Quantcast
Channel: Le Miroir des fantômes
Viewing all 2011 articles
Browse latest View live

Un amour violent : La Lune dans le caniveau

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rosa von Praunheim.


Avec son intitulé à la Pasolini et sa théâtralité à la Fassbinder, le film de Rosa von Praunheim livre le portrait dédoublé d’un personnage lui-même schizophrène, bloc de haine infinerédimé par l’amour d’une femme mise à mal. D’un côté, les monologues impersonnels, télévisuels, en vidéo, d’Andras Marquardt & Marion Erdmann, couple improbable promis au mariage ; de l’autre, une reconstitution stylisée, épurée, en noir et blanc élégant (duo de directeurs de la photographie). La césure formelle du mélodrame expérimental, daté de 2015 et cependant ipsofactonanti d’un parfum de seventies, voire d’une patine sirkienne au soleil près de la piscine, ne se résout jamais, le premier discours toujours en avance sur le second, réduit, en dépit de ses qualités de jeu (distribution plus qu’honorable, le solide Hanno Koffler, dirigé sur scène par Klaus Maria Brandauer en tête, et mention spéciale à la courageuse Katy Karrenbauer dans le rôle tabou d’une mère incestueuse, littéralement abusive), à un ersatz figuratif des propos précédents, dans leur franchise, leur part de non-dit, leur silence, aussi. Il s’agit, au final, d’un film en effet d’amour sur fond de violence familiale (le père ne vaut guère mieux), de prostitution, de prison, de karaté enseigné aux enfants (une deuxième mère, voilée, apparaît, rassurante, dans la partie documentaire). Le réalisateur, connu pour son activisme gay, s’autorise parfois, en POV, un humour noir un brin kolossal (les grands-parents relèvent de la caricature à l’eau-forte) et délivre une fable pas déplaisante mais assez désincarnée (un comble, au vu du sujet) sur la possibilité d’une seconde chance et l’élection des êtres, des sentiments, par-delà tous les obstacles du passé associés à un impossible pardon et à une vivante, souriante, résilience.        



Comrades : Les Hommes contre

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Bill Douglas.


Quelque chose ne fonctionne pas dans Comrades, l’on s’en doute dès le tout premier plan, une éclipse solaire accompagnée des accords dissonants de Hans Werner Henze (plus tard, des chansons folkloriques surgiront et des notes cristallines évoqueront le funèbre Nino Rota du Casanova de Fellini), symbolisme paresseux (mâtiné d’avant-gardisme musical) des jours sombres à venir, déjà là dans ce Dorset de paysans – pas d’agriculteurs, vocable politiquement correct dû à un changement de statut, malgré des suicides ici aussi – exploités avec paternalisme pour une pitoyable poignée de shillings. La coda réflexive, outrageusement brechtienne, donne un indice de l’incomplétude : le monologue de Loveless (patronyme antinomique), de l’acteur autant que du personnage, tous les deux peu à peu quittés sur une scène s’obscurcissant par une caméra aérienne, rime et relit la tirade finale du Dictateur, pareillement problématique. Cependant exempte des élans (pathétiquement) pathétiques de Chaplin grimé en Hitler, ou l’inverse, elle s’adresse au spectateur du film et au public de la diégèse, supporteurs des forçats venus assister à leur émancipation. De manière significative, la foule sonore, énergique, reste hors-champ, en annonce prophétique et ironique de la désaffection populaire promise au métrage à sa sortie « résistante » sous l’ère thatchérienne. Deux ou trois décennies plus tard, les membres de cette profession dérisoire, parasitaire, insignifiante et parfois nécessaire dans son défrichement, dans ses déchiffrements, dans sa mission de transmission – la critique de cinéma, voilà – loue à l’unanimité (jamais bon signe, ceci) un « chef-d’œuvre » et se lamente sur la mort prématurée de son auteur.



Laissons les professionnels des bons points souvent scolaires et des gifles (à peine) écrites se gargariser avec un vocable dévalué ; observons les cent soixante-quinze minutes de Comrades(mot prononcé par un intendant avec tout le mépris de ses beaux habits, de son dégoût à renifler la puanteur du peuple en sueur) sans apriori, hors celui, positif, favorable, de notre admiration envers la trilogie précédente (le second et dernier effort, hélas, de Douglas constitue à son tour un triptyque – exposé, procès, exil puis court retour – et une inversion-prolongation des trois travaux récemment redécouverts, jusqu’à la cassure géographique et fantasmatique, l’Australie désormais substituée à l’Égypte). Comradess’avère tout d’abord une belle chronique chorale et impressionniste où le cinéaste observe de manière souveraine – chaque plan, chaque cadrage, chaque durée s’inscrivent dans une évidence constamment séduisante – un ensemble de personnages placés dans une situation littéralement intenable, à bénir et à se partager entre pauvres un pauvre morceau de pain avec la dignité cérémonielle de croyants et d’enfants (une gamine marchande des copeaux, mesure le temps de la déportation paternelle, grandit en accéléré). Il évite aisément les écueils du sentimentalisme, du misérabilisme, du picturalisme, bien que le film arbore une évocatrice picturalité, un génie (du lieu) anglais apte à saisir en un instant, une image, un endroit, un paysage. Même le manichéisme, piège facile pour ce genre de sujet – les gentils exploités contre les méchants exploiteurs – se voit conjuré par des nuances psychologiques (le propriétaire en vient à respecter « l’étrange regard » confiant de son ouvrier récalcitrant, le vieil aristocrate approuve et transmet les idées républicaines d’un billet jeté sur la route par un innocent entravé), ou drolatiques (le vicaire voyeur de mauvaise foi perd son chapeau dans le simulacre de justice en triolisme).



Douglas ne s’embarrasse pas non plus de joliesse décorative (à la limite de l’obscène figuratif), de souffle supposé épique (la fresque s’étend sur trois heures environ et s’appréhende purement dans sa dimension intime, comme une réponse au lyrisme intériorisé d’un David Lean), d’affrontements entre antagonistes sociaux transformés en « morceaux de bravoure » cinématographiques (Une chambre en ville de Jacques Demy, disons, et pas au hasard). Ni Tony Richardson (vitalité de Tom Jones, 1963), ni Kubrick (ironie et larmes de Barry Lyndon, 1975), moins encore Polanski (désenchantement bovaryste de Tess, 1979, son contemporain historique, les deux titres antérieurs sis un siècle plus tôt), trois glorieux ancêtres naturellement à l’esprit, Bill Douglas filme au plus près les visages et les corps, les maisons et les champs, les rapports de force entre les classes (marotte britannique dont on ferait bien de s’inspirer plus souvent, en démenti au mensonge démagogique d’une égalité de droits à défaut de fait). Flanqué du fidèle, talentueux, Gale Tattersall, directeur de la photographie à l’œuvre sur My Childhood et My Ain Folk, outre La Forêt d’émeraude, Link, Homeboy, The Commitments et même Docteur House) et d’une équipe technique irréprochable, il parvient à ressusciter un monde définitivement évanoui, à la fois en pensée, au quotidien et dans son imagerie (le film se tourna dans un village annexé-acheté par l’armée en terrain d’entraînement, bigre). Avec son obscurité rurale réelle et métaphorique (regardez cette forêt brumeuse), le film paraît associer la Hammer à Ingmar Bergman (notez les deux églises, les deux façons de prêcher), le réalisme social en mode Loach à une stylisation de rythme, de construction, volontiers parcellaire et rétive à tout spectaculaire.


Le spectacle, le réalisateur le dévolue à son alterego, un lanterniste itinérant interprété par un Alex Norton digne d’un Fregoli (ou d’un Peter Sellers) car il endosse diverses défroques en parallèle à l’évolution des techniques optiques (la collection renommée de Douglas lui servit gracieusement), aux balbutiements du cinéma (le Coppola de Dracula matérialisera les médias du roman de Stoker à l’intérieur du récit, dans sa texture méta). L’homme d’images commence d’ailleurs son pèlerinage – Loveless, de l’aveu de l’auteur, représente une sorte de saint laïque, de Gandhi British lecteur de Fénelon égaré au pays des kangourous – par un saccage vu de loin, les ouvriers agricoles grimés en bonnes femmes (dirait Chabrol), coupables d’une jacquerie transgenre vite matée, en répétition à cheval du sombre sort qui les attend. Dans Comrades, les deux réalités, les deux registres visuels s’affrontent, s’épousent et se répondent, par exemple le temps d’un plan en ombres chinoises à taille humaine, silhouettes de riches derrière les rideaux de hautes baies vitrées éclairées dans la nuit. Des adolescentes dessinées dans une vitrine transmuées par un zoom arrière en crâne de cimetière ou un squelette surmontant une devise en équivalemment du mementomori, sans omettre des chaises ouvragées ramenées à leur menuisier en quête d’un supplément (elles serviront lors d’une rencontre de doléances en forme de non-recevoir, de promesse d’augmentation non tenue) : les débuts du syndicalisme, entre amateurisme et scoutisme de cérémonie secrète aux faux airs de fraternité maçonnique, n’augurent rien de bon, à l’ombre de la mort ou du refus. Bientôt survient le long voyage de l’autre côté du monde, de « l’image du monde » (imagomundi), plus précisément, carte enfantine balayée en panoramique sur fond de cordes (délocalisation des prises de vues autour de Broken Hill, là ou Ted Kotcheff filma Réveil dans la terreur).


Douglas, dans un décor à la Mad Max, s’accorde au dreamtime languissant des Aborigènes (alcoolisés, utilisés, photographiés en témoins mutiques des incompréhensibles agissements des Blancs) et « se lâche », ose la trivialité, au carrefour de la BD (geôlier sadique, zoophile, assassiné, ses os léchés par un vautour emprunté au Conan le Barbare de Milius) et du geste arty (plan de sol craquelé, dévoré par la chaleur, maculé d’un jet de sang causé par le fouet, à des années-lumière du dolorisme christique de Mel Gibson). James Fox et Vanessa Redgrave, « aristocrates du cinéma » en écho à la division du péplum d’antan – les Américains en plébéiens, les Britanniques en patriciens – font un petit tour de piste sous la panoplie du gouverneur au bon cœur, croit-il, de la cavalière aristocrate en mal d’amour, avant qu’un wagonnet mû à main d’hommes épuisés ne déraille en farce payée au prix de la souffrance. Sous ses allures de nature édénique, le continent des antipodes européens s’avère bel et bien un enfer provisoire – lire sur une trame jumelle, elle itou transposée d’un fait divers, le beau roman de Michael Morpurgo, Seul sur la mer immense, avec les orphelins de Sa Majesté pas si gracieuse déportés sur le territoire du Razorback en 1947 – avant que le film ne s’achève, comme dit-décrit supra, par un appel à l’union (double sens, francophone et anglophone, rassemblement et syndicat) en regard caméra. On le voit, Comrades ne manque pas de qualités, de beauté(s), de générosité, de simplicité – peut-être cette dernière en guise d’explication au sentiment d’insatisfaction général et final.


Puisque l’expression « dignité humaine » nous fait rire ou pleurer, surtout à proximité d’une prison ou d’un hôpital, en France, en 2017 ; puisque les termes « humanisme », « liberté » (écho salvateur, rassérénant des montagnes désertes soudain animées), « solidarité » (syndicale) ne nous disent rien (de bon), nous interrogent (aucune liberté ontologique à l’intérieur d’un corps condamné à crever), nous indisposent (collusion des puissants et de leurs dociles opposants, bien perçu par un Loach documentariste) ou nous donnent la nausée (bons sentiments de bénitier, de leçons de morale et de style, de citoyenneté intéressée, d’immobilisme confortable) ; puisque le Progrès (hypothétique compagnon des projections), suspect à l’époque de Poe, périt après Auschwitz et Hiroshima (progrès technologique de s’exterminer en masse, « cela et rien de plus » croasse le corbeau ou le rabat-joie, votre serviteur), on se gardera de les employer, on les cédera volontiers aux commentateurs énamourés, dans leur aise économique (un film sur des prolétaires adoubé par des bourgeois, snobé par ceux qu’il entend portraiturer en partie : aporie de Comrades, davantage stimulante ou désolante que les éloges en chœur et les lamentations posthumes, non ?). Bill Douglas, grand cinéaste et politologue disons limité – la parabole (sur la bonté congénitale de l’espèce humaine tributaire de son environnement) des pommiers non responsables de leurs fruits, soumis à la bienveillance ou à la malveillance du sol, infligée au gosse sur le point de renier ses origines, sa « basse extraction » en carrosse de métal, trahit une maladresse, une naïveté, une mauvaise vue, à courte vue, étayée par un déterminisme justement en contradiction avec la liberté réclamée, « à corps et à cri », de douleur, même si un ultime trait d’humour (« Tu parles comme un prêcheur ») vient la relativiser –, convainc et déçoit d’un seul élan, réussit en termes de cinéma ce qu’il rate en matière d’analyse sociétale.


Plus grave, il échoue à réellement créer une dynamique de concorde, à transcrire un enthousiasme de groupe. Tous les hommes de Comrades ne parviennent pas à la « camaraderie » (ils se contentent de la famille), elle demeure un mot creux, un idéal invisible, le reflet du statut du cinéaste dans une industrie fragile et consanguine (reproche des liens génétiques de l’accusation par l’avocat improvisé des spoliés). Franc-tireur isolé, peu reconnu et soutenu de son vivant, en butte à une production et un tournage épuisants (cf. le dossier de presse), Douglas, malgré son attachement identitaire et imaginaire au projet, ne semblait pas être le meilleur choix pour traiter une histoire de refus à plusieurs. En vérité, jamais la sensation de révolte, révolutionnaire ou non, n’appert, l’un des mutinés, salement amoché sous le soleil australien et les coups du gardien, se bornant à montrer sur ses doigts le salaire de misère, quand on s’attendrait à ce qu’ils forment un poing (clin d’œil au F.I.S.T. de Jewison avec Stallone en Krasucki des USA) afin de le foutre dans la gueule du « destin », accessoirement du vilain faquin financier escorté de son homme de main. On peut comprendre et estimer la philosophie pacifiste de Loveless et Douglas mais leur passivité (pas même l’esquisse d’un geste d’évasion en Angleterre, et trop tard ailleurs) confine à l’attentisme, à la récompense saugrenue d’un happyendà tort chorégraphié en petit exercice de distanciation à la Brecht (souvenir probable des années de formation théâtrale du réalisateur). Le dramaturge allemand visait une participation du spectateur, à tout le moins sa méfiance envers l’illusion (comique ou dramatique) représentée, miroir de la comédie humaine et du spectacle en continu des structures d’oppression (je schématise et je vais vite, je l’admets), l’art perçu en dressage implicite, en héritage (pontifierait un Bourdieu) de « l’ordre naturel » (tu parles) des choses invoqué par l’ecclésiastique dans sa défense éhontée des privilèges et de l’injustice.


L’impact durement politique du dispositif échappe visiblement à Douglas et son appel en épilogue résonne plus comme un prêche convenu, inoffensif, œcuménique, à travers le « quatrième mur » ou l’objectif de la machine « à momifier le mouvement » qu’en aiguillon d’action, en invite à quitter la salle ou la maison afin de faire vraiment advenir, ici et maintenant, un univers un peu moins suffocant, invivable. Pareillement, son déploiement d’appareils scopiques participe d’une nostalgie muséale au lieu de constituer les jalons d’une réflexion insurgée, approfondie, sur la nature, la réception et les modifications (esthétiques, politiques, économiques, métaphysiques) sociétales, mentales, des images filmées, diffusées, tripatouillées (par la propagande, meurtrière ou bien-pensante, adéquation de détestation). Comrades, avec ses éclats de mélancolie, avec sa boucle bouclée dans l’humilité, dans le témoignage éloigné de la rage – à ce cinéma-là, on peut largement préférer un cinéma dit de guérilla – se lit aujourd’hui, dans une version superbement restaurée, conforme au montage souhaité, en film intéressant, important en soi et au sein de la filmographie insulaire (en 1986, l’année de sortie de l’opus de Douglas, Stephen Frears, dans le sillage de My Beautiful Laundrette, s’apprête à réaliser Prick UpYour Ears et Sammy et Rosie s’envoient en l’air, autre trilogie-brûlot remplie de colère, de sperme, de confrontation physique, tout ceci absent du précédent) autant qu’une œuvre inaboutie, parfois bien trop polie (ah, ce plan des hommes main dans la main sous un arbre crépusculaire à faire défaillir de ravissement le Terrence Malick des Moissons du ciel et du Tree of Life), tant mieux et tant pis. Au lieu d’encenser les morts en perdant son temps au cinéma, finissons sur un (vrai) regret : que Bill Douglas, avec ses capacités et ses manques, ne put mener à bien d’autres ouvrages, d’autres visions, d’autres fables, miroitées ou non. Restent six heures admirables et discutables auxquelles revenir avec plaisir, surtout en ces temps troublés, navrants, dans les cinémas et au-delà.    

   

Man on High Heels : Le flic était presque parfait

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Jang Jin.


À Eva Robin’s, pour l’éternité sur sa plage enténébrée.

Quelle joie de retrouver le cinéma sud-coréen, un cinéma de cette qualité-là, en tout cas ! Écrit-réalisé par le méconnu (ici) et pourtant productif Jang Jin – la quarantaine, venu du théâtre, passé par la TV et même le télé-crochet, une vingtaine de longs métrages en une vingtaine d’années, une société de production à la Johnnie To, marié, deux enfants –, voici un grand et beau mélodrame qui redonne foi dans les images, dans les hommes, surtout ceux qui se savent femme à l’intérieur d’un corps d’homme, et inversement. Ji-wook – tout simplement excellent Cha Seung-won, ancien mannequin, acteur éclectique et populaire, présent à la TV et même dans de la télé-réalité culinaire, dans un rôle doublement délicat (délicatesse et difficulté), complexe, courageux (en Corée ou ailleurs) et à contre-courant, apparemment, de ses avatars virils –, policier musclé naguère Marine (Eisenstein à bord du Potemkine apprécierait) retapé par des plaques en acier greffées, sorte de Maud Marin délocalisée portée à l’automutilation, aux émissions pour ménagères (de moins de cinquante ans, assurément), dissimule sa vraie « nature » sexuelle sous la carapace d’un surhomme increvable, d’un exterminateur impassible, cyborg insensible (à la douleur de ses assaillants) et super flic individualiste à faire pâlir le duo Hill/Spencer, à Miami ou Séoul. L’ouverture du film, un modèle d’exposition narrative – le boss attablé à un banquet raconte, rêveur, sa rencontre, dans un sauna solitaire, avec le corps sculptural, couvert de cicatrices, de l’officier agressif, sa bite (dixit) devant son visage avant que ses poings ne viennent marteler le sien, le souvenir inoubliable joliment incrusté au creux d’un verre – et de violence remarquablement chorégraphiée, découpée, filmée, morceau d’anthologie à la grâce sauvage, en contre-plongée iconique, en parfaite lisibilité de mouvement et de montage (dû à l’auteur himself flanqué de Yang Dong-yub), donne immédiatement conscience du talent en présence.

La suite prolonge et développe sans faillir, sans trahir, alors que le récit déploie trois trahisons (une avérée, deux symboliques) et une fidélité indélébile à une petite fille devenue barmaid, occasionnellement assistante pour fournir une arme chargée, négligée, ou appât pour choper un violeur en série de parking souterrain (criminel arrêté émoustillé par les menaces du flic, comme si une fille chuchotait à son oreille !). Tout le monde aime Ji-wook, lui qui s’aime si peu, qui ose à peine se travestir en pleine nuit, son ascenseur, hélas, se voyant vite rempli de témoins interloqués par son apparence et sa voix (encore une séquence suprême, dans un autre registre, celui de la comédie). Du partenaire juvénile énamouré au gangster admiratif, du commissaire gueulard (acceptant quand même sa démission répétée) à la chanteuse esseulée (un air de The Killer, alors), de l’amie médecin confidente à la femme d’affaires conseillère (formidable personnage et belle actrice que Lee Yong-nyeo, apparue dans Je suis un cyborg, justement, et Mademoiselle, tous deux de Park Chan-wook), chacun(e) le chérit à sa façon, foyer de lumière et d’obscurité, de silence et de sourire, d’endurance et de souffrance, à possiblement rapprocher du Samouraï autiste et suicidaire de Melville (Woo, bis). Les deux principales lignes diégétiques, l’opération programmée à l’étranger, la traque d’un truand (le procureur trop sûr de son pouvoir périra dans un bain de sang, son crâne défoncé à coup de portière), se tressent et s’enlacent à la manière d’amants miroités, de sujets objectivés, à l’instar des deux adolescents d’un bel amour de jeunesse interdit, évoqué avec une pudeur édénique et une valse mélancolique (musique inspirée, variée, de Kim Jung-woo), au risque généreux du sentimentalisme adouci et du chromo rural.

Le départ du lycéen élu pour la capitale (trouvaille sensuelle de l’air soufflé en cours dans son cou) provoquera, au sens propre, la chute de l’initiateur (maquillage sur la glace, présage de la parure au club) au cœur détruit, la promesse faite à la sœur survivante de toujours la protéger, de veiller sur elle toute une vie, y compris lorsqu’elle se marie enfin à la fin du film, mais pas avec notre protagoniste. Constamment séduisant (direction de l’élégante et chatoyante photographie confiée à Lee Seong-jae, auparavant à l’œuvre sur les plus sombres, assourdis, The Chaser et The Murderer de Na Hong-jin, l’illustrateur de The Strangers), émouvant (le héros pleure, nous aussi, ou presque), violent (dureté des actes et des sentiments), Man on High Heels (le titre international précise l’identité sexuelle tandis que le sous-titre d’affiche de son adaptation française, Le Flic au talons hauts, demeure dans la neutralité de l’uniforme et de la fonction, en sus d’adresser un clin d’œil bienvenu à Talons aiguilles) dresse avec virtuosité, intégrité, équanimité le portrait d’un homme dédoublé, d’un acteur sur la scène attristée de la comédie humaine, de la comédie de mœurs de la masculinité. Sa déchirure ne se situe pas seulement au niveau de son entrejambe, et la guide lucide rencontrée dans une église – scène mémorable sur le supposé caractère contre-nature, anormal, de la transsexualité – souligne que la féminité s’acquiert d’abord et avant tout en esprit, que la correction opératoire ne fait que libérer une psyché dissociée, entravée dans la mauvaise enveloppe de chair étrangère.



Plutôt Super Jaimie que Steve Austin (lui fait remarquer, ivre, son collaborateur sur le point de succomber à un ballet funèbre de parapluies à la Demy, à la Hitchcock, reprise d’un combat tétanisant et humide rappelé par le fraternel malfrat), Ji-wook devra payer au prix fort, celui d’une presque mort, celui de l’exécution de ses proches, sa quête physique et morale, son chemin de croix trivial vers la rédemption d’un autre nom, d’une autre vie dont rien ne garantit, bien au contraire, qu’elle se déroulera au paradis. Sa propre rage irrigue celle des hommes qu’il déçoit, qu’il trouble (baiser d’ivrogne, main posée sur le genou puis retirée dans un bref malaise), qui ne le comprennent pas assez, ou trop tard. Rien de plus proche de la haine qu’un amour blessé, défiguré – ne plus reconnaître la face aimée, modelée suivant ses attentes, au miroir de sa vérité indicible, insupportable – et la profondeur des personnages, de leurs relations, du travail du « thème » (ou t’aime), démontre à quel point le cinéma sud-coréen fait honneur au spectateur, local ou cosmopolite, à son cerveau, à son cœur, à sa capacité à s’identifier à l’altérité familière. Rassurons les plus poltrons : Jang Jin ne joue pas les VRP de la mouvance LGBT, il ne verse pas dans le didactisme lacrymal, œcuménique, d’un Pedro Almodóvar (Tout sur ma mère, par exemple), il ne cherche pas, via un plaidoyer pro domoemballé dans le divertissement transgenre (spécialité de cette filmographie), à convaincre le public de la sainteté ou de l’attractivité de son flic se désirant fliquette (les gays, dit la dame autrefois opérée, se font accepter par leur réputation de création, d’originalité, les transsexuels, eux, se voient reniés par leur famille et contraints, par pauvreté, de fouiller les poubelles, de se travestir en poupées plus ou moins féminines, conformes à l’image majoritaire de la féminité, cette précarité à venir, outre le coût du changement de sexe, justifiant l’acceptation de la proposition de protection et l’offre de fric du frérot hors-la-loi, contre la récupération illégale d’obligations russes en pactole futur, mondialisation généralisée, boursière, oblige).

Ainsi, Man on High Heels, film de genres (de cinéma, d’anatomie) où l’on rit aussi beaucoup (silhouettes du médecin magnanime aux recommandations nutritionnelles incongrues, du guichetier gentiment complice lors de l’embarquement « en tenue d’apparat », au « grand jour », fouille et remise en ordre absurde, à la Kitano, de la tanière design aux larges sous-vêtements de femme étendus), où l’on frissonne, où l’on s’horrifie, ne s’enlise jamais dans les marécages à la mode des « théories du genre » étasuniennes, marotte stérile et lobbyiste d’universitaires titillé(e)s, dans leur oisiveté, par la question identitaire. L’argumentation, Jang la laisse à ceux qu’elle intéresse, qui la professe, il choisit, lui, hétéro quasiment caricatural (mais les homos singeant, réclamant légalement le triste destin-bonheur formaté de l’hétérosexualité, avec union civile ou religieuse, femme ou mari, enfants, voiture, maison, chien, relèvent à leur tour de la caricature, quitte à outrager rétrospectivement de vénérables et scandaleux outsiders nommés Proust ou Burroughs, sans compter les membres de leur « communauté » ne pensant pas comme eux, ne se sentant pas représentés par eux), d’accompagner avec finesse (du classicisme) et tendresse (frémissement de quelques plans en caméra portée) un homme divorcé de sa masculinité. Son parcours touchera, dev(r)ait toucher, malgré l’échec commercial du film, tous ceux encore vivants, désirants, peu importent leur « orientation sexuelle », leur sexualité vécue, fantasmée, les raisons qui les poussent à se réinventer (« Rien ne change », fredonne en refrain l’experte du shaker), consciemment ou non. Davantage que d’un polar sexuel (primé à Beaune, jury présidé par Sandrine Bonnaire), il s’agit d’un drame existentiel (les deux aspects insécables, certes), et en cela on peut aisément, évidemment, le rapprocher de Cruising et M. Butterfly.


Les deux opus admirables de William Friedkin et David Cronenberg, également, dans une moindre mesure, sous-estimés, confidentiels, attaqué par aveuglement, voire hypocrisie, ou ignoré avec indifférence, contresens, racontaient avec une radicalité magistrale (et un regard hétérocentré) un désenchantement à l’ombre du fait divers (meurtres en série ou diplomatie d’espionnage), une cassure définitive de l’intériorité de personnages – le flic d’Al Pacino, la comédienne d’opéra de John Lone – sidérés, sinon vampirisés, par leur double artificiel, par une panoplie infine confondue, ou impossible, désormais, à confondre (dans les coulisses glacées d’un « panier à salade » parisien), avec leur première peau. Un miroir d’appartement ou un masque de scène s’y avéraient des accessoires dangereux, bien trop révélateurs, confirmés et contredits dans le même mouvement par le « principe de réalité » indissociable de celui du « plaisir » (entre hommes, dans la sueur ou la soie). La métamorphose n’aboutissait pas, la chrysalide ne se brisait que pour laisser surgir, apparaître dans son obscénité d’innocence, d’immanence, un monstre ou un déshérité de l’existence, somme de transformations au quotidien, dans le corps et l’âme de nous tous des deux côtés de l’écran. Moins pessimiste, plus ironique, Jang Jin parachève sa fable dynamique et psychologique, spectaculaire et sincère, par le retour du fameux naturel chassé, grimé, avec une barbe et un paquet de cigarettes.

