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Channel: Le Miroir des fantômes
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My Sweet Pepper Land : L’Ordre et la Morale

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Hiner Saleem.


Cette co-production franco-allemande (remarquons le nom de Robert Guédiguian, la participation de la TV nationale) filmée-éclairée (en numérique) sans génie particulier, sans paresse scolaire, se suit aimablement, privée de surprise(s) mais pourvue de plaisir, jusqu’à sa jolie fin sereine et symbolique (visez-moi cet arbre au milieu du désert, en promesse d’avenir, de lendemains meilleurs). La belle coda vaut à elle seule le détour et le visionnage : les amants enfin rendus à leur solitude pacifiée (par les armes, certes) s’appellent sans se voir et (se) sourient sous la pluie (Golshifteh Farahani & Korkmaz Arslan forment un appréciable tandem de cinéma, bien secondés par Tarik Akreyi en méchant magnanime puis impitoyable). Davantage que via une imagerie (une panoplie mise à jour) superficielle disons délocalisée (après tout, il existe aussi des westerns teutons, non, et Winnetou ne dira pas le contraire), Mon doux pays poivré (goûteuse contradiction douce-amère) retrouve les terres américaines par son questionnement sur l’établissement d’une loi commune, par-delà (le bien et le mal, martèle Nietzsche avec son marteau de philosophe épris de chevaux battus) une morale de clan, d’ascendant, de trafiquant(s) – quel équivalent, d’ailleurs, pour éthique en Kurde ou en Arabe ? Allez savoir... Interrogation suivante – comment un ancien combattant du jeune Kurdistan indépendant va-t-il instaurer à la frontière turque, dans une bourgade de « non-droit », de passe-droits, d’emprise ancestrale (par le patriarche Aziz Aga), le règne du code pénal (son avatar local), homme fier mais sans étoile, flic récalcitrant flanqué d’un adjoint vaillant et pourtant outré par son entêtement ?



Vous le saurez au terme de quatre-vingt-cinq petites minutes un peu étirées quand même, ou vous le devinerez bien plus tôt, le métrage, structuré, rythmé « à l’américaine » (aucun temps estampillé mort, nulle digression panthéiste ou autre), conduit par l’histoire (co-scénario d’Antoine Lacomblez, collaborateur d’Arcady, aïe) à défaut des personnages, spécialité européenne ou cosmopolite (manichéisme pratique et réducteur, je l’avoue, je le pratique pour aller vite et en me basant sur la qualité de silhouettes ou d’arrière-plan des caractères secondaires), ne déraillant jamais, tant mieux, tant pis, de son programme attendu, de son aspect un peu trop propre sur lui, aptes à convaincre un public apriorieffarouché par le cadre, la nationalité, les subtilités de la géopolitique impliquée (des guerrières, Kurdes de Turquie, à ne pas confondre avec leurs homologues d'Irak, vous suivez toujours ?, viennent se ravitailler en vivres et médicaments, pas périmés ou hors de prix, merci, avant de dénouer le conflit principal, justes ou vindicatives représailles à la perte de l’une des leurs, à coup de kalachnikov d’occasion dans un bain de sang bienveillant, épisode express de l’interminable « guerre des sexes » sous toutes les latitudes). Le réalisateur, hélas, ne possède pas une once de sens de l’espace, un comble lorsque l’on tourne dans de tels paysages propices à une appréhension visuelle, sensorielle et sensuelle du monde, au miroir horizontal, panoramique et hors-champ du cinéma (je renvoie vers Anthony Mann et particulièrement L’Appât, James Stewart & Janet Leigh en matrice apocryphe du couple de célibataires urbains supra). Non, Saleem (également auteur d’une autobiographie à l’intitulé explicite, Le Fusil de mon père) ne joue pas les Leone (du reste, chez le Romain taquin, le romantisme passait par la prostitution de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest ou le viol d’Elizabeth McGovern dans Il était une fois en Amérique, pain béni ou rassis pour les psys ou les critiques féministes), encore moins les Tarantino (vaderetro, vautour de vidéo-club) ou les Kim Jee-woon (signataire du raté Le Bon, la Brute et le Cinglé), bien que son Baran se débarrasse des « empêcheurs de tourner (ou baiser) en rond » avec la vélocité féroce d’un Bronson, architecte-vigilante notoire à New York selon Michael Winner.


Plus simplement, et avec une vraie tendresse respectueuse pour son pays, pour ses habitants, il nous narre une romance (présentée à Cannes, primée à Cabourg, mon amour) sur fond de violence (rurale, à la capitale), d’émancipation (pressions masculines, machistes, mercantiles, rayez la mention inutile) collective (la tradition) et personnelle (la famille), débutant par une pendaison (sinistre, drolatique, sur pupitre électoral) et s’achevant par une union (des corps et des esprits, des sexes et des institutions de la patrie, police et enseignement), correction d’élection, consentante, désirante, du mariage arrangé, en reflet, maternel ou paternel. Comme L’Estaque vu in situ, le Kurdistan light et de « genre » devient une toile de fond pittoresque, un peu grotesque (le bras droit du despote, moustachu in fine doublement exécuté), pour le déploiement modeste d’un conte de fées un brin inoffensif consacré aux possibles d’un territoire, d’un « vivre ensemble », en lieu et place de l’émergence d’un cinéma singulier, adulte et radical, loin des standards dramaturgiques et temporels dominants, à l’Est ou à l’Ouest. Devant le commissariat, une altercation chevaline subite et incompréhensible, calmée illicopar le héros alerté par le cri de l’héroïne, représente quasiment une métonymie animale et figurative de ce plat de cinéma un peu trop doux et pas assez épicé. Que nous réserve Hiner Saleem (caméo méta en photographe), réfugié italien (pas un fan de Saddam Hussein, so), résident français (grade honorifique attribué), dans les proches années, de préférence libéré des soutiens calibrés (jeu de mots inclus) de la finance occidentale et télévisuelle ?


Donnons-lui le temps (neuvième opus depuis 1998, néanmoins) de réellement nous surprendre, d’affirmer une vraie personnalité, entrevue quelques secondes suprêmes sur le fil en équilibre d’un plan de ville (café nocturne observé en surplomb, à distance antonionienne), d’une prise intimiste d’une chanson d’amour à voix basse, a capella, en mélomane regardant celle que l’on aime déjà, qui tapote irrésistiblement (actrice non « doublée ») sur son exotique hang, instrument d’invention suisse et non « indigène » (on entend itou du Elvis Presley et du André Dassary, diantre !). My Sweet Pepper Land, accessoirement le nom d’une auberge polyvalente (s’y déroule un simulacre de procès), se fréquente avec sympathie et présage, qui sait, de nouveaux mets plus relevés, inquiets, ancrés dans la complexité blessante et enivrante du réel, donc du cinéma, au risque de troquer la candeur générale, de la diégèse et du regard, pour la noirceur lucide d’un coupe-gorge transposable n’importe où, puisque ces lointaines contrées, au final, nous parlent et s’adressent à nous-mêmes, partout et au présent.     



Sugar Man : Un héros très discret

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Malik Bendjelloul.


Ce documentaire scolaire d’un suicidaire retrace une enquête (voire une quête, cf. le Searching original) à deux têtes (le disquaire/le musicologue) et inverse le schéma classique du rise and fallétasunien (ou romain, nous souffle Anthony Mann). Ici, l’obscur connaît enfin la lumière, le « col bleu » au « sang mêlé » (ascendance amérindienne + mexicaine) foule un tapis blanc d’honneur déroulé pour lui par une poignée de Blancs en Afrique du Sud. De la dèche des chantiers à l’apothéose d’un concert frisant la transe (public juvénile au bord d’une risible hystérie), de la reconnaissance critique aux ventes de disques inexistantes (aux USA, en tout cas), d’un club enfumé façon Jack l’Éventreur à la roche solaire du Cap, Sixto Rodriguez ne se dépare jamais de sa distance amusée, sereine, diplômé en philosophie très philosophe sur son sort et les aléas d’une carrière avortée. Il conserve son humilité, sa discrétion au carré derrière des lunettes noires et un oubli injuste, trop long, en sus de chansons assez remarquables, que seuls les amateurs d’étiquettes classent au rayon Engagées, protestataires, libertaires (que de gros mots pour un art aussi « mineur », dirait Gainsbourg), alors que l’art, y compris le plus inoffensif, a priori le moins compromettant (sagement tenu en laisse par le « divertissement ») s’avère in fine politique, toujours et partout, ne vous en déplaise, inscrit ipso factoet de plein droit dans la Cité, ses moyens de production, de réception, d’adoubement, d’indifférence ou d’amnésie. Sous ses allures de polar à la Laura– tout le monde en parle, nul ne le voit, sinon durant la dernière demi-heure – Sugar Man semble ne pas comprendre les raisons du mystère qu’il révèle, cerne, n’explique pas (le chanteur, laconique, participe du mutisme général).


Trop en avance (sillage de Dylan, prix Nobel d’imposture davantage que de littérature), trop en retard (la fibre sociale vibrait mieux dans les années 30, on renvoie vers Steinbeck, le hard boiled de Hammett, les photographies de Dorothea Lange, de Walker Evans, l’essai de James Agee Louons maintenant les grands hommes et l’ensemble du travail de la Farm Security Administration de Roosevelt) ? Pas assez de publicité, de complicité, d’aura, de réseau ? L’affaire s’avère plus simple et plus complexe : si Sixto surgit et replongea aussitôt dans l’anonymat, il le doit en (grande) partie à sa lucidité, à son intransigeance, à la nouveauté de ses mélodies et de ses lyrics. Au pays du mythe de la réussite, y compris en 1968, à l’orée de changements sociaux à la fois profonds et en trompe-l’œil, des deux côtés de l’Atlantique, on se garde bien d’évoquer vraiment les perdants, les marginaux, les déshérités, les pauvres, les paupérisés. Quand il tourna là-bas ses Contes de la folie ordinaire, avec Gazzara d’après Bukowski, Ferreri prit soin de laisser transparaître un autre Los Angeles que celui de Bogart ou Ellroy, deux mythologies opposées, complémentaires ; il peignit de manière impressionniste une ville et des gens « de tous les jours », purifiés du moindre glamour, débarrassés de toute rassurante artificialité. Fuck you, Beverly Hills et ses annexes du luxe de parvenu. Rodriguez, à Détroit sans toit (ou presque) ni loi (à part celle de la survie en famille, du chômage persistant, des bâtiments ruinés, délabrés, retapés par ses soins) ne chanta pas pour l’intelligentsia, l’establishment, les enfants embourgeoisés révoltés contre leurs parents jugés (souvent à raison) navrants, ingratitude de nantis, de révolutionnaires grégaires, de Che Guevara bientôt reconvertis dans le marketing mondialisé, VRP d’eux-mêmes et de leur bohème en « béhème ».


Sa célébration par leurs équivalents de Johannesburg rajoute une bonne couche d’ironie à une fidélité sincère, un brin outrancière. Et la moralité de ce conte (défait, plutôt que de fées) moderne, conclu par un retour à la misère, au moins au dénuement, outre ce miscasting, ce « cœur de cible » improbable et raté, tient bien dans le refus d’entendre, de prêter attention, à des morceaux empreints de manière explicite, jusque dans le titre des deux albums, Cold Facts (1970) et Coming from Reality (1971), une pensée gustative pour les « sandwiches de réalité » commandés par Allen Ginsberg, de réalisme, nourris à un réel sans cesse nié par la TV, les médias, le cinéma, par un immense mensonge à grande échelle aujourd’hui encore perpétué, ou ressuscité, avec des mignons et nécrophiles La La Land et compagnie. Dans un pays puéril, des chants adultes, tant pis pour leur beauté, leur puissance esthétique, ne peuvent séduire, ou alors il convient de les enrober magnifiquement dans un écrin de cordes à la What’s Going On de Marvin Gaye, mettons, de faire de la politique symphonique, en quelque sorte. Avec sa guitare et ses mots au cordeau (au couteau), l’ami Sixto, producteur voleur (pléonasme, Clarence Avant, un ancien de la Motown, chargé de jouer les mauvais sujets, de spolier les royalties) ou pas, courait au trépas, au silence, à une gloire délocalisée, probablement moins étendue que ne l’affirme le récit, censure démonstrative (on rayait les vinyles, à l’époque, on les entreposait à l’abri d’une chambre forte afin qu’ils évitent de corrompre les mœurs et d’éveiller les consciences) à l’appui.


