’une (haute) société rabaissée à un gang d’assassins sur le point de disparaître, de se taire, de pratiquer l’amnésie volontaire (l’une des thématiques de Phoenix, dans le sillage du cynisme littéralement constructif du Mariage de Maria Braun). Ce qu’il perd en précision, en réalisme, en intransigeance et en coupant, le titre de Käutner le gagne en (relatif) courage, en qualité d’écriture (chaque mot se justifie, personnalise, nuance), en charme méphitique d’une (mortelle) absurdité au quotidien (en 1962, Le Procès de Welles transcendera jusqu’au cauchemar existentialiste l’oppression paranoïaque de l’individu trahi, traqué, exécuté par une monstrueuse « normalité »). La Seconde Guerre mondiale représente un sous-genre en soi, au sein duquel la biographie endeuillée, dévitalisée, condamnée d’un personnage hédoniste-tragique d’inspiration réelle mérite sa redécouverte, modeste sans être indigeste.   
  
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