Au volant, avisant le faire-part de mariage de Jang-mi (une carte avec deux chaussures, de ville masculine et escarpin féminin, l’amie d’enfance « propriétaire » d’une « chaussure » à son pied, selon l’expression), il boit une gorgée d’eau de bouteille (fumer nuit aussi à la santé, là-bas) et repense, victoire à la Pyrrhus, résurrection (vie sauve sur ordre du frère aîné, l’amie de cœur gazée dans une voiture prête à être incendiée, prête à subir le sort atroce de la femme du poétique Henri Michaux) aux allures de prison, à celle qu’il pouvait, voulait devenir, qu’il entrevit au sortir de l’église solaire de l’épilogue sous les traits fascinants d’une femme muette, « parfaite » dans sa redéfinition corporelle et spirituelle, envoûtante veuve noire à la peau livide, jadis présente dans la clinique des piqûres d’hormones féminines (faux-semblants de drogué), l’observant alors avec un regard déjà amoureux. Il lui sourit un peu, la salue, se détourne. Dans l’habitacle, son auriculaire se redresse, signature discrète de sa schizophrénie à peine perceptible, habillée pour la société (Dressed to Kill, dirait De Palma). De tels moments surprenants, signifiants, frisant le sublime, Man on High Heels en contient un nombre certain, réminiscence en robe sous la pluie associée à un dérapage automobile, conduite lâchée, yeux fermés, en écho à l’ado immobile sur la route nocturne, auréolé par les phares, ou baiser hétéro donné à la sœur, histoire de retrouver un peu, par procuration, par subterfuge, le goût de la bouche du frère à jamais perdu (car qui sait vraiment aimer son opposé, purifié, pourquoi pas, avec une tendre crudité, des représentations, des illusions, des admonestations estampillées bienveillantes ?).


Oui, nul besoin de « virer sa cuti » pour apprécier (votre serviteur avoue volontiers une hétérosexualité carabinée, calibrée, désespérée d’elle-même et de ses limites implicites) à sa juste (très élevée) valeur ce mascara dépourvu de mascarade, cette césure fondamentale, individuelle, dupliquant, en filigrane politique, cf. l’annonce du JT dans l’aéroport, la séparation collective et dramatiquement problématique des deux Corée, cet éloge de la beauté du mâle s’autorisant, par les soins d’une consœur insoupçonnable, à entrevoir sa « part féminine » (animus et anima, analyserait Jung), ce métrage hybride au sein même de la langue (film au masculin et œuvre au féminin) cristallisant et incarnant souverainement, au-delà d’une réflexion méta sur le corps au et de cinéma, une cinématographie protéiforme à la vitalité, à l’enthousiasme et à plénitude irrésistibles, bienheureusement loin, très loin, d’imageries occidentales pour la plupart paupérisées (formes et idées), tellement ressassées, complaisantes, autarciques, insignifiantes, cyniques, mercantiles, moribondes (chaque nation mérite ses productions, non ?). Grand film (modeste) et grand cinéma (lyrique), voilà ! 


Near Death Experience : Vendredi 13

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Benoît Delépine et Gustave Kervern.


L’existence ? Une expérience de mort imminente, en effet, et si vous l’ignorez encore, que faites-vous donc à nous lire ? Le film s’ouvre par un générique difficilement lisible d’Antoine Robert sur fond d’orage stroboscopique. Privé de pluie, le tonnerre, flanqué d’un vent chuintant, martèle la bande-son et des flashesd’arbres noirs sur fond obscur, laiteux, scandent un jour de colère, une nuit de fin du monde et peut-être du cinéma, surtout français, la direction de la photographie naturaliste et soignée attribuée au fidèle Hugues Poulain. Durant le tout premier plan, au bord du plan-séquence, Paul, au comptoir d’un bar entouré de tons violets, au fond de la perspective, sirote un verre blanchâtre, entre l’anisette et l’orgeat. Ses trois collègues de travail, de bureau, étêtés par le cadre, deux hommes et une femme, les cinéastes et une complice, discutent un chouïa, à mi-voix, et se font offrir l’addition par le quatrième larron peu loquace, tournée assortie d’un second breuvage pour lui. On se dit à demain, on s’en va, l’image, en Scope ample et funèbre, souvenez-vous des serpents et des enterrements à l’horizontale moqués par Fritz Lang, puis remarquez les récurrents décadrages du personnage à droite de l’écran, dans son refus du moindre apprêt, dans sa clarté de composition, donne un avant-goût de ce qui suivra. Voici, disons, un film à trois, les deux réalisateurs et l’acteur, à un caractère, à un décor, celui de la Sainte-Victoire et de ses alentours aixois, Parages du videà la Jean-Louis Aubert, à un argument, le suicide, programmé ou improvisé, d’un employé de l’assistance téléphonique de feue France Télécom, aujourd’hui Orange.

Unité de temps, deux ou trois jours, de lieu, ce massif rocheux qui inspira Cézanne, d’action, marche vers la mort retardée par les touristes, les randonneurs, la propriétaire d’une piscine désaltérante, un idiot de village à la veste de chasseur épris de parties de cyclistes, une jeune conductrice serviable et d’une familière lâcheté. La tragi-comédie se déroule dans et sous la lumière du Sud à nulle autre pareille, dans la Provence de l’absence, territoire millénaire, indifférent, calme et silencieux, où errer en dessinant, mal, une représentation de bœuf, comme autrefois dans les cavernes préhistoriques, en ne sachant plus allumer un feu à mains nues, en parlant à des tas de pierres aux faux airs de tombes juives, représentant la femme et les enfants laissés loin derrière, alors que l’on disait, un cubi de rouge à portée de main sur la table basse, ne partir qu’une heure à la famille rentrée de ses courses, elle aussi sans tête. L’élément déclencheur de la fuite définitive, il faut le chercher, qui sait, à la TV, au JT de Jean-Pierre Pernaut, déjà présent dans La Carte et le Territoire, y faisant, bon sang, son coming out. En ce jour de tour maudite à Tours, en cette journée fatidique de superstition, par ailleurs titre d’une dispensable franchisede films dits d’horreur dans le sillage des grands Mario Bava (La Baie sanglante, 1971) Bob Clark (Black Christmas, 1974) et John Carpenter (La Nuit des masques, 1978), Paul, vêtu de sa tenue de vélo, enfourche le sien sur les routes estivales et l’abandonne en vrac au pied de la montagne. La pente gravie, le souffle coupé, des filets de bave visibles, il délaisse le rap de son habitacle, ceinture de sécurité non mise, soinsupportable signal d’avertissement, soliloque en voix off sur sa vie, sur le désastre banal de sa vie, sur son envie d’en finir, partagée par tous au fond, mais l’on se retient pour les enfants, justement, ou alors on se suicide en douceur, à petit feu, grâce à la vieillesse.


« Je suis mort » dit-il à voix haute, contradiction phénoménologique en réponse au « La vie doit être enivrante » répété en mantra plus tard, pendant un danse cérémonielle à la Antonin Artaud, rite du soleil non plus noir mais jaune et blanc, croisement de van Gogh et Camus. Pas de « pensée de midi » ici mais des « idées noires » à « rire jaune », une suite de monologues à la fois souvenirs et aphorismes, ou épitaphes. « Tu parles trop, décidément, et tu ne te suicides pas assez » se reproche, avec une drolatique lucidité, le solitaire « mis au vert », avec son bas noir épousant ses jambes maigrelettes, avec son haut rouge portant le logo d’une célèbre marque de stylo. Un peu moins d’une heure et demie pour faire le tour de sa vie, pour éplucher, voire déchirer, le CV, pour conseiller à l’astre crépusculaire d’aller se coucher, tandis que l’on s’endort sur le flanc, sans même une couverture. Un lapin mort ne servira pas de nourriture, à peine un fond de pot de confiture, fraises, framboises, fruits rouges, allez savoir, trouvé dans un containerà l’orée d’un sentier forestier, étape mémorielle où surgit le souvenir de Pépé, pas celui ou celle de Léo Ferré, certes, libre à son époque des diktats de performance, dans tous les domaines, de la nôtre, règne de la normalité télévisée, cause du malheur généralisé de chacun « d’être comme il est. C’est foutu. » Paul mime et rejoue les scènes au téléphone, clients mécontents, insultants, dotés, Dieu du capitalisme merci, de l’Internet illimité, il s’interroge sur son impuissance à la mise à distance, à l’oubli du jeu qui rend triste, qui fait prendre la vie trop au sérieux, elle à lire plutôt en « partie de billes entre deux néants ».


Ombre fragile parmi le gris de la pierre et le vert de la nature, il possède, le temps d’un plan dos au soleil, une allure de Nosferatu, silhouette noire démesurée sur le sol caillouteux, remarquant au passage, en mouvement vers nulle part sinon le trépas, le sien en répétition du nôtre, que l’apparence de l’adulte rejoint celle de l’enfance, similarité désolante et paraphe d’une régression confondante. Le roadmovieau grand air, dans le silence, ressasse avec délicatesse et finesse un mementomori afin de s’en convaincre soi-même, de passer à l’acte au-dessus d’un barrage ou d’un précipice dans lequel, fortuitement, le protagoniste glisse, récoltant un gnon au front et la rencontre sonore avec Miss Endorphine, bien connue des coureurs mécaniques, neurotransmetteur de l’éphémère félicité. De sa voix douce, elle le rassure, lui signifie sa persistance à demeurer en vie. Elle reviendra, on la réentendra, au final, au tout dernier plan, lorsqu’elle prend congé de l’homme au sol, volontairement tombé de la bagnole secourable, un bouquet d’herbes ou de fleurs destiné à l’invisible juvénile, allongé face au ciel sur la chaussée saisie en diagonale, la caméra s’élevant au rythme du poème Élévation de Baudelaire, l’un des préférés de Michel, dont il omet cependant les deux premières strophes, sorte de contexte littéraire résumant ce qui précède à l’intérieur du film et du récit. Un clac percute le cut de l’écran noir, fin de l’odyssée, fin de l’évocation, fin des notes de Schubert, de la voix allemande déclamant l’on ne sait quoi, là itou rajout de l’écrivain proposé, accepté par le tandem.

La société responsable s’appelle No Money Productions et porte bien son nom, sans doute, mais il émane de Near Death Experience une vraie beauté, une surprenante science du cadre, pas seulement redevable au cadre lumineux, minéral, épuré, apaisant davantage qu’anxiogène. Il faut apprivoiser la rudesse visuelle des premières scènes, pour ensuite sentir à chaque image les senteurs et les vibrations d’une terre à nos yeux et à notre cœur bien chère, puisque l’on y naquit au siècle dernier, ceci écrit sans nostalgie. Paul ne regrette rien, lui non plus, il pensait s’être habitué à la « petite vie » de tant de gens, il estimait pouvoir aller jusqu’au bout, au moins avec un bon canapé, son retour à la civilisation, symbolisée par un panoramade lumières lointaines à l’horizon de la nuit, lucioles égarées dans le cosmos infini, en partie motivé par le plaisir et la nécessité culturelle, historique, de retrouver le confort occidental du nouveau millénaire. Hélas, tant mieux ou tant pis, une remarque anodine et gentiment condescendante de l’automobiliste à propos de son « amoureuse », notez le lexique infantilisant, le projette sans prévenir sur le bitume imaginé brûlant, sa culbute et ses ronds de tonneau aperçus dans le rétro extérieur. Voilà. Tu vas mourir dans deux minutes, précise la voix imaginaire, sincère. Tu ne parleras plus seul, très jolie scène, avec son pendant adressé aux enfants absents, à ta femme restée en ville, lui avouant ton amour pour elle, ta misère sexuelle, ton désintérêt pour la corporalité, la promiscuité, avant elle, liberté perdue, paix gagnée. Tu ne te demanderas plus ce qu’il advient du monde, ce qui se passe dans le monde, tu ne t’en foutras plus non plus.


Le clébard court sur pattes vautré par terre dans l’appartement, les bonjours des marcheurs auxquels tu ne répondis pas, la rambarde en ferraille enjambée sans sauter, la fourmi fichée au bout d’une brindille, se débattant pauvrement, métaphore d’entomologiste de la « condition humaine » à son nadir, les cigarettes fumées de cette façon si particulière, entre le majeur et l’annulaire, l’escalade à un mètre du sol, l’incroyable escapade terrienne sur la Lune, l’hélicoptère probablement de recherche, la fourche vaginale de l’arbre à l’envers, la tente des campeurs pas contents, on les comprend, transformée en trampoline, la cape incongrue avec un drap, le rock tonique de Black Sabbath et le visage livide d’Ayrton Senna sachant qu’il aller se crasher, tout cela disparaît avec toi, avec le film en train de finir, déjà terminé, chronique d’une mort annoncée aux odeurs de thym, de romarin, de clope avec filtre et de sueur au chlore. Ton cancer du poumon tire la gueule, comme dans Le Bruit des glaçons (2010) de Bertrand Blier, lui qui comptait te bouffer cru et vif. Il vient de se faire baiser, contrairement au spectateur ravi de l’exercice, de style et physique. Film paupérisé mais rentable, ceci expliquant cela, Near Death Experienceconstitue un voyage agréable aux abords de la mort, une savante et expérimentale dédramatisation du décès impossible à conjurer, malédiction plus efficace que celle du chiffre 13 des convives à table au royaume de Pagnol, fondamental mélodrame élégamment nappé de rires et de sourires. On sourit souvent au film de Delépine & Kervern pour ne pas y pleurer, on prend du recul pour ne pas tomber, on s’amuse des bons mots, des mots toujours justes, pour finalement se taire, se reposer pour l’éternité. Une étonnante sérénité irrigue les plans, le rythme, le déroulement de l’intrigue à sens unique, vers l’impasse de la deadend, diraient les Ricains.

Ermite pas si misanthrope, aimant jusqu’au bruit des hommes, philosophe nihiliste par accident, pas par conviction, crevé de respirer, se fichant de réparer la crevaison intérieure, prêchant pour lui-même sur ses hauteurs relatives à la Zarathoustra, l’air des cimes, on le sait, propice à la réflexion, à l’émergence de réflexions délestées des lourdeurs du quotidien, Baudelaire le formulait à sa somptueuse manière, l’homme nu, dans son parcours immobile, dans sa désertion, ou sécession à la Klimt, du monde des hommes, sans pour autant regagner un quelconque éden écolo, panthéiste, transcendant, de publicité pour les Témoins de Jéhovah embaumée par un Terry Malick, sans pouvoir affirmer La Possibilité d’une île salvatrice, même polluée par une secte, s’avère un stoïcien de chambre, de chambre à air, de chambre mortuaire. Il existe une carte et il existe un territoire, des Particules élémentaires dans le pur azur ou dans les cellules follement, mortellement démultipliées, et le sable gris ou brun du terre-plein ou terrain vague sur lequel déplacer les figurines évoque un peu les paysages surnaturels de Lanzarote. Dans cet univers sans femmes, sans terrorisme, sans avenir ni rédemption, dans cet écrin de nature que ni Baudelaire ni Houellebecq n’apprécient spécialement, un mystère apparaît, un filigrane métaphysique se devine. L’humour des concepteurs du Groland se manifeste brièvement au détour d’une barbichette hilare mais domine une essentielle, profonde et paisible mélancolie. Revenu de tout, revenu au moins une fois à lui, Paul, avec son visage à la Céline, avec ses mains fines de romancier adulé, détesté, se suit avec sympathie en personnage fraternel, en cristallisation de fiction des mille milliards de destins anonymes de la planète, passés, au présent et à venir, voix audible, singulière, personnelle, comme prêtée à ceux que l’on n’entend jamais, qui meurent même sans faire un seul bruit, rendus, eux, à l’oubli.


L’implicite critique sociale, en mémoire des suicides au sein de l’entreprise de télécommunications, évoqués le temps d’une ligne de dialogue allusive au début, s’harmonise avec celle du poète en se gardant bien d’appeler aux barricades, à l’utopie, à la solidarité d’enchantement. Delépine et Kervern laissent à d’autres la litanie des grands soirs, l’un des items de leur filmographie, des lendemains de festin, ils s’éloignent du destin de la vraie Louise Michel, matière à faux biopic, ils ne recourent plus à des stars pour orner leurs films en marge. Exit Depardieu, bienvenue, dans l’humanité, ricane Snake Plissken à la toute fin de Los Angeles 2013 (John Carpenter, 1993), à Michel Houellebecq et à son ange vocal rappelant l’épiphanie assez sublime d’Isabelle Adjani dans Mammuth. Ce faisant, en restant au plus près du romancier-poète, en inscrivant sa Présence humaine« obsolète » dans un lieu amnésique, immanent, ils réussissent là où échouait à demi le Guillaume Nicloux de L’Enlèvement de Michel Houellebecq, auquel nous consacrâmes naguère une notule douce-amère, et leur métrage rime encore, jusqu’à un certain point, avec The End. Les universitaires et les exégètes, deux espèces notoirement abjectes, peuvent se toucher à démêler le faux du vrai, à faire dialoguer, dialectique ou casuistique, la persona de Paul avec celle de Michel. Cela, à vrai dire, ne nous intéresse guère, ou carrément pas. Michel Houellebecq, dans Near Death Experience, expérimente sa propre mort, comme dans La Carte et le Territoire, et parvient cependant à Rester vivant, pour citer l’intitulé de l’un de ses recueils de poèmes. Il compose un double de lui-même spéculaire au spectateur, à son intelligence, à sa sensibilité, à sa dépression souriante.

Le film repose presque intégralement sur ses épaules dépourvues de muscle qui le portent admirablement, généreusement, solidement. On ne s’ennuie pas en sa compagnie, on l’accompagne volontiers, car, miroité de ses romans, de sa prose polymorphe, de son disque chez Tricatel avec Bertrand Burgalat, il élabore un héros émouvant purgé de tous les héroïsmes et pourtant héroïque, courageux, ou chanceux, nuancerait-il, dans son anéantissement contrecarré, consommé in fine. La lecture de Michel Houellebecq, loin de provoquer le « cafard », l’amertume, l’envie de s’exiler au désert, réconcilie avec une vision du monde et un regard d’une rare intégrité, acuité, drôlerie, justesse et tendresse, a fortiori dans le descriptif de séquences de sexe désespéré, désespérant, en écho au « grotesque » de l’accouplement selon William Friedkin. Near Death Experience, avec sa dimension et ses moyens particuliers, équivalences infidèles, parallèles d’un autre « langage », cinématographique, au style ironique, virtuose dans son sens de la litote, discrètement poignant, de l’écrivain, reproduit cette sensation, la réactive, film sur un suicidé qui donne néanmoins envie de vivre, d’écrire sur lui, d’un seul jet, de le célébrer en dehors de sa présentation à Venise ou de sa réception médiatique, critique, globalement positive, L’auteur confiait récemment à David Pujadas son désir de se recentrer sur le couple, de consacrer à ce sujet anecdotique et important un nouveau livre. Paul, lui, en finit avec tout ceci, il exerce le double droit réclamé, assuré, de Baudelaire, celui de se taire et de s’en aller.


Et l’on peut choisir de le suivre, d’ignorer les références ou les correspondances, celles de Charles, celle avec Bernard-Henri Lévy, de l’opus en duo avec Seul au monde Robert Zemeckis (2000), Gerry de Gus Van Sant (2003) ou Elle s’en va d’Emmanuelle Bercot (2013), trois œuvres parmi d’autres, trio interminable, en vérité, sans le secours desquelles NearDeath Experience se tient bien droit, à l’image d’un pin provençal ou de Paul les bras écartés surplombant l’immensité, Christ rapatrié de Rio et rétif aux ultimes mensonges, aux réconforts in extremis, au baume de la Sainte Baume, ma montagne à moi. Dans ce grand petit film d’une riche simplicité, d’une accessible radicalité, indépendant même si soutenu par les incontournables CNC et Canal+, on perçoit un souffle, un frisson et une âme auxquels on ne s’attendait pas, par-delà l’attendue, espérée comédie, et cela, oui, nous ravit, en bonne santé, organique et mentale, ou à l’agonie, individuelle, collective, ici et aujourd’hui, hier et longtemps après demain. Merci, messieurs.   

Histoire de Judas : Cantique de la racaille

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rabah Ameur-Zaïmeche.


Judas, un brave gars ? Pourquoi pas, Rabah s’inscrivant finalement dans une longue lignée – de Thomas de Quincey à Éric-Emmanuel Schmitt, en passant par Borges, Bourgeade ou même Pagnol, sans omettre, bien sûr, cette « grenouille de bénitier » notoire nommée Scorsese, et salut musical à Lady Gaga idem, davantage traditionnelle – de tentatives plus ou moins connues, plus ou moins réussies, de « réhabilitation » (on ne saurait confondre Judas avec Dreyfus, certes, contrairement à Maurice Barrès). Dans sa relecture bienveillante, séduisante et stimulante de Matthieu, l’auteur, acteur-réalisateur-producteur-scénariste, délaisse le missel et la poussière pour le soleil originel, natal, de l’Algérie, pour le grand air d’une trame élimée pourtant ressuscitée par son cinéma, sa dramaturgie, son originalité, sa générosité, au risque du « révisionnisme » et de l’œcuménisme. Le film, nonobstant son argument frisant le blasphème (néanmoins incomparable avec la vie sexuelle et maritale du « messie »), ne choqua personne et surtout pas les cinéphiles intégristes ni les suppôts de Promouvoir ; il récolta même un prix mérité de concorde décerné à Berlin. Viscéralement rétif (intention-position louable, doublement de la part d’un artiste franco-arabe, a fortiori par les temps actuels) à la moindre once d’antisémitisme (après tout, Goebbels itou se piqua d’écrire à propos du disciple supposé félon), politique ou théologique, le premier étayé par le second, Ameur-Zaïmeche se prive volontairement d’un réel ressort dramatique au profit d’un « flot d’amour » (on pense diablement à Love Streams de Cassavetes, autre énamouré de théâtre, d’intensité, de dépouillement, devant et derrière la caméra) verbal, non écrit, dans lequel baigne l’ensemble des protagonistes, y compris les ennemis (ou « criminels ») romains.

Il semble ne pas percevoir (ou vouloir voir) la dimension d’acceptation – tout se doit d’être « consommé », en effet, bien avant l’agonie sur la croix – de la trahison, la noirceur innocente du cœur, la culpabilité conjurée au bout d’une corde à un arbre de pure déréliction, dynamique du pire narrative, psychologique et humaine, trop humaine, irréductible à un quelconque opprobre envers un peuple particulier. Son Judas à lui, sorte de brun Iago providentiellement doté d’une conscience, d’une fidélité indéfectible, perd en nuances (plus claires ou plus sombres) ce qu’il gagne en candeur, en douleur, car le garde du corps et porteur de corps, dès la première scène, sur ses épaules, à la Énée chargé d’Anchise, lourd papillon, jusqu’à la dernière, où il meurt lui-même allongé dans le tombeau inexplicablement vide, sur le linceul déserté, décor d’un émouvant monologue durant lequel il se demande ce qui se trouve après ce monde, le sien, celui de ses proches, au-delà du rabbi évanoui, ne pourra, évidemment, réécrire l’histoire (La Belle Histoire, dirait Lelouch). Dans Histoire de Judas, les hommes s’aiment, se respectent, pleurent au moins à quatre (comme les Évangiles dits canoniques, hors ceux classés apocryphes, au rang desquels celui de… Judas) reprises, prophète, centurion, gouverneur ou compagnon. Les larmes ravalées de Jésus, à la suite de la lapidation in extremisévitée de Bethsabée, constituent d’ailleurs un saut qualitatif à l’intérieur du film, une porte (étroite, forcément) d’entrée, sans issue et ouverte sur l’infini, vers son cœur battant, vibrant, fervent.


Croyant, Rabah Ameur-Zaïmeche, placé par le hasard (le destin ?) d’une biographie, d’un départ paternel (notez la dédicace filiale), au carrefour de la Bible et du Coran, des deux côtés de la Méditerranée, pont indépendant (son autonomie de cinéaste, via une société, ici flanquée d’ARTE, malicieusement baptisée Sarrazink Productions, sa liberté de conteur, au mépris de tous les dogmes et instrumentalisations de circonstance) entre les cultures, les interprétations, les héritages à vivre aujourd’hui, de préférence ensemble (et sur les accords de guitare électrique de Rodolphe Burger) ? Indiscutablement, notre réalisateur croit en ce qu’il fait, en la manière dont il le fait, et son œuvre convainc du début à la fin par sa précision, son énergie, sa sérénité, sa beauté. Il ne filme jamais des idées, des symboles, des mannequins mais toujours des êtres de chair et de sang – la crucifixion, audacieusement tenue hors-champ, nouvelle transmise au blessé secouru par le Bon Samaritain anonyme, privé de traits, par la bande-son accompagnée d’un orage eschatologique, réalité littéralement déterrée par trois fois par Karabas (oubliez Barabbas) au sommet de la colline en dépit d’une tempête de sable, niée par le serviteur éclopé en pleurs (« Ça ne veut rien dire ! »), s’avère un modèle de litote évocatrice à faire rougir le gore doloriste d’un Mel Gibson, appréciable, cependant, dans sa nature de « film d’horreur », de film horrible, corrigent ses détracteurs –, de discours (il s’agit d’un film très écrit, au niveau des dialogues et de son propre langage filmique) et de résistance, de proximité autant que d’immanence.

Les enfants et les femmes respirent aussi, Dieu merci, dans Histoire de Judas, et se meuvent d’un aimable mouvement, accueil festif après l’exil en hauteur du jeûne, course d’une épouse adultère, sortie d’une mère (la sensuelle et sereine Patricia Malvoisin, passée de Sous le soleilà cette Suzanne aux faux airs de Marie de Béthanie, confirmation de l’impénétrabilité des voies du Seigneur, ou d’une carrière) pour acheter un onctueux parfum très cher, acquis au prix de tous ses bijoux (se délester pour honorer, célébrer, matérielle, spirituelle, subtile et significative didascalie), avec lequel oindre le front renversé de l’élu magnanime, sauveur de sa fille. Avec délicatesse, le cinéaste leste ses moments tactiles et apaisés d’un filigrane érotique et tragique, puisque ces geste de vie, de partage (pensons également au bandage initial de la main, en clair-obscur pictural, avec baiser maternel), se lisent en outre en gestes de mort, de deuil (les stigmates, le gisant). Si son film évoque parfois, par son évidente théâtralité aérée, le travail du tandem Straub/Huillet (Irina Lubtchansky, progéniture du directeur de la photographie William, bien avant d’éclairer les saynètes capturées, « captation » de mise en scène, de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot revisité par Serge Bromberg, participa à l’aventure de Sicilia! en tant qu’opératrice), il possède absolument sa personnalité singulière et familière, il fait dialoguer avec une discrète virtuosité le caractère ontologique de la nature, des paysages, des lieux, habités ou ruinés, des corps et des costumes avec celui, mythique (ou agnostique, surnaturel, par-delà la compréhension, disons, afin de ne froisser personne), du récit, connu et reconnu (ou non), a priori dépourvu de suspense et de tension.


Habilement, Rabah Ameur-Zaïmeche réinvente la vulgate (double sens) des épisodes (table mercantile renversée au temple, par exemple) et leur donne une présence (pas protestante, émission télévisuelle) concrète de chaque plan, de chaque silence. Péplum politique (pléonasme, tant pis) plutôt que mystique, Histoire de Jésus interroge le spectateur sur le pouvoir, sur « l’histoire officielle », les colons italiens (ironie moderne de l’inversion  Israéliens/Palestiniens) faisant le choix de l’injustice contre le désordre, du « bouc émissaire » (expression bibliquement connotée, avec son avatar réflexif « d’agneau divin » sacrifié) contre la révolte, du maintien provisoire, dérisoire, d’un ordre des choses impérial condamné à périr (cf. les maisons à ciel ouvert, la mosaïque abîmée du palais inanimé, au centre de laquelle surgit, pendant quelques superbes secondes, une face étrangement christique) dans l’oubli, sinon le mépris, du royaume supraterrestre ou le cours impitoyable de l’Histoire sans mémoire. Quand, en plan-séquence, il répond à Pilate, l’affronte dialectiquement, mains nouées dans le dos, sur la tête un bout de tissu à la John Merrick, le Christ de Rabah retrouve l’audace tranquille du révolutionnaire pasolinien emprunté à son tour à Matthieu en 1964 (la séquence drolatique, triviale, des cages de volatiles ouvertes, brisées, participe de cet élan vers la délivrance, littérale et symbolique). Du piètre Ponce, naguère improbable Gabin selon Duvivier (Golgotha, 1935), émane et s’entend un stoïcisme triste, la savoir intime de la « vanité des vanités » du monde et du reste, comme si l’Ecclésiaste prenait vie dans une bouche étrangère, de surcroît en français.