Sugar Man, chanson de manque et de came, de dealer devant enchanter des jours maudits, en présage du type précédemment attendu par Lou Reed flanqué du Velvet Underground (I’m Waiting for the Man), paraphe cette illusion nationale, cette imagerie d’évasion, qui enrichissent depuis des décennies les États-Unis (mais pas ses « gueux », Noirs, Latinos ou white trash) et justifient l’exportation du modèle économique, esthétique, désormais concurrencé, sous administration Trump, par le dragon chinois, son argent et son cinéma. Dans une « leçon de choses » en matière de capitalisme appliqué à l’industrie du disque réside la part la plus intéressante d’un métrage alternant images d’archives et entretiens de proches impersonnels, vues aériennes urbaines et animations en complément. Film indépendant, relativement plaisant et cependant totalement aseptisé, primé à Sundance (tu m’étonnes), logiquement oscarisé (l’Académie raffole de handicapés ou de rescapés, de biopics lacrymaux ou d’horribles feel good movies), jackpot commercial (une partie des recettes de la BO reversée à l’intéressé, morale financière saine et sauve, ouf), sur lequel Bendjelloul, accessoirement enfant-acteur suédois, journaliste, documentariste pour Elton John ou Kraftwerk, cumula les postes de réalisateur, scénariste, producteur, compositeur, animateur, avant de se supprimer en 2014 à la suite, dit-on d’une dépression (fera-t-on un jour un film sur lui, boucle funèbre bouclée, vraie mort après la fausse de Sixto ?), ce Sugar Man-là, malgré sa mémoire sélective (rien sur la popularité de l’artiste en Australie ou en Nouvelle-Zélande, par exemple) mérite qu’on lui consacre une heure vingt de sa vie, d’abord pour découvrir un corpus musical de qualité, ensuite pour se voir confirmé, en chair et en os, que la légende fordienne régna, règne et continue à régner sur un territoire où un vulgaire (double sens) ploutocrate de télé-réalité peu accéder à la position suprême (son bashing paresseux, peu coûteux, bien-pensant, hollywoodien, en revers ou verso d’un vote indéniable, d’une accession dans les règles largement favorisée par les « casseroles » et l’arrogance de son adversaire, certes).


Demeurent donc deux opusà réévaluer, dont l’acuité, l’actualité, la beauté, valaient bien un hommage bien trop sage, aux limites de l’hagiographie, néanmoins rédimé par une présence-absence en métaphore du projet (individuel) et d’une psyché (collective) – InnerCity Blues, en écho à celui de Marvin, for ever, my friend.

Babel : Décalage(s) du doublage

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La voix humaine (ah, la Magnani de Cocteau ou Rossellini, sirène sincère-étrangère, technologique, « pendue au bout du fil » comme d’autres à la corde), n’en finit pas de nous égarer, de nous faire nous retrouver.  


Au cinéma, le corps se dissocie de la voix. Doublez-moi ce soir, Marilyn, Richard, ou rendez-moi ma voix à moi, caro regista, se lamente l’actrice italienne avant la généralisation du « son direct » dans les années 90. Off(ou sa variante, voice-over persistant et polymorphe du « récitant » russe), elle « surplombe » l’histoire, locutrice transgenre aux frontières du divin ou d’outre-tombe, comme dans Boulevard du crépuscule ; in, à l’intérieur du plan, voire à distance dans la perspective, elle donne voix et donc corps à « l’intériorité » de personnages muets ou les rapproche de manière purement sonore. Welles disparaît de l’image qui détaille, machines à l’appui, les différents postes de la production d’un métrage, et s’y inscrit par son velours vocal, amical, identitaire à la Jupiter (La Splendeur des Amberson). Quand le X hexagonal « à scénario » ou en vidéo venu des USA se doublait naguère, le drolatique Gérard Hernandez, pas encore en ménage pour M6, livra d’hilarants (ou désolants, suivant l’humeur du moment) exercices de vocalises accentuées, supposées exotiques, tandis que la voix française d’une Ashlyn Gere (mettons Two Women) soulignait l’engagement physique et langagier de la performeuse étasunienne reconvertie en agent immobilier, similaire profession d’illusion (cynique) et de charme (domestique). Dans Mulholland Drive, un type méphistophélique réclame le silence à la Godard (Lana Del Rey se moquait astucieusement d’elle-même en H&M, via son play-back révélé, avorté, pour la reprise de Blue Velvet) et dans Berberian Sound Studio, des doubleuses hurlantes (pas vichystes ni grévistes), flanquées d’aliments de cuisine, s’échinent à rendre en mode sensoriel les délices SM de la sorcellerie seventies transalpine. Brian De Palma, jamais en reste dès lors que l’on parle de cinéma méta, construisit son Blow Out autour d’un cri (de série B horrifique) parfait, d’un pneu éclaté (paranoïa politique), d’un étranglement orgasmique ravalé (Frenzy, oui, non, pulsions de Noé), d’un appel au secours dédoublé (réflexivité du mélodrame mis à jour dans la vulgarité contemporaine), inaccessible et au creux de l’oreille du preneur de son tatillon, condamné à réécouter pour l’éternité la preuve dérisoire et déchirante de son hubriscomplice.


Précédemment, Stanley Donen (ou Gene Kelly) démontrait les coulisses de l’avènement du parlant dans Chantons sous la pluie (comprendre, démontait le mythe de l’adéquation apriori, acceptée par le spectateur-auditeur, du couple ravi, désuni, corps/voix). En réalité un art audiovisuel, truisme déséquilibré, le cinéma agit à l’instar d’une bombe à fragmentation : il émiette (il « éparpille façon puzzle », rajouterait Audiard, qui dialogua la joute verbale « au rasoir », pleine de non-dits tendus, de Garde à vue longtemps après les mémorables palabres des Tontons flingueurs de Lautner) un millier d’éléments (du crime scopique, avec ou de préférence sans Lars von Trier) et les réassemble « comme bon lui semble », peu importe la vraisemblance (des conventions), le pacte acoustique avec le public, les lois de la phénoménologie hors de l’écran, dans une « vraie vie » virussée à la Ulysse de Joyce ou à la Bible selon Pasolini, magma de signes, de sons, de sensations, d’émotions, de citations, de couches de sens et d’absurdité, de sacré et de trivialité, de tendresse et de violence – notre réel à presque tous en cette modernité désenchantée, du nouveau et si vieux millénaire. Rien n’existe au cinéma, ni le corps ni la voix, ni le sang ni le sperme, ni toi ni moi. Rien n’apparaît, ne transparaissent seulement que des spectres plus ou moins charmants, charriés par un faisceau de lumière sur un écran désespérément et merveilleusement blanc, terrain vague (à l’âme), vierge (d’expérimentation) et terraincognita (souvent ressassée, hélas) bombardés en continu et soutenus par un truc de fête foraine oculaire davantage qu’occulte, la persistance rétinienne pérenne. Or, les fantômes cherchent à communiquer avec les vivants, à s’immiscer, en douceur ou avec rage (un poltergeist veut se faire remarquer, il fait par conséquent du bruit, littéralement), dans le présent, de la diégèse et de l’univers au-delà (Babel optionnelle, sélective, du DVD, du BR).


Ainsi, le cinéma muet n’attendait point la parole, qu’il possédait déjà, cartons cosmopolites aux graphies explicites, mais il espérait le son, tous les possibles expressifs permis par le son, largement irréductibles à un argument commercial ou une trouvaille d’épicier du « septième art » financier. Une image vaut mieux que des mots, dit-on, et un son transfigure une image, l’oriente (avec paresse, tant pis) ou nous désoriente, tant mieux. L’acteur de cinéma, culturellement dépourvu de sa voix (en France, en Italie, à Hong Kong, cantonais versus mandarin, pas aux États-Unis, pays patchwork rétif au doublage, à peine épris de sous-titrage ou d’idiomes de « minorités »), acquiert une seconde identité sonore contre son gré, sinon ses traits (les voix françaises de Kirk Douglas et Clint Eastwood, Roger Rudel et Jean-Claude Michel, longtemps parurent plus gouailleuses ou rocailleuses que les originelles). La caméra et le micro n’enregistrent pas une réalité, même dans le plus « réaliste » des films (Renoir, adepte de véracité, honnissait logiquement ce tripatouillage) – documentaire revendiqué objectif, hardcoreartificiel ou snuffmovie de « légende urbaine » –, ils prélèvent un échantillon (un sample, dans le lexique musico-maniériste) par nature dédoublé, corps et voix, deux registres expressifs très différents réunis dans le même espace-temps de présence, de profération, pour se livrer ensuite à une série quasiment infinie de variations, d’associations, de permutations (effusions de la postsynchronisation). VA, VO, VOST, VF, VM, VQ, tous ces sigles brefs et cabalistiques (utilisés après l’enterrement des coûteuses et obsolètes versions nationales des années 30) paraphent l’algèbre du détournement, du dépassement (une voiture en « double » une autre, c’est-à-dire qu’elle comprime au carré un continuum spatial et temporel par définition redéfini par la mécanique des quatre roues et, plus abstraitement, par sa sœur quantique, science poétique de l’importance du point de vue), du doublage en dédoublements et doublures (impostures aussi, puisque l’on peut faire dire n’importe quoi aux « victimes » muettes, cf. l’ire d’un Fellini outré par certaines transpositions, jugées maladroites ou grossières, dans la langue de Racine, de Molière).


Filmée, écoutée, « colonisée » (Marie Bell, grande joueuse, « envahie » vocalement par Claude Marcy chez Feyder), scindée (Ángela Molina, doublée par Florence Giorgetti, alterne avec Carole Bouquet pour le sombre désir réifié de Buñuel), « chantée » (Marni Dixon, belle voix de Natalie Wood à New York, d’Audrey Hepburn à Londres, Danielle Licari et Anne Germain, alterego de Catherine Deneuve au triste et gai royaume « en-chanté » de Jacques Demy sis à Cherbourg, Rochefort, Chambord, avec refus d’être « figurante » à Nantes, ergoillicoremplacée par Dominique Sanda + Florence Davies), l’actrice devient une chimère délicieuse et monstrueuse, une créature de murmures, de séductions « impures », orales, silencieuses, de puissances labiales et de règne des phonèmes. La fameuse fonction phatique des linguistes et des publicitaires s’y donne à entendre à chaque seconde, à côté du contenu, du « message », de l’instrumentalisation narrative, dramaturgique du discours. Un film montre (ou suggère) toujours plus que ce qu’il veut (sait) bien laisser voir, et pareillement il suscite un paysage phonique bien plus étendu, profond, complexe, que des didascalies verbalisées, du brouhaha informatif. Musical et poétique, même muet (on renvoie vers la « symphonie de l’horreur » du roman de Stoker re(l)vu et corrigé illégalement par Murnau avec son Nosferatu à lui), le cinéma s’avère avant tout un jeu rythmique, un alliage de formes, de figures, d’abstractions, un train électrique et fantôme lancé dans la nuit et le jour de la rétine subjective, avide. L’intimité bouleversante d’une voix s’y perçoit comme à aucun moment auparavant, désormais (opéra, disque, musique numérisée), car liée-isolée au/du corps qui l’émet, qu’elle traverse en flux libre et déterminé privé de propriétaire avéré. Au cinéma, le corps devient un phare sonore dont l’obscurité d’émission, de transmission, de réception problématique (qui parle, qui écoute, comment le signal advient, se déploie ?) nous éclaire sur tous les mystères d’une caractéristique attribuée à l’ontologie de l’espèce (de récents travaux ou recherches spécialisés remettent en cause cela, nos « cousins » simiesques dotés d’une « parole » pas si lointaine, malgré une position peu pratique du larynx ou une question de cordes vocales entravées, allez savoir).