L’auteur, consciemment ou pas, reconduit le clivage hollywoodien (Américains plébéiens, Britanniques patriciens) au sein de son opus bien peu suspect de bondieuserie, de spectaculaire, de manichéisme, les comédiens des planches (pléonasme, bis), englués dans une loi, la leur (dura lex sed lex, ergo), tandis qu’aux autres, peu ou pas professionnels, reviennent de rares paroles (« aussi légères qu’un vol d’hirondelles ») en formes d’aphorismes, de citations, de poésie orale. Justement, ce Jésus-ci lutte contre l’embaument de son enseignement, son travestissement ultérieur possible, et Judas s’en va illico du côté de Qumrân – où l’on trouva en 1947 les fameux « manuscrits de la mer Morte » qui troublèrent tant Philip K. Dick, accessoirement Emmanuel Carrère – détruire en autodafé les transcriptions du scribe indiscret, « fils de chien » apparemment convaincant dans ses dénégations d’espion, finalement meurtrier (voici la part d’ombre revenue, malgré tout). Muni d’un alibi de mission (le cinéaste, tel Spielberg et la « vraie » douche de La Liste de Schindler, joue avec l’attente du spectateur, sa conception du rôle du traître, les mots du maître, lors du lavement de pieds, « Fais ce que tu dois faire. Et fais-le vite », ne concernant plus sa duplicité sue), le voilà donc astucieusement « exonéré », au bord d’un précipice, à l’entrée d’une grotte infernale, du crime et du châtiment de sa légende noire (Pardon Judas osait le sinistre Dieudonné).


Face à lui, idiot dostoïevskien jouant en public au « roi des Juifs » coiffé par des gosses d’une couronne de lauriers, criant sa rage d’être messie à genoux parmi les montagnes sous le ciel vide, avouant avoir mal au cœur à en mourir, qu’on le lui rende, Karabas figure, à l’instar d’une mise en abyme au carré, un reflet saccagé, exagéré, le repoussoir du pathos, le paratonnerre ouvertement paradoxal (dans l’acception de Diderot) sur lequel tombe (le foudroie) la décharge d’expressivité, contrepoint rythmique au sein d’un métrage à la sagesse (plénitude et tranquillité, des cadres, de la diégèse, des déplacements des personnages) souveraine. De ce film sensoriel idéalement dégraissé de musique – à l’exception d’un chant féminin, d’un air berbère, des « messes basses » sémites de Caïphe et de sa clique pragmatique, provoquées par la nécessité vitale de « ruser » avec l’occupant –, attaché à la sensation, à l’émotion, et non au sermon, à l’oraison, il convient de se souvenir, de chérir, un bain solitaire en baptême et renaissance, saisi en plongée diagonale, le vent (des Aurès, affirmerait Mohammed Lakhdar-Hamina) du Maghreb vaincu d’un modeste manteau blanc offert, la charmante réminiscence d’une union charnelle en plein jour, rime lumineuse, radieuse, au-dessous d’un rideau blanc caressant, au sombre monologue de Nicole Kidman démasquée dans Eyes Wide Shut, la mère et la fille unies, réunies, en pietà purement féminine, ou des herbes gentiment courbées, accompagnées par le bruit de l’eau, des oiseaux, brève oasis d’où émerge, sidérante et fantastique (au sens fort du terme) coda remplie d’une grâce éphémère (à l’envers, rappelez-vous l’épiphanie impie du Darkness de Ridley Scott dansLegend), Jésus en marche, déterminé, tête baissée, sortant par la gauche (mauvaise, nous avertit l’exégèse) du cadre.

En vérité je le te le dis, camarade cinéphile, il sourd un beau ruisseau de ce Judas-là, une admirable et complexe simplicité, à l’unisson de l’exhaustive clarté d’un entretien du réalisateur, homme d’images et de mots au cordeau, avec Jean-Michel Frodon, inclus dans le dossier de presse en ligne sur le site du distributeur Potemkine. Il appert un triple mystère, celui d’une amitié masculine, de la possibilité d’un invisible (migraine aussitôt guérie de Pilate en vrai-faux tour de magie médicinale), celui de la réussite du film lui-même, bien sûr, dans son prosaïsme combatif et accueillant d’une équipe en miroir laïque des disciples, d’une population respectée en respectueux témoins d’un drame ancien et contemporain. Peut-être faut-il confesser (éprouver) volontiers un athéisme cosmique (contradiction ? Oh non) à l’image (à Son image) de votre serviteur, pour apprécier pleinement la parabole remodelée, d’une fidélité sans faille à l’esprit, voire à la lettre, du texte religieux, mais cela ne saurait représenter, bienheureusement, une condition sine qua non. On le voit, on le verra, Histoire de Judas nous narre (ne nous égare pas) un conte adulte et documentaire (exercice de la fameuse « licence poétique » depuis un matériau tout sauf scientifique) pour notre temps, une belle (et nouvelle) histoire sous forme d’uchronie fraternelle, un acte de foi dans les hommes (« de bonne volonté ») et les pouvoirs du cinéma (continuons à douter de ceux-ci, cessons de nous désoler de l’érosion de ceux-là) – amen, shalom,Inch’Allah (ou ce qu’il voudra), talentueux et si souriant, sincère, Rabah.  


Chemin de croix : La Religieuse

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Dietrich Brüggemann.


Au risque de faire in fine ressembler ce blogà une annexe de la vidéothèque du Vatican (rétrospective salée de Mario Salieri tous les soirs à minuit, supputons), il nous faut, mes bien chers frères (humains, priez Dieu qu’Il nous absolve), mes bien chères sœurs (du X ou d’ailleurs, descendantes de Marie-Madeleine en ligne, droite ou non), louer à présent et pour l’éternité (pour les siècles des siècles, amen) ce Chemin de croix auquel nous allâmes, confession de cinéphile athée, un brin à reculons, tant l’idée de nous infliger une heure quarante de discours fondamentaliste (sinon sa récusation-démonstration) relevait du masochisme, ne nous tentait guère, même au prix des joies brûlantes de l’Enfer (où l’héroïne de The Devil in Miss Jones se morfond et s’amuse intimement avec son python). Mais notre instinct, qui jamais ne nous trompa, contrairement à l’Adversaire (pas celui de Nicole Garcia, non merci), nous convainquit de nous y frotter, d’affronter cette série de quatorze plans-séquences inspirés des quatorze stations du périple christique (et le réalisateur ne se contente pas d’une structure externe, d’un exosquelette, pour parler comme Michel Chion à propos du Shiningde Kubrick, prêt à l’emploi, déjà là, il fait rimer les items avec la diégèse, le suaire de Véronique devenant le mouchoir de Bernadette, les vêtements ôtés retrouvés durant une visite médicale, trivialité de bon aloi où les chutes successives du messie se transforment en étapes d’une amourette condamnée, avortée). Michael Haneke meets Ulrich Seidl (le seul fait de l’écrire, de le lire, file aussitôt le bourdon, et pas celui de Notre-Dame, non ?), similaire tandem de l’étirée frontalité ?


Bienheureusement pas, car, contrairement au premier, Dietrich Brüggemann ne donne pas de leçon, de morale ni de cinéma, et, a contrario du second, il ne laisse pas ses acteurs ou actrices se mettre « en danger » devant l’objectif, lui-même bien planqué derrière (notez que Franziska Weisz fit ses débuts dans Dog Days, sorte de Mondo cane austro-bourgeois dépressif et sarcastique donnant le ton de la filmographie à venir). En vérité (je vous le dis), dans un souci d’équité, il se refuse même à condamner la mère outrancière et le curé martial, bienveillants, croient-ils, hélas, corrupteurs de l’esprit fragile d’une gamine saisie de la lubie d’un sacrifice, le sien (telle Kate Bush à l’époque de Running Up That Hill, elle fait un « marché avec Dieu », de dupe, évidemment), en échange de la guérison de son petit frangin atteint vraisemblablement d’autisme (et ça marche, lui reprochent les « mauvais esprits », insensibles à l’ironie des premiers mots prononcés après l’agonie, dont Pierre Murat de Télérama, hebdomadaire pas très catholique en matière de critique, mais qu’attendre d’un type jugeant « kolossal » Le Sang du châtiment de Bill Friedkin ? Rien, assurément). Le trentenaire formé à Postdam, admirateur des documentaires de Seidl, beaucoup moins de sa fiction (on le comprend), fan du Monty Python (bis) et de Brazil (on lui pardonne, la baudruche faussement orwellienne de Gilliam s’avérant son meilleur film, ou le moins pire, et Kate Bush bis itou, pour une poignante samba orchestrale arrangée par le regretté Michael Kamen), ne joue pas au petit juge politiquement correct (à qui bon « tirer sur une ambulance » rance ?) et ne s’adonne pas aux plaisirs coupables, forcément, du formalisme per se.


Le radicalisme de Maria (son flirt se prénomme Christian, la jeune fille française au pair Bernadette, si cela ne vous fait pas sourire, ne vous indique pas l’humour noir ponctuel du métrage, cessez votre lecture et n’allez pas voir le film) s’accorde avec et se miroite dans celui de la réalisation, ni pose poseuse, ni exercice de style auteuriste à la con. On peut ainsi lire Chemin de croix en juste procès de l’intégrisme (n’oublions pas que le mot provient d’intègre, belle racine injuste de probité) religieux, le milieu catholique facilement transposable au musulman (refus de faire du sport autrement que voilée, refus d’avoir affaire à un médecin masculin, par exemple, situations évoquées ou modulées ici) mais le film ne s’arrête pas là, il plonge, radical (et notre cinéma, notre écriture, notre politique, notre temps, manquent foutrement de radicalité, confondue avec le radicalisme uniquement par les analphabètes ou les belles âmes « de mauvaise foi »), serein, enrobé de rage froide, de beauté sépulcrale, jusqu’à la racine de la « radicalisation », de l’aveuglement (sans parler de la myopie maternelle) adolescent, infantile, ce romantisme idéaliste de la mort personnelle et d’autrui, cette propension à considérer sa vie, « au regard de l’éternité », dirait Spinoza, illusion à portée de main des jeunes années paraissant infinies, comme une chose de peu d’importance, ou alors en prix suprême, volontiers cédé, pour obtenir, entrevoir, via un martyre manifestement médiatique, une part du Ciel ici-bas (en ce sens, les suicidaires de la bande à Baader, ou les soldats perdus des BR, Brigades réellement rouges, sang, rejoignent ceux de Daech, les marxistes teutons et transalpins armés copinent avec les jouvencelles de cité, des « beaux quartiers », outrées par l’immanence, par l’impiété, tant les ressorts psychologiques et les mécanismes de manipulation, mutatismutandis, demeurent les mêmes).


Film sur la transcendance et la bigoterie, film sur l’absence létale de pitié, de charité, de lucidité, film sur l’âge dit tendre et sans merci, sur le terrorisme aussi, donc, Chemin de croix, de surcroît parabole politique sur une virginale mystique, élabore également, avant tout, un portrait de croyante fourvoyée sur la mauvaise voie, grâce ou davantage à cause de sa maman et pas seulement. Brüggemann, flanqué de sa sœur Anna, actrice, en co-scénariste (Ours d’argent à deux à Berlin), démontre l’influence d’une communauté, d’un ordre que chacun reconnaîtra à sa convenance (la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, pourquoi pas). L’ouverture du film, prologue à une table, pas celle de la Cène, presque, constitue un saisissant moment de dialectique inique, de lavage de cerveau(x) effectué avec un charme distant (l’homme d’église, seul avec Maria, s’assoit respectueusement, ou hypocritement, à un mètre ou deux d’elle) et un semblant de raison (raisonnement manichéen appelant à une guerre sainte perdue d’avance, casuistique accolée aux bienfaits ou au « châtiment » de la maladie, y compris puérile) sur des gosses sur le point de faire leur communion, par conséquent de passer à la puberté, redoutable période où Satan (démon du sexe, du divertissement, de la consommation) leur tend les bras et pas que cela. Il utilise des arguments a priori recevables, repris à leur façon par les partisans de l’altermondialisme, ersatz de révolution rassurant et rentable par/pour tous les « privilégiés » (ou leurs héritiers à la Bourdieu) se piquant de « citoyenneté » – que lui opposer en retour ? Le culte consumériste démagogique, l’humanisme publicitaire de « Je suis Charlie », l’écologie pleurnicharde préoccupée du salut sécularisé de la planète ? Cela nous donne autant la nausée que le discours autarcique, incestueux, « bien rodé » du curé – et va jusqu’à dégoûter Maria de croquer dans un cookie, probablement rassis au bout du quart d’heure de la prise (de vues), apprends à te priver dès aujourd’hui, ma petite (cf. la scène de l’aveu courageux du mensonge véniel en plein repas familial, infernal, à vous couper l’appétit, perversion banale de que devrait être un vrai déjeuner entre des gens qui s’aiment et se respectent, ce que reconnaît la première la génitrice, en regard de son mari soumis, diplomate, à peine levé, éloigné, au magasin funéraire, suite à l’énormité proférée sur la « vie de sainte » de sa fille défunte, le miracle oral à vite faire reconnaître, homologuer).


Plus tard, brisée par l’anorexie, autre mal sexué, transitoire, possiblement harcelée par les marmots en meute du collège, la minote se retrouve à l’hosto (elle se détourne de l’infirmière agnostique, aïe) et affiche un visage à faire peur, en rime avec celui de Linda Blair dans L’Exorciste (Friedkin, bis again), nul crucifix détourné en sextoy, pourtant, tant mieux ou tant pis. On plaisante mais la scène suivante du trépas, outre sa dimension de crève-cœur (sacré), possède aussi un « comique de situation » imparable, la petite victime, « agneau de Dieu » sacrifié sur son lit de haute technologie impropre à guérir son mal-être, le sifflement dans ses bronches, les dégâts collatéraux du myocarde, la rechute d’une ancienne maladie indéterminée (n’en jetez plus), miséricordieusement achevée par une hostie inappropriée ! Alors la caméra panoramique sur la droite, où s’entassent au bord du cadre en Scope le prêtre, la mère, le fils, tous effarés, pétrifiés, impuissants, à des degrés divers, devant le supplice consommé (« Tout est consommé », ouais).  Un peu avant, un travelling latéral suivait les communiants bien peu bergmaniens jusqu’au vieillard accoutré d’or en maître de cérémonie (pas DJ) ecclésiastique, Maria au bord de l’évanouissement, finalement évanouie. Un peu après, une élévation (une ascension, de préférence avec majuscule ?) en grue viendra cadrer le trou rempli de terre au cimetière, la famille enfuie, le soupirant silencieux et solitaire, un surréaliste tractopelle vert, aux allures d’araignée immobilisée, accomplissant son office funèbre affreusement matériel (là idem je souris, comme à l’enterrement déchirant de Laura Palmer, dois-je venir vous consulter, docteur ?).


L’ultime image du film, un vide champ vert et marron surmonté par un ciel gris, avant un éblouissant fondu au blanc (beau boulot « hivernal » du directeur photo Alexander Sass), laisse envisager en coda du « voyage astral », ou du regard de Dieu posé sur nos pauvres misères, un soupçon de résurrection (céleste), analyseront les plus convaincus, ou fervents. Dans Chemin de croix, chacun de ces trois mouvements de caméra – trinité cinématographique, les gars – diffuse une force surnaturelle, impacte la rétine avec une puissance renouvelée, purifiée, quasiment inouïe (invisible ne me paraît pas la meilleure correspondance pour le sens de la vue, même si la bande-son paraît ointe de coton, à défaut  du parfum huileux de Marie de Béthanie, voire son avatar, versé sur le front du Christ, en caresse reconnaissante, dans Histoire de Judas, voilà). L’œuvre, bressonienne « en diable » et absolument réfractaire à l’impassibilité des « modèles » du cinéaste – remarquable distribution chorale, du jeunot Florian Setter au vétéran Hanns Zischler, à la riche carrière, en passant bien sûr par l’impressionnante, méconnaissable, Franziska Weisz en mater dolorosa au volant, provoquant un « accident » spirituel irréparable, irréversible, tortionnaire déchirée, un peu tard, par la douleur physique, après un bref élan de réjouissance hystérique dans le bureau des pompes funèbres, cernée de cercueils bruns alors qu’elle en veut un blanc, immaculé, et, surtout, la sidérante Lea van Acken, quatorze ans, entièrement juste, captivante, touchante, de son premier à son dernier plan, bientôt promise au destin guilleret d’Anne Frank –, se signale par la géométrie complexe de ses cadres fixes, prisons horizontales et blocs de temps figé, scellé (estimerait Tarkovski), assemblés avec une fluidité magistrale, conçus avec une science picturale (pas picturaliste) du positionnement ou du déplacement des corps dans l’espace, qu’ils se meuvent en plein air (scène de photographie doublement ratée, drolatique et violente, à la campagne, à la Dumont) ou en huis clos (la bibliothèque, lieu resserré de rencontre, de séduction, de problèmes de maths insolubles, par seulement pour votre littéraire serviteur).


Dietrich Brüggemann dit adieu à la religion, à cette praxis religieuse extrême, extrémiste, en tout cas, parvient à atteindre un rythme majeur, chaque durée à sa place, dans toutes les nuances de son intensité, des registres explorés, dresse un portrait de femme mémorable au dépens d’un réquisitoire convenu, entrelace le drame à la comédie, Bach à Roxette (tumeur au cerveau pour l’aryenne Marie Fredriksson), au gospel, à la soul, au jazz, musiques inaudibles du Malin, s’inscrit, de manière inversée, dans le lumineux et joyeux sillage du Thérèse d’Alain Cavalier (ma charitable BA du jour reviendra à me taire au sujet de l’anodin, inoffensif, surfait Un poison violentde Katell Quillévéré, à ne pas incendier Guillaume Nicloux adaptant Diderot, sur la simple foi d’une bande-annonce refroidissante, amnésique de Rivette). Au pays de Schiller et de Hitler – je raccourcis à dessein, je provoque d’un cœur badin –, dans le reste de l’Europe déboussolée, « nef des fous » des friqués, des paupérisés, prise d’assaut pas les « migrants » vaillants, résistants, quelle éducation donner à nos enfants, à ceux des autres, de tous les autres ? Quelles valeurs leur transmettre, hors la religion égalitariste du produit, naguère dénoncée, voici une quarantaine d’années, par un Pasolini peu suspect de courbettes de sacristie ? Une vie dépourvue de croyance, de direction, de signification, ne vaut rien, les VRP du Paradis, à demeure ou en Syrie, le comprennent cruellement, encore doit-on s’entendre, ensemble, sur ce que l’on entend par foi.

Entré en cinéma, comme on entre en religion, Brüggemann pose de précieuses questions et offre des réponses ouvertes, subjectives, tout sauf définitives, acte de foi dans l’intelligence, la patience, la sensibilité, la fraternité du spectateur. Il existe, il exista, il existera toujours une volonté de dépasser cet univers, cette société, soi-même, à l’Occident maintenant, en Orient demain, assortie, logiquement et symboliquement, sombre revers de l’utopie brutalement dépucelée par l’idéologie, d’un appel du néant, d’une envie de mort étanchée par des attentats cosmopolites ou des vœux individuels de couvent. Le duc de Blangis prévenait à raison les putains à l’orée des prophétiques Cent Vingt Journées de Sodome : « Vous êtes déjà mortes au monde ». Du confessionnal à la pierre tombale, avec crochet par une chorale (interdite), Chemin de croix montre ceci, contredit l’aphorisme du confesseur dans les ténèbres du hors-champ : « L’impureté est le principal péché de notre époque ». Le cinéma (essentiellement ce cinéma-là), art « impur » (André Bazin) par excellence, permet de sonder l’abîme intime, de ne pas y tomber, de mettre à distance sa profondeur « verticale » par une profondeur « horizontale » (de champ rossellinien, où tout le visible apparaît avec clarté, artifice parfait nimbé du parfum de l’invisible, pas celui de Manara, certes). Le calvaire de Maria, magnifique paradoxe, nous ravit, nous régénère et nous rassérène – le cinéma, hosanna, peut encore cela.


Sacro GRA : De l’autre côté du périph’

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Gianfranco Rosi.


Dès les premiers plans, élégants, de phares flous nocturnes, abstraits, en mouvement, on se retrouve à la fois à distance et immergé dans un impressionnisme sensoriel, face à une mosaïque de lumières colorées, de trajectoires dans l’espace, devant un kaléidoscope formel bientôt reconduit (sans jeu de mots) par le corpuséclaté d’instants présents du film. Avant d’être un documentaire (et une co-production italo-française) récompensé à Venise, première d’un Lion doré accordé à ce type de métrages, Sacro GRA  constitue un projet multimédia – film, livre, site web, exposition – lancé à l’initiative du paysagiste-urbaniste Nicolò Bassetti (crédité au générique en « consultant », le « sujet » attribué à Lizi Gelber, également productrice associée) élaboré dans le cadre d’une requalification territoriale (le journaliste Sapo Matteucci co-signe l’essai livresque), lui-même dans le sillage des réflexions de l’architecte Renato Nicolini (dédicace finale). Sous l’influence (ou l’inspiration) assumée d’Italo Calvino, de ses Villes invisibles d’après Marco Polo, le documentariste-scénariste-directeur de la photographie formé aux États-Unis, connu depuis pour son Fuocoammare sis à Lampedusa, consacra deux ans au tournage (300 heures de rushes) et huit au montage, alors accompagné de Jacopo Quadri. Un aphorisme issu des Note del Regista en ligne mérite d’être cité pour sa clarté de résumé : « Mondi in movimento che si intersecano, ignari gli uni degli altri. » Nous voici en effet convié, durant une heure trente, à passer d’un univers à l’autre dans une zone de disons soixante-dix kilomètres autour de Rome, capitale historico-touristique (et cinéphilique) audacieusement reléguée dans le hors-champ de l’image et des mots (réplique d’un « personnage » à propos du dôme de Saint-Pierre, aperçu de partout).


Au-delà du boulevard périphérique réduit à son acronyme, possible parallèle au parisien, sorte « d’anneau de Saturne » de bitume, de vitesse, de flux kafkaïen (celui de l’ultime phrase du Verdict), vivent et s’expriment des Italiens anonymes (identifiés in fine sur un air de feu Lucio Dalla, l’opératique Il cielo), sans passé, immanents entre ville et campagne, entre monologues et dialogues. Ambulancier amateur de blagues et de webcam aimant tendrement sa maman seule et sénile ; botaniste à l’écoute des charançons rouges, méconnus dévoreurs intérieurs de palmiers (un arbre doté de la « forme de l’âme humaine ») d’oasis, durant leur « orgie » de parasites à détruire, sinon à faire « exploser », selon ce croisé drolatique ; prince mélomane (Brahms) aux faux airs d’aristocrate davantage berlusconien (cigare à la Tinto Brass, cape de cérémonie, hideuse décoration intérieure) que viscontien reconverti en hôtelier, en patron de studio (sa villa louée) pour roman-photo (conseils d’un ancien à une jeunette : éviter de se faire mettre, littéralement, à moins d’un premier rôle sur grand écran, certo) ; pêcheur d’anguilles râleur et en couple, sur une péniche, avec une Ukrainienne apprenant les subtilités de la langue de Dante via ce genre d’illustrés ; vieillard cultivé flanqué de sa fille pas encore mariée, disgraziata, logés dans des bureaux reconvertis en appartements riquiqui à proximité d’un aéroport ; famille d’étrangers dont le mari joue au DJ ; duo de prostituées aussi crevées (et fatalistes) que la roue avant gauche de leur camping-car/lupanar, tandem de Go-Go danseuses malicieuses (« Ce rouge me fait ressembler à une pute ») sur le comptoir d’un bar minable mais bon enfant ; assemblée surexposée (la pellicule, en mode éclipse solaire) de dévots cathos s’extasiant sur un phénomène cosmique indéterminé (apparition de la Madone ?) ; transfert pragmatique, désacralisé, de dépouilles momifiées, noircies, d’un columbariumvers une fosse commune – autant de figures (les Doors parleraient d’une Soft Parade), de lieux (n’oublions pas une église moderne, désertée, jouxtant des HLM et un terrain vague où des minots « tapent la balle », décor pasolinien saisi placidement par un panoramique à 360 degrés, ni un moine photographe, un client impatient et radin), de temporalités (jour, nuit, midi, soir) encore une fois joliment désignés par le réalisateur doloriste (dans sa praxis) : « L’atto di filmare per me è molto doloroso […] Girare non è semplicemente dar vita a un’azione, ma è una compressione di elementi avvenuti nel corso del tempo. »


Émule malgré lui de Tarkovski, le second Rosi (après Francesco) livre un film de « cinéma du réel », regard autant contemplatif (ah, ce liminaire troupeau de moutons bibliques à quelques mètres de l’autoroute, collage surréaliste, trivial et symbolique) qu’actif (les plans en diagonale et plongée sur les résidents relocalisés de l’immeuble neuf, un brin mussolinien dans son allure de bunker eugéniste). On peut certes songer, en découvrant cette ronde immobile des existences et des géographies, à celle, anxiogène, des motards du Fellini Roma, pourtant l’opus ne se limite pas à lui, à son imagerie de freakshumains, trop humains, intrinsèquement transalpins, il revisite, étayé par les mille et une fictions de la réalité, divers « genres » cinématographiques aisément identifiables, de l’horreur (entomologique) au mélodrame (maternel) en passant par la comédie (de mœurs) et le film méta (alter ego et repoussoir du cinéaste en la personne du metteur en scène de romances figées, sucrées). Il émane de Sacro GRA (intitulé religieux-irrévérencieux, exclamatif-ironique) un sentiment et une sensation de grande solitude partagée à plusieurs, chacun dans son alvéole, dans sa confortzone plus ou moins confortable (la banlieue en espace de bannissement soft, de mise à l’écart rurale pacifiée, même si intra-muros s’agglomèrent aussi, bien sûr, les esseulements), dans son tracé de particule élémentaire tangente aux autres, jamais à leur rencontre, ou bien dans une éphémère situation d’urgence, d’accident, éventuellement de collision, donc.


Une neige éternelle, furieusement et doucement antonionienne, semble tomber pour l’éternité sur ces courbes en béton (ces cercles « infernaux » vus de haut, nimbés d’une brume taciturne), avant qu’un immense mur d’écrans à la Mabuse ne vienne matérialiser en abyme l’émiettement (l’atomisation) du trafic routier, de celui des biographies, esquissées sans le moindre commentaire, de celui du cinéma, montage linéaire, successif, et non, contrairement à la vidéo, a fortiori de surveillance, vision panoptique, globale, de récits morcelés, individualisés, y compris, par exemple, chez un Robert Altman. Dans son caractère discrètement endeuillé, itératif (les phares repris en coda), réside peut-être le charme gracieux et désenchanté de ce témoignage modeste, anecdotique, plaisant et stylisé. 


Zurich : Maximum Overdrive

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sacha Polak.


Voici donc un « film de femmes », et au pluriel, s’il vous plaît : un personnage, une actrice (la chanteuse Wende Snijders, elle reprend d’ailleurs en live les bottes barbantes de Nancy Sinatra), une scénariste (Helena van der Meulen) et une réalisatrice, « originaire » du documentaire (Sacha Polak). Primé à Cabourg sous la présidence d’une certaine Juliette Binoche (aïe en pagaille), ce mélodrame désossé de la moindre once de pathos, de complaisance, s’ouvre par un bel Ave Maria composé par Rutger Reinders sur fond de générique aux lettres roses en majuscules very girlie. Une route de campagne à droite du cadre, une perspective picturale, un léopard placide et une voiture immergée, sa conductrice sidérée à côté : le surréalisme concret évoque le prologue analogue (davantage symbolique, sexuel) de L’Exercice de l’État. La suite épouse l’errance motorisée de Nina, protagoniste à la dérive que transportent des camions à la Stephen King (auquel nous empruntons le sous-titre mécanique de cet article) plutôt qu’à la Marguerite Duras (quoique, le poids du passé, de la répétition, le dispositif temporel circulaire rappelant en surface le temps itératif, désarticulé, métastasé dans la langueur-longueur « tropicale » de son India Song). Quelque part entre les héroïnes (misérabilistes, disent leurs détracteurs) des Dardenne et la Sandrine Bonnaire à cheveux gras de Sans toit ni loi, la jeune femme, telle une boule de flipper (une pensée « musicale » pour Corynne Charby) parmi les hautes cabines ornées de feux électriques flous semblables à des guirlandes de Noël, se fait balader, au propre et au figuré, par des routiers plus ou moins « sympas », loquaces, serviables.


Après une agression à l’arme blanche dans les ténèbres de la nuit anonyme, la voila au volant d’une voiture individuelle (elle caresse le ventre arrondi de la concessionnaire distante), à faire un bout de chemin (vers rien) accompagnée d’un auto-stoppeur hollandais volontiers égaré en Pologne. Pneu crevé, cric difficile à manier ; heureusement surgit un dépanneur « au grand cœur ». Il se prénomme Matthias (solide Sascha Alexander Gersak, venu de la TV) il vit séparé, il récupère ses deux gosses gavés de pizza pour le week-end, il arbore un tatouage sur le bicepset fait même à la fugueuse un shampoingen Bon Samaritain de salle de bains. Hélas, l’idylle d’autoroute dérape vite, après une visite dans un musée d’art contemporain nanti d’une vanité crânienne, d’une salle vidéo dédiée aux souffrances animales à la Franju (mouton égorgé, cheval à l’agonie, présage du sort funeste réservé au chien noir dérobé qui sert à intituler la seconde partie antéposée), un exercice de conduite amusée, risquée, engueulée, le spectacle à la Philippe de Villiers de faucons mâle et femelle (dans le public, une femme demande à la solitaire de garder sa gamine le temps d’une « pause-pipi » adulte). À la mort écrasée du canidé, au cri de Nina agenouillée, Zurich le film – Zurich le toponyme, ville jamais atteinte par le cadavre sur roues, apparaît brièvement sur un panneau de signalisation, à proximité d’une glissière de sécurité, d’un autel avec bougies, photos d’enfants et croix nominative – se casse en deux et reprend à l’envers, au début. La dernière demi-heure du métrage va réordonner la chronologie, expliciter la chute dans le canal peu profond et le reste, tout le reste résumable à un vaudeville triste, une double vie révélée à l’occasion d’un accident-suicide.


Boris, le grand amour écrabouillé, possédait, petit salopard désormais muet pour l’éternité, une famille et, oui, un clébard, celui péri supra et après le segment présent (vous suivez ?). Vingt-cinq messages sur un répondeur, l’amitié du frère du défunt, des affaires restantes retrouvées dans une épave fracassée (dont une alliance portée illico, un bracelet de poignet refilé à la fifille) et un corps inanimé, habillé en costard de croque-mort dans un salon funéraire pénétré en soirée, munie d’une carte d’identité, pauvres reliques précédant l’enterrement. La meilleure part de ce (premier) long (de fiction), co-production confidentielle entre l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique (une certaine idée pratique du « cinéma européen », par conséquent), il convient de la chercher, de la saluer dans son caractère ouvertement comportementaliste, mutique, dans sa manière tout sauf racoleuse de tresser la matérialité du vomi, de la sueur, de l’odeur masculine en concert, de l’eau chaude à demeure – Truffaut citait un critique révulsé par L’Atalante : « un film qui sent les pieds » – à une abstraction prégnante, un filigrane fantastique logique (après tout, les films dits d’horreur s’avèrent des paraboles hardcore et mélancoliques à propos de notre mortalité). Il suffisait de rien, d’un plan en plus ou en moins, pour que Zurich devienne un vrai « film de fantôme », et non plus seulement le portrait métaphorique, enraciné dans un  « réalisme dramatique » à l’anglaise (on peut penser au Red Road d’Andrea Arnold, écho en matière de sexualité adulte, désespérée, parcours pareillement endeuillé), d’une « âme en peine » dans « l’enfer » moderne de relations immédiates, incertaines, trompeuses, peu fructueuses, au final (pas de prétention sociologique, pas de jugement moral devant la caméra ou sous le clavier, uniquement le constat d’un état de fait).


Ce conte cruel consacré à une mère « démissionnaire » empruntée aux frères Grimm (elle abandonne le « fruit de ses entrailles », bien peu charitable Maria, ou alors admirable dans son sacrifice furtif, à la smala de Boris), ponctué d’une double perte involontairement (?) drolatique dans son association – d’abord l’homme puis son chien –, comporte deux ou trois instants vraiment troublants, cadavre rejoint sous l’eau, amant sans visage à l’ouvrage au lit, gosse aryenne posant son petit pied pas tellement innocent sur la tête d’un camarade de piscine. On se prend à espérer qu’un jour Sacha Polak s’oriente réellement vers l’imagerie du surnaturel, des ténèbres intimes, car elle saurait certainement les réinvestir de la précision attentive, au scalpel, de sa réalisation classique et classieuse (dirait Gainsbourg), bien aidée par la direction de la photographie évocatrice de Frank van den Eeden. Avec ses limites et sa réussite, Zurich représente un « cas d’école » pour « étudiants en cinéma », sur la capacité à transcender un argument anémié, ressassé, vial’originalité d’un regard (de femme, de cinéaste, de réalisatrice au féminin) et l’intensité d’une interprétation (doublement méritoire puisque passé d’un art à l’autre). En outre, il se termine (ou recommence) par une coda assez superbe. Nina, spectre au féminin, mouette tchékhovienne tombée de haut, terrassée par la banalité du deuil, de la duplicité, ses escarpins ôtés (manie de suicidaire, paraît-il), posés sur le siège passager près d’un ours en peluche, s’apprête, yeux fermés, à se crasher sur la route (correspondance avec une séquence de Man on High Heels, « tout s’harmonise » soutenait le Stephen King de 22/11/63). Au dernier moment, elle les rouvre, et le film finit cut sur un écran noir – Suisse ou pas, la Polak maîtrise son épilogue antéchronologique et donne envie de la suivre dans les années à venir.

   

Older : Avec le temps

$
0
0

Deux « décades » après sa sortie, court retour sur le chef-d’œuvre du réellement regretté George Michael.


A thing of beauty is a joy for ever:
Its loveliness increases; it will never
Pass into nothingness; but still will keep
A bower quiet for us, and a sleep
Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.

Keats, Endymion

Plus âgé, affirme le titre du disque, quand la chanson éponyme interroge : Don’t you think I’m looking older ? En 1996, George Michael atteint l’âge christique de trente-trois ans et sort d’un procès avec Sony, arrangé à l’amiable, rassurons-nous, dans le sillage de l’insuccès commercial relatif, par rapport à Faith (1987), de Listen Without Prejudice, Vol. 1(1990). Dix années après le dernier albumde Wham !, Music from the Edge of Heaven, dont l’intitulé céleste pourrait significativement servir à définir celui abordé d’aujourd’hui, il obtient un nouveau contrat chez Virgin au Royaume-Uni, DreamWorks aux États-Unis, Canada inclus, et entreprend, notamment, de rendre hommage, sans comingout intempestif, certes, malgré un look implicitement gay, in a way, dixit l’intéressé, à Anselmo Feleppa, son compagnon perdu en 1993, l’une des nombreuses victimes, pas seulement homosexuelles, du SIDA, puisque la « salvatrice » trithérapie ne se généralisera qu’autour de la décennie suivante. Older, conçu en trois ans, se voit dédié, outre l’amoureux enterré, à un second Brésilien, le légendaire Antonio Carlos Jobim, trépassé, lui, en 1994. L’auteur-compositeur-interprète joue les instrumentistes, les arrangeurs, enrôle pour deux morceaux les paroliers (également aux claviers) Jon Douglas (Spinning the Wheel + producteur associé) et David Austin (You Have Been Loved), s’entoure du saxophoniste ténor Andy Hamilton et du trompettiste Steve Sidwell, sample Forget Me Nots de la féminine Patrice Rushen (sur Fastlove) et, last but not least, produit l’opus, également disponible en décembre 1997 dans une double édition « limitée », Older & Upper, augmentée de faces B, de remixes, de clips, via sa société malicieusement nommée Ægean, clin d’œil à la mer entre la Grèce et la Turquie, co-créée avec Andros Georgiou, un ami d’enfance.

Promu à la BBC puis, en version acoustique, très soul, lors d’une session de l’émission MTV Unplugged, reconnu principalement en Europe et son auteur primé grâce à ses lyrics aux Ivor Novello Awards britanniques, l’allant disons publicitaire de l’ouvrage se voit stoppé net par le décès de sa mère, d’un cancer, en février 1997 ; à ce jour, apparemment, huit millions d’auditeurs le possèdent à demeure, tel votre serviteur. Older, disque de, sur, et presque appelant le deuil, constitue le pivot d’une brève discographie solo étalée sur dix-sept ans, de 1987 à 2004, étoffée d’à peine cinq items, et même si l’on trouve encore de très belles choses dans l’ultime Patience, au-delà du satirique Shoot the Dog, sans doute la chanson préférée de George W. Bush et Tony Blair, alors que Songs from the Last Century (1999) reprenait façon jazz des standards de Sting, Bono, Johnny Mercer, Dimitri Tiomkin, Lorenz Hart & Richard Rodgers ou Cole Porter, parmi d’autres, il demeure un sommet en soi, un acte de foi et une victoire tout sauf illusoire remportée sur la mort, sur toutes les morts, y compris, bien sûr, la sienne, survenue mystérieusement, comme chacun sait, en décembre dernier. « Disque de la maturité », en effet, pour une fois l’expression paresseuse ne ment pas, Older dure cinquante-huit minutes et comprend onze plages, la dernière, Free, instrumentale, à la saveur orientale, à lire, à écouter, en récapitulatif de ce qui précède, à l’instar d’un résumé sonore ouvert sur l’ailleurs, d’une carrière et d’une terre, conclue par une déclaration chuchotée, l’aveu généreux d’une clarté à partager : « Feels good to be free ». Sur la pochette, une photographie retouchée, radoucie, de Brad Branson, au noir et blanc à la Harcourt, le chanteur arbore un bouc et un regard délicieusement méphistophéliques, le visage un peu ridé, un peu creusé, à moitié plongé dans les ténèbres, la partie gauche, côté sinistrement connoté, angéliquement apparent, au sein de laquelle brille un œil vert nous avisant au présent et d’outre-tombe, relecture mutine de sa rime hugolienne attribuée à la victime biblique de Caïn.  

La « messe » musicale débute par le séraphique Jesus to a Child, chant d’amour au disparu, célébration de sa présence pérenne, surtout dans les moments de solitude, de déréliction. Une voix à la fois proche et lointaine, notez le discret effet de réverbération à la limite de la résonance ecclésiastique, charnelle, éthérée, en écho à la dichotomie graphique et symbolique du clair-obscur décrit supra, transfigure, ne vous offusquez pas qu’un athée emploie à dessein un tel vocabulaire religieux, l’élégante simplicité précise des paroles. L’amant(e), selon votre orientation sexuelle et sentimentale, neutralité magnanime permise par l’indécision du pronom personnel youet des participes passés dépourvus d’accord sexué, devient un avatar du « messie », si doux et à l’aise avec les enfants venus à lui gentiment, volontairement, « honni soit qui mal y pense » à notre ère d’hystérie pédophile. La beauté de la mélodie s’offre d’entrée, portée par une guitare habile et dépouillée, met en relief un « pont » poignant consacré à la substitution identitaire, amoureuse, au souvenir devenu essence. Fastlove fait l’éloge expressde l’amour rapide, purement « physique et sans issue », rajouterait Gainsbourg, baume pour les sens et le cœur encore souffrant de l’absence de l’être cher ou chéri, fausse contradiction qui s’amuse avec les contraires, se lever, se baisser, de nuit, au soleil, éducation contre conversation en passant par affirmation. Au passage, celui qui refuse d’être étiqueté « Mr. Right » semble prendre ses distances avec la parentalité, hétéro ou homo, et conclut par un œcuménisme des corps, entremêlés, dans l’habitacle d’une BMW !, en une seule et même religion adulte, ludique, étrangère à la stupidité, à la cupidité des besoins mesquins, tout ceci scandé sur un beat de R’n’B irrésistible, assorti d’un fin chœur féminin.

Arrive Older, chant de désamour et de désillusion, à la mélodie somptueuse, vénéneuse, à la trompette de « film noir » à la Bogart, chanson de négation – I’m not the man that you want– et d’émancipation, de bénéfique transformation. Ici, vieillir équivaut à changer en mieux, à mûrir, à refuser les vieux combats d’autrefois, à suivre une autre route, empreinte d’une sagesse blessée, résiliente, direction à l’unisson de l’album lui-même. Sur un rythme de syncope psychotrope, de chaloupe urbaine ou, pourquoi pas, marocaine, Spinning the Wheelévoque les nuits d’insomnie d’un amant esseulé, son comparse, parti froisser d’autres draps, d’autres sensibilités, faisant tourner la roue, de la torture à la Conan le Barbare, de l’incertitude dangereuse, voire létale, en ces heures de sexualité risquée, mais, heureusement, « la roue tourne », et « l’esclave de l’amour », susurrerait Bryan Ferry, se révolte, dit enfin stop. It Doesn’t Really Matter, chanson douce-amère énoncée sotto voce, paraphe la séparation des amants, prône avec désinvolture et blessure que tout cela, finalement, ne compte pas tant, que le mur paternel ne put être renversé, que le patronyme changé n’empêche pas de croiser de vieilles connaissances en forme de réminiscences, qu’il faut apprendre à vivre avec la honte, la douleur, sans plus se soucier d’un passé impossible à conjurer, à regarder de dos, en Orphée pétrifié. Reposant sur un motif de neuf notes exécutées avec une sorte de cithare numérique, The Strangest Thingélabore une élégie de l’aveuglement volontaire, la présence d’un menteur en esprit et d’un voleur au lit, au risque d’y perdre son âme, de demander, d’une voix haut perchée, encore une fois, de l’amour à faire, à recevoir, d’exiger doucement d’être soigné par le crime d’autrui, de l’élu que l’on ne reconnaît plus.



To Be Forgiven, la pièce la plus influencée par le style de la bossa nova, déploie la métaphore filée d’une rivière du désir, du pire. Le chanteur veut être sauvé de lui-même, sollicite le pardon, la libération, de l’enfant d’hier, de ce moi maintenant méconnaissable et continue à plonger dans sa propre obscurité, enlacé par une phrase gracile, obsédante, comme issue de L’Après-midi d’un faune transposé depuis Mallarmé par Debussy. Mais comment être absous quand on ignore la cause de son péché ? Entamé en reprise du magnifique What’s Going On de Marvin Gaye, que George Michael, évidemment, connaissait, admirait, faux live avec bruits de conversations, de libations, d’applaudissements, Move On appelle au mouvement, à l’élan, au changement de saison après le long hiver, au réveil après la fête crue éternelle. Au jeu hasardeux de la vie et des amours, on perd un peu toujours, on voit des choses que l’on ne voulait pas, on se voit secouru par un ange miséricordieux. L’entraînant chant de renaissance festive se clôt sur un espoir et une promesse : « I’m gonna be lucky in love someday ». Avec Star People, pareille à une réponse à Freedom, la personade George Michael se démasque, pour ainsi dire, se démarque de toutes ces étoiles mortes encombrant notre modernité médiatique. Il ne leur ressemble pas, pas totalement, il ne se compte pas parmi elles, eux, ensemble de névrosés aux billets verts propres à ravir les disciples freudiens, entre rêve, de gloire dérisoire, et cauchemar, « climatisé » si l’on en croit Henry Miller. Du reste, qui se soucie sincèrement de leurs petits tracas, du moment qu’ils paient le loyer ?

Plus sérieusement, sur quoi se bâtit, de quoi se nourrit une véritable étoile ? Harcèlement, en classe, désagréments, familiaux ? Et, surtout, de quel prix faut-il payer cette doublement chère, fondamentalement éphémère, notoriété ? Older atteint son inoubliable acmé avec le bouleversant You Have Been Loved, le titre le plus autobiographique, narratif et introspectif de l’album. Une femme et un homme, la mère et l’amant, se rendent sur la tombe du défunt pour la fleurir. Elle passe devant son école inchangée, elle repense aux batailles pour lui donner le jour, elle aima cet homme durant toute sa brève vie à lui et pourtant l’enfant devenu grand disparaît dans ses bras, en dépit des prières paumes jointes. La cruauté du monde ne nous épargne rien, il existe tant à perdre, tant à savoir sans le vouloir. Elle s’adresse dans sa tête au fils qu’il lui reste, le premier emporté par Dieu, qu’il ne faut pas croire mort. La « chair de sa chair », à présent évanouie, paraît caresser son regard, le purifier avec un duvet d’ailes d’anges, à faire pleurer les diables eux-mêmes. Elle parviendrait presque à se convaincre que tout va bien, tandis qu’elle cherche en vain les raisons de son crime. L’artiste ne se limite pas à reformuler la pietàtraditionnelle, à incarner, donner voix et corps à sa materdolorosacontemporaine, il redevient homme dans les dernières paroles, solitaire, sans descendance, pas sans espérance, incite l’absent à être fervent, lui recommande de prendre soin de lui. « Tu as été aimé », cela rien ne peut le contredire, et cela devrait suffire, à vivre, à respirer, à chanter, à se réjouir par-delà la douleur incompréhensible, insupportable, apaisée. L’amour existe, martelait, de manière rageusement ironique, Maurice Pialat.

Avec You Have Been Loved, George Michael le « prend au mot », dispense en viatique à toutes nos questions sans réponses l’amour d’une mère, d’un ami-amant, d’un frère par procuration, au sens le plus profane et sacré du terme. La délicatesse extrême du thème musical, exposée dès les premières secondes, la dimension d’apesanteur, de dédoublement, quasiment astral, dans laquelle baigne le morceau, n’en finissent pas de subjuguer, remuer, interroger sur les pouvoirs de la musique dite, avec une condescendance certaine, populaire, sur sa capacité à friser le sublime, au Brésil ou en Angleterre. Quant à Free, on le disait, il prend congé avec originalité, énergie, un tempo alerte dissous dans l’aveu d’une liberté regagnée. On s’en aperçoit, Older mérite grandement sa découverte, sa redécouverte, disque suprême, sensuel et spirituel, subjectif et collectif, à ranger au côté de Getz/Gilberto (1964) de Stan et João, de Pet Sounds (1966) de Brian Wilson et des Beach Boys, de What’s Going On (1971) de Marvin Gaye, de Berlin de Lou Reed (1973), avec un accessit pour Présence humaine (2000) de Michel Houellebecq/Bertrand Burgalat, c’est-à-dire un OVNI poétique, hypnotique, et quatre chefs-d’œuvre intégraux, in extenso, indéniables, incontournables, sinon immarcescibles. Laissons le didactisme et la technicité à ceux qu’ils intéressent, qui en font le commerce, restons-en à l’émotion, à la verbalisation, ni musicologue ni groupie, tant mieux ou tant pis, pour vous et nous.

Notre visite vivante au pays des morts, une fois encore, le disque expression alors en accord avec celle, fantomatique, du film, mémoires mortes et vives à sonder, ranimer indéfiniment, la musique et le cinéma, tous deux par ailleurs arts du temps, du mouvement, convient-il vraiment de le rappeler, ne visait qu’à célébrer un album et un artiste majeurs, débarrassés de l’amas d’imageries autour et sur George Michael, dans une perspective presque structuraliste, en tout cas privée, manque assumé, des justifications biographiques, anecdotiques, des interprétations scolaires, universitaires, de la myopie d’un Sainte-Beuve, justement « taclé » par Proust, se livrant à l’anatomie des poèmes et de la prose d’un Baudelaire ramené, réduit, aux « démons », aux « obsessions » et aux « vices » d’un CV. L’œuvre, pour le meilleur et le pire, finit par se dissocier de la vie de son créateur, par appartenir à celui ou celle qui la reçoit, qui la pénètre, se laisse pénétrer par elle, de préférence sans « virer sa cuti », merci. Écoute(z)r sans préjugé, réclamait à raison George Michael et nous venons de le faire au fil du temps, du track listing, de l’écriture synchrone, synchronisée, de cet article. Dès 1996, dans notre vingtaine peu sereine, nous savions reconnaître la beauté, l’intensité, l’intelligence et la souffrance réunies dans ce superbe coffret de sons et de frissons ; une vingtaine d’années plus tard, le miracle laïc advient à nouveau, pourvu d’une profondeur déjà là naguère et cependant pleinement consciente à la sombre lueur dédoublée du « milieu de la vie » de Dante. Peu importe l’âge, essentiel néanmoins : Older vous attend vaillamment, ici pour les lyrics et  pour les chansons – une chose remplie de beauté ne meurt jamais, oui, et George Michael, dans son écrin sonore magistral, dans son cercueil de plastique et de cristal, vivra longtemps en nous, oreille, cœur et cerveau. Ciao, bello.  


Woyzeck : Le Cobaye

$
0
0

Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Werner Herzog.


Kinski le cinglé, le dingue, le taré, accessoirement, l’un des meilleurs acteurs de sa génération, surtout dirigé par son « ennemi intime », le meilleur de ses harceleurs, Werner Herzog, who fucking else ? Qui ne le voit en Woyzeck d’opérette ignore encore ce que jouer veut dire, ce que « crever pour vivre », clin d’œil à l’intitulé de son autobiographie, signifie. Dans la première scène du film, recouverte du générique, il déboule à l’écran en courant, comme dans un slapstickà la trique, accéléré de caserne où il goûte les délices SM du subalterne. On pense, bien sûr, au plaisir que dut prendre le cinéaste à immortaliser, sinon recommencer ad nauseam, ses exercices de troufion, à manipuler le fusil, à s’accroupir jusqu’à venir presque toucher l’objectif, à ramper au sol dans son uniforme blanc et à recevoir les coups de pied d’une botte noire anonyme, celle, qui sait, du directorhimself, émule de von Sternberg dirigeant son petit monde teuton, moins hollywoodien, à la badine, dans son pantalon gonflant et idempour Lang, natürlich, muni de son monocle à la Paul Meurisse. Woyzeck, là-bas, dans cette foutue petite ville de province au bord d’un calme étang, je paraphrase le carton d’introduction, révélée en deux ou trois panoramiques aux orientations contredites, gauche-droite, droite-gauche, on se croirait à une manœuvre en rase campagne, avec son église à bulbes testiculaires, sa grand-rue déserte, ses maisonnettes factices, entre le décor de Nosferatu, fantôme de la nuit(1979) et Hostel (2005), Woyzeck en chie là-bas, croyez-moi, telle la chèvre à la fête foraine, tel le chat jeté du premier étage par le savant sarcastique, afin de tester ses réflexes.



Le médecin, badin, taquin, Mengele de sa localité trop tranquille – quelques lignes finales s’extasieront sur l’assassinat commis, conduit, enfin advenu, dans un ultime trait d’humour aussi noir que le cercueil dans lequel finit Marie sous son drap immaculé au bord de l’eau, à la Laura Palmer, pour ainsi dire, sans plastique ni paillettes, entourée de quatre types au ralenti, édiles, croque-morts –, s’amuse avec le soldat surmené, trop rapide dans ses gestes, ses pensées, ses soupçons, se plaint, magnanime, au sujet de son urine en public ; le capitaine, de son côté, venu se faire raser, philosophe sur l’éternité, parle de l’esclave à la troisième personne du singulier. Le disciple d’Hippocrate diagnostique un cas sévère d’aberration mentale, et son régime à base de petits poids pendant un mois, rien que cela, n’arrange certes pas les choses. Tout se complique et s’accélère, dans ce long métrage très court, à peine soixante-quinze minutes, très dense, lorsque le tambour-major, coq dans sa tenue d’apparat, se rapproche un peu trop près de la femme non mariée lisant, seule, avec son enfant attablé, derrière la fenêtre fermée, qu’elle finit par ouvrir, trop de chaleur, principalement entre ses cuisses, l’histoire biblique de la femme adultère in fine, aussitôt, pardonnée par Jésus. Ne plus pécher, ne plus réfléchir ni fléchir, ne plus sentir sous ses pieds le  vide creux de la Terre et autour, le froid glacé d’un enfer déjà là, à demeure, où une invisible présence menace le protagoniste. Au-dessus de la ménagerie humaine, trop humaine, flanquée d’une seconde, singe de cirque exhibé en costume d’homme, tapé sur le crâne pour se rebeller, ou « cheval astronomique » calculant 2 + 2, désignant un âne dans le public bipède, le ciel semble si lourd, épais, que l’on voudrait y « planter une poutre » – les officiers salaces ne rêvent que de planter la « belle garce » du détraqué, idiot dostoïevskien, désargenté, insomniaque du village et de garnison voyant trop clair dans l’absurdité de l’univers – et de s’y suspendre, de s’y pendre, confesse le pauvre Woyzeck à son pote Andrès interloqué, auquel il cèdera ses maigres reliques biographiques, extrait de naissance inclus.



Dans ce monde immonde à la Mondo cane, reconstitué, mélange habile et fluide de la théâtralité la plus évidente, du réalisme des rues, des tenues, des intérieurs, on ne fait pas long feu, on ne conserve pas longtemps sa raison. Woyzeck le sait mieux que quiconque, que son gros lard de supérieur lui faisant la morale à propos de moralité, de fils illégitime non baptisé. Son « nous autres » vaut pour des milliers, des millions, paupérisés que l’on sacrifie sur les plaines embrumées, bientôt dans la promiscuité des tranchées. Herzog, réalisateur-bourlingueur, se borne ici à l’étroit, à l’exigu, et ce Woyzeck-là respire mal, ne respire pas, coincé entre un champ de naufragé rural à la Heimat, où le cinéaste apparut, ou les quatre murs de sa lubie, de sa folie, idée fixe l’immobilisant comme au garde-à-vous de rigueur. Kammerspiel ne manquant pas de style, superbement éclairé par un directeur de la photographie inspiré, fidèle Jörg Schmidt-Reitwein, ah, matez-moi ce champ de nuit ou de jour au vert surréel à faire défaillir d’envie l’Antonioni du Désertrouge ou le Demy des Demoiselles de Rochefort, peintre notoires du réel selon leur vision intérieure, névrosée, acidulée. Mais l’obscurité domine, les espaces, les cœurs, les rancœurs, et le rouge sang de la presque putain, ancienne prostituée, viendra tacher les mains du meurtrier malgré lui, acheté pour « deux sous » à un commerçant vraisemblablement juif, style Alec Guinness chez David Lean adaptant Dickens, qui le traite d’ailleurs de « chien » au vu de son mépris pour l’argent, et un peu avant un comparse aviné, monté sur une table de bar, incitait à « pisser un coup sur la croix pour faire mourir un Juif ».