Finalement, tout se passe comme durant la lecture, de cet article ou de n’importe quoi d’autre : j’écris avec mes mots (qui appartiennent in fine, en dépit de leur individualité, à une « tribu » mallarméenne facilement identifiable), j’entends leur « musique » (ou leur modeste musicalité) à l’instar d’un compositeur sourd (Beethoven, disons, et je ne « gueule » pas mes phrases pour évaluer leur impact d’écho tel Flaubert, certes) puis vous les écoutez, les prononcez en esprit (le déchiffrement silencieux, héritage de monastère médiéval, au détriment du partage et de la sensualité actée de l’oral) avec votre voix, doublage banal, quotidien, invisible à force d’évidence. Émerge alors une personaémancipée de la matière intellectuelle, du code des idées, transformée en matériau sonore et imaginaire (une représentation de l’auteur, « tierce personne » en greffon de la rencontre désincarnée). Hors de la salle de projection, de l’instant prolongé du visionnage, avec ou sans casque, du programme polyglotte destiné à la « jeunesse » (mutisme de la minote du Gans gamer), se déroule un second film en filigrane, du storytelling en permanence, au téléphone, de visu, au lit (bodylanguage, pas que, body double de blue movie), sur une tombe (spécialité fordienne). Nous doublons nos vies avec nos langues, nous nous doublons (trahisons anecdotiques ou blessantes), nous cousons sur l’étoffe existentielle de nos rêves (un salut à Bill le British) une doublure d’armure, de soie, de masque et de cinéma. Réfléchir le temps d’un page ou deux au doublage revient, nulle surprise véritable, à s’interroger sur l’essence insaisissable, sur la métamorphose permanente, épuisante, vivifiante, d’un long métrage plus ou moins brutalement écourté, monté cut, d’un assemblage in vivo de réalités audiovisuelles au réalisateur (à la réalisatrice) multiple et unique : nous-même(s). 

        

Southland Tales : La Petite Apocalypse

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En vérité voici la fin, à la croisée de tous les destins.


And I find it kinda funny
I find it kinda sad
The dreams in which I’m dying
Are the best I’ve ever had
I find it hard to tell you
I find it hard to take
When people run in circles
It’s a very very mad world mad world

Tears for Fears, Mad World

Pourquoi consacrer environ cinq heures de sa courte vie (2 x 2 h 20 + quinze minutes de suppléments, extraits d’un entretien et de la conférence de presse au Festival de Cannes) à un tel (agréable) ratage ? Par professionnalisme d’amateur, cinéphilie masochiste, oisiveté dominicale ? En souvenir du lapin freudien de Donnie Darko(« culte » assez surfait), du recommandable The Box (beau rôle pour la convaincante Cameron Diaz) ? Parce que Richard Kelly, sorti de USC, responsable du script du redoutable Dominode Tony Scott, admirateur de la baudruche Brazil, au physique de surfeur, bénéficie ici d’un statut d’auteur (on ne les compte plus), forcément en marge du « système » hollywoodien, que Southland Tales, dans le contexte trumpesque contemporain, s’auréole de sa lucidité de Cassandre drolatique, se réévalue en prophétie disons sous LSD (ou « fluide karma ») ? À ce compte-là de myopie intellectuelle, autant prendre Haneke pour un moraliste (de la violence, de sa représentation), Malick pour un philosophe (doublé d’un poète panthéiste de l’espace américain), Tarantino pour un historien (de la Seconde Guerre mondiale, des malheurs du « peuple noir ») ou von Trier pour un métaphysicien (et un peintre de la psyché féminine culturellement tourmentée, sinon « hystérique » ou « nymphomane ») – et puis quoi, encore ? Certes, l’auteur se démarque de ses aînés (il admire Pulp Fiction et probablement le travail choral d’un Robert Altman, vieille gloire discutable du Nouvel Hollywood) car il ne donne pas de leçons, il ne contemple rien, il ne se soucie pas du passé (ni de faire des « bons mots » ou de filmer en fétichiste des pieds nus de femme) et moins encore de transcendance ou de sexualité (un comble pour un opus aussi eschatologique et pourvu d’une ex-star du X, scénariste télépathe reconvertie en égérie de la télé-réalité, suivie-précédée au steadicam).


Kelly filme sa fable tronquée (trois « romans graphiques » l’explicitent, aimablement résumés par l’intéressé dans son commentaire audio, commis avant le sacre de Barack Obama en 2008, aux allures de paraphrase illustrative, à la Friedkin revoyant pour nous, en DVD, L’Exorciste lifté) avec un classicisme impersonnel reposant en regard de la caméra portée de Melancholia, mais ce qui s’élabora en « beau cauchemar » sous un double patronage cinématographique et littéraire s’avère au final une nef des fous vite vide et destinée (dès le départ) à disparaître, à l’instar du mégazeppelin du Baron (de Münchhausen ?) explosé au bazooka en coda, métonymie et métaphore de l’ensemble. Aldrich (celui de En quatrième vitesse, polar nucléaire mis en abyme, flanqué de halètements hors-champ de bluemovie, sa Jaguar vintage récupérée) et Lynch (présence sonore, sur fond d’hymne national hispanisé, de bannière étoilée derrière un volumineux décolleté, de Rebekah Del Rio, déjà dans Mulholland Drive), Jean et son Jugement dernier halluciné (666 à la Damien politicien de La Malédiction) et Philip K. Dick, un autre enfant de Californie encore une fois réduit à la SF paranoïaque, à la came de la contre-culture, aux errances de l’identité à l’intérieur du « film-réalité » (William S. Burroughs) sur le point d’être mondialisé ? On pense davantage, hélas, à Dune, la fresque (ou l’indigeste « gloubi-boulga » épicé) esotérico-rococo de David pour Dino (De Laurentiis), à un Short Cuts longuet, à un Magnoliasans grenouilles ni scorpions wellesiens, et en matière de musique, le Dies irae de saison se voit remplacé par Louis Armstrong, Beethoven, Muse et... Moby (mon Dieu, indeed).


Le principal problème de Southland Tales, outre le moindre talent du réalisateur-conteur ? Arriver trop tard, plutôt que portraiturer-alerter trop tôt, et faire bien « pâle figure » (tel le Cavalier apocalyptique réemployé par Eastwood en son temps) après/face à Docteur Folamour, Los Angeles 2013, Diary of the Dead et Redacted, quatre sommets quasiment insurpassables d’humour noirissime, d’acuité adulte, de rage libertaire (alors que Kelly se contente, paresseusement, de tirer sur l’ambulance républicaine), de radicalité filmique (comparez si vous l’osez la scolaire doomsdayinterface du film avec le huis clos en clair-obscur de Kubrick, l’ample et sereine anarchie de Carpenter, le vrai-faux reportage immersif de Romero ou la mosaïque méta de De Palma), d’un cinéma qui se précipite (et emporte) dans l’abîme du futur anticipé, conjugué (ou conjuré) au présent, quatuor d’électro-chocs et non de patriotes (Kelly adore son pays et affirme sa fibre patriotique aux journalistes cannois, ouf, voilà). Sous sa « complexité » revendiquée – on arrive parfaitement à suivre, merci, on ne le reverra pas plusieurs fois, contrairement à l’invite sympathique du cinéaste –, son originalité de surface – accumulation de thèmes ressassés par la science-fiction, « faille temporelle » incluse, et de thématiques actuelles, notamment celle des « énergies renouvelables » – son vernis politique illicocraqué via la vacuité de sa ronde de fantoches et de situations soumises à la loi inflexible de la narration – il faut que le film, déjà long, en effet, dixitle maître d’œuvre, avance, il convient de boucler la sacro-sainte narration « à l’américaine », partie du point A, arrivée au point C en passant par le point B, et tant pis si certains spectateurs inattentifs ou non familiers de cet univers intertextuel (on épargne au lecteur l’amas de références, d’influences, de correspondances, cache-misère d’une vraie réflexion singulière et « en profondeur ») décrochent, s’endorment, trouvent tout cela interminablement moche –, Southland Tales s’inscrit sagement dans un lignée messianique à humanisme de lycée (d’université émancipée ou de département cinéma à tendance newage), comme si la poignée de mains pacifiée de Metropolis, propre à désespérer les marxistes, néo ou non, rencontrait l’élection du rebelle (nommé Neo) en carton, en mode Baudrillard, cuir et lunettes noirs, de Matrix.


Le catholicisme prégnant du métrage, avec ses deux christs dédoublés, avec son séjour au désert, avec son épilogue destructeur, salvateur, à la Sodome et Gomorrhe (point de sodomie ici, à peine un chaste baiser épié, filmé, exploité, entre une Blanche et un Noir, symptomatique d’une nation de juxtaposition « ethnique » où « l’interracial » renvoie vers une « niche » du X à défaut de désigner une réalité banalisée), avec son éloge in extremis du pardon, de l’absolution, de la culpabilité vaincue, de la fraternité reconnaissante (le Pilot Abilene défiguré de Justin Timberlake accueille cette fin du monde en dansant, en se souvenant, narrateur-tireur), s’accompagne, on le voit, on le lit, en sus d’un œcuménisme de tatouages, d’une misanthropie et d’un puritanisme sous-jacents, évidents, en dépit des dénégations du « visionnaire » alignant les careandcompassion, particulièrement dans son évocation du sort suicidaire de déréliction des vétérans des guerres gagnées-perdues (pas seulement en Irak) de l’Oncle Sam exécutant sa danse de mort sur un volcan océanique (une machine allemande à la James Bond y convertit l’énergie marine terrestre en brume psychédélique et létale, cause quantique et rotative du chaos urbain des dernières scènes, stimulé par la diffusion en ligne d’un double meurtre enregistré en snuffà la Rodney King). Avec une candeur arrogante, une ingénuité ethnocentrée, Richard Kelly ne semble pas s’apercevoir que les États-Unis ne se limitent pas à Venice Beach, front de mer à l’éternel été camusien autrefois arpenté par un certain Jim Morrison, pas plus que les USA, « gendarmes du monde », ne sauraient le cartographier totalement, globalement, surtout aujourd’hui, concurrencés par l’Asie – leur « trois derniers jours », finalement, ne regardent qu’eux, pauvres pantins manipulés-manipulateurs dans leur course vers l’ultime feu d’artifice.


Southland Tales baigne ainsi dans un climat d’autarcie, pas d’insurrection, et son patchworkde couleurs de peaux, de patronymes plus ou moins cryptés, relève d’un cosmopolitisme bien-pensant à la Benetton, il n’acte pas un vivre (ou s’affronter) ensemble d’individualités (l’échec du film, par-delà des difficultés de distribution, de réception, de profusion, de « confusion », tient aussi, en partie, à la « faillite des idéologies », à l’empêchement des élans de masse, après Auschwitz et la Sibérie de Staline, le nazisme et le communisme aussitôt remplacés par un consumérisme épuisant et un individualisme épris de pathos ponctuel, unanimiste ou presque, aux lendemains d’attentats itératifs, la guérilla terroriste persistante en corollaire spéculaire, et progéniture logique, dans sa monstruosité médiatique, de l’atomisation sociale, sa Némésis à demeure ou à « l’étranger », concept géographique et catégorie du discours remis en cause par la mondialisation commerciale, le flux d’informations transfrontières, orientées ou non, le métissage entre de vaillantes populations sudistes, anciennement colonisées, et des enclaves européennes vieillissantes, frileuses, apeurées). Tout à sa fidélité topographique de la ville de Los Angeles, louable exactitude touristique, Kelly mésestime ou passe carrément à côté de cette dimension Nord/Sud, Est/Ouest, préoccupé à faire advenir l’effondrement d’une autre dimension, la quatrième, dans une Amérique (liminaires homemovies de gosses texans) cacophonique et structurée, de célébration de l’Indépendance, de Troisième Guerre mondiale, de pénurie énergétique, de complexe militaro-industriel privé, étayé par le Patriot Act de George W. Bush, envahissant et surveillant tous les écrans mabusiens disponibles, avant de les voir virussés par le propre sang versé de leurs membres décimés.