Antisémitisme latent, déréliction patente, état de sidération permanent du personnage principal manipulé, contaminant le reste, le film tout entier : on sourit jaune et l’on ne s’esclaffe point à ce tableau vitriolé, apaisé, d’une Allemagne pas si lointaine, en écho dans le passé à la Weimar fantomatique, méphistophélique et méta d’Ingmar Bergman dans L’Œuf du serpent. Le pantin programmé pour devenir in extremisassassin subira un sort de noyé, enfoncé dans l’eau nocturne à bout de souffle, sa disparition signalée dans la clarté d’un rayon aquatique horizontal, irréel. Il jette l’arme du « beau crime » et s’échine à l’aller repêcher, à s’en débarrasser plus loin, plus profond, dès fois que des nageurs d’été la retrouvent, même rouillée. Le meurtre lui-même s’englue dans un lent ralenti, une fureur de somnambule, Caligari ressuscité trucidant à plusieurs reprises sa brune Ophélie sur la berge. Tout, dans ce film, sent et pue la mort, peut-être plus encore que les mésaventures horrifiques et tragiques du poignant vampire épris d’Isabelle Adjani. Car Herzog abandonne le symbolisme animalier, délaisse les rats lustrés, de cinéma, au profit d’un chenil versatile, à la fois, du même mouvement, ce demi-tour sur soi, de trois quarts, propre à Kinski l’acteur-danseur, grotesque et inquiétant, inoffensif et cruel. La cruauté, on connaît, et Alban Berg également, écoutez son Wozzeck (1925), pourtant l’on n’entend pas sa musique d’aliéné, de salle de concert transformé par l’atonalité en asile (in)audible. Un quatuordisons d’époque, le Fidelquartett de Telč, mène bon train des airs grinçants, au violoncelle allongé, aux cordes en rasoir à la John Cale pour le Velvet et sa banane tranchée au fouet, pas de cuisine, tandis que Vivaldi et Beethoven s’occupent du générique de fin, des secondes doucereuses avant celui de début.



Retour à Klaus Kinski, « Soleil noir de la Mélancolie » des cinéphiles, dément captivant capturé par une caméra captive et captivée. Il domine facilement, un peu trop, de manière discrètement terrible, une distribution à l’unisson, et la belle, Eva Mattes, récompensée à Cannes, familière de Fassbinder, comme Irm Hermann en caméo cancanier, ne démérite pas, loin de là, statue de chair à la colère contenue, à la pure innocence de pécheresse, à la douceur de mère esseulée, solitaire, destinée tôt ou tard à périr, petite sœur de Carmen ou Tosca, moins fière, moins forte. Face au fou jaloux, elle conserve noblesse et goût dangereux du danger, elle admire ses boucles d’oreilles offertes, brillantes, dans un pauvre miroir de pauvre, alors même qu’elle possède des lèvres autant rouges que celles des dames de la dite bonne société. Surcadré par la glace tremblée, tenue en main, son visage sensuel devient une vanité, une figure de mort, de victime imminente, définitivement privée de sa panoplie adultère d’amante. De la pièce fragmentaire du « révolutionnaire » Georg Büchner, au père médecin militaire, un salut aux cinéphiles férus de psychanalyse, saluée par Rilke ou Brecht, Herzog fait une satire frontale, de caméra, d’intention, de l’armée, de la médecine, du couple, de la société à un moment et dans un lieu donnés, oui, assurément, et davantage encore cartographie les stations christiques et foutraques, démoniaques, d’une horreur métaphysique suintant par tous les pores de l’acteur, modèle de mesure, de justesse, d’équilibre, de présence ponctuée d’éclats de tendresse, avec lèvres féminines caressées, un sourire enfantin, poignant, devant le spectacle itinérant.



Woyzeck, film de l’urgence tourné, monté, par la complice Beate Mainka-Jellinghaus, au même rythme, dans la foulée du résident tchécoslovaque des Carpates, enregistre un épuisement de contexte et de sous-texte. Cette fois, le réalisateur-scénariste-producteur ne s’intéresse pas à des figures au-dessus de la nature, dévorées par elle, les Aguirre, Fitzcarraldo, Cobra verde et compagnie. Il ne se soucie guère de revival historique à la Invincible, de survie en « milieu hostile », cf. Rescue Dawn, Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans ou le documentaire Rencontres au bout du monde. Il ne scénarise plus un canular lacustre à la Incident au Loch Ness avec pour base un fait divers sexuel. Non, il accompagne dans sa spirale de détresse un être finalement moins perturbé que tous les autres, plus lucide, plus influençable et, à cause de tout cela même, capable d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’irréversible. Woyceck, symbole et symptôme, cristallise et incarne de façon mémorable, dans la durée retenue, tendue, des plans au bord du plan-séquence, la démence d’une ère, de la première moitié du dix-neuvième siècle, en miroir et présage de la nôtre, de celles entre-temps. L’anti-héros fraternel, honnête, impuissant et extrême s’avère ainsi le révélateur de la dinguerie généralisée, reconduite, des hommes, des femmes, criminels ou suicidaires, le paratonnerre foudroyé, immergé, de l’insanité, de la beauté indifférente du monde alentour, eau, herbes, pierres, de préférence tombale, de sa laideur constellée de « vomissures ». « L’homme est un gouffre, il est pris de vertige celui qui y plonge le regard » affirme, en aphorisme outrageusement nietzschéen, en épitaphe de son destin, le magistral Klaus en regard caméra, réplique suprême résumant admirablement la plongée altière, à la M le maudit, allez, de ce grand petit film admirable. Vive Werner Herzog ! 


Dracula et ses femmes vampires : L’Amour à mort

$
0
0

Une lance pour Palance, naguère païen sirkien…


Mon Dracula à moi

Bram Stoker et la Hammer, le mythe et la Manche, un roman multimédia et le miroir de tous les fantômes : rencontre naturelle, prédestinée, en vérité, au royaume des mensonges esthétiques révélateurs de profondeurs archétypales, comme le pal de Vlad. Dans une optique marxiste, le pavé de l’Irlandais se lit en lutte des classes littéraire, en victoire de la bourgeoisie insulaire sur l’aristocratie décadente, déclinante, de la trop vieille Europe de l’Est. Dan Curtis s’interroge de manière rhétorique dans un supplément, tout content d’avoir insufflé au scénario, avec l’aval et le développement de Richard Matheson, légende vivante de la SF et du fantastique adultes, souvent du quotidien, une dimension romantique, mais l’une des possibles raisons de l’exil du comte, outre aller chercher ailleurs un « sang neuf », désormais absent dans sa propre contrée, à cause des quolibets de la populace, des vierges émancipées, façon Paul Morrissey, réside dans un changement d’époque, dans une esquisse de mondialisation, dans un trafic-périple économique dans les deux sens, aller-retour. Victime des révolutionnaires industriels, d’un siècle de magie technologique où la parole la plus personnelle, celle du journal intime, se tresse aux voix publiques du disque, des journaux, des actes notariaux, devient virale dans sa mobilité, l’étendue de son empire liée à l’expansion coloniale occidentale, le vampire en sursis, séculaire vainqueur patriote ou nationaliste des envahisseurs ottomans, succombe au nouvel ordre adossé à l’ancien, celui, victorien, puritain, de la morale, des épousailles, de la raison et des sentiments à la mode Jane Austen.



De là, en partie, son charme hautain, sa séduction létale ; de là, aussi, sa mélancolie viscontienne et proustienne d’immortel condamné, dans les sensorielles « chroniques » révisionnistes d’Anne Rice, à encaisser l’éternité, à voir périr autour de lui, à moins de les convertir d’un coup de crocs, ceux qu’il chérit, matrice paternelle du highlander de notre Lambert porteur de croix. Loup solitaire littéral égaré en terre de mer, des caisses de la sienne pour uniques bagages, il affronte des Britanniques « bon teint » secondé par un docteur néerlandais, van Helsing, suivez un peu, nom d’un pieu. À l’évidence, la vie, provisoire, triomphe toujours de la mort, renaît en cycle biologique et boursier, son combat s’avère par conséquent vain, baroud d’honneur en crève-cœur de terreur. Dracula, cette fois, ne survivra pas, « surmâle » à la Jarry en péril profane, probable « inverti » épris en secret de Jonathan Harker au rasage et in fine transpercé par le soleil à l’instar de sainte Thérèse en extase orgasmique, sa poitrine pénétrée d’une flèche angélique et phallique. L’équivalence du lit de jouissance et d’agonie, l’interprétation psychologique, psychanalytique du mélodrame épique et de chambre, à coucher, mortuaire, le ressassement de la tension entre les élans érotiques et mortels, négligent cet arrière-plan symbolique, historique, métaphysique d’aventures et d’intrusion, en présage du hom(m)einvasion, de l’étranger, de l’inanimé, du désargenté, davantage que « retour du refoulé » ou avant-goût, dans le cou, du SIDA de saison, aux origines exotiques, quelque part en Afrique, selon Joseph Conrad.



Au sein malsain de l’ère du capitalisme cynique, épiphanie de médiocrité aux farces et attrapes démocratiques, le seigneur-saigneur cristallise le prix à payer pour survivre, perdurer, se reproduire par procuration : il s’agit de se nourrir d’autrui, de le spolier de son sang, de son jugement, de sa vie sous influence et emprise. Dracula, dont les sonorités du seul nom émoustillaient tant Oscar Wilde, paraphe la duplicité des signes, la sémiologie à double tranchant des formes, à la fois exploiteur et exploité, chasseur et proie, être de chair, donc putrescent, et pure figure de récit, créature thématique ouverte à l’infinité des lectures dans sa pérennité d’imagination humaine, trop humaine.



Le Dracula de Dan

À la hauteur de sa positive réputation, le téléfilm, sorti en salles à la Duel, séduit dès son superbe prologue « canin ». L’auteur de Dark Shadows, doté d’un vrai talent, démontre la porosité des frontières entre les écrans petit ou grand et rappelle l’admirable travail disons domestique d’un Stephen Frears ou d’un Krzysztof Kieślowski. Outre la « belle infidèle » de la traduction de Matheson, qui ose l’identification du protagoniste au voïvode « empaleur », le métrage bénéficie d’un faisceau d’artistes inspirés aux postes majeurs. Ainsi, les notes puissantes de Robert Cobert s’inscrivent dans le souvenir auditif des partitions de James Bernard pour Terence Fisher. Le montage rythmé, équilibré, serein de Richard A. Harris souligne qu’il œuvra sur trois titres de James Cameron, Terminator 2 : Le Jugement dernier, True Lies, Titanic, un de John McTiernan, Last Action Hero, et le fervent X-Files : Régénération. La direction de la photographie, évocatrice dans sa douceur réaliste, illustre la grande maîtrise d’Oswald Morris, complice de John Huston (Moulin Rouge, MobyDick, au côté de Freddie Francis, Reflets dans un œil d’or, L’Homme qui voulut être roi), visible itou sur Lolita, La Colline des hommes perdus, l’oscarisé Un violon sur le toit, LeLimier ou Dark Crystal. Jack Palance, autrefois sidérant dans Le Grand Couteau, surprenant dans Le Mépris, un temps effrayé par le rôle, avoue-t-il avec le sourire dans le bonus, pas mécontent de quitter sa cape de cruel des Carpates, compose un comte mémorable, alliage singulier d’une virilité vengeresse, dans le sillage du Frankenstein de Mary Shelley, et d’une tendresse dévorante, au lyrisme douceâtre presque hamiltonien.



Du reste, comment pourrait-il résister à la fabuleuse Fiona Lewis, déjà là dans Le Bal des vampires de Roman Polanski et bientôt dans Fury de Brian De Palma ou L’Aventure intérieure de Joe Dante ? Autour de ce couple impossible et porteur d’une avérée charge sexuelle, émotionnelle, gravite deux ou trois aimables satellites, Nigel Davenport (Le Voyeur, Cyclone à la Jamaïque, La Vallée perdue, Phase IV, Les Faucons de la nuit, Greystoke, la légende de Tarzan) en médecin moustachu au crucifix à la John Carpenter (Fog), le blondinet, très antonionien, Simon Ward (Frankenstein s’est échappé, Les Trois Mousquetaires et sa suite, On l’appelait Milady, Holocauste 2000 ou Supergirl) et l’élégant Murray Brown, acteur néo-zélandais de TV, au trépas pointu propre à réjouir le comte Zaroff dans sa junglesadique. Les plus perspicaces ou âgés se souviendront que Pamela Brown apparut dans plusieurs opus des Archers, Michael Powell alors son compagnon, dont les très beaux Je sais où je vais et Les Contes d’Hoffmann, en sus de La Vie passionnée de Vincent van Goghet Cléopâtre, que la jeunette et muette Sarah Douglas revint dans Superman et Conan le Destructeur. Tourné en Croatie, en Yougoslavie et au Royaume-Uni pour CBS l’étasunienne par un cinéaste américain, Dracula et ses femmes vampirespossède le lustre méticuleux d’un produit d’Albion, ce génie du lieu et de l’habit habituels de la filmographie anglaise, avec Trevor Williams en production designer (La Petite, L’Enfant du diable) et Ruth Myers (Magic, Au-delà du réel, La Foire des ténèbres, Electric Dreams ou L.A. Confidential) aux costumes.



Dracula et ses femmes vampires (1973), vraie réussite individuelle et collective, se démarque avec aisance, énergie et grâce des errances métaphysiques du Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog (1979), du sentimentalisme gothique du Dracula de John Badham (1979), de l’arrogant, méta et guère original, cf. tout ce qui précède supra, Dracula de Francis Ford Coppola (1992), de l’humour respectueux du Dracula, mort et heureux de l'être (1995) de Mel Brooks, du désastreux, dit-on, Dracula 3D de Dario Argento (2012), tandis que les murs rouge sang de la propriété Hillingham préfigurent, avec étonnement, cohérence jungienne, les écarlates couloirs utérins de Suspiria (1977).    

Les Dracula de ce Dracula-là

S’il fallait convaincre par l’exemple et l’image d’éventuels réfractaires, on citerait encore, par ordre chronologique : un lac liminaire bleuté, reflété, à la Shining, des angles obliques judicieux, sorte de déséquilibre de l’ordre rationnel et politique du monde, une horloge inexorable, un cadavre croix en main ligoté au pont du sinistre Demeter, des bonheurs de répliques (« quelque chose de doux et pourtant si amer », « ça me vide », « je me perds petit à petit »), des zooms agressifs, hypnotiques, une servante transfusée pour alimenter sa maîtresse exsangue, explicite métaphore sociale, une attaque de chien, un enterrement sous la pluie, une revenante à la Jean Rollin, une crypte saccagée, un cri de déréliction en plongée, une corruption par poitrail, un blonde télépathe, une vierge de Nuremberg vide, une paume brûlée par un objet religieux et une foule off enthousiaste, scansions du nom héroïque et vampirique.



Avec ces moments intenses, avec sa modestie d’artisan(s) rétive aux hyperboles et au risible de l’auteurisme, avec sa beauté de chaque plan, de chaque visage, Dracula et ses femmes vampiresmérite son exhumation, sa résurrection, a fortiori dans cette édition assez idéale car nantie d’un « nouveau master haute définition ». Il ne s’agit pas d’une version parmi d’autres à visionner un soir d’ennui mais bel et bien, ami sanguin, d’une transposition irréprochable, sinon magistrale, à son échelle, d'une histoire et d’un personnage en effet increvables, par-delà toutes les appropriations, trahisons, profanations successives et à venir. Lisez le livre de Bram Stoker, regardez le film, bien plus qu’un téléfilm, de Dan Curtis et « entrez librement, de votre plein gré », dans une Transylvanie à la claire noirceur familière.   


                

Le Rough Guide des films d’horreur : Livre de sang

$
0
0

Résumons par interpolation : rough rather than deep, yes indeed.


Un avant-propos élogieux et reconnaissant de Neil Marshall (le canin Dog Soldiers, l’utérin The Descent) ; une introduction autobiographique et théorique, dont extraire le passage suivant, truisme nécessaire en réponse à tous les détracteurs du « genre » : « Tant que les films continueront à stimuler les émotions essentielles de l’être humain, les films d’horreur seront présents. La technologie du cinéma évoluera, tout comme la manière dont nous pourrons visionner le produit fini, mais notre vulnérabilité, notre terreur de l’inconnu et nos cauchemars ne disparaîtront pas. Ces forces irrationnelles du chaos seront toujours terrassées par un genre cinématographique défini par la pureté de son impact émotionnel » ; des remerciements (Mark Kermode, Tim Lucas, Frédéric Albert Lévy, Asia Argento, Guillermo del Toro, Brian Yuzna, Christophe Gans, Nicolas Winding Refn, parmi d’autres) ; un chapitre consacré aux origines littéraire de l’horreur cinématographique ; un historique sur un siècle ; une anthologie de cinquante titres jugés « incontournables » réunis dans une « liste sujette à caution. C’est inévitable, et c’est une bonne chose » ; un dictionnaire des « icônes », acteurs ou « metteurs en scène » « de premier plan », personnages « récurrents » ; un panorama international, la partie la plus brève de l’ouvrage, circonscrite à une trentaine de pages ; des annexes sur les objets de collection, les événements ; une bibliographie, magazines et fanzines inclus, commentée ; une sitographie idem ; un index des noms et des titres et même des notes du traducteur :  paru en 2005 en Angleterre, traduit en français en 2009, ce livre d’un auteur que tout amateur d’horreur connaît, sinon se doit de connaître, critique britannique notamment à Cinefantastique, passeur émérite pour des fils de ciné à la Serge Daney, constitue un appréciable passeport de papier pour le territoire des morts, pas seulement celui de Romero.


Agrémenté d’images en noir et blanc et d’encadrés thématiques rosés – là encore, citons cet éclairant extrait de l’article Exploitation ! : «  Les films d’exploitation sont aussi le prix à payer pour une société qui vit dans le mensonge. Personne n’est capable d’admettre le plaisir éprouvé devant le malheur des autres, et c’est ce plaisir que les films d’horreur exploitent. Bien que le cinéma incarne pour beaucoup un modèle amélioré de la vie, pour d’autres, ce plaisir est disponible sans éprouver le moindre sentiment de culpabilité étant donné que les victimes ne sont pas réelles » –, il propose, dans un style journalistique, factuel, un parcours subjectif et consensuel (à l’exception du Shiningde Kubrick, auquel l’auteur préfère, par exemple, le Haute Tension d’Alexandre Aja, no comment) à travers une filmographie rich and strange, dirait Hitchcock, qui la réinventa d’ailleurs en partie, à sa manière moderne et sardonique. On gardera longtemps une reconnaissance respectueuse, voire envieuse (deux heures passées en limousine vers Heathrow à interviewer Brian De Palma au sujet de Carrie au bal du diable, de surcroît en « fanatique transi ») à Mister Alan Jones, faux sosie de l’aimable cannibale Michael Berryman, une pièce de plus à notre anglophilie, même si ce court opus, vite lu malgré ses 293 p., n’excède jamais le cadre « carré », essentialiste, disons, de la collection. À défaut de réellement stimuler le cerveau, ce Rough Guide-ci ranime (à la Stuart Gordon) notre mémoire, et la vôtre, certainement, sans négliger, « noblesse oblige », d’adresser des clins d’œil insulaires, justifiés, du reste, à la production du Royaume-Uni, Hammer ou Barker compris. Les « connaisseurs » s’en satisferont quelques heures et les novices y trouveront une multitude d’items propres à étancher leur soif de découverte, sanglante ou davantage suggestive. Important, le cinéma d’horreur nous importe – vivement on y reviendra, croyez-moi.           

         

Une femme libre : Le cœur est un chasseur solitaire

$
0
0

Une « grande sauterelle » ? Plutôt un perpétuel papillon !


Fille du Sud, fille de pauvres, pauvre fille mal nourrie, mal aimée, mal soignée, si solitaire en compagnie de ses vers (La Fontaine, pas de terre), de ses « illustrés », perchée dans son amandier à parler aux fées, à faire corps avec la nature, à découvrir les mélodrames de la Bible, tandis qu’autour d’elle la France survit, résiste, collabore, se saborde, spécialement à Toulon : entre un père taiseux, absent, suicidaire – moment terrible où il emmène la gamine au grenier, se place devant une poutre, menace de s’y pendre – et une mère qui encaisse tout, derrière la caisse de l’épicerie de « faubourg », comme on disait alors, qui ne flanche pas mais se taira toujours, à la Dominici, au sujet d’un secret de famille de possible illégitimité, entre deux frères à la périphérie de sa vie et du récit, rien, absolument rien, ne prédestinait Mireille Aigroz à devenir un jour, presque du jour au lendemain, Mireille Darc, en clin d’œil à Jeanne et bien avant Daniel, lui-même, qui sait, prince des ténèbres inspiré par le pseudonyme de cette femme assez solaire, guerrière, entière. Et pourtant la voici, soixante-quinze ans plus tard, à se souvenir, à écrire (gauchère « contrariée », on lui attachait à l’école sa main « sinistre » dans le dos, l’auteur de ces lignes, né trois décennies plus tard, heureusement ne connut pas cela !), à rassembler un beau bouquet de photographies, « plus de 200 », assure la quatrième de couverture, dont les plus intimes signées de Richard Melloul (elle partagea brièvement le lit de Jeanloup Sieff). Dès les premières lignes de son autobiographie illustrée, on reconnaît sa silhouette gracile, légère, élégante, sa sincérité, sa simplicité, sa curiosité davantage tournée vers autrui que vers son joli nombril (ou sa chute de reins irréprochable, immortalisée par une célèbre robe échancrée de Guy Laroche pour Le Grand Blond avec une chaussurenoire, 1972).


Dans cette parfaite adéquation entre le style et la persona réside une grande part de la valeur de l’ouvrage, fluide, lucide, rétif à tout misérabilisme, à tout voyeurisme. Mireille Darc ne devint pas sur le tard une documentariste de talent – on se souvient du réussi Une vie classée X, 2005, captation empathique, mélancolique, dépourvue de moralisme, de pudibonderie, de la tristesse congénitale, hexagonale, du sexe filmé – par hasard, elle vécut constamment dans la « vraie vie », dès ses débuts difficiles et même à travers les ors de la gloire, d’une reconnaissance-méconnaissance (succès sociologique de Galia, 1965). L’actrice populaire, drôle et tendre, à la beauté réinventée, pas seulement via une discrète rhinoplastie, affronta, on le sait, deux opérations cardiaques, un cancer du sein et un accident de bagnole sous le tunnel d’Aoste (nouvel incident du « palpitant » médiatisé en fin d’année dernière). Elle ne put avoir d’enfants, elle se sépara d’Alain Delon, elle enterra son compagnon Pierre Barret – et survécut à tout ceci, sans pathos, sans jérémiade, sans amertume. Quelque chose d’exemplaire appert dans son sourire, une grande résistance se loge dans son corps cassé, réparé, de danseuse (trop tard pour s’y mettre à l’adolescence, hélas). Contrairement à « Mimi », délicieux surnom donné par Delon, nous ne croyons pas à la liberté, sinon sous la forme d’un fantôme à la Buñuel, mais à l’indépendance et à l’autonomie, oui, et Mireille Darc, dans l’évocation linéaire, vive et rapide comme une flèche de lumière, de son parcours revisité avec un air amusé, une distance salutaire, déjà là à l’orée d’une carrière, possède incontestablement ces deux traits de caractère, en amour et ailleurs.


Après le « cristal » des quinze années passées avec Alain D., sous sa plume un homme séduisant, blessé, généreux, nanti d’une évidente part d’ombre (le truand Mémé Guérini invité sur le tournage de Borsalino !), ce qui ne nous surprend pas, corrobore, finalement, quelques traits saillants de notre petit portrait, l’ancienne brune aux faux airs d’Emmanuelle Riva, qu’elle remplaça, chance liminaire, réalisa un seul film de fiction, LaBarbare, 1989, qu’elle avoue volontiers avoir raté, se métamorphosa en décoratrice (d’intérieur, notamment à Marrakech), en photographe (érotisme chic et architectural), épousa un bâtisseur de demeures auquel revient le court entretien énamouré de la coda. Avant de renaître en Mireille Desprez, Mireille Darc traversa cinquante ans de cinéma et de TV français, des Distractions, 1960, de Jean Dupont le bien nommé, au Grand Restaurant II (mes aïeux !), 2011, rouvert par le « cuistot » de Nagui, Gérard Pullicino. Muse d’une autre Gérard, Lautner, et d’un autre « calibre », qu’il faudra bien un jour réévaluer, voire réhabiliter, au-delà du partenariat avec Michel Audiard, des collaborations avec Jean-Paul Belmondo, apparue au côté de l’admirée Brigitte Bardot (d’où la teinture capillaire) dirigée par son Roger Vadim dans La Bride sur le cou, 1960, de Louis de Funès dans Pouic-Pouic, 1963, de Jean Gabin dans Monsieur l’année suivante, de Lino Ventura dans Les Barbouzes, 1964, de Jean Yanne dans Week-end, 1967, de Claude Brasseur dans Les Seins de glace, 1974 (cadeau d’Alain), de Pierre Mondy dans Le Téléphone rose, 1975 (scénario de Francis Veber et encore un rôle de prostituée, alors qu’elle en rencontrera de vraies, paupérisées, pour son documentaire Brève Rencontre, 1994), d’Alain Delon dans L’Homme pressé, 1977 (Édouard Molinaro, bis, lui aussi à revoir, à remettre à niveau), elle participa également à d’interminables, estivales, « sagas » télévisuelles (retour aux origines, pour ainsi dire) réalisées par l’ancien acteur Jean Sagols ou Didier Albert (Le Bleu de l’océan, 2003, belle BO du duo Jannick Top & Serge Perathoner).



Mireille Darc, un brin modèle parisien, une fois témoin virginal (et rémunéré) d’une étreinte, commença au théâtre, chez Curzio Malaparte, Peter Ustinov, Neil Simon, avant d’y revenir longtemps après pour une version scénique de Sur la route de Madison, flanquée d’un certain Delon en substitut d’Eastwood. Durant les années 60, elle tâta itou du cinéma italien, mode du temps, porosité des frontières et des co-productions franco-transalpines (elle doubla Barbara Steele effrayée par Riccardo Freda, Domenico Paolella, Luigi Zampa, Mario Camerini ou Giorgio Bontempi la dirigèrent, elle n’en parle pas, pas plus que de son scénario pour Madly, tant pis). Ici (elle refusa de s’exiler inutilement à Hollywood mais croisa la route de Tony Curtis, son béguin de spectatrice, sur Gonflés à bloc, 1969, de Ken Annakin), par ordre chronologique, elle tourna en outre pour José Bénazéraf (habillée), Denys de La Patellière, Pierre Gaspard-Huit, Jean Vautrin, Jacques Deray, Gérard Pirès, André Cayatte, Michel Boisrond, Serge Leroy, Raymond Depardon, Daniel Ceccaldi, Marcel Jullian, Denys Granier-Deferre (sur le petit écran, idem, on la vit, ou l’aperçut, chez Claude Barma, François Chalais, Jeannot Swarc, Laurent Heynemann, Serge Moati, Marion Sarraut, Thierry Binisti et Patrick Jamain, à l’occasion d’un épisode de Frank Riva avec qui vous savez). En vérité, nous connaissons d’autres CV bien moins riches et intéressants, et l’actrice, in fine, se satisfait du sien, ce que l’on comprend aisément. Le lecteur de ses « mémoires » en images retrouvera tout cela, narré avec grâce et allégresse, même sur le filigrane de la tristesse, Mireille Darc, outre la rime, un peu comme une prolongation physique et ludique de Françoise Dorléac, autre « accidentée » vraiment regrettée.


Lauréate d’un prix d’excellence au conservatoire toulonnais (pareillement « légionnaire » honorée du titre de « chevalier » chiraquien), ignorée par la Nouvelle Vague, elle incarne avec justesse et modestie une certaine « femme française », plus proche, dans sa présence discrète, précieuse, enjôleuse, d’une Marlène Jobert que d’une Annie Girardot (ou d’une Romy Schneider, compatriote d’adoption, elle aussi liée à Delon), sa magnifique contemporaine suprême dans tous les registres, y compris les plus tragiques. L’art du rire, de la comédie au sens gai, du champagne sur pellicule, s’avère autant délicat que son double, celui du drame, et Mireille Darc sut démontrer ses capacités, son appétit de jouer puis de vivre, d’observer, d’aider autrui. Croyante mais pas religieuse, encore moins catholique, souveraine dans sa sexualité mais pas féministe, cette femme digne d’être connue, reconnue, ne connaissant pas la rancune et préférant la fierté (d’avoir fait Week-end), désormais en paix avec l’idée sa propre mort, termine joliment son humble et plaisant autoportrait par un « La vie commence, oui, elle commence ». Pour toutes ces raisons, on peut répondre à l’instar de Sagols auquel elle demandait celle de son choix de casting à l’époque des Cœurs brûlés, 1992 : « Parce que je vous aime bien », variation chaleureuse et clairement mystérieuse du refroidissant accueil de Jean-Luc Godard, assisté de Claude Miller, son opus improvisé en présage du Crash funèbre de David Cronenberg (et une actrice qui fait une allusion d’enfance suisse, retraite de JLG, enneigée, à Shining mérite toute notre considération) : « Vous m’êtes antipathique. Vous et vos films ». Oui, l’on ne s’ennuya pas une seule seconde à lire, à regarder cet albumpersonnel et presque « de famille », madeleine proustienne de cinéma et de faits, de charme et de modernité, de timidité (trac persistant) et de volonté (devenir enfin celle que l’on devine être, s’écarter du chemin tracé, en province ou dans la capitale).


Une femme de l’ombre, Mireille Darc ? Au contraire (du jeu de mots anglophone, langue définitivement étrangère pour elle), une femme de clarté, dans sa trajectoire, sa mémoire, ses films et sa personnalité. Notre article visait à la remercier de son bouquin et de son destin, célébrés en accéléré – CQFD, pour une lycéenne aussi fermée au raisonnement mathématique que son serviteur numérique...


Comedian Harmonists : Les Choristes

$
0
0

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Joseph Vilsmaier.


Combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. – Sans musique la vie serait une erreur. L’Allemand se figure Dieu lui-même en train de chanter des chants.

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau (1888), Maximes et pointes, 33.

Un film choral

Et doublement, sur et au-delà de l’écran. Auteur d’un réputé Stalingrad précédant de presque dix ans celui de notre Annaud international, ViIsmaier, né en 1939, belliqueuse année pour la paix mondiale, signe six décennies plus tard un biopic historique entouré d’une cohorte de talent(s). Le réalisateur-producteur-directeur de la photographie, sorte de Peter Hyams teuton, dirige une distribution remarquable dans ses individualités et son ensemble, en miroir du groupe de l’histoire. Ben Becker (Samson et Dalila de Roeg à la TV) et sa sœur (amoureux dans le film !) Meret (Munich de Spielberg), Heino Ferch (Le Roi des Aulnes, Lucie Aubrac, Cours, Lola, cours, le petit Napoléon de Clavier, Le Lion de Delon, La Chute en Albert Speer ou La Bande à Baader), Rolf Hoppe (inoubliable dans Mephisto, son personnage en écho à celui-ci), Günter Lamprecht (Le Monde sur le fil, Le Mariage de Maria Braun et Berlin Alexanderplatz, trio de Fassbinder ou LeBateau), Otto Sander (La Marquise d’O..., Le Tambour, Le Bateau bis, Les Ailes du désir et sa « suite », Si loin, si proche !+ le narrateur du Parfum, histoire d’un meurtrier), Heinrich Schafmeister (L’Année du chat, le pianiste de Marlene et moult TV), Kai Wiesinger (Backbeat : Cinq Garçons dans le vent, avec la chère Sheryl Lee) ; Katja Riemann (le Balzac de Josée Dayan, les sarcastiques Mon Führer : La Vraie Véritable Histoire d’Adolf Hitler et Il est revenu, sans omettre une Marlene Dietrich pour le même cinéaste), Dana Vávrová (jeune compagne de Vilsmaier, sa suppléante, présente dans Amadeus et emportée par un cancer à la quarantaine), tous forment une formation à l’unisson, sans la moindre fausse note.



Autour et derrière eux, de solides techniciens soutiennent la fiction inspirée de la réalité. Citons Jürgen Büscher (CommissaireLéa Sommer), Jürgen Egger et Klaus Richter (Jud Süß : Film ohne Gewissen avec Tobias Moretti) au scénario, Peter R. Adam (Témoin muet, Le Loup-garou de Paris, Good Bye, Lenin!, Les Particules élémentaires ou Shakespeare selon Emmerich pour Anonymous) au montage, Jindrich Götz (déjà sur Stalingrad) et Rolf Zehetbauer (L’Œuf du serpent, Despair, De la vie des marionnettes, Lili Marleen, Lola, une femme allemande, Le Secret de VeronikaVoss, Querelle ou Le Bateau ter, L’As des as, L’Histoire sans fin et Enemy) au productiondesign, Cornelia Ott (Black Book, Walkyrie, The Ghost Writer, Sans Identité, Monuments Men ou Jason Bourne) à la direction artistique, Lubos Hanyk (Stalingrad mais également Chained Heat : Enchaînées avec Brigitte Nielsen en prison sadico-saphique !) et Ute Hofinger (Stalingrad, encore) aux costumes, la chorégraphe Regina Weber et l’opérateur steadicamJörg Widmer (Si loin, si proche !, Élisa, Par-delà les nuages, Le Hussard sur le toit, K, Buena Vista SocialClub, La Neuvième Porte, Les Harmonies Werckmeister, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, La et Le Pianiste, Good Bye, Lenin!, V pour Vendetta, Babel, Le Scaphandre et le Papillon, Les Ruines, Inglorious Basterds, Le Ruban blanc, Poulet aux prunes, MonumentsMenou Seul dans Berlin), enfin crédité, consécration, au générique de début : autant de noms et de parcours importants, sinon impressionnants. Tout ceci, bien sûr, ne saurait certes suffire à faire un « bon » film, mais, dans ce cas-là, y contribue naturellement, preuve supplémentaire qu’un long métrage, surtout d’une telle envergure, relève à la fois d’un regard personnel et d’une équipe collaborative, soudée, tous en marche (et en chœur) vers le même point d’arrivée, n’en déplaise aux tenants de l’auteurisme amnésique et souvent méprisant (« moi je », unique derrière l’objectif, illusion presque parfaite d’égocentrisme puéril et myope).       



Un film musical

Et doublement, à l’intérieur d’une bande-son divisée. Dans ComedianHarmonists, film qui s’écoute de préférence avec un casque et un matériel hi-fi de bonne qualité, la musique, omniprésente sans être étouffante, se répartit en deux « entités » : d’un côté, les chansons d’époque, pas seulement celle des chanteurs, aimablement qualifiées de « musique de tapettes » par le « petit merdeux » jaloux, future chemise brune (et brute) prédestinée (à accomplir sa petite nuit de Cristal à lui en plein jour via le saccage de la boutique de musique, à se faire cracher au visage par sa belle giflée), liftées, voire ressuscitées, par la technologie sonore contemporaine ; de l’autre, une partition originale à quatre mains, composée par Harald Closer, un fidèle d’Emmerich  (Le Jour d’après, 10 000, 2012, Anonymous ou Independence Day: Resurgence) assisté de Thomas Schobel (nombreux téléfilms allemands). À la première catégorie appartiennent le TangoComediede Winfried Grabe, les irrésistibles Veronika, der Lenz ist da (à retrouver dans Lili Marleen) de Fritz Rotter (paroles) & Walter Jurmann (musique) et Schöne Isabella aus Kastilien (du pianiste Erwin Bootz flanqué de Gerd Karlick) ou Mein kleiner grüner Kaktus (Albrecht Marcuse et Bert Reisfeld, bien avant Les Cactus de Dutronc et Lanzmann, et avec un similaire sous-texte sexuel, en rime à « l’asperge » dressée du printanier Veronika, pas Voss, hélas). Durant deux scènes anthologiques, l’une à bord d’un porte-avions américain, l’autre dans la gueule du loup hitlérien à Nuremberg (« Il y a plus de nazis que de pains d’épice » persifle Harry devant la tombe fordienne de ses parents), les Comedian Harmonists interprètent The Way with Every Sailor(Das ist die Liebe der Matrosen) de Werner R. Heymann (musique) & Robert Gilbert (lyrics) et Der Onkel Bumba aus Kalumba tanzt nur Rumba (Armin Robinson, Fritz Rotter et Herman Hupfeld, ce dernier évidemment le songwriterde l’immortel As Time Goes By, 1931 à Broadway, perle réemployée dans l’écrin cosmopolite de Casablanca).



N’oublions pas de mentionner Irgendwo auf der Welt (Heymann/Gilbert), Creole Love Call (de Duke Ellington), Wochenend und Sonnenschein [Happy Days Are Here Again] de Milton Ager et Jack Yellen, adaptation germanophone des lyrics due à Charles Amberg, In einem kühlen Grunde (paroles de Joseph Freiherr von Eichendorff, musique de Friedrich Glück), Marie, Marie (Johannes Brandt, Marc Roland), Ein neuer Frühling wird in die Heimatkommen ou Ein bisschen Leichtsinn kann nicht schaden. Mention spéciale au poignant Auf Wiederseh’n, my Dear (lyrics de Charles Amberg et musique d’Al Goodhart, Al Hoffman, Edward G. Nelson et Milton Ager), chant du cygne et d’adieu avant l’interdiction et l’exil. Des Revelers US, ce groupe de « musique de nègres » en source d’inspiration et en matrice du film, on peut déguster, assis ou debout, I’m Gonna Charleston (Back to Charleston)de Lou Handman (musique) et Roy Turk (lyrics) ou le Dinah de Harry Akst sur une musique de Sam Lewis et Joe Young. Enfin, au rayon world music, l’émérite clarinettiste Giora Feidman (réécoutez la BO de La Liste de Schindler) se charge de Zachor to remember/Impro. Nr. 62 et Bekinor, Benevel...Zamru Lo, deux airs klezmer triste ou jovial, dont l’un exécuté lors d’un remuant mariage traditionnel, où le steadicamaccompagne en danseur les épousailles en mouvement. Ces dix-huit pièces (play-back insoupçonnable) se tressent harmonieusement (Stefan Busch, Resident Evil, La Chute ou Tarzan, en supervising sound editor) au score exemplaire, ample et mélancolique écrit pour l’occasion, bel exemple de tapisserie musicale à l’américaine, rappelant le Hollywood des années 30-50, à l’heure où la comédie musicale La La Land tente maladroitement de ranimer (dégoulinage orchestral et vocal dans le sillage de The Voice et autres navrants télé-crochets) les cendres d’un genre euphorisant ne s’interdisant pas la gravité, par exemple chez Vincente Minnelli ou Bob Fosse, Tous en scène et Cabareten références naturelles de l’opus de Vilsmaier.               



Un film (pas) kolossal

Et doublement, via le récit et le visible. On pouvait redouter à raison une reconstitution académique, un karaoké guilleret, un fleuron superflu de l’exploitation du filon de la Shoah au cinéma. Rassurons les plus sceptiques : Comedian Harmonistsévite habilement et constamment ces trois écueils principaux par sa précision, son énergie, sa retenue, aussi. Dans l’élan de l’histoire et de l’Histoire, les deux pans-plans étroitement superposés, en dialogue, chanté ou pas, notre cinéaste sexagénaire déploie une jeunesse de perception et de narration à partir d’un schéma structurel « usé jusqu’à la corde » (de piano), celui du rise and fall, de l’ascension puis de la chute (pas celle de Hitler, quoique). Il le renouvelle en le modulant : il ne s’agit pas d’une histoire de gloire assombrie par le vent du désespoir, promise à la nuit (et au brouillard) de l’oubli. Ici, malgré un train final (en route vers Vienne et Budapest, pas Auschwitz ni Treblinka) aux réminiscences funèbres, à la noire fumée sinistrement évocatrice, machine méta du cinéma filmée par un double mouvement à la grue en parallèle, personne ne meurt, nul ne fuit vers son trépas. Le sextuor se sépare, oui, mais tous ses membres restent en vie et refont leur vie, à Berlin ou New York, indique le carton final. La vie continue, en chanson(s) de surcroît, dans ce Jules et Jim délocalisé en territoire mortifère à la Leni Riefenstahl (visez-moi les immenses banderoles à croix gammée sur les façades du ministère de la Culture ou de la gare berlinoise in fine retrouvée contre son gré). Là encore, Vilsmaier, classique, serein, en Scope, ne souligne rien, et lorsque les nazis zélés détruisent les vitres des boutiquiers juifs (ils perdirent, patriotes trompés, leurs deux fils à la guerre, « pour l’Allemagne » qui les remercie ainsi), scène par essence dramatique, bien que vidée par l’usage immodéré, éhonté, de son imagerie, devenue presque un motif désincarné par trop de mauvais métrages, il ose l’équilibrer par une ironie bienvenue, le « C’est terrible, non ? » de la vieille dame en écho au désarroi de l’arrangeur cocufié, croit-il, par son collaborateur, qui interprète donc la réplique d’une toute autre manière.



Pareillement, des clins d’œil discrets à Robert Wiene (une affiche du Cabinet du docteur Caligari sur le mur du bureau de l’imprésario Levy) ou Josef von Sternberg (cage de volatile énervé, Paganini et non Papageno, empruntée à L’Ange bleu) ou des signes funestes (allusion à Wannsee, lieu d’une célèbre conférence au sujet d’une « solution finale ») parsèment en riches détails une épopée en effet spectaculaire (figurants conséquents, apport des CGI pendant le gala aux USA, le port avec un faux air artificiel de son homologue dans Pas de printemps pour Marnie) ne négligeant pourtant jamais sa dimension intime. La particularité de l’anecdote, du fait divers, s’élargit en fable finalement victorieuse, sur les événements trop puissants, sur la folie ambiante inflexible, dédiée à l’universalité fraternelle de la musique, à son pouvoir érotique (de désir et de survie) au milieu d’une durée (sept ans, entre 1927 et 1934) dominée par la menace, l’injustice et l’acquiescement, tacite ou volontariste, au prélude d’un chant funèbre à grande échelle, requiem pour l’Allemagne d’autrefois et pour l’Europe à venir, supposée bâtie sur les ruines de cette civilisation, afin d’empêcher la « bête immonde » brechtienne de renaître (on sait désormais ce qu’il advint du vœu pieux en ex-Yougoslavie, pas vrai ?). Comedian Harmonists, avec sa modestie rutilante, met en musique la nature fondamentalement politique de l’art (y compris celui de la « chansonnette », a prioriinoffensif), la circulation de la parole (des vociférations du Führer en grande forme à la radio nocturne) sur toute la planète ou presque, miracle technique réduisant les distances et les identités. Film enjoué, attristé, sur l’harmonie (et la drôlerie) masculine, il donne à voir une disharmonie privée, collective, sentimentale et martiale, contradiction perverse in extremis conjurée par une concorde regagnée, au prix d’une fugue physique davantage que musicale.



Avec un tel matériau à trémolos, le réalisateur pourrait facilement sombrer dans le mauvais mélodrame – la pauvre Erna, coiffure à la Louise Brooks, clé de sol dessinée sur sa fesse, pleure toutes les larmes de son joli corps à la fin de l’ultime concert écourté, pur réceptacle d’émotion, étudiante allemande filant « à l’anglaise » dans l’épilogue –, piège paresseux auquel il ne succombe en aucune façon, capitaine d’une nef des fous vivante et vivifiante peuplée de musiciens miséreux, d’amis de hasard, de prostituées compréhensives, d’une blonde Aryenne (pas un pléonasme) obligée par amour de se convertir au judaïsme, d’officiels doucereux, méprisants, mélomanes, d’un public (surtout féminin) fidèle jusqu’au bout arrivé trop tôt. Résumons : Comedian Harmonists, œuvre élégante et souriante, retrace une tragédie du silence avec confiance et allant ; dans sa légèreté, sa beauté, sa générosité, il convient d’entendre un divertissement adulte et un chant de résistance toujours d’actualité, « madame la marquise ».     


           

Grace Kelly : D’Hollywood à Monaco, le roman d’une légende : Le Monde comme volonté et comme représentation

$
0
0

Patricia pleine de grâce, priez pour nous, pauvres spectateurs de vos films et de votre vie.


« Une petite conne ambitieuse » osait naguère James Ellroy à propos de Marilyn Monroe, un temps suggérée pour accompagner Rainier, d’ailleurs, par Onassis, si l’on ne s’abuse : trait très réducteur, pas entièrement faux, et nonobstant une courtoisie élémentaire, very Frenchy, on pourrait rapprocher la Quaker meurtrière de Zinnemann, la poupée (pas encore Barbie, tandis que Mattel se fendit d’une figurine en partie caritative à son effigie) oscarisée aux gants blancs, à la virginité perdue, donnée, au mari d’une amie de sa mère, aux innombrables liaisons réelles ou supposées, sincères et/ou cyniques, puisque cela sert aussi à faire avancer une carrière, même éphémère, de la princesse et pute – dans cet ordre « inversé » – du film de Marc Dorcel, de son héroïne féerique pour adultes (possible définition de la pornographie, où personne ne débande, ne pleure, ne souffre, sinon volontairement, en mode SM, ni ne meurt du SIDA), quand « l’icône » hollywoodienne suivit l’itinéraire contraire, devint la protagoniste d’une fiction royale avant de rencontrer brutalement la réalité sous la forme d’un « rail de sécurité » sur une route en lacet, trépas à la Jayne Mansfield, à la Camus, à la Duvivier, à la Crashde Ballard (no more Liz Taylor), en bien moins spectaculaire, certes, et sa Stéphanie majeure, pas encore réinventée en ersatz météo de Jeanne Mas, assise à la mal nommée, pour cette fois, « place du mort », désormais « dans un territoire dont on revient difficilement : la culpabilité ». Cependant Grace Kelly, pas celle de Mika, ça va pas, les gars ?, encore moins la funèbre Nicole Kidman dans l’apparent désastre d’Olivier Dahan (sa « Môme » à lui, impressionniste et performeuse, nous donnait déjà des sueurs froides d’ennui), vaut mieux que cela, image pure à la pureté suspecte (toujours, partout) et créature de chair, de sang, de sperme hautement préférable non par médiocrité mais fraternité, de « sujet » monégasque ou de cinéphile émancipé, voire énamouré.



Qui mieux que Hitchcock, pervers impénitent, qui lui expédia une laisse en dot, avant le cercueil de Miss Hedren adressé à sa Melanie Griffith de fille, sut percevoir cette scission-fusion, cette persona au carré, avant que le second homme principal de son parcours terrestre ne la « dérobe » à la « Mecque » (en carton-pâte névrosé, surfait) du cinéma, dans le sillage d’un Rossellini débauchant la Bergman, histoire de lui faire sentir la sueur des pêcheurs siciliens et le parfum de l’invisible sur les hauteurs épiphaniques d’un volcan (anal, rajouteront les épris de symbolique psychanalytique), avant qu’un banal excès de vitesse ne la hisse au sommet du souvenir, à proximité de la sainteté encore plus dangereuse que la pitié, dirait Zweig, embaumée dans une aura« d’âge d’or » filmique, de philanthropie laïque (et catholique) ? Ni sainte ni putain, un peu des deux, tant pis, tant mieux, et, en cela, à l’image de beaucoup d’autres femmes (d’hommes également), qui se reconnurent en elles, qui voulurent lui ressembler, qu’elle parvint à émouvoir sur grand écran ou via le direct de la mondovision monarchique en matrice de la mondialisation démocratique contemporaine, car le destin de Grace, laborieux et fabuleux, annonce la dissolution de l’identité, de l’intimité, l’avènement du réel télévisé, mis en scène, du glamour et du storytelling généralisé, en politique et au-delà, la gamine WASP de Philadelphie, aux origines irlandaises, avec sa fortune paternelle de briqueterie, récit archétypal de la réussite made in USA, après un passage par New York (mannequinat, publicité, « dramatiques » en direct) puis L.A. (un Hathaway méconnu, un Ford africain très dispensable, des personnages pour George Seaton, Andrew Marton, Mark Robson, Charles Vidor, Charles Walter remakant Indiscrétions de Cukor, Grace Kelly à son tour nommée Tracy Lord, ce qui nous ramène, à deux lettres près, vers les rivages du X), se vit sacrée à Monaco, rocher à la Sissi perché sur des eaux nazies, depuis un peu assainies de père en fils.



Du patriarche avaricieux d’amour et de reconnaissance au prince (pas tant) charmant infidèle, la star« transatlantique » connut une trajectoire d’environ cinquante années, où le cinéma, finalement, occupe une place réduite. Elle joua néanmoins, constamment et brillamment, un rôle, devant l’objectif (des réalisateurs, des paparazzi) et même derrière, immortalisant la drôle de vie de sa famille princière, à la banalité argentée, en huit millimètres et apparitions fantomatiques à la Hitch. Tout ceci, à vrai dire, nous demeure en partie étranger (un livre à un euro en bon état tu achèteras) ; les anecdotes, les coucheries, les débuts, les consécrations, les récompenses, les parures-impostures (car, n’en déplaise aux belles âmes éprises d’absolu, adeptes mallarméens se nourrissant uniquement du « ciel antérieur où fleurit la Beauté », les « têtes couronnées » défèquent aussi, parfois atteintes de myopie ou de migraines ophtalmiques), la pression de la fonction, les agendas remplis, les fleurs chéries, le spleen des nantis, l’industrie du luxe, l’impact du pathos, on les laisse volontiers aux biographes, aux psychologues, aux sociologues, aux économistes, aux spécialistes des médias. Chacun et chacune, à vrai dire, possède sa propre vision de Grace Kelly, et celle de Sophie Adriansen, auteur de « littérature générale et jeunesse », « co-signataire de témoignages » et « formée à l’écriture de scénario à la Fémis » (on en frémit), également auteur d’un ouvrage consacré à de Funès (susurre la quatrième de couverture) et blogueuse-lectrice (ou réciproquement), séduit par sa modestie, son délié « vieux français » (ah, ces imparfaits du subjonctif répétés), sa bonne distance vis-à-vis du sujet, jamais dans la dérision ou l’adoration, le crachat ou la révérence.



Pleine de sagesse, cette Sophie-ci ne s’identifie pas, ne rentre pas dans la peau de papier d’un « mythe » pérenne, malgré ou grâce (sans jeu de mots, quoique) un avertissement littéraire liminaire : « Et cette légende, puisque les contes de fées n’existent pas, s’écrit comme un roman. » Outre des « prémonitions » de pellicule – à ce petit jeu macabre, on renvoie vers Le Bal des vampires et Rosemary’s Baby, dérangeant diptyque d’une tragédie « satanique » – discutables et significatives, car l’art, nul ne l’ignore plus selon Oscar Wilde, imite la vie, non le contraire, que reste-t-il de « Grace Kelly » (presque une marque déposée) aujourd’hui ? D’abord et avant tout, en sus de babioles horticoles, prophylactiques, chorégraphiques, un CV écourté, resté inachevé, en dépit de propositions renouvelées, dont celle de Pas de printemps pour Marnie, au conflit freudien quasiment autobiographique, le désamour maternel substitué à son avatar paternel (je psychologise à dessein et dans les pas de Mademoiselle Adriansen), un éternel (double sens) trio de films hitchcockien, acmé de noirceur légère, méta, invalide (impuissante ?) et voyeuriste entourée de bulles de champagne en huis clos, en 3D, en chemise de nuit armée d’une paire de ciseaux, sur une French Riviera en rivière de diamants, aux toits sans Dalí, merci, au feu d’artifice orgasmique bon enfant. Dans Le train sifflera trois fois, loué ici même, Grace Kelly (simultanément croquée par Cooper et le cinéaste, quelle santé !) promettait, dans Le crime était presque parfait, Fenêtre sur cour et La Main au collet, elle devient enfin telle qu’en elle-même le regard d’un artiste amoureux (ou amical) la change, la révèle (Une fille de la province, piège à prix, Le Cygne, trop clairement allégorique, ou Haute Société, passé transposé, nous paraissent moins riches d’ivresses, on demande à les découvrir un jour, qui sait).


La double ou triple actrice – un tandem de citations résume le dilemme : « Je ne suis jamais Grace Kelly, je suis toujours quelqu’un qui ressemble à Grace Kelly », « L’idée que ma vie a été un conte de fées relève elle-même du conte de fées » – conserve indiscutablement son clair mystère de femme, d’étoile, accessoirement d’altesse. Rappelons de surcroît que sa Lisa Carol Fremont donne au photographe en fauteuil l’un des plus érotiques, pudiques, oniriques, lyriques baisers de cinéma – trop tard pour croire aux anges (les démons, on les croise par légion, au miroir et en dehors) mais le pouvoir présent d’assurer que ces quelques secondes d’éternité fragile lui survivent superbement, et constituent un écrin mutin à sa grâce en effet « souveraine », sereine. Grace Kelly for ever, votre honneur.  



La Guerre de Murphy : V pour Vendetta

$
0
0

 « Pas de prisonniers ! » hurlait le cheik blanc, pas celui de Fellini ; Murphy, moins narcissique, lui répond, à fond.  


Drôle de type, ce Peter Yates. Après le bondissant Bullitt (1968) et avant le peu profond Les Grands Fonds, 1977 (Jackie Bisset bis en brune décorative, éventuellement humide), le voilà parti au Venezuela, du côté du delta de l’Orénoque (à vos atlas, cancres géographiques), dans ses bagages un scénario mal aimé par la Paramount, pour un tournage de trois mois, fatiguant, dangereux, spectaculaire (et littéraire, Sian Phillips, pour l’heure encore Madame O’Toole & Philippe Noiret alors lecteurs de Proust perdu en VA ou VO !). Le pitch, comme disent les gens pressés ? Un cuistot de cargogoûte aux délices de la vengeance, plat froid, réchauffé, à déguster glacé, excité, de préférence armé d’un coucou bleu ou d’une barge grise, les deux véhicules lancés, croyez-le ou non, contre un teuton sous-marin taquin. Le SauvagemeetsLe Bateau ? Yes, Sir, mais encore duel au sommet (pas dans le Pacifique de Boorman, presque) en plat (principal) épicé pimenté en sus par un zeste de Cannibal Holocaust (jungle, fleuve, « indigènes », « choc des civilisations » sous le signe de la destruction, mondialisation au cimetière aux croix cathos en bambou) et des soupçons du Train sifflera trois fois (Quakerde mon cœur) d’African Queen (missionnaire érotiquement virile), de Lawrence d’Arabie (autre mémorable portrait, sur le ton et dans les dimensions de l’épopée intimiste, d’un similaire psychopathe individualiste, sans le filigrane homosexuel, certes), sinon des pardonnables pitreries de Hill et Spencer, ici remplacés par O’Toole et Noiret, ouais. D’une ouverture tétanisante, massacre maritime sur les percussions martiales de John Barry flanqué de Ken Thorne, au final furieusement freudien (torpille, grue, jambe masculine coincée dessous, vaisseau des profondeurs prisonnier de sables utérins, n’en jetez plus, à la mer/mère, of course !), La Guerre de Murphy, dans sa vivifiante simplicité, dans sa linéarité narrative quasiment abstraite, mécanique (au sens de structure et de machine), binaire – attaques, représailles –, dans son humour constant et sa tristesse peu à peu dominante, séduit à chaque plan, pensé par un vrai cinéaste et accompli avec le concours irremplaçable de collaborateurs majeurs.


Citons donc Douglas Slocombe (Le Cirquedes horreurs, The Servant, Le Bal des vampires) à la direction de la photographie, John Glen (Au service secret de sa majesté) et Frank P. Keller (Bullitt) au montage, Ronnie Taylor (cadreur sur Les Innocents et Les Diables) aux (renversantes) prises de vues aériennes (+ Frank Tallman dans l’hydravion, Gilbert Chomat dans l’hélicoptère alentour). Stirling Silliphant (Le Village des damnés, Dans la chaleur de la nuit), ni sillyni éléphantesque, sans aller jusqu’à la germanophilie audacieuse et lucide d’un Michael Powell, nuance intelligemment son chœur de nazis amphibies, le commandant (l’aryen et très seventiesHorst Janson, pas encore Capitaine Kronos, tueur de vampirespour Brian Clemens au côté de la chère Caroline Munro), néanmoins impitoyable, finalement plus défendable dans sa « nécessité » et sa « responsabilité envers [s]es hommes » – les mauvais esprits feront le rapprochement avec les ordres « simplement suivis » par Eichmann, défense de fonctionnaire ordinaire, de planqué décérébré, à son médiatique procès – que le soldat perdu, au cœur cramé, lancé tout « seul » (et « petit », rajoute la persona de notre Philippe national rescapé de L’Étau, de Justine) dans sa croisade d’ange exterminateur à tendances suicidaires. Yates, épris de son script et choisissant de le conclure, contre l’avis de son producteur (Michael Deeley, bientôt L’Homme qui venait d’ailleurs, Voyage au bout de l’enfer et Blade Runner), par un ultime pied-de-nez tragi-comique entièrement cohérent avec l’évolution du protagoniste (une seconde fin optimiste, façon La Belle Équipe, ne servit pas, tant mieux), s’inscrit bien sûr dans le sillage de MASH (l’anti-guerre sur grand écran, marotte en Scope de l’époque) et anticipe, à son échelle individuelle, réduite, le délire psychédélico-conradien-wagnérien d’Apocalypse Now, également plongée végétale dans les ténèbres (qui soupire Argento ?) occidentales de « l’Afrique intérieure » cartographiée par l’écrivain d’origine polonaise.