Brièvement envisagé en moquerie miroitée (à la SOB de Blake Edwards ?) puis nourri du 11-Septembre (dans son imagerie catastrophique, collective, dans sa dialectique conflictuelle des « libertés civiles » individuelles et de la sécurité nationale régie par une administration étatique), tourné en trente jours pour dix-huit millions de dollars, d’une durée de cent soixante minutes lors de sa projection (en compétition) refroidissante à Cannes (puis raccourci après accord avec Sony en échange du financement d’effets spéciaux rajoutés), inédit en salles en France et en Australie, flop financier avéré, majoritairement exécuté par la critique anglophone (palme du sarcasme remise au Britannique Jason Solomons de The Observer, se demandant si Kelly « ever met a human being »), chéri par réalisateur à la façon d’un enfant incompris, dit-il, ou handicapé par sa trop prolixe générosité, Southland Taleséchoue dans son projet (ambitieux, poussiéreux) de proposer une dystopie foisonnante et passionnante, il subit un sort similaire, en boomerang, à celui du Scarlet Diva d’Asia Argento, film fondamentalement berlusconien qui se voulait un état des lieux vitriolé de l’Italie du Cavaliere (au petit jeu sérieux de la satire, mieux vaut se risquer au documentaire, afin d’éviter, qui sait, le narcissisme et la désincarnation). Pourtant, on le vit jusqu’au bout et l’on en retira une poignée de sourires, une réelle absence d’ennui, phénomène encore plus étrange que la mascarade générale, ceci dû essentiellement à une distribution « de haute volée » (en dirigeable, en trip d’addict), qui s’amuse, qui amuse, qui émeut presque (archétype à deux sous de la putain amoureuse transformée en hardeuse inquiète).


Citons avec plaisir les noms de Michele Durrett en fan maniaque de la gâchette, de Sarah Michelle Gellar, blonde ou brune, digne de Danse avec les stars et tant pis pour Jules et Jim, de Bai Ling, liane fatale doublement serpentine, de Mandy Moore, doublure de Britney Spears et fifille à son papa obsédé par l’électorat, de Cheri Oteri, gauchiste en rollers, de Miranda Richardson, délicieux avatar aryen, orwellien (et croqueuse compulsive de carottes) de Margaret Thatcher, de Zelda Rubinstein, rescapée du Poltergeist de Tobe Hooper (pas de Spielberg, sorry) ; chez les messieurs, Dwayne Johnson domine aisément (irrésistible TOC du Rock aux doigts agités) un aéropage pas très sage allant de Sean William Scott, flic scindé, pas si cinglé, à notre Christophe(r) Lambert reconverti en marchand de glaces et trafiquant d’armes peu éploré par la mort de sa gamine grimée, en passant par John Larroquette, conseiller de candidat atteint sous la table dans son intimité masculine par une décharge méritée d’électricité « féministe », Jon Lovitz, teint en blond, flic raciste et crapuleux discrètement et sauvagement amoureux de la passionaria traîtresse, Lou Taylor Pucci en ange exterminateur en apesanteur, Will Sasso en hébergeur doucement hilare devant l’absurdité du tout, du détail de taille, ou Kevin Smith déguisé en Marx d’opérette (+ un caméo aux toilettes d’Eli Roth lisant l’équivalent de notre Maison & Jardin avant de succomber à un assaut policier).


Cinq heures dédiées à de la sociologie personnalisée, à de la psychologie appliquée – comment un artiste trentenaire voit son homeland, le donne à voir à autrui, recouvert d’une multitude de filtres plus ou moins pertinents, comment transmue-t-il son angoisse existentielle et sociale en divertissement savant, ou vain, ou un peu des deux ? –, à une troupe sans entourloupe, secondée d’un groupe de danseuses radieuses en blanc et rouge, infirmières-pin-upsà la Marylin ripolinées par le post-modernisme de la violence délocalisée, du regard caméra, de la chorégraphie à rictus– cela en valait vraiment la peine, cela ne faisait pas un peu trop ? Certes, sans doute, même si l’on connut ou subit bien pire, et Richard Kelly, aiguillonné par une moralité à trois personnages du grand Richard Matheson, sut son sauver son âme de narrateur et de cinéaste avec l’attachant et modeste The Box. Que nous réserve-t-il dans les années à venir, fin du monde ou non ? L’avenir le dira, mais qu’il ne tarde pas trop à se remettre au travail (trois titres en huit ans), histoire d’aller plus vite que l’Histoire, celle de l’Amérique, de Donald T., du monde entier, faune de bourreaux, de victimes, de cinéphiles, de spectateurs, d’amoureux, de belliqueux, de rêveurs, de démineurs, de « types coolqui ne suicident pas » (péché ecclésiastique suprême, nul ne l’ignore, surtout pas les athées) ou de marâtres à la frères Grimm (visez-moi ces nains malins) mariées au pouvoir, la drogue dans la « vraie vie » et l’intitulé du scénario de Krysta (Apocalypse) Now, tous réunis dans un American Nightmare climatisé, ensoleillé, allégé, une danse macabre et joviale sur la ballade mélancolique de Tears for Fears en réminiscence du rabbitinfernal et mental de Donnie Darko, OK, KO.  


Les Vestiges du jour : Temps et Cinéma

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Face au retard essoufflé du lapin d’Alice, montre en patte, le « septième art » (funéraire) nous confère toujours une avance (sur recettes) sur l’avenir et par conséquent donne à voir l’expérience itérative de notre propre trépas unique.


Le Temps hors cinéma

On ignore combien de minutes vous prendra la lecture de cet article vite écrit (vivons lentement, pensons rapidement), mais entre le premier mot et le dernier – Poe réclamait de le connaître, voire de commencer par lui, de remonter le récit, sinon l’écriture de celui-ci –, un moment devrait advenir, surviendra – cold fact, voilà, pour reprendre les termes du Rodriguez de Sugar Man. Pas si « froid », factuel, avéré, cependant, car la physique quantique (ou son extrapolation) postule une sorte d’éternité aux mille possibles coexistant, aux réalités associées, en parallèle, passé, présent, futur soumis à la mémoire, à la conscience, à l’imagination. Tout, dès lors, se réduirait, se révélerait in fine, dans le sillage relativiste et « révolutionnaire » d’Einstein, à une immobilité illusoire (et inversement) déguisée en élan permanent (la fuite fluviale philosophique d’un Héraclite, poétique d’un Lamartine, amateur notoire de lac existentiel et sentimental), à une histoire de présence, de croyance, d’espérance. Quelqu’un comme Julian Barbour formule ainsi le nouveau paradigme scientifique, exposé dans son essai (1999) à l’œcuménisme clivant (written both for the popular-science market and for scientists and philosophers), au titre explicite, La Fin du temps (notez que la majuscule disparaît dans la traduction) : « Ma vision de l’univers, c’est une collection d’instantanés richement structurés. Ils ne sont pas en communication les uns avec les autres. Ce sont des mondes à eux seuls. Notre cerveau assemble ces arrêts sur image et les repasse dans notre esprit de la même manière que des photographies passées à 24 images par seconde font que vous avez l’impression que les images que vous voyez en ce moment sont en mouvement. »

D’accord ou pas, le point de vue se caractérise par sa nature cinématographique, rejoint l’art mécanique, optique, des images fixes animées par une machine, par l’intangible fragile d’une projection, la matérialité domestique ou douée d’ubiquité, via le cellulaire, d’un visionnage, soutenues par l’impossible « solution de continuité » de la bien nommée persistance rétinienne, y compris à la TV pourvue d’une image supplémentaire sur une portion similaire (d’où les écarts de station assise entre la salle et le salon). Devenir (rêve du meilleur, persistance du pire), entropie (ou « trou noir » sans Disney), « espace-temps » (et son continuum), « éternel retour » (de préférence nietzschéen, indien) « flèche du temps » (dans le cœur d’une sainte en extase divine), irréversibilité (à la Noé ou non), lois (ou plutôt principes) de la thermodynamique (trinité laïque), « vitesse de la lumière » (dans l’obscurité de nos destins microscopiques) : en bon (ou mauvais) littéraire, laissons volontiers ce lexique évocateur aux intéressés, afin de nous focaliser sur la durée par définition subjective, par une perception du Temps liée à un temps ressenti. Face à certains films courts, le temps paraît bien long, tandis que certaines épopées (Lawrence d’Arabie de Lean, allez), passent très vite, que le ralenti, chez Peckinpah, fore le film, l’expédie illico dans une stase de massacre-destruction gracieux (La Horde sauvage, LesChiens de paille ou Junior Bonner, le dernier bagarreur et ses pelleteuses impitoyables), que l’accéléré généralisé du muet, du burlesque, du slapstick, dû en partie à une vitesse de prises de vues différenciée, pas encore normalisée, en sus, parfois, d’une piètre conservation de la pellicule, confère à ces métrages insonores, davantage que taciturnes, une allure de danse de Saint-Guy, de joyeuse et infernale hystérie surgie d’une préhistoire du regard, étonnamment moderne (cf. le vampire épileptique ou les amants névrotiques nés chez Murnau, retrouvés-ressuscités dans le poulpe priapique ou les couples cyclothymiques de Żuławski).

Le Temps au cinéma

Art temporel, à l’instar de l’architecture (érection puis ruines), de la littérature (intériorité retrouvée dans les secondes silencieuses), de la musique (déroulement d’une « phrase », répétition d’un refrain), de la peinture (le palimpseste, pas seulement le proustien, dédoublé, d’Obsession de Brian De Palma), le cinéma, qui ne saurait néanmoins se confondre avec ses prédécesseurs, en représenter la somme suprême, même s’il s’en nourrit, s’en abreuve, la particularité polymorphe de son idiosyncrasie riche d’une « impureté » (André Bazin) essentielle, factorielle, plurielle – ce qui rend sympathiques mais anecdotiques, ou carrément caducs, les rapprochements, les comparatifs, les recherches pédantes et poussiéreuses de correspondances entre eux et lui –, le cinéma utilise le Temps en combustible de la diégèse, en structure de la narration et en exosquelette des œuvres. De Citizen Kaneà Memento(Christopher Nolan, 2000), en passant par toute la filmographie ou presque d’Alain Resnais (particulièrement le mémoriel et hanté Nuit et Brouillard, L’Année dernière à Marienbad et son samplinghypnotique ou stérile, le lovecraftien Providence), d’Andrei Tarkovski (Solariset sa planète-océan de réminiscences à la Orphée, Le Miroir et ses réflexions à double sens, Nostalghia et son plan-séquence de flamme salvatrice, métaphysique), on ne compte plus les scénarios ni les constructions basés sur ce matériau intime, insaisissable, individuel et collectif. Au temps du Hollywood doré, ou nommé tel, déjà concurrencée par la TV, un DeMille (Les Dix Commandements, 1956) put se permettre de raconter, sur près de quatre heures, l’odyssée biblique des Hébreux dont les descendants élaborèrent ironiquement la « Mecque du cinéma » (étasunien) longtemps après, boucle bouclée, donc (inutile de préciser, alors faisons-le, que la version télévisuelle de Kieślowski en constitue un revers disons dégraissé, secret, ancré dans la modernité d’une moralité, pas que polonaise).

La linéarité majoritaire, cette manière d’épouser le défilement du film dans la cabine ou dans sa virtualité dématérialisée finalement très dirigée (adieu à l’interactivité à l’intérieur de l’opus, priée de se cantonner au parafilm, aux bonus, aux gadgets du marketing, collector ou standard), autorise toutefois des retours en arrière, des présages en avant, des interpolations de saison. Dans une scène sexuelle célèbre de Ne vous retournez pas– là encore, le titre français, sous forme d’avertissement à la femme de Loth transformée en statue de sel, à la Eurydice perdue une seconde fois au prix d’un regard amoureux, orgueilleux, néglige l’urgence impérative et immédiate de l’original, Don’t Look Now–, Roeg entremêle drolatiquement, tristement, le régime du désir, son impatience au déshabillage, à l’étreinte, et la suite de l’orgasme évanoui, le rhabillage immédiat au montage, court-circuitant la succession des instants, trouvant un équivalent à la fois artificiel (donné pour tel) et juste, à la formule (gastronomique) du « ver dans le fruit » ou (juridique) du « mort qui saisit le vif ». Piégé dans une Venise à la Visconti, funèbre et funeste, le couple endeuillé ne peut revenir sur sa chronologie pour ranimer sa gamine noyée, pas plus qu’il ne peut se sauver dans un partage alangui, un unisson volé au Temps pressé, accéléré, désarticulé comme sous le charme morbide, effroyablement fantastique de l’environnement. Si l’Enfer revient à endurer un supplice sans trêve, sans horizon de rédemption, tels Julie Christie & Donald Sutherland, Bill Murray accompagné d’Andy MacDowell reproduit dans Un jour sans fin la ronde des minutes circulaires d’un radio-réveil détraqué par Harold Ramis, qui auparavant lutta contre la plongée de la vitesse et de l’énergie légendaire de New York dans le Temps ancestral, antédiluvien, de monstruosités mythologiques, dans la mélasse signifiante d’un bibendumau rythme outrageusement lent, malédiction à contretemps de fourmis pressées, inconscientes de l’emprise du passé (de la griffe, dirait Tourneur) pourtant placé sous leur yeux, au moyen d’un tableau de seigneur sanguinaire de naguère (le diptyque SOS Fantômes d’Ivan Reitman).            

Le Temps du cinéma

Au cinéma, tout se transmue, et le Temps ne fait pas exception, pas cette fois. Le roman devient un scriptà réviser, la toile un cadre mobile, la symphonie une « musique de film » conditionnée par le spoting(où la déposer), le timecode (quelle étendue lui allouer) et le temp track, emprunt plus ou moins temporaire d’airs étrangers, non composés spécifiquement, procédé souvent vécu comme castrateur par les compositeurs, pouvant aller jusqu’à leur pure et simple substitution, cf. les exemples fameux d’Alex North ou de Lalo  Schifrin remerciés par Kubrick et Friedkin à l’occasion de leurs deux Everest avec une chambre à coucher en commun, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) et L’Exorciste(1973). L’écran, fenêtre ouverte avant tout sur elle-même, sur sa réalité première de figuration abstraite, de miroir méta, fonctionne tel un sas entre les expressions, il les convertit en quelque chose d’autre, de propre à cet art et à lui seul, il les déploie en une texture dont la saveur ou l’insipidité, avec toute la gamme des nuances au milieu, duplique le sort réservé au réel, à la « vraie vie », au quotidien trivial, au monde sensible des spectateurs planétaires, eux-mêmes ornés, ou déshonorés, en nos temps modernes calamistrés dans la technologie, le « temps réel », le live désincarné, le duplexnumérique, d’une aura constante de fiction, de storytellingécoulé hors de la sphère politique et de ses prétentions à l’épopée nationale, à l’identité de masse, fragmenté en niches de vécus, de parcours, de temporalités juxtaposées, en mosaïque tacite. Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume jouait sur une perspective biaisée à la Cabinet du docteur Caligari. Désormais, l’histoire (l’Histoire) n’apparaît plus narrée par un cinglé, même en Amérique, pays utopique et cinégénique capable d’élire à sa tête un pitre ploutocratique de télé-réalité avec des conséquences à frissonner, délicieuse eschatologie à conjurer paresseusement à coup de propos bien-pensants et peu coûteux, elle se lit en conflits de temps entrechoqués, pris dans le tourment d’un Temps cruellement à portée de main du premier terroriste « de quartier » (de cité ou de centre-ville) venu, en mesure de le faire exploser, de le figer dans une gangue médiatique prélevée sur le tempo rapido de l’époque désinvolte, sidérée.

Confortablement assis chez lui ou dans un fauteuil en velours aux faux airs de cercueil sucré (pop-corn inclus), le cinéphile d’aujourd’hui, peu importe ce qu’il consomme, adore, vomit, se retrouve face à lui-même dans la glace du grand écran, dans le verre à demeure du petit, téléviseur, PC, tablette ou téléphone portable. Les spectres ravissants et désolants qui s’agitent à la surface, qui vieillissent à l’envers, tel Brad Pitt chez David Fincher d’après une courte nouvelle de Fitzgerald (L’Étrange Histoire de Benjamin Button) ou quêtent une incertaine immortalité grâce au clonage (« marronnier » de la SF, en filigrane de LaPossibilité d’une île, le film loupé de Michel Houellebecq), lui renvoient son reflet, sa proximité fantomatique – le cinéma, miroir à un seul côté, contrairement à celui de Lewis Carroll, surface plane dépourvue de profondeur, hors celle, superficielle, de farces et attrapes, conférée par le relief hier, la 3D de la veille, s’appréhende en équation spéculaire, en brève rencontre de jumeaux (gynécos, conforte Cronenberg) sous le sceau de la mortalité, du passé présent privé de futur, à part celui de rejoindre la cohorte des revenants de l’écran, du chagrin, de la difficulté à parachever le deuil. le Temps, au cinéma, assoit l’hypothèse quantique, s’explore en territoire peuplé de non événements, de simulacres de trames, de personnages à l’état de silhouettes suspectes, a fortiori dans l’horreur et la pornographie, tentatives valeureuses et vouées à l’échec de donner corps à une image, de déchirer (la peau, le préservatif) le tissu (ou l’interface, pour user d’une métaphore 2.0) cousu entre les êtres vivants et les morts sur l’écran, décédés pour de bon ou condamnés à disparaître avec les années du calendrier, de l’indifférence, de l’amnésie, des hommages en enterrements prématurés.

Puits horizontal, abîme adulte, orifice anal ou plaie à ciel ouvert (du drive-in, de la plage), le cinéma tue le Temps (fonction profane du divertissement) et nous tuent aimablement, accumulation d’agonies en préparation de la nôtre, par la force des choses ne pouvant être mont(r)ée maintenant. Et il le fait avec l’élégance d’un paradis mental en ombres chinoises dansantes (la coda de L’Impasse) ou d’une mer (mère) à la respiration incessante perçue en épilogue sonore de l’apocalypse d’une BD américaine (le bruitage du générique de fin de Southern Tales, rime involontaire, convergente, à Solaris). Mourir, dormir, peut-être rêver, s’interrogeait Hamlet, une question au présent, originelle, reposée avec l’acuité hallucinatoire et intemporelle de l’art majeur du vingtième siècle, oui.  

  

Inside Man : Do you remember Richard Donner ?

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Donner à Donner la place qui lui revient de plein droit, rien que cela.


Depuis une dizaine d’année, on n’entend plus guère parler de Richard Donner – dommage. L’octogénaire commit 16 Blocs en 2006, avec un Bruce Willis revisitant, apparemment, L’Épreuve de force d’Eastwood. Une manière de boucler la boucle pour celui qui vit vraiment « débuter » sa carrière en 1976, un an après la sortie de l’original, avec le succès forcément diabolique de La Malédiction. Auparavant, Donner signa trois titres, dont deux avec Charles Bronson : X-15en 1961, drame aérien dont l’argument peut faire penser à celui de L’Étoffe des héros, et L’Ange et le Démon en 1970, sorte de présage gérontophile à Breezy (Eastwood bis, mais pas devant la caméra, puisque Kay Lenz & William Holden), où le (pas encore) vigilante new-yorkais, romancier classé X, s’éprenait de la nymphette à bicyclette (pas celle de Montand, quoique) Susan George, bientôt violée par Les Chiens de paille des Cornouailles de Peckinpah. Entre les deux, un « véhicule » pour un tandemde membres éminents du Rat Pack, Sammy Davis, Jr. et Peter Lawford, Sel, Poivre et Dynamite (1968), avec son night-clublondonien à la Cassavetes (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976). Fils d’immigrants juifs, comme tant d’autres en Amérique et particulièrement à Hollywood (on renvoie vers le travail historico-biographique de Neal Gabler, consacré au « royaume de leurs rêves »), « Dick » Donner quitta New York pour Los Angeles et se forma à la publicité, aux films d’entreprise, à la TV, après un passage expresssur scène (brefs caméos dans ses propres films, en furtifs échos de cette carrière « avortée »). De la génération des Altman, Frankenheimer, Friedkin, Lumet ou Penn, il fait ses classes, à leur instar, via la « petite lucarne », espace concurrentiel contré par les fresques flashy et volontiers bibliques de l’époque (Ben-Hur, 1959).


On retrouve ainsi son nom aux génériques d’Au nom de la loi, Cannon, Des agents très spéciaux, Le Fugitif, L’Homme de fer, Kojak, Les Mystères de l’Ouest, Perry Mason, La Quatrième Dimension (le célèbre épisode Nightmare at 20,000 Feetde Richard Matheson avec William Shatner souffrant d’un monstrueux, littéralement, mal de l’air, segment repris vingt ans après par George Miller, flanqué de John Lithgow sans De Palma, cette fois, pour l’adaptation au cinéma) ou Les Rues de San Francisco. Notons afin de refermer la parenthèse des images domestiques son retour en 1989-1992 pour Les Contes de la crypte, qu’il co-produit avec Walter Hill, Joel Silver ou Robert Zemeckis. Réalisateur et aussi producteur, donc (la profession de son épouse Lauren Shuler), Donner travailla sur ses métrages et ceux des autres, notamment Génération perdue de Joel Schumacher, Speed Racer des Wachowski, la trilogie Sauvez Willy, X-Men, X-Men Origins: Wolverine + X-Men: Days of Future Past de Bryan Singer, admirateur notoire qui signa un très dispensable Superman Returns en 2006, l’année où son « mentor » finalisa son finalcut vidéo de la version « mutilée » du Superman 2 attribué, malgré le succès du premier « épisode », à Richard Lester (sans mousquetaires) par les frères Salkind et Pierre Spengler. En lien avec la lucrative franchise des mutants costumés, Donner participa à deux comic books sur le surhomme de Krypton avec un ancien assistant, Geoff Johns, et le dessinateur Adam Kubert. L’infatigable supporterde la SPA, on ne le sait peut-être pas, admire Le Petit César de Mervyn LeRoy (Quo vadis, vanté ici même), faillit réaliser Alien 3, Batman (le Burton), Cœur de dragon (pré-production de six mois, toutefois), JurassicPark (souhait du romancier Michael Crichton) et Jamais plus jamais (Bond versus EON). En 2010, il put lire sa vie, juste apothéose ou cercueil en papier, grâce au récit de James Christie, à l’intitulé pragmatique, You’re the Director... You Figure It Out: The Life and Films of Richard Donner.


En parcourant sa filmographie, une vingtaine d’items répartis sur quatre décennies, on trouve une poignée (de dollars) de surprises. Tout d’abord, un ersatz urbain de Freaks (Rendez-vous chez Max’s), ensuite un remakeblack du Jouet de notre Veber favori (ou honni), populaire et critiqué (accusations sans doute exagérées de racisme, qui reviendront en mode asiatique avec L’Arme fatale 4), une relecture du Club des cinq sur fond de rapacité immobilière (Les Goonies), la mise à jour d’Un Chant de Noël de Dickens dans laquelle Bill Murray joue les Max Renn de Cronenberg (Fantômes en fête), un mélodrame sur la maltraitance enfantine, Le Rêve de Bobby, un duo de tueurs, pas exactement ceux de Mathieu Kassovitz, en dépit d’une presque homonymie, pour Assassins(Stallone contre Banderas, Julianne Moore au milieu), enfin un genre de Visiteursarchéologique, Prisonniers du temps, porté par le Gerard Butler de 300. Tout ceci, à vrai dire, nous reste à découvrir, ou non, et l’on se gardera d’en dire plus à son sujet. Le cinéma de Richard Donner, pour nous, équivaut à La Malédiction, Superman, Ladyhawke, la femme de la nuit, L’Arme fatale et ses trois suites très anecdotiques (tant pis pour Patsy Kensit et Rene Russo, surtout aujourd’hui, quelle goujaterie, M. Mattei !), Mavericket Complots, diptyque officieux avec l’ami Mel Gibson. En six films, notre cinéaste sut tresser un romantisme prégnant, constant, à une histoire dynamique, ludique et parfois tragique de l’Amérique, terre de démons puérils, de messies en exil, de chevaliers égarés (en France ou en Italie), de justiciers suicidaires, de francs-tireurs adeptes du poker, de solitaires obsédés par la « théorie du complot ». Il le fit « à l’ancienne », avec un classicisme tout-terrain et des collaborateurs souvent prestigieux : Stephen Goldblatt, Vittorio Storaro, Gilbert Taylor, Geoffrey Unsworth, Vilmos Zsigmond à la direction de la photographie, le fidèle Stuart Baird ou Frank J. Urioste au montage, Carter Burwell, Eric Clapton, Jerry Goldsmith, Michael Kamen, Randy Newman, Andrew Powell (du Alan Parsons Project), Sting, John Williams à la musique et, last but not least, Robert Benton, Shane Black, William Goldman, Brian Helgeland, Tom Mankiewicz, Mario Puzo, David Seltzer ou David Webb Peoples au scénario.


Homme à la fois à l’intérieur du système hollywoodien et à l’abri d’une liberté fournie par sa propre société de production, Richard Donner se révèle, le temps de cet aimable hexalogie, un auteur à part entière, à des années-lumière (de la planète de Jor-El) des fausses gloires (des étoiles mortes) de l’auteurisme auto-proclamé, de la vulgarité générale des années 80, du cynisme collatéral et pérenne. Il sut avec lyrisme (Superman et Ladyhawke, la femme de la nuit) et trivialité (les toilettes « explosives » de L’Arme fatale), avec élégance et sérénité, peindre des couples en déroute, un leitmotiv fondamental de son imagerie, peut-être le fil rouge (ou rose) le plus attachant, sans une once de mièvrerie, en adulte croyant décidément aux sentiments, à leur puissance de vérité, de beauté, de courage, ce qui le rapproche, jusqu’à un certain point, d’un James Cameron, qui ne fit jamais mieux (ou moins pire) dans ce registre qu’avec Abyss et True Lies, romances glamour intimistes déguisées ou fusionnées avec le spectaculaire décorum de l’action, sous-marine ou terroriste. Donner, lien vivant, pas nécrophile, avec le passé, avec les Curtiz, les Fleming, les Vidor de naguère, avec le présent, aussi (Sam Raimi et son araignée sentimentale, par exemple), se vit en outre traversé par les sombres courants contestataires des seventies. Il considère, à raison, que La Malédiction relève plus du thriller paranoïaque (cf. Pollack), un sous-genre en soi d’alors, que du fantastique après le séisme impie de L’Exorciste. S’il s’inscrit dans la même mouvance de défiance, dans une pédophobie en métaphore du conflit collectif œdipien, l’ascension irrésistible de son Damien, transcendée par la partition possédée de Goldsmith, propose une intéressante variation sur le thème du soupçon, de la collusion des « éminences grises » de la politique avec les « forces obscures » de la religion (ou du satanisme).


Vingt ans plus tard, Complotsfera renaître le spectre du projet MK-Ultra, similaire prise de contrôle d’un corps et d’un esprit à des fins meurtrières, comme si Donner se souvenait d’hier et tentait une renaissance de la folie lucide durant le règne des mensonges avérés de l’administration Bush. Plus proche du Peter Hyams de Capricorn One dans sa volonté de réenchanter le cinéma et par conséquent l’existence en dehors de celui-ci, pas au prix, cependant, d’une régression dite mythologique à la Lucas, moins attiré par les ténèbres, le trouble, l’inquiétude qu’un Robert Wise, son contemporain en fin de course (pensons à La Maison du diable ou à Audrey Rose), Donner afficha une identique versatilité générique et une exigence de « vérisimilitude » (vocable fétiche). Son Superman, Americana accueillante, amusante (le contraire de celle de Trump à présent), doublement orpheline, réactivait la figure du Sauveur dans des grands espaces à la Wyler, dans une jungled’asphalte à la Huston, l’attirail extra-terrestre ou le rictus du second degré sagement remisés au rayon des accessoires inopportuns (et idem pour la névrose de la chauve-souris dépressive de Chris Nolan). Le super-héros de BD créé pour contrer Hitler savait émouvoir par un double deuil paternel, par une douleur capable de lui faire inverser la rotation terrestre histoire de ranimer son élue à lui, moderne Orphée en cape rouge et collant bleu (iconiques Margot Kidder et Christopher Reeve). Ladyhawke, la femme de la nuitvibra du même élan, de la même sincère intensité, pitch de sorcellerie et de « bestialité » infineconjurés par l’amour de cœurs purs et matures (mémorables Michelle Pfeiffer et Rutger Hauer).


Dans Maverick, Jodie Foster et Mel Gibson, par ailleurs vrais amis à la ville, dans une ville où l’amitié paraît une contradiction dans les termes, réinventaient ou prolongeaient le motif (à la Howard Hawks) de l’amitié amoureuse, maternante, avec une héroïne plus maligne que son partenaire grand enfant, schéma tonique et gentiment féministe repris pour Complots, où Julia Roberts, femme de raison, découvrait une réelle conspiration (dédoublée), en sus de l’amour de Gibson perdu dans son autisme infantile et fondé. Chez Richard Donner, les hommes aiment les femmes, pleurent leur absence définitive (La Malédiction, L’Arme fatale) ou renversent l’ordre des choses pour les faire revenir à la vie (Superman, so). Entre eux, ils nouent des liens d’amitié indéfectible, filiale (le binôme Gibson/Glover de L’Arme fatale, son homologue Gibson/Garner de Maverick). On  apprécie dans ce cinéma-là des instants suprêmes de plénitude entre les êtres, les éléments d’un film, un discours remarquablement synchrone avec ses moyens d’énonciation, tradition de la transparence stylisée américaine à l’écran : la mort de Lee Remick ou la décollation à la vitre dans La Malédiction ; le prologue « eugéniste » et parental, façon phalanstère eschatologique, le survol de nuit à deux, en voix off, des amants « interraciaux » dans Superman ; la désunion cosmique des espèces (elle, faucon, lui, loup, suivant les heures du jour, du soir) dans Ladyhawke, la femme de la nuit (et surprenante irruption d’un cheval de scélérat dans une cathédrale de pierres) ; un flic veuf et blanc « au bout du rouleau », avec pour partenaire un père de famille, vétéran noir du Vietnam, en train d’enfourner dans sa bouche le canon de son arme (forcément fatale) ; une belle arnaqueuse au sourire irrésistible à bord d’un bateau de western sur l’eau ; une coda à cheval dont le badgede hasard devient un paraphe de survie, d’avenir, d’union chaste et fervente (Complots).


Pour tout cela et bien d’autres choses encore, Richard Donner ne mérite ni l’oubli, ni l’amnésie, ni une nécrologie en ligne (le lecteur connaît désormais notre peu d’appétence pour la nostalgie, la poussière, la réhabilitation officielle, consensuelle). Avec ses réussites flagrantes et ses carences tout sauf déshonorantes, son œuvre continue à séduire, à stimuler, à présenter un visage convaincant du cinéma américain et de l’Amérique à son miroir, territoire d’étrangers, de déracinés, de joueurs et de comploteurs mais surtout, et avant tout, de gens quasiment ordinaires, qui ne se soucient ni de sauver le monde ni de le régenter. Avec sa modestie de démocrate (existentiel, davantage que politicien), Richard Donner préféra la fraternité à l’hégémonie, la faiblesse de dieux « venus d’ailleurs » (Jim Starlin, avec le poignant La Mort de Captain Marvel, superbe geste « révisionniste », démontrera que les super-héros atteints d’un cancer meurent aussi, comme les bourreaux de Lang ou les statues de Resnais) à leur forfanterie pyrotechnique, la délicatesse d’une geste ou d’un regard, trop tôt, trop tard, au fascisme des flingues, des embargos, du protectionnisme à gogo et bientôt, mon Dieu, des murs à la frontière. Son beau corpus, oui, nous réconcilie un peu avec l’encombrant voisin d’outre-Atlantique, et la générosité légère, pas bégueule ni outrancière, de son cinéma, voilà.   



Le Sexe qui parle : Cinéma du désir et Désirs de cinéma

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Parler de sexe, le filmer, l’écrire, fragments de nos discours, mon (mes) amour(s).


Hétéro, hélas

Crash sentimental : tous ensemble ou bande à part, tout fait débander. « Ne me touche pas » (maintenant) implorait le Christ ressuscité, supposé homme des jardins, loin d’être badin, taquin, à l’ex-pécheresse incrédule, sidérée. À Hong Kong au début des années 60, quand les « événements d’Algérie » d’ici prennent fin, enfin, quand là-bas gronde en sourdine la révolte de la Chine contre le statut de colonie britannique, un homme et une femme (pas ceux de Lelouch dans leur rallyeamoureux de veufs à Deauville, ouf) se rencontrent, brièvement, à la Lean, dupliquent (en replay) sans le consommer l’adultère de leurs conjoints respectifs, se retrouvent trois ou quatre ans après, sans s’être touchés, se croisent sans le savoir, une seule sonnerie de téléphone, une cloison à la con les sépare, un chuchotement de monastère à Angkor Wat perdu dans l’immensité des sphères et des ruines. Mais encore ? Quels liens les nouent à l’ombre boueuse – ce « corps de boue », conspuait sainte Thérèse en Espagne – de Vishnou ? Well, une « humeur à aimer », nous susurre le titre international (envoûtante cover de Bryan Ferry), un « temps des fleurs », rectifie le cantonais lyrique, poétique, période d’épanouissement (personnel) à deux, dans une pudeur et une chasteté auréolées (ou corsetées) d’un luxe de costumes et de lumières propre à enchanter le spectateur, sinon à mortellement l’ennuyer, à coup de ralentis gracieux, infinis. Un enfant finira par naître, cependant, coda ironique, énigmatique, à la romance peut-être pas autant immaculée, in fine, que la conception virginale dans l’imaginaire populaire, croyant ou athée, du reste (contre-sens sur la naissance et la pureté de la vie de Marie, bon, passons).


Au creux de la chambre 2046 (à défaut des cuisses graciles de Maggie Cheung), bientôt projetée dans le futur du dernier p(l)an du triptyque mélancolique, ascétique – pas un gramme de chair ne dépasse du cadre, rigueur bressonienne des coiffures, des postures, dans une chorégraphie d’autarcie inquiète à la Antonioni –, un mystère se noue, une élection (zéro Johnnie To) ne dit pas son nom, sur fond de nouilles, de mah-jong, de serial martial à écrire en tandem (tant d’aime à te taire, ma chère). Précédemment, loin de là, au Canada balisé par Ballard, des amants de l’instant, de la répétition, se lancent « à corps perdu » sur l’autoroute perdue (pas celle de David Lynch) et réfléchissent « à toute vitesse », au volant, au meilleur moyen de connaître la sortie de route suprême, qui les enverra dans le décor de mort d’un orgasme à plusieurs, partouze au levier de vitesse, au super, à la ceinture de sécurité volontiers moquée par un groupe en déroute, aux allures de secte scoutéprise de plaisirs inconnus (division de la joie vers Auschwitz), de tatouages cicatriciels, de blessures érotisées. La prochaine fois, à la prochaine collision, ils y parviendront, assurément, emportés par la collusion excitante et frappante du fantasme et du réel, dans leur cohorte d’étreintes poignantes, drolatiques et glacées, gorgées de « liquide de refroidissement » pour anatomies, organes génitaux, cœurs et esprits surchauffés. Toronto ou HK, même combat, similaire cartographie d’une « carte de Tendre » dévastée, vaine, rajouterait T.S. Eliot. Règne de solitudes juxtaposées, d’excès d’abstinence ou de connivence, de promiscuité à distance, en déshérence. Immobiles ou en mouvement, ils cherchent l’âme sœur avec délicatesse ou fureur. Et toi, qu’attends-tu de tous leurs ébats, débats, bon débarras des bonnes mœurs, de la morale sociale, de la bienséance déprimante, mon fraternel et inamical lecteur (lectrice pas lisse) ?

Homo, mon ami(e)

Gore Vidal (scénariste d’appoint) voulait-il ? William Wyler (proche de Bette Davis) savait-il ? Qu’éprouve Stephen Boyd (pas encore épris de Jean Seberg selon Romain Gary, dédoublé transfuge littéraire) en serrant si fermement, étroitement, un Charlton Heston pas en reste, les deux mâles, molto (rococo) hollywoodiens, illuminés par des sourires un peu trop intenses pour figurer une simple amitié, même fervente ? Genre, tu vois, les « théoriciens du genre » s’échauffent et se touchent avec des faux airs de sainte-nitouche universitaire. On s’en contrefout, à vrai dire, de ce délire et de la grosse anguille sous roche ou de la cuti virée entre mecs dans le « placard de pellicule ». Deux hommes dans la ville au temps des empereurs de malheur(s), des Juifs déjà pourchassés, peuple (mal) « élu » pour le massacre à venir. Messala, ami d’enfance transformé dans la version de 2016 en frère adoptif, risible astuce (de prépuce coupé en alliance divine) visant à désamorcer l’ambiguïté de la situation, semble se ficher des traînées à ses pieds d’occupant, il paraît éprouver un doux, oh si doux tourment pour le prince de Judée sous peu désargenté, envoyé aux galères, cœur de pierre et battement de tambour en glas de non-retour, sa mère et sa sœur à visiter dans la vallée (de larmes) des lépreux. Auparavant, ne pouvant s’unir à lui, le « connaître », dirait la Bible experte en litotes, en euphémismes, il se fera déchirer (son intimité) par les roues acérées d’un char (d’assaut possiblement homo), lacéré en bon martyr à la saint Sébastien transpercé de flèches phalliques, thème repris de manière maniériste et transgenre par De Palma invité au bal du diable de Carrie (ah, pauvre de moi, pauvre Piper crucifiée aux ustensiles de cuisine par son ingrate et réglée de fille mécréante, adolescente).


Ainsi va la passion (majuscule en option) qui n’ose dire son nom, ainsi meurent les héros, les salauds, dont le drame consiste à ne pouvoir se déclarer, ni partager la flamme vive qui les dévore, creuse leurs traits d’un trouble attrait. Rock Hudson, dur comme le roc, profond comme l’Hudson, joue les jardiniers pour Douglas Sirk mais il ne rêve, qui sait, que (de queues en fleurs, dressées en hommage à sa vraie virilité à peine, à grand-peine dissimulée) d’étreintes de backroomsà la cruising for a bruising, de préférence en marcel moite à la Pacino (ou à la Mapplethorpe, fist-fucking inclus) retournant sa veste après le miroir trop miré, révélateur, de Friedkin. Des ors de la Rome sémite (et inversement, remember l’évocateur vocable « inverti » utilisé naguère, au temps d’un Gide amateur de gamins marocains, par exemple, pour désigner les « p’tites pédales », comme le chanta joliment Emmanuelle Seigner), le rosebud clitoridien de Welles (de Marion Davies, plutôt) peut bien faner sur sa luge glacée, les saisons (du plaisir en mode Mocky) passer puis trépasser, jusqu’à l’invasion domestique, familiale, d’un téléviseur, dans la maison de Jane Wyman esseulée, dans le conte de fées acidulé, le « cauchemar climatisé », tellement coloré, de l’exilé allemand pas dupe une seconde, durant un seul plan, de l’insupportable bonheur WASP aux USA que voilà. Tout se taisait alors, rien ne transparaissait (ou transpirait au sauna du résistant Louis de Funès) des amours purement masculines, sinon dans les colonnes doriques, priapiques, de la presse à scandale pas vraiment confidential. Depuis, le secret magnifique constitue une sacrée « niche » à fric, à « communauté », à public « ciblé », fascisme soft de « l’identité sexuelle » des cinéphiles. Le cinéma gay ? Un mythe, une réalité, une aberration, une conséquence logique de revendications légitimes et discutables (que pensent les enfants  du « mariage pour tous » ?). Anyway, une belle histoire d’amour, appréciable y compris par d’inguérissables hétéros, mon coco.  

Trans, bi et tutti quanti

Les hétéros se désolent, les homos les singent, tandis que les bi n’abolissent pas l’ambivalence, n’optent pas pour la dichotomie, font le choix de ne pas choisir, justement, avec ou sans justesse (paresse, puérilité, maugréent leurs opposants). Sous son lit d’agonie, la fausse blonde de San Francisco abrite un pic à glace outrageusement freudien pour infliger le dernier outrage du trépas à ses proies consentantes des deux sexes, condamnées par leur instinct (de chien) basique et lubrique. La « petite mort » (hardcore) de la romancière, de l’actrice dépourvue de petite culotte, valait bien un tollé de l’auditoire gay, auparavant ému par les méfaits du Buffalo Bill de Demme, sa série B de parvenu à propos d’agneaux silencieux taxée de sexisme, d’homophobie, de transphobie. Sharon Stone, SS hitchcockienne, fait tourner la tête et autre chose de Michael Douglas, fils de chiffonnier en étalon de masculinité batailleuse, hargneuse, charmeuse. Verhoeven, qui ne soupçonne pas qu’un soir de César consacrera son viol auto-reverse d’Isabelle Huppert, perverse pianiste virtuose dans la gamme du SM, se marre au plumard du foutoir. Pendant ce temps, à Los Angeles, en 2013, Carpenter fait s’envoyer en l’air, littéralement, Pam Grier, l’égérie sexyde la blaxploitation transmuée illico en Hershe Las Palmas, sorte de Herschell Gordon Lewis volant avec malice au-dessus des Wild Palms d’une Venice Beach dystopique (voix française masculine aimablement fournie en sus). Dans le sillage d’un après-midi canin, d’un braquage devant financer une opération disons en dessous de la ceinture (Pacino bis, ou bi, aussi, dirigé par Lumet, pas une « tapette »), il est minuit, docteur Schweitzer (il est mini, reformulera ce farceur de Dutronc en béton), dans le jardin du bien et du mal fréquenté par la faune forcément interlope de Savannah (l’État sudiste, pas la regrettée hardeuse suicidée), le film d’Eastwood comme un songe vintage certes moins gore que les frayeurs en chaleur de Fulci se souvenant de Lovecraft, un nectar languissant, vraiment charmant, à savourer entre un meurtre et une révélation (le Kevinou Spacey, reallyépicé, vit « à voile et à vapeur », voici).


Celle/celui qui tient le verre (de red wine célébré autrefois par UB40) s’appelle (nom de scène et d’ivresse de cru) The Lady Chablis et son charme androgyne (Vincent Mc Doom peut rapidement regagner le temple of doom indien de Spielberg) agit sur notre rétine et nos sens. Comment un type peut revêtir une telle grâce, pas totalement féminine, au-delà de la catégorie ? Parce qu’il s’agit, essentiellement, dans sa métamorphose in vivo (imago mundi de l’écran complice) de papillon (une pensée pour celui/celle de Cronenberg en automne délocalisé à Pékin) épinglé par le projecteur du grand directeur de la photographie Jack N. Green, d’une pure créature d’artifice à la vérité immanente, toujours sincère, du côté de la vie, de ses mille possibles irréductibles aux cases, aux impasses, aux témoignages rassurants de mauvaise foi. Plus qu’ailleurs, le corps et la voix se régénèrent au cinéma, et l’avatar de Virgile guidant le journaliste candide, « hétérocentré », au sein des méandres d’une ville édénique, infernale, incarne ceci, dragqueen discrète, pas suspecte d’exagérer sa singularité, se contentant de la vivre vaillamment, rétive au militantisme, à l’instrumentalisation, au spectacle de la différence différenciée, assénée. Tel l’Anglais à New York tout sauf straightde Sting, l’homme né renaît femme, le temps d’une séance, d’une impermanence itérative, d’une boucle narrative et temporelle bercée par une chanson de Hoagy Carmichael & Johnny Mercer et le chant incomparable de k.d. lang (Canadienne homosexuelle fine puis mastoc de l’éternel été camusien). Contrairement à celui des anges (pas de télé-réalité, Dieu merci, enculés par Cocteau, oh oui), nul ne s’interroge sur le sexe des alouettes (la skylark en quête d’un pré plus vert des paroles), et alors, mon trésor ?

Oublions, s’il vous plaît, je vous prie, l’hypocrisie d’une journée sexuée estampillée internationale des droits, les inévitables inégalités salariales, la neutralisation de la langue (le monstrueux Ms anglais, la disparition administrative du « Mademoiselle » français, quarante ans de féminisme moderne pour en arriver là, à ça, à cette épuration lobbyiste du lexique à vous défiler la trique, vous assécher fissa l’utérus), l’imagerie mercantile, imbécile, les illusions empestées « à l’eau de rose », les bras enlacés à couper en cou de soleil à la Apollinaire, la « guerre des sexes » interminable, primordiale, archétypale, en aucun cas fatale ; au cinéma, hors de la salle, la sexualité, filmée ou non, persiste à nous définir, à nous fuir, à nous esquisser, à nous exciter, à nous interroger, à nous répondre, à nous perdre, à nous sauver. Pas de procès à lui faire, pas de fil à défaire, à l’exception d’une variation de celui du labyrinthe libre de contraintes, conducteur fragile vers l’Ariane ou le Thésée (Tirésias, pourquoi pas) de chacune et chacun, sans regret, remords, régression ou rancune. Rimbaud, sublime « canaille », adoubait une réinvention de l’amour – et si nous commencions par pénétrer en adultes l’éclairante obscurité de notre praxis du sexe, de notre ethos du sentiment, par conséquent de notre vision-rédaction du cinéma ?    
          

Le Livre de la jungle : L’Enfant sauvage

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Cinq paragraphes, cinq phrases, une heure quarante de visionnage, soixante-quinze années d’inaltérable vitalité – livre de contes et de comptes, donc.


Voici un très joli film placé sous le signe du lien : Mowgli (ex-Nathoo), Moïse de Mumbai, « petit d’homme » et littlefrog, unit les âges (l’enfance et l’adolescence), les espaces (le village et la forêt), les espèces (les animaux et les hommes), les gouvernances (pulsions versus civilisation), tandis que l’œuvre, dans le sillage enchanteur, émerveillé, du pareillement « collectif » Le Voleur de Bagdad (diptyque fantastique orientalo-britannique), destinée à la fois à un public puéril et adulte, tresse les registres (le conte et le documentaire), les techniques (grosses bestioles de réserve et marionnettes « grandeur nature », en effet), les textures (vérité du décor végétal du Lake Sherwood, au nord de Los Angeles, sur fond d’artificialité assumée des « peintures sur verre »), que les frères Korda, exilés anglais d’origine hongroise à Hollywood, pour raisons guerrières et financières, unissent les pays, tout ceci, bel entrelacs basé sur une fausse dichotomie, rétif au moindre manichéisme (ou au rousseauisme condescendant, son corollaire), à l’anthropomorphisme sucré (et « raciste », s’interroge ou s’insurge un Arnaud Desplechin croyant, après d’autres, que Louis Armstrong double l’ours Baloo, alors qu’il se contenta de reprendre en 1968 sa chanson Il en faut peu pour être heureux) façon Disney, plus encore à l’impérialisme à la mode Kipling (« tu seras un homme, mon fils » dans les ruines des empires passés en présage à celui de Sa Majesté, promis à la décolonisation, à la scission en Inde et Pakistan actée en 1947, quatre ans après la sortie de l’opus), incarné dans le corps athlétique et délié, gracieux et courageux, de l’excellent Sabu, dix-sept ans, pont parfait, synthétique, entre tous les éléments opposés, contradictoires, dans la « vraie vie » ex-cornac cardiaque, hélas, d’où son décès prématuré, accessoirement pilote de chasse naturalisé US durant la Seconde Guerre mondiale et première starde plein droit de ce que l’on ne nommait pas encore, avec une pointe de mépris amusé, Bollywood (notons aussi sa participation au vénéneux Narcisse noir des Archers, variation conflictuelle et sexuelle de tout ce qui précède supra).   


Bien secondé par une équipe de talent(s) – Laurence Stallings, décoré de la Grande Guerre, familier de Vidor puis de Ford, au scénario (à l’adaptation) ; Lee Garmes, collaborateur régulier de Josef von Sternberg, avant d’éclairer Autant en emporte le ventet Lydiade Duvivier, à la direction de la photographie ; le compatriote Miklós Rózsa, déjà là sur Alerte aux Indes, Les Quatre Plumes blanches de Zoltan, Lady Hamilton du producteur Alexander, sans omettre Le Chevalier sans armure de Feyder, L’Espion noir de Powell, Lydiabis ou To Be or Not to Be de Lubitsch, à la musique (épique) ; Julia Heron (Les Hauts de Hurlevent, Correspondant 17 + un Oscar pour Spartacus) au ArtDepartment(responsable des intérieurs), Vincent au productiondesign et J. McMillan Johnson (spécialiste des effets spéciaux) & Jack Okey (« architecte » de cinéma) à la direction artistique ; le fidèle William Hornbeck (Elephant Boy de Flaherty/Zoltan, par exemple) au montage et, last but not least, l’inévitable Natalie Kalmus en TechnicolorColorDirector–, bien aidé par une distribution à l’unisson, Rosemary DeCamp (venue de la radio, tel Welles) en mère amnésique, Faith Brook (Soupçons) en étrangère attentive, Joseph Calleia (bientôt dans Pour qui sonne le glas) en conteur repentant aux allures « de Jean le Baptiste », Noble Johnson (chef de tribu pour King Kong) en Sikh d’escorte, Frank Puglia (découvert par Griffith) en prêtre très Vatican (liesse des richesses terrestres), John Qualen (Les Raisins de la colère, Casablanca) en barbier trucidé, « seconds rôles », disons, grimés en « indigènes » d’opérette selon la convention (pardonnable) de l’époque, flanqué d’André De Toth [sic], auparavant scénariste de Lydia, en second unit director, Zoltan Korda, classique, précis, impliqué, ne dilapide pas l’apport pécuniaire des United Artists associés à la société London Films de son frérot Alexandre et ne se contente pas de délivrer un beau « livre d’images » (malgré le livresque générique) inoffensif et passif, en prototype ou clone d’un Richard Thorpe (héraut de Tarzan, du prisonnier de Zenda, d’Ivanhoé, d’Elvis Presley).



Film de la réunion, à l’intérieur même du récit, puisqu’un orphelin (de père, de société), élevé par une meute lupine, retrouve sa génitrice, mais également film de la séparation, originelle et in fine consommée, la faute à un trio de rapaces aux faux airs de Rois mages tout droit sortis du Trésor de la Sierra Madre de John Huston, à un zeste d’illusoire sorcellerie emprunté aux punitions de l’Inquisition (bûcher préparé, dressé dans le temps accéléré d’une coupe de plan, d’abord un ciel bleu puis la nuit aussitôt, pendant une séance de fouettage dont s’inspira peut-être, sûrement, le Spielberg de Indiana Jones et le Temple maudit, similaire parabole référentielle d’hubris délirante et de maltraitance enfantine), Le Livre de la jungle, jusqu’alors comédie d’aventures assez légère, opère dans son dernier tiers un virage vers le drame, le combat victorieux, aquatique et rusé du grand gamin contre le tigre (du Bengale, nous souffle Lang, forcément) assassin de son papa naguère, le vénérable et impitoyable Shere Khan, en point de non-retour vers un désamour généralisé entre les forces narratives et antagonistes en présence : à partir de là, du second retour de Mowgli dans son village natal, bouvier au seuil de la puberté, orné de la dépouille du roi redouté à rayures, bête symétrique et symbolique célébrée par un William Blake, les choses s’accélèrent et ne peuvent qu’empirer, la jungle, quelque part au carrefour de la faune et la flore, du choc des cultures à la Lévi-Strauss (Tristes Tropiques) de King Kong et de Tarzan, l’homme-singe, cette fois dépourvue de l’explicite érotisme hétéro (Fay Wray, Maureen O’Sullivan) ou homosexuel (Johnny Weismuller, Aryen tyrolien) des deux épopées légendaires, finalement menacée dans son intégralité par un brasier de « fleurs rouges » (superbe trouvaille lexicale) sur le point de la dévaster, l’incendie géant, heureusement vite détourné par le vent vers les pyromanes pilleurs, envahisseurs et tueurs par plaisir (acontrario de la « loi naturelle » utilitaire), dans une réminiscence des flammes d’Atlanta brûlée par Selznick ou de « l’Afrique intérieure » de Conrad cramée par Coppola sous acide démiurgique pour Apocalypse Now.


Le métrage pas si sage dévoile dès l’ouverture sa nature de moralité (ironie de la produire dans un pays où la réussite économique semble obstruer tous les autres horizons, afortioridans l’industrie des images animées, leur âme vendue depuis belle lurette aux formules, aux franchises, au plus petit dénominateur planétaire commun et à l’inflation obscène de budgets injectés dans une camelote costumée, auteuriste ou bien-pensante, cf. les derniers Oscars, qui « lavèrent plus noir » que d’habitude, proprement méprisante et méprisable), avec un aède du cru et un auditoire autour de lui, dispositif méta dont se souviendra le Carpenter de Fog, le narrateur, lui-même acteur de son témoignage, revenant à la fin afin de nous adresser en coda, en regard caméra (complice), s’il vous plaît, pressé d’interrogations autour de sa survie, du destin de Mowgli et de son bestiaire doué de parole (en bonne logique biblique, notez la référence un brin misogyne d’une réplique, les serpents, « embarcation » de fortune ou gardien du trésor, parlent, renseignent, avertissent ou interdisent, et la fille du vieillard autrefois avide, éveillée dans ses sens en fleurs par la présence du « fils prodigue » à la crinière de Méduse, ou de Victor Mature, en pagne écarlate, à la peau basanée, nouvelle Alice de Lewis en sari, tombe dans un trou à ciel ouvert sur un tas de pièces d’or, annonçant inconsciemment l’orgasme par procuration sur un lit de billets de la voleuse du Fatale de Manchette, reprenant la chute, ou la chasse, des amants de la Genèse dans le prolongement du Paradis perdu, résumé de l’argument, les villageois épris de rêves de constructions somptueuses et somptuaires venus souiller la virginité de sanctuaire sacré de la végétation antédiluvienne, malgré la leçon in situ de la cité perdue peuplée de singes sarcastiques), un « Ceci est une autre histoire » à la Conan le Barbare (l’impressionnant python évoque itou la bestialité littérale de Thulsa Doom, of course). 


Jamais abêtissant, toujours plaisant, souvent surprenant, ce Livre de la jungle-ci (que vaut la version de Jon Favreau, l’auteur inspiré de Cowboys et Envahisseurs ?), à l’élégance et à l’humour very British, abonde en petites pépites, en rubis de « pur » cinéma, qui paraphent sa dimension d’expérience sensorielle, comme les cris divers des « compagnons à quatre pattes » faisant fuir le vautour bipède, comme « l’enfant-loup » pris pour son amie la panthère noire (qui dit Manimal ?) après un évanouissement, comme la proximité gentiment incestueuse de Messua, aimable veuve aimée en secret par son serviteur dévoué jusqu’au sacrifice accepté, conjuré, avec Mowgli, ce jeune sauvageon tendre et revanchard, candide et vengeur, que « chaque mère aimerait avoir pour fils » (ou dans son lit tabou en bambou ?), comme la cruauté hors-champ ou presque des pantins cupides, occis dans leur sommeil à coup de dague diamantée ou par un crocodile insubmersible valant bien son cousin australien taquiné par Paul Hogan et surtout la solaire Linda Kozlowski, comme ce reflet d’un assassinat dans le dos sur l’eau pas encore rougie du sang devenu fou, contaminé par la fièvre de l’or, des pierreries, comme l’île féminine du dernier refuge à la Noé, comme cet bref travelling ascensionnel sur le héros montant sur un surplomb, ou sa rime panoramique sur la grande nécropole aux statues effondrées, renversées à la Saddam Hussein dans un panoramaà l’exotisme funèbre (matez-moi ce socle de crânes dans la caverne d’Ali Baba sans Fernandel ni Jacques Becker), comme une « douche dorée » (pas celle, de « niche », de l’urologie classée X, certes) « sonnante et trébuchante » ; serti dans une édition appréciable (restauration plutôt satisfaisante du National Film Archive) de Canal+ Vidéo (module pour les « 6-8 ans » pédagogique et ludique), Le Livre de la jungle de Zoltan Korda, réussite avérée, fable lucide sur la sauvagerie humaine pérenne, ravit « l’ontologie » de Bazin (homme et bête dans le même plan au même instant) et constitue la matrice « méconnue », chue dans le « domaine public », du remarquable Greystoke, la légende de Tarzan (1984) de Hugh Hudson, pareillement citoyen d’Albion – « But that, memsahib, is another story »...



Sonia et L’Amour des femmes : Saphisme(s) de cinéma

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La complice de Bilitis, Sappho mot à mot.


Nous voilà, toi et moi, toi contre moi, face à face, dans une glace, dans un lit d’interdit, pas d’agonie. Ma banquière (une pensée pour Romy Schneider) adorée, tu ne me monnaies pas tes charmes d’enchanteresse (ah, l’indicible douceur de tes fesses), tu m’exhortes, Adèle tout sauf morte, avisée, à m’abandonner (oh, la corolle ouverte de ton bouton de rose wellesien, qui rougit, qui grossit) aux amours mirées des femmes damnées de Baudelaire, derrières à l’air, ma très chère. Auparavant, dans la baignoire imbuvable de Barny, enfilage de saynètes obsolètes à la mode mitterrandienne (Dorcel excelle dans l’absence d’excès), nos ébats pouvaient laisser froid, bien qu’au présent en ligne, ta touffe ornée de mousse m’étouffe toujours, mon amour. Te souviens-tu de l’Amérique lubrique et psychogénique, quand nous roulions en vie et en esprit