Mais La Guerre de Murphy ne vise jamais vraiment la satire de groupe et moins encore l’odyssée opératique. Avec son triangle de vaudeville détourné, il sait accorder du temps à des événements a priori anecdotiques : le repêchage de l’avion sur la barge, filmé pour ainsi dire en temps réel, possède une nature d’épiphanie entièrement cinématographique, un suspense de force (O’Toole guide l’engin à mains et bras nus, avec des cordes, Hercule British) et d’inertie assez sidérant. Pareillement, les manœuvres dans l’air, story-boardées, effectuées-cadrées au millimètre près, grisent par leur réalisme, leur ampleur, leur présence du et au monde (notez la parfaite intégration des transparences de l’acteur en gros plan), à faire pâlir d’envie le Howard Hugues en noir et blanc teinté des Anges de l’enfer. Film aux limites du béhaviorisme, heureusement jamais envasé dans le contemplatif à la mode Malick, La Guerre de Murphy révèle un sens de l’espace, du paysage et des visages – bonhomie attristée, secrètement amoureuse de Noiret, épuisement jovial, cynique et hystérique d’O’Toole, beauté singulière, altière, généreuse de Sian Phillips – évident, surprenant (rien de cela ou presque dans l’opus policier-routier un brin surfait avec Steve McQueen, en dépit d’une magistrale utilisation des « vaisseaux sanguins » des avenues de Frisco, objet d’étonnement graphique et formaliste pour un observateur britannique inspiré). Le film peut bien commencer sur un « mensonge » (pas ou peu d’attaque de la marine marchande, civile, par la flotte hitlérienne), à l’instar de la scène du puits dans Lawrence d’Arabie (aucun Bédouin, a priori, ne refuserait l’hospitalité « culturelle » d’une gorgée, y compris à son pire ennemi), il déploie avec maestria un sens du cinéma et de la vérité humaine admirable et actuel, surtout dans une version aimablement restaurée en HD, aux suppléments pour une fois sympathiques et complémentaires (Thomas Gayrard, « spécialiste du film de guerre », s’en sort bien dans son évocation thématique, historique en accéléré, termine à raison sur l’irreprésentable des camps d’extermination osé par Samuel Fuller dans Au-delà de la gloire).


Il s’agit, oui, d’un film accessible, populaire, en rien funèbre et cependant constamment adulte, inventif, clairvoyant, radical jusque dans son dénouement rétif aux facilités rassurantes du happy end. La guerre, même délocalisée, en format de poche, même parachevée par la capitulation à distance des Allemands, et le champagne de l’équipage torse nu, ne faisait pas rire Peter Yates, contrairement, disons, au Kubrick de Docteur Folamour (pochade atomique et sexuelle avec missile apocalyptique chevauché) ou au Risi du Fou de guerre, encore la biographie d’un excentrique allergique à la paix, mais notre cinéaste ne force en aucune manière la note, ni dans la fantaisie, la romance ou le pathos. La beauté du film vient de sa mesure, de sa réalisation, de la parfaite harmonie, malgré ou contre la fameuse loi homonyme d’entropie, de tous les éléments en présence, miracle d’équilibre et de puissance au cœur d’une œuvre in extremisdésespérée, donquichottesque (Noiret en hédoniste, serviable Sancho Panza, pourquoi pas) et remarquablement racée dans son rythme, ses cadrages, sa saveur et profondeur de fable existentialiste guère militariste, indeed. Murphy pouvait pardonner, refaire sa vie dans ce paradis étranger, seconde chance de survivant. Hélas pour lui, tant mieux pour nous, sa nature de grenouille et de scorpion le contraint à transformer sa résurrection en calvaire collatéral, à ripoliner la mission accueillante, pacifiée, hors du temps et de l’absurdité des affrontements (la puérilité compulsive du « héros », interprété avec délectation par le grand Peter O., s’exprime dans le second thème musical, une sorte de comptine désenchantée), à peine reliée au reste du monde par une radio, en enfer vert et brun (comme les chemises à Berlin), en avant-gout de celui se refermant sur les « migrants » damnés du Convoi de la peur de Friedkin (notez la présence d’une compagnie pétrolière en point commun plus ou moins maléfique).


En cela, il s’avère un beau diamant méconnu du Nouvel Hollywood « transatlantique », empreint de la mélancolie d’une décennie portée sur l’évocation de moralités dédiées à la déraison, à l’échec, à l’obscurité des âmes, même en plein jour et dans l’azur trop pur, vite brumeux, d’un ciel indifférent, silencieux (dans les yeux spéculaires des antagonistes). La guerre de Murphy, really ? La bataille (navale, sur terre, dans les airs) de Peter, et largement remportée, in fine, pour le spectateur dénicheur. Vive le cinéma anglais


L’Aventurier du Texas : The Town

$
0
0

Une escale presque fatale, au prix unique de dix dollars, corde comprise.


« The name is Buchanan » se présente deux ou trois fois au début Randolph Scott – son nom (de Venise dans Calcutta désert, rajouterait Marguerite Duras) de réalisateur : Budd Boetticher (prononcez k dans les deux cas, voilà). Adulé en France par un Tavernier, en Amérique par un Scorsese, admiré par Wayne (qui le produisit), Eastwood (dont les premiers critiques de l’acteur se gaussaient du jeu « monolithique », épithète reprise pour désigner celui de Scott), célébré par André Bazin (Sept hommes à abattre), fils adoptif d’une riche famille fuie, ex-torero formé sur les plateaux de la Fox, de la Columbia puis chez Universal, signataire d’une célèbre suite de westerns pour la firme au flambeau (pas des « séries B », un peu moins que des « séries A », co-produites par Scott et son fidèle associé Harry Joe Brown sur des scénarios de Burt Kennedy, dont on aimerait bien découvrir un jour, en cinéaste, cette fois, The Killer Inside Me adapté de Jim Thompson avec le sous-estimé Stacy Keack en Lou Ford, surtout après le risible ersatz de Michael Winterbottom avec le frérot de Ben Affleck), le buddy Budd, auparavant Oscar (nomination pour la narration de La Dame et le Toréador, justement), écrivit Sierra torride pour Don Siegel, finit sa vie, dit-on, dans la pauvreté, sinon la misère, transformé en éleveur de chevaux dans le sillage d’un dernier (ratage ?) titre autobiographique et documentaire, Arruza. Ici, dans les années 50-60, sa filmographie représenta une sorte de nouveauté, de bouffée d’air frais, de singularité rafraîchissante au côté des grandes orgues impressionnantes de Ford, Wyler, Wellman, Hawks, Hathaway, Daves, Mann, Zinnemman, Aldrich, Stevens ou Sturges, avant que Peckinpah ne vienne, viaCoups de feu dans la Sierra (1962, l’ultime apparition de Randolph), annoncer le crépuscule des dieux vieux, parfois joyeux, cf. le primesautier Un nommé Cable Hogue, fatigués, épuisés, enterrés par le révisionnisme expérimental et politiquement correct de la décennie 70, ressuscités par le palerider de Carmel au tournant de la suivante (L’Homme des hautes plaines, 1973, brouillon disons réaliste de sa relecture fantastique en 1985, retravaille le motif très thompsonien – on renvoie vers 1275 âmes, par exemple, devenu Coup de torchon colonial et hexagonal, merci ou non à Bertrand T. – de la petite ville infernale, repeinte en rouge, à vite nettoyer de sa racaille morale, renchérirait le taxidrivernévrosé de Martin S.).


Le contexte esquissé, pénétrons avec Buchanan dans Agry Town, accueillante localité frontalière sise apriori(une réplique le dit), curieusement, en Californie (mais les cactus géants renseignent sur le vrai lieu du tournage, l’Arizona, « où Harry zona », fredonnait naguère l’inoubliable MC Solaar pour NouveauWestern, sous les auspices samplés de Serge Gainsbourg). L’ancien « bagarreur » professionnel et mercenaire (révolution mexicaine incluse), lesté de sa petite fortune estimée à 2 000 dollars de l’époque, s’en retourne chez lui au Texas, la patrie à venir des cannibales au chômage de Tobe Hooper amateurs de tronçonneuse, de consanguinité, de missel, paradis sur lequel il compte couler des jours heureux et mérités. Traverser les terres de Phoenix et Albuquerque, cela ne lui fait pas peur, et moins encore de constater le monopole familial de la lignée sur la cité en ligne droite, sa mainstreet farcie d’enseignes à la gloire des rejetons dégénérés, le plus « civilisé » briguant aussi le poste de gouverneur, prédécesseur d’un certain « Schwarzie ». Hélas pour lui, tant mieux pour nous, cette Agry town se révèle aussitôt, sous sa bonhomie, veryangry, et notre héros se retrouve derrière les barreaux, destin annoncé par un plan explicite de grille obstruant sa souriante arrivée à cheval. En compagnie d’un Mexicain bon teint et assassin (personne, à vrai dire, ne regrettera la crapule occise, pas même son juge de père, jeune ivrogne griffé hors-champ par une Latina à laquelle, sans doute, il voulut montrer la longueur de son revolver), l’étranger va se voir ipsofacto mêlé à une guerre intestine de la fratrie imbécile. Dans l’épilogue, Carbo (impeccable Craig Stevens, pas encore PeterGunnpour Blake Edwards), un étonnant personnage chic et choc, tacite et aguicheur (il ose même gentiment fesser une brune serveuse à demeure), remporte la mise, nouvel édile improvisé, offre en paroles une pelle au seul survivant du clan décimé, gros lard sympathique et en permanence essoufflé, histoire de ramasser les morceaux pas beaux.


Ce final, léonesque en diable, évoque bien sûr son homologue de Pour une poignée de dollars, lui-même, on le sait, démarqué du Garde ducorps retors d’Akira Kurosawa. Justice ébauchée, lynchage retardé, pendaison reportée, rançon escomptée, prison quittée, regagnée, sacoche convoitée, solidarité texane, double jeu des frangins : tout finira bien pour tout le monde, les uniques victimes à tomber, nul ne les pleurera, et surtout pas le spectateur, auquel on confère l’occasion de sourire beaucoup, à l’instar de Scott, notamment durant une mémorable scène de funérailles en hauteur, avec cadavre empaqueté dans un arbre et oraison douce-amère, tragi-comique, à faire se lamenter Bossuet (l’irrésistible L.Q. Jones sort du Bal des maudits de Dmytryk et réapparaîtra dans L’Homme aux colts d’or, Nevada Smith, Pendez-les haut et court, plusieurs Peckinpah et Casino). On déniche dans L’Aventurier du Texas (le Buchanan Rides Alone original, davantage viril, pragmatique, souligne la nature solitaire du protagoniste) pas mal de bonnes choses, alors que même les fansdu cinéaste le considèrent, à plus ou moins juste titre, comme un opus mineur, drôle et désinvolte, sans plus. Il s’agit d’un petit film de soixante-dix-neuf minutes constamment soigné, dirigé, amusé, où chaque plan constitue un élément dégraissé, cependant nourrissant, du récit (jeu de massacre inoffensif) et de la galerie (de personnages attachants, réjouissants, du jeunot latino aux trois affreux jojos, shérif, hôtelier ou juge, respectivement Barry Kelley, connu pour Un crime dans la tête ou Un amour de Coccinelle, Peter Whitney, faux sosie de Charles Laughton, et Tol Avery, Tout ce que le ciel permet+ moult rôles à la TV).


Les femmes ? Well, on ne croisera pas Karen Steele, la chérie de Budd, présente dans d’autres métrages de l’ensemble, à la poitrine puissante, et à défaut il faudra se rabattre (« en tout bien, tout honneur », certes) sur Jennifer Holden, vue dans Le Rock du bagne, pourvue au comptoir de bar d’une affreuse perruque grisâtre, ou de Barbara James, d’ailleurs non créditée, en avatar déclassé de Katy Jurado dans Le train sifflera trois fois, that’s all, Folks. Le grand Lucien Ballard (Cœurs brûlés, Laura, L’Ultime Razzia puis cinq Peckinpah et The Party d’Edwards) éclaire joliment tout ceci et l’on remarque une étonnante séquence nocturne dans le désert filmée en « nuit américaine », avec des ombres diurnes un brin surréalistes. Le légendaire directeur artistique et décorateur Robert Boyle s’offre quelques jours de vacances entre deux Hitchcock, sait tirer le meilleur parti d’un budget deviné riquiqui, idempour son partenaire Frank A. Tuttle, libéré de Tant qu’il y aura des hommes, tandis que la bande-son pioche sans vergogne dans de la stockmusic quelquefois inspirée, prompte à susciter des alliages surprenants, telle la guitare mélancolique du générique. Au montage, Al Clark, après Monsieur Smith au Sénat, L’Équipée sauvage ou Les 5000 doigts du Dr. T, se permet une ellipse bienvenue lors de l’exécution prévue de Buchanan, à deux contre un et dans le dos. Kennedy, par amitié, charité, s’efface au scénario, transposition d’un roman de Jonas Ward, au profit de Charles Lang et parvient à intéresser, séduire, avec un matériau aprioripeu excitant, ressassé, aussi poussiéreux que les bottes des hommes entre eux (confirmation par la figuration féminine, ou son absence, du « naturel » filigrane homosexuel du western).


On le voit, on le verra, L’Aventurier du Texas mérite son visionnage en 1.85 restauré, petite perle alerte au sous-texte « racial », filial et moral plaisant, aimable. Pas un grand film, certes (acquis neuf au petit prix indécent d’un euro), mais un bon (introduction joviale de Patrick Brion), et qui tient bon après six décades – qui, à sa modeste échelle assumée, dit mieux, surtout aujourd’hui, en ce week-end de dérisoires récompenses autarciques et d’auto-promotion éhontée, des deux rives de l’Atlantique (César et Oscars, miroir de tocards) ? Mon nom est personne, en vérité, ouais. 


Le Vaisseau de l’angoisse : Lifeboat

$
0
0

Impressions désordonnées d’un voyage au bout de la peur, ou presque.


Bienvenue à bord

Un aimable (et sucré) générique vintageà la graphie rose, comme tout droit sortie de Breakfastat Tiffany’s ou Rosemary’s Baby. La nave va sur la dolce vita, si. Et l’incendiaire Francesca Rettondini dans sa robe rouge à la Gilda, dans son play-back du Senzafine de Gino Paoli (chéri de Stefania Sandrelli, mamma mia !), repris assez superbement par Monica Mancini, la fille du cher Henry. Des regards qui en disent long, une saveur de complot sur les flots, dans la langueur chaloupée du steadicam. Sur le pont, ça danse aussi, « haute société » façon Titanic sur le point de se voir découpée en deux, littéralement, la faute à un filin félon (notez la relecture délocalisée de Carrie au bal du diable, le clin d’œil d’amputé à Freaks). Une gamine survit au massacre gentiment gore, la jeunette Emily Browning, pas encore dans sa jupette d’héroïne maltraitée de Sucker Punch. Quarante ans plus tard, des renfloueurs colmatent illico, à la MacGyver, une épave qui risque de faire chavirer leur remorqueur. Une jeune femme athlétique et sympathique (Julianna Margulies, sortie des Urgences) joue les « têtes brûlées », trop éprise de son métier (cela, finalement, l’endurcira, la sauvera, la vaccinera contre la cupidité puérile des hommes). Gabriel Byrne, irréprochable, mène bien sa barque avant de rencontrer un étrange pilote météo (Desmond Harrington, le Jean d’Aulon de Besson en Dreyer) dont le patronyme, Ferriman, joue sur les mots et annonce sa nature funeste de nocher infernal (une fresque explicite sur le mur de la salle de bal rajoute Poséidon, bon). Lara Croft (discret filigrane œdipien d’une relation père-fille par procuration) et ses comparses Benetton (ah, le melting potUS, démocratique « cœur de cible » mondial), quatre gaillards, grands enfants rêveurs et farceurs (Ron Eldard, l’amoureux de Miss Margulies, ou Karl Urban, bientôt dans les tolkineries de Peter Jackson), suivent un mauvais courant à la Philadephia Experiment : revoilà l’Antonia Graza, forteresse d’acier en mer, en cimetière des projets de fric.


L’équipage, frôlant à chaque pas le naufrage et la désunion sur ce paquebot hanté par la petiote (et pas qu’elle, cf. les reliques de prédécesseurs trop curieux, notamment une montre à cadran numérique très années 80), risque davantage : perdre son âme, au sens propre de l’expression, puisque le dénicheur-commanditaire exerce une profession similaire, au fond. Il collecte les âmes, surtout celles de pécheurs, il les marque d’un signe indélébile, en bon petit fonctionnaire de l’Enfer et en récompense éternelle de ses péchés terrestres. Tous succomberont sauf la fille « explosive », remontée inextremisà la surface, guidée par le spectre amical et flanquée d’esprits enfin libérés du purgatoire naval. Le drame psychologique et choral pour lequel signèrent les acteurs se vit, dit-on, transformé à leur arrivée à Sydney (Australie, lieu de tournage à moindre coût, au professionnalisme hors de de prix), en slasher qui ne tache pas, qui rapporta beaucoup de billets verts à Joel Silver (Dark Castle, boîte de production montée en compagnie de Gilbert Adler et Robert Zemeckis, en hommage-exploitation du filon de William Castle, amateur de gadgets horrifiques et accessoirement le producteur des joies de la grossesse satanique selon Roman Polanski, mal lui en prit, persiflent les cinéphiles pétris de présages). Aujourd’hui, le film survit à ses blessures critiques, rafistolé par une aura de « culte ». On l’acquit d’occasion, en excellent état, pour un euro, pour un samedi soir (sur la Terre, brêle Cabrel), pour une heure et soixante-dix-sept minutes (sans compter les bonus anecdotiques et roboratifs). Au terme de la croisière, s’y amusa-t-on vraiment, Julie (ou Julia) ?


Voies d’eau

Oui et non, car Le Vaisseau de l’angoissene fraie pas dans les mêmes eaux que Pandora, le chef-d’œuvre métaphysique et lubrique d’Albert Lewin, même si la Francesca ne démérite pas face à Ava, seins et fesses nues inclus. Faute d’un réel capitaine au gouvernail – Steve Beck vient des effets spéciaux, illustre son récit avec une fonctionnalité de téléfilm de luxe, impossible à confondre avec l’ampleur horizontale d’un classicisme à la Calme blanc, disons –, le navire du pire risque plusieurs fois de couler, afortiori lesté d’un script bicéphale notable pour sa légèreté dramatique (ou l’inverse ; charité hexagonale bien ordonnée, rappelons qu’elles se mirent à trois pour commettre la trame inexistante de l’imbuvable Fidelio, l’odyssée d’Alice, « coup de Trafalgar » financé avec de l’argent public, on présume, contrairement à la nef pas si folle des marins ricains, plus saine au moins à ce niveau). Il s’agit, vous le voyez d’ici, d’une moralité sur la rapacité, hélas pas tournée avec la radicalité, la cruauté, d’un von Stroheim. Comble de l’ironie, soulignée supra, cette fable sur la soif de l’or au risque du sort des amphores (couler à perpétuité, ancré dans la déréliction) connut un gros succès financier international. Beck et son équipe restent volontiers dans les limites du train fantôme et le joli joujou efficace, peu loquace, inoffensif, ne déraille à aucun moment, explique tout (le peu) ce qu’il faut comprendre, notamment lors d’une séquence mémorable (montage de Roger Barton, abonné aux débilités de Michael Bay) à faire pâlir (ou donner le mal de mer à) Christopher Nolan, récapitulatif heuristique par la gosse en avatar de Virgile dessillant Dante.


Poison italien, cuistots baignant dans leur sang, hommes armés finissant les survivants dans une piscine en souvenir des fosses nazies, se dévorant entre eux pour (ne pas) empocher des lingots de dingos intraçables, le tout sur fond de ralenti et de beat vocal soft, diantre ! On sourit et l’on pourrait aussi ricaner au moralisme sexuel clairement affiché – grand Négro (Isaiah Washington, un fidèle de Spike Lee), toi pas tromper ta promise restée à terre, toi pas toucher à la femme blanche (rit Ferreri) d’outre-tombe, revenue d’entre les mortes par une astuce à l’envers à la Cocteau, sinon toi tomber à pic dans une cage d’ascenseur à la Dick Maas, pour t’empaler sur des tuyaux de fer à la Dario Argento (tendance Suspiria). Outre ce sous-texte puritain consacré au sexe « interracial », le métrage sombre en matière de personnages, sacrifiés à l’impact répété, à la mécanique du rythme, aux éliminatoires sans nageoires. A contrario du regard adulte, amusé, inspiré de Jaumet Collet-Sera (trois titres-réussites pour le similaire studio, La Maison de cire, Estheret Sans Identité), notre mousse d’eau douce, de caméra incolore, n’aborde jamais au pays de l’horreur, la vraie, celle qui submerge, vous fait boire la tasse dégueulasse, s’insinue dans votre cervelle avec la régularité sadienne d’une goutte d’eau torturante. Interdit ici aux moins de douze ans, LeVaisseau de l’angoisse pouvait l’être en sens inverse, tant il ne blesse personne, tant il manque de profondeur, de personnalité, d’avérée violence (l’une des beautés du « genre » ? Nous confronter, à l’excès, en beauté, terrorisés, subjugués, soulagés, à la mort, la nôtre, celle de nos proches, histoire de l’apprivoiser, encore et encore). Pareillement, il n’exploite que maladroitement la riche mythologie germanique (Lorelei, rime mortelle à la sirène grecque) et la paranoïa naturellement à son aise dans la soute ou les coursives, on renvoie vers la base enneigée, assiégée, aux couloirs sépulcraux de The Thing, relookés par Carpenter en mode Lovecrafto-eschatologique.


Embarquement immédiat

Alors, débarqué, un jour après, coke (ou plutôt camelote) en stock ? Pas réellement non plus, car Ghost Ship possède deux ou trois canots de sauvetage bien étanches, au premier rang desquels son production design« à tomber » (par-dessus bord). Graham « Grace » Walker (Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre, Crocodile Dundee, L’Île du docteur Moreau et le Philip Noyce précité) parvient suprêmement à animer son décor, à lui conférer une âme (pas perdue), dans les ors felliniens ou le délabrement à la Eli Roth. Le bateau devient un membre à part entière du casting et peut-être le principal acteur du drame. Il confère au film son atmosphère évocatrice, séduisante, constamment solide et liquide, ventre maternel de mort baigné par les reflets gracieux, les mouvements de lumière, les ombres claires. Bien servi par le travail du directeur de la photographie Gale Tattersall (les réminiscences de Bill Douglas, La Forêt d’émeraude, Link, Comrades, Homeboy, The Commitments), Walker prend les commandes dès le premier plan panoramique, en survol, à la fois numérique et « en dur » (un supplément détaille l’alliance fertile d’une maquette imposante et des CGI intelligents). Son paquebot, fêtard ou freudien, vaut largement le billet, et contrairement au Costa Concordia, lui ne périra pas, même surgi dans le sillage superficiel du film catastrophe en milieu marin (je vous épargne la filmographie idoine, de Ronald Neame à Wolfgang Petersen en passant par James Cameron). Grâce à Grace, le spectateur jubile quasiment à chaque plan, petite merveille de réalité transcendée par l’objectif, le faux, le fastueux artisanal.


On se sent bien, on se sent chez soi dans ce mausolée maritime, enveloppé par la partition « sans fin », elle itou, de John Frizzell (Alien, la résurrection), calquée sur le modèle musical enveloppant de l’âge dit doré hollywoodien, quand la « bande originale » s’écoutait aux frontières de l’inconscient, de l’oreille interne, pour ainsi dire, en liquide amniotique et cinématographique isolant du reste du monde alentour, océan sonore fiché dans l’écrin protecteur de la salle (un semblable autisme irrigue Le Grand Bleu, d’où, en partie, son triomphe juvénile générationnel, en chaque plongeur ou adolescent subsistant l’ombre marine du suicidaire Werther). Certes, le père Beck semble avoir un peu trop visionné Shining (le labyrinthe mental, la collusion des époques, le piège sexuel, la piscine sanglante substitué à l’ascenseur écarlate) et prendre le cinéma pour une attraction de fête foraine, ce qu’il s’avéra être, ne l’oublions pas, à ses débuts de « cinématographe », renouant par conséquent avec l’héritage de farces et attrapes de Castle (Bill, pas l’écrivain-détective insipide et asexué du lundi soir sur France 2). Mais qui pourrait raisonnablement le lui reprocher ? Son opus, pas enthousiasmant, pas déshonorant non plus, ne trahit nullement son pacte de drive-in soigné (de pop-corn sursauté), luxueux, doucereusement affreux, il remplit son contrat de divertissement efficient, rétif à sonder les grands fonds du mélodrame, origine véritable de l’horreur (une gosse « orpheline », pendue et en pleurs, que demander de plus pour faire pleurer Margot ou tous les matelots homos du Potemkine ?). L’épilogue flotte à son tour à la surface ironique de l’imagerie, entre affirmation de la persistance increvable du Mal (revoyez la fin inexplicable de La Nuit desmasques) et promesse de franchisemise en œuvre (on ne vit pas le chapitre deux, on s’en passe sans peine). Dans son ambulance à la Larry Cohen, la nymphe casse-cou contemple un second équipage (clones des trépassés) en train d’embarquer sur un second paquebot, caisses (ou cercueils) d’or sur les bras – voilà, voilà.  



PS : jamais on ne verra (ou admirera), dommage, le mystère de la Mary Celeste (transposé par la Hammer avec Bela Lugosi !), auquel Hitchcock, en bon insulaire, s’intéressa un temps (nous dit Donald Spoto) ; les plus belles traversées restent à effectuer, en songe ou « pour de vrai », en prélude à l’ultime et définitive.


Biographie d’un sexe ordinaire : La Poursuite du bonheur

$
0
0

Macha Méril réincarnée en Catherine Millet ? Pas que, tant mieux.


Tell me what you really like
Baby I can take my time
We don’t ever have to fight
Just take it step-by-step
I can see it in your eyes
’Cause they never tell me lies
I can feel that body shake
And the heat between your legs

You’ve been scared of love and what it did to you
You don’t have to run I know what you’ve been through
Just a simple touch and it can set you free
We don’t have to rush when you’re alone with me

The Weeknd & Daft Punk, I Feel It Coming

Ceci commence ainsi : « La première fois que j’ai pris conscience d’avoir un sexe, ce fut à l’âge de huit ans, quand un ouvrier espagnol ou portugais, que je saluais tous les jours en allant et en rentrant à pied de l’école communale, m’entraîna dans le sous-sol de la maison en construction à côté de chez nous. Il releva ma jupe, tira ma culotte Petit Bateau et se mit à me caresser entre les jambes en me disant avec son accent du Sud : C’est bon, hein, tu vois comme c’est bon » et s’achève comme cela : « La plénitude de mon sexe ne souffrait pas que je me taise plus longtemps. Pour lui, pour moi, pour toutes les femmes qui m’écoutent et qui m’observent, puisque j’ai la vocation de me dévoiler. Je vois arriver un monde sans limites, fruit de nos peines et de nos hardiesses, où nous continueront à nous unir, éperdument. Pour le meilleur et pour le pire. Pour que le meilleur l’emporte. » Entre ces deux paragraphes, le premier propre à scandaliser notre hypocrisie pédophile, le second à émoustiller notre fibre œcuménique, l’actrice-comédienne devenue écrivain (et pas « écrivaine », parité mal placée qui souligne au carré la vanité, en effet, du vocable et de son égalitarisme lexical), nous narre avec élégance, franchise, complicité, légèreté, cinquante ans de vie sexuelle et amoureuse, peu importe l’ordre, forcément réversible. Elle le fait avec allant, naturel, un style à son image, amusé, raffiné, lesté d’une blessure intime – ne pas pouvoir enfanter – cicatrisée par la vie elle-même, par le désir d’envie d’une femme rétive aux pleurnicheries sexuées (elle se moque à un moment des « larmoiements freudiens » de certaines de ses consœurs), aux justifications de saison, aux confessions salaces (amateurs de pornographie littéraire, passez votre chemin enfantin).


Un seul instant d’érotisme adulte surgit dans ce fleuve mesuré, cadencé par la langue écrite (l’adolescente veut que son hôte montagnard embarrassé l’embrasse avec la sienne, « sur la bouche, dans la bouche, comme j’avais vu faire au cinéma, non seulement par les acteurs sur l’écran, mais par des couples dans la salle profitant de la semi-obscurité pour faire une démonstration de baisers salivés ») et il se déroule en solitaire, en bonne logique symbolique (ou narcissique), sur une terrasse parisienne d’appartement crépusculaire, un verre de « nectar » blanc à la main, tandis que sur la bande-son du réel « un orchestre de jazz jouait un air de ma jeunesse pour la Fête de la Musique, au loin ». On se permet de le citer inextenso car on le trouve assez beau, excitant, émouvant, honnête et juste : « Mon sexe s’ouvrit, amolli par la chaleur des chats, je relevai ma jupe doucement, comme pour le surprendre, pour ne pas interrompre ce moment de grâce, pour le faire durer. Il m’appelait pour que je le fasse résonner, vibrer de plus en plus fort comme le solo de batterie là-bas. Je glissai un doigt entre ses lèvres, j’entrepris une prospection, une lente reconnaissance des lieux. Je caressais avec la précision que moi seule connais, je m’allongeais progressivement sur le petit banc où personne ne me voyait, le rythme de mes frottements s’accentua, ma main entière y participait, mes jambes s’écartaient, ma main s’emballait, les pétunias voisins exhalaient leur parfum du soir, et j’eus un orgasme prolongé qui me secoua de petits soubresauts merveilleux qui retombèrent en cascade. Je restai un long moment ainsi, la main contre mon sexe et je compris que j’étais guérie. » Amen, chère Macha, et nous voilà, Dieu merci, à des années-lumière de la minable gynécologie, sur papier ou en ligne.


« Elle court, elle court, la maladie d’amour » chantonnait Sardou naguère, et Mademoiselle Méril y succomba souvent, de guérison en rechute, de désillusion en regain. Que les cinéphiles se le disent d’emblée de jeu (amoureux, à deux), l’interprète se contente de survoler sa filmographie, n’évoque Argento, Fassbinder, Godard, Pialat ou Jean-Pierre Rassam qu’avec parcimonie. Citons, à propos de La Femme mariée : « Je ne jouais pas un rôle, je remplissais l’écran avec ma chair », « Nous flairions la naissance d’un chef-d’œuvre. J’ai eu cette sensation deux fois dans ma carrière, une fois avec Godard, une fois avec Agnès Varda, pendant San toit ni loi, dont je ne tenais pourtant pas le rôle principal » ; de Nous ne vieillirons pas ensemble : «  Il [le réalisateur] se vengea en coupant presque toutes mes apparitions au montage. Je ne lui en veux pas, car je pense qu’il avait raison : je ne convenais pas à ce rôle. J’étais une lubie du producteur [Rassam, par conséquent], et une copine de l’acteur principal (Jean Yanne, whoelse ?]. J’ai servi de pion pour une conquête de terrain, pour un jeu de pouvoir que certains hommes adorent » ; des Frissons de l’angoisse : « On me proposa un film du célèbre cinéaste d’épouvante Dario Argento qui se tournait à Turin. Magnifique œuvre en noir et rouge intitulée ProfondoRosso, film culte pour les amateurs du genre. » Quant au tournage de Roulette russe, pour lequel elle apprit la langue des signes locale, flanquée de la godardienne Anna Karina, double « présence française dans cette œuvre foncièrement germanique », outre des disputes sentimentales homosexuelles et des entorses gastronomiques à la protection animale teutonne, il se réduit à quelques pages synthétisées dans ces lignes : « Les cachets seraient minuscules, nous serions logés dans le château près d’Erfurt où tout le film se tournait, pas de défraiements et peu de règles syndicales, mais que ne ferait-on pas pour tourner avec un génie. J’admirais beaucoup cet homme, bien que son monde fût assez éloigné du mien. »


Rien, donc, concernant Belle de jour, pourtant insérable dans la « thématique » générale, ni Le Dernier Train de la nuit, dont le marxisme de fait divers dut contenter l’ancienne « communiste de salon » (sobriquet surpris, détesté), comme la surnommèrent aimablement les RG en raison de ses fréquentations-opinions gauchistes, Beau-père ou Mortelle Randonnée, il faudra se contenter d’un éloge musical des Uns et des Autres de Lelouch (prévu en film muet !), d’allusions reconnaissantes à une poignée de téléfilms (Colette, Le Crabe sur la banquette arrière, Tramontane) et du récit d’une étreinte « hystérique », dictée par le stresshollywoodien (voire antonionien dans son processus industriel d’aliénation), avec l’étonné Dean Martin (au voisinage de Henry Miller et de l’Actors Studio) en marge de Mercredi soir, 9 heures…, d’une aventure violente (et tendre) avec « André » Kontchalovski (futur director de Duo pour une soliste et metteur en scène d’une Mouette tchékhovienne en 1988) en terre slave retrouvée, au temps verrouillé de la Russie stalinienne (« Les jeunes Soviétiques avait du mal à comprendre que l’élite française fût de gauche. Ils admiraient Malraux, Péguy et Georges Brassens, dont nous fûmes surpris de découvrir qu’ils connaissaient toutes les chansons par cœur. Habitués à la peur, ils observaient notre désinvolture et notre franc-parler avec stupeur »), la fille en exil du prince Gagarine reconnue par un chauffeur de taxi, pas encore celui du Taxi Blues de Pavel Lounguine, improvisé en guide du glorieux passé sous la forme d’un palais familial, désormais « immeuble austère devenu ministère ». N’omettons pas l’esquisse assassine d’Alberto Bevilacqua, qui la dirigea, au côté de Helmut Berger endeuillé, déclinant, dans le méconnu Le rose di Danzica : « un écrivain paranoïaque qui savourait secrètement de nous laisser dans des conditions de mépris et d’abandon où sont les acteurs en Italie quelquefois. »


Alors, en résumé, s’agit-il d’un « roman d’amour », d’un ouvrage féminin, davantage que féministe, infine« commandé » par un homme, celui dit (ou cru) d’une vie, avec happyend inclus, à définitivement déconseiller aux amateurs d’autobiographies classiques, conventionnelles, factuelles, à ranger au rayon Hybrides et autres curiosités, vite lues, vite oubliées ? Certainement pas : la Macha (dirait-on au pays d’Aldo Lado, dont l’auteur charrie le « provincialisme » tout en louant la « vivacité et l’humanité de ce peuple ingénieux ») dépasse allègrement le cadre étroit (innombrables « Your pussy is so tight » des bluemovies) de l’anecdote de chambre à coucher, se déploie sur deux ou trois décennies importantes pour le cinéma national et la société hexagonale (Nouvelle Vague, guerre d’Algérie, Mai 68), transalpines (pas de jeu de mots, quoique), retrace le parcours banal (« ordinaire ») et singulier d’une femme française (née au Maroc, déscolarisée, honorée) et d’ailleurs (elle chambre notre supposé cartésianisme mais sa biographie insolite peut aussi se lire en version mise à jour, « humidifiée », de La Princesse de Clèves, les termes conou baiser, sous sa plume claire et pudique, dépourvus de la moindre vulgarité). L’existence, heureusement, pas même celle des cinéphiles, on l’espère pour eux, ne se résume au « septième art », divertissement populaire, expédient alimentaire ou bien outil politique, expression fantasmatique, parfois et presque toujours les quatre à la fois, sans compter tout le reste, registres faussement antagonistes dans lesquels œuvra Macha.


Son témoignage possède une constante vérité abouchée à l’artificialité dramatique de la « réalité » (l’épisode au lit des premières menstruations fait s’entrecroiser Marianne de ma jeunesse et Carrie au bal du diable !) et la ronde des amants (des substituts paternels, assurent les experts selon Sigmund, des modèles masculins artistiques, surtout, « l’alcoolique d’Au-dessous du volcan, l’homérique et scandaleux Ulysse de Joyce, les fatalistes Frères Karamazov, les dépressifs de Pavese, les froids non-héros de Faulkner, l’abusif d’Un ange au paradis de Miller, les sceptiques de Huxley, les insolites de Gracq et les hommes de Proust, qu’il n’enjolive pas »), des passants dans son cœur et/ou entre ses cuisses révèle un caractère, une sensibilité, une personnalité en adéquation avec les personnages et la persona d’une femme aimable, facile à aimer, à l’aise chez Deville ou Bouvard (pas celui de Flaubert, tant mieux ou tant pis). Laissons aux psys la dichotomie organique, le dialogue « en-dessous de la ceinture » avec une génitalité masculinisée (pas de chatte ici, y compris sur un toit brûlant), une sorte de douce schizophrénie (Macha Méril connaît-elle Le Sexe qui parle ou Les Monologues du vagin ?) finalement conjurée, réconciliée, à coup de (reins sereins) truismes discutables à faire sourire par leur conformisme soft(« J’avais acquis la certitude que le sexe sans amour n’est pas viable, et ceci ne dorait pas mon bilan »), afin d’apprécier à leur valeur vraie des passages dédiés à un chaste baiser entre jeunes filles en fleurs sans Albertine proustienne, à l’amour électif d’un fils adoptif, à la sensualité de la cuisine, de préférence italienne, à la brève dépression qui présage de la solitude, au deuil maternel qui recentre les pensées, les priorités.


Ni « cougar » précoce (relisez Le Blé en herbe), ni « mutante » à la Robbe-Grillet, Macha Méril nous apparaîtrait disons en fille putative, indépendante et délurée, de Gogol ou Pouchkine plutôt que de Dostoïevski ou Tarkovski, en actrice à redécouvrir qui faillit se réinventer réalisatrice pour transposer Le Chien bleu de Tonino Guerra, dommage ou pas. Celle qui affirme « Je n’ai jamais fait grand cas de l’argent » (parce que tu n’en manquas jamais réellement, ricanent les mauvaises langues de la misère) termine son périple anatomico-sentimental sur une révélation de « jubilation », arrivée à un stade chronologique proche de l’ataraxie. Signalons sans sarcasme que depuis 2003, date de la première parution de l’ouvrage, son anonyme « roi de cœur » en coda se vit remplacé par Michel Legrand, mariage médiatique à la clé, le manège des affects ne cessant de tourner, plus vite et plus régulièrement qu’elle, que sa carrière cependant pérenne, sur tous les types d’écran. « Je veux écrire pour la vie » confie cette brune radieuse que nous pouvons apprécier, loi des contraires, au sein de notre obscurité latine, insulaire, rencontrée en complément des réminiscences de Mireille Darc récemment célébrées. Si le sexe ne saurait entièrement s’assimiler à l’existence (et inversement), contrairement à ce qu’elle pense, s’il abrite en lui, en nous tous, une part profonde et redoutable de nuit, de ruines, qu’elle ne semble pas même envisager, si la division corps-esprit, usée, ressassée, redéfinie par le « marché du vivant » et les métamorphoses ravissantes, inquiétantes, des biotechnologies, s’apparente à une problématique un peu scolaire, avec ou sans ovaire, la charmante Macha, au prénom intégral en pécheresse biblique rédimée, ne démérite pas et son CV émancipé ne manque pas de cachet (nada Viagra) ; le lire procure un avéré plaisir, telle une cuillerée de caviar ou un doigt de vodka – spasiba, camarade Gagarina. 


Contamination : L’invasion vient de Mars

$
0
0

Au pays de Shakira, nul ne vous verra sauver (provisoirement, loi mercantile et lucide du « genre ») vos semblables (qui ne le méritent guère, en vérité).


« Tout s’harmonise » (Stephen King, 22/11/63) : l’ouverture de Contamination rime avec Le Vaisseau de l’angoisse de Steve Beck (dans le sillage, expression idoine, du Dracula de Stoker, certes), l’un de ses prédécesseurs mentionnés au détour d’un ligne de dialogue : un bateau fantôme pénètre dans les eaux calmes de New York, survolé par un hélicoptère dont le co-pilote, pressé par un opérateur de la tour de contrôle, rappelle qu’il ne se trouve pas à bord du Concorde, mais à proximité de la Statue de la Liberté. Dès ce prologue crépusculaire, littéralement, Luigi Cozzi (rebaptisé Lewis Coates pour l’exportation) met en place les principaux éléments de son histoire, le danger venu d’ailleurs, un humour discret, constant, une féminité davantage éclairée, éclairante, que la masculinité souvent spectatrice, passive. Au petit jeu des citations, des influences, des confluences, Contamination débute aussi comme L’Enfer des zombies du maestro Lucio Fulci, certo (Cozzi voulait réutiliser son casting), néanmoins, pas de cannibales sous-marins ici, seulement des œufs extra-terrestres, respirant, palpitant, sur le point d’éclore dans une sorte de râle sonore sur trois tons crispant pour l’oreille (et confectionnés avec des ballons légers enduits de silicone, farcis d’une ampoule pour figurer leur cœur, en relecture artisanale du verre de lait trop blanc illuminé de l’intérieur par le Hitchcock de Soupçons, en démonstration attachante du système D italien privé de moyens, pas d’esprit ni d’ingéniosité). Après l’exploration des cabines du dessus aux allures de train fantôme (macchabées décomposés à foison), dans une cale désormais congelée, la cargaison en provenance des tropiques comporte d’innombrables caisses (de terre des Carpates) de café estampillées UNIVER X, dans lesquelles patientent en réalité ces melons félons, qui vous explosent au visage et vous perforent le ventre (une scène de laboratoire, conduite par une scientifique très aryenne, imposera ce sort « graphique » à un malheureux rat blanc, en écho à la lente agonie du singe gris dans Le Mystère Andromède de Robert Wise).

Un lieutenant de police (adepte du peigne), un colonel (au féminin) du Pentagone, un astronaute (dégradé, ivrogne) se réunissent et s’assemblent pour contrer la menace ovale jusqu’en Colombie (seconde partie minutée à la moitié du métrage, introduite par un sinistre défilé festif shooté en mode documentaire), pour une fois territoire d’un autre trafic que celui de la coke (à la Tony Montana ou pas). Sur place, la patronne de l’équipe réduite manque de mourir dans sa salle de bains, lieu anxiogène depuis la douche mortelle de Marion Crane (Psychose, 1960) et refuge-piège pour épouse hystérique en fuite de son écrivain impuissant de mari (Shining, 1980, sans la hache des Trois Petits Cochons ni la contre-plongée caractéristique de Kubrick sur ce cinglé drolatique de Nicholson). Tout se dénouera dans une « pièce interdite » souterraine (porte pivotante à la Fort Boyard incluse) aux ombres, aux néons et à la passerelle en métal très années 80, par la confrontation avec l’envahisseur en chef, cyclope flasque muni d’une double bouche (clin d’œil anatomique à la gueule dédoublée de la créature hydrocéphale de Giger) et même d’une troisième, placée au bout d’un tentacule propre à gloutonner le pauvre flic pas héroïque, menotté, hypnotisé. Un pistolet lance-fusées viendra à bout du Mandrake de Mars (et du traître ressuscité) tandis que dans les rues de la Grosse Pomme toujours munie de son phallique et kingkongesque WTC, un sac poubelle funèbre explose, en arrêt sur image, sous la vitalité létale des maudites coques, coda ironique, eschatologique, d’une œuvre à ne surtout pas jeter, à la manière d’ordures bis ou paupérisées. En effet, on s’attendait à un ersatz cheap du Scott (Alien, 1979), voire à une resucée prémonitoire (oxymoron rétrospectif) du déjà désargenté Inseminoid (Norman J. Warren, 1981), au troisième côté d’un triptyque consacré au féminisme (au sens aussi large qu’un vagin dilaté de parturiente) dans l’espace, à ses affres de survie et d’enfantement (n’oublions pas le rural Xtro, Harry Bromley Davenport, 1980) et nous voici face à un film sur terre (et Terre), sur mer, dans les airs (coucou trafiqué de l’aventurier revenu de la planète dite rouge), face à une fable darwinienne sur la chaîne alimentaire et l’éternel rapport déséquilibré des sexes (humains) entre eux.


Film d’horreur et d’aventure, de science-fiction et de romance, Contamination vibre à chaque plan posé, soigné, pensé, d’une foi fervente dans le cinéma, dans ce cinéma-là, honni, adulé ou consommé avec moquerie pour mille mauvaises raisons. Si l’on sourit avec le métrage, avec le propre recul des personnages (cf. la scène liminaire de salut réglementaire derrière une vitre de décontamination, l’observatrice avisant les attributs intimes, probablement recroquevillés, du policier énervé, gelé, avec un éloquent sourire, sans sourciller lorsqu’il lui donne du « Monsieur », mon Dieu, à l’instar de Peter O’Toole à l’infirmière quaker dans La Guerre de Murphy, tout s’harmonise, again), on ne le fait jamais contre lui, séduit à la seconde par le sérieux décontracté de l’ensemble, sa modestie évocatrice et complice. Contamination, en plus d’être une avérée réussite de Luigi Cozzi, l’auteur d’un mémorable (pour Caroline Munro, un temps réclamée sur le plateau de cet opus, refusée par la production) et agréable (pour tout le reste) Starcrash : Le Choc des étoiles (1978), d’un raté Hercule anachronique, tant pis (et Mirella D’Angelo, Sybil Danning, Rossana Podestà ou Eva Robin’s forever), s’avère une victoire collective, remportée sur le temps (huit semaines de tournage, essentiellement à Rome), l’argent (environ deux cents mille dollars, somme relativement dérisoire, surtout comparée aux budgets US), les a priori critiques et commerciaux (le film ne connut pas le succès dans la péninsule, désamour attribué par le réalisateur au fameux attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980, pourquoi pas, il remporta pourtant la mise en Europe). Contre le risque paresseux de l’auteurisme, il convient de se vacciner en détaillant le générique et en précisant les identités, les individualités, les responsabilités, les beautés.

Énumérons donc ceux qui donnèrent vie à cette adaptation de roman (?) et co-production italo-allemande : devant la caméra, Marino Masè (Godard, Visconti, Risi, Bellochio, Scola, Liliana Cavani, Tessari, Deodato, D’Amato, Corbucci et… Jean Girault), Ian McCulloch (Quand les aigles attaquent et L’Enfer des zombies), Siegfried Rauch (Patton, Le Mans, Bons baisers d’Athènes, Au-delà de la gloire), Carlo De Mejo (Théorème, Un homme est mort puis plusieurs Fulci), Carlo Monni (Pipicacadodo de Marco Ferreri), sans  sous-estimer Gisela Hahn (On l’appelle Trinita ou… César et Rosalie) et la bien nommée (non créditée) Brigitte Wagner ; derrière l’objectif : le décorateur Massimo Antonello Geleng (La Montagne du dieu cannibale, Le Continent des hommes-poissons, Cannibal Holocaust, Frayeurset, plus tard, une récompense méritée pour Dellamorte Dellamore de Soavi), le directeur de la photographie Giuseppe Pinori (Sousle signe du scorpion des fratelli Taviani ou Ecce bombo en solo de Moretti), le monteur Nino Baragli (Pasolini, Leone, le Caligula de Brass tripatouillé par Bob PenthouseGuccione), le producteur Claudio Mancini (Il était une fois la révolution, La propriété, c’est plus le vol de Petri ou Mon nom est Personne, avant Il était une fois en Amérique et flanqué de sa fifille Tiziana aux costumes) sans omettre les musiciens des Goblin (sans le « cerveau » Simonetti) et les (réjouissants) effets spéciaux de Giovanni Corridori (la trilogie dite du dollar de Leone + l’inquiétant et mémoriel La Maison aux fenêtres qui rient de Pupi Avati ou L’Enfer des zombies, oncemore). On le voit vite, le titre regorge de talents, comme les pastèques infectes de « micro-organismes » ou « bactéries peut-être pathogènes » (au rayon des répliques savoureuses, celle-ci brille par sa sidérante poésie : « Cette forme de vie n’a peut-être pas la même notion du temps que nous. Elle reste inerte, amorphe, passive, tant qu’elle demeure dans le gel absolu des espaces sidéraux »).


Cozzi, absolument sûr de lui, du rythme et des angles nécessaires, de sa façon singulière de s’éloigner des sentiers rebattus, quitte à y retourner un peu (un petit air du contemporain CannibalHolocaustdans cette délocalisation en Amérique latine ; un petit relent de C.H.U.D., Douglas Cheek, 1984, dans ce recours à des égouts pas vraiment hugoliens, couveuse idéale pour la monstrueuse portée des étoiles), s’amuse aussi sur les patronymes : Stella Holmes associe l’héroïne du film précédent et le fameux détective psychorigide (et drogué) d’Arthur Conan Doyle (la scène sanitaire citée supra montre une autre facette, paniquée, pleine de ressources inutiles, irrationnelle sans hystérie, ouf, merci, de cette femme intellectuelle, autrefois arrogante, trop sûre d’elle-même, qui contresigna la déchéance de la Cassandre martienne) ; Hubbard renvoie évidemment vers le fondateur de la « dianétique », nourriture spirituelle et contractuelle pour les ingénus aveuglés de sa Scientologie, Hamilton vers le papa immortel du Capitaine Flam, l’irremplaçable frisson SF, animé, métaphysique de notre enfance française télévisée. Le film ne quitte le « plancher des vaches » (durant la visite de l’usine de caféine, Aris fait remarquer qu’avec des bovins, on pourrait commercialiser des cappuccinos !) que pour un bref souvenir visuellement très abouti. Les deux voyageurs astraux, dans un désert de neige à la The Thing (Carpenter, 1982), se dirigent en direction d’une grotte à l’entrée garnie de stalactites du plus bel effet, dentition naturelle (ou surnaturelle) sur le point de les engloutir.

Ils débouchent dans une cavité molto utérine (là, précisément, le film se situe dans l’imagerie métaphorico-gynécologique de ses aînés, connus ou méconnus) et l’un des deux, subjugué par la lueur au fond de la perspective, par ce qui l’émet, reste résolument hors-champ, réponse subtile de suggestion aux excès hardcore des explosions corporelles, organiques (ralenti de chorégraphie) ponctuant le récit à ses deux extrémités, en vient à mourir aussitôt, à perdre son humanité, transformé en automate esclave capable de donner le change (il rappelle Wells et sa Guerre des mondes microbienne aux officiels) en négation d’étrange à ses supérieurs, de déplorer la folie des avertissements insensés de son partenaire à propos d’œufs irréductibles à leurs homologues de Pâques. Notre Luigi s’inspire clairement de l’argument de L’Invasion des profanateurs de sépultures(titre français nécrophile du beaucoup plus direct The Body Snatchers, avec le jeu de mots sur corps et cadavre), peu importe la version, de Siegel (1956) ou Kaufman (1978), mais il retravaille le motif de l’aliénation en y ajoutant un lien télépathique (le magnat souffre de migraine à chaque décès de cucurbitacée, graines de violence pas semées par Richard Brooks en 1955) et en flanquant le survivant guère reconnaissant, sous la coupe d’une entourloupe, d’une épouse réfrigérante, digne descendante de Mengele, a fortiori dans sa combinaison immaculée, eugéniste, de bioterroriste ou de « zombie blanc » (remarquez-moi ce Noir rescapé des Black Panthers en cerbère impitoyable d’entrepôt), comme le formule avant de trépasser un « indigène » à Hubbard dans la jungle forcément moite. Baigné à la fois par une légèreté de grand enfant émerveillé par le « plus beau train électrique » du cinéma (Welles) et une gravité de prophète paranoïaque (les tragiques « années de plomb » transalpines rencontrent l’effondrement médiatique, en boucle, des architectures jumelles de la finance internationale), Contamination, par-delà tous ses trésors de pauvre, abrite un joyau dans la lignée de Miss Munro, très différent et finalement complémentaire, en la personne chère de Louise Marleau, la découverte et larévélation de cette odyssée qui pouvait être également dénommée (ou en sous-titre référentiel de notre article) Manhattan Baby, en lien (de sang, de confrontation d’époques) avec Fulci.



L’actrice et comédienne québécoise domine en douceur la distribution, nantie d’une persona de bon aloi, ni guerrière altière, « dominatrice » illégitime, pas crédible, ni « demoiselle en détresse » et screamqueen orgasmique (à la Fay Wray, mettons, afin de rester dans le registre tératologique et new-yorkais). Si l’on apprécie tant Contamination, on le lui doit en partie, largement, et l’on ne peut que déplorer de connaître aussi mal (de ne pas connaître du tout) la carrière sur grand ou petit écran de celle qui vécut avec Claude Dubois, célèbre ici en raison de Starmania, qui traduisit récemment Les Monologues du vagin d’Eve Ensler (que nous mentionnions dans notre critique d’hier du livre de Macha Méril, « tous s’harmonise », ter) en « français canadien ». Belle, talentueuse, forte et tendre (ah, ce « baiser de la mort » échangé avec le faux macho transi par sa supposée frigidité, quand à son piteux « Ce n’est pas grand-chose », Tony, humble, conquis, répond avec émotion « C’est la chose la plus merveilleuse qui me soit arrivée dans ma vie »), elle représente, au dernier jour de l’humanité trop couvée, à l’orée du capitalisme arrogant de la décennie 80 (que dire de celui d’aujourd’hui, pleinement mondialisé ?) un avatar adorable et respectable de l’insaisissable et parfois détestable « éternel féminin », porteuse d’un érotisme discret (le moment aquatique, propice à des déshabillages-bizutages de « jeunes premières », demeure étonnamment chaste), réduit à un peignoir pendu à une patère, une paire de chaussures à talons compensés (elle veut se changer avant d’éventuellement mourir, gracieuse et humoristique cocasserie reconnue par l’intéressée), une robe rose légère avec sac en cuir en bandoulière, à une chevelure baudelairienne et à des yeux venus d’ailleurs, plus loin que Montréal, en tout cas.

Peut-on s’intoxiquer à un visage (exposé en gros plans énamourés), à un corps (deviné), être contaminé (volontiers) par une présence de spectre charmant, charnel (le principe même du cinéma, guys and dolls, dirait Mankiewicz) ? Bien sûr que oui, et pour cela pas besoin de se faire surnommer Scottie ou de croiser à dessein une fausse blonde suicidaire apparemment réincarnée (doute identitaire au carré, foyer noir et vide de Vertigo, akaSueurs froides, 1958). Louise Marleau, dans l’éclat sidérant de ses trente printemps et quelques poussières (interstellaires) balzaciennes, s’élève très haut dans le ciel de notre cinéphilie (ou celui qui conclut le récit, avant le twist urbain final, étrange annonce en contre-plongée, contre le mur obscur de la lumineuse voûte céleste, de Blow Out, 1981), véritable étoile, sereine Stella – officieuse Carribean Lady [nom du cargo] occidentale, adulte qui ordonne sans humilier, manie par procuration, sans hésitation, le lance-flammes, provoque une gifle pour réveiller l’orgueil blessé d’un homme, lointaine descendante de Lauren Bacall chez Howard Hawks (devant la piaule du misanthrope, le flic lui dit « Au besoin, sifflez-moi », en émule sudiste et transgenre de la compagne de Bogart perdu dans Le Port de l’angoisse, 1944, encore un possible titre de rechange) – que l’on n’oubliera pas. Rien que pour elle et pour tout ce que ce film généreux propose en plus, grazie (mille), caro Luigi Cozzi.


Viewing all 2011 articles
Browse latest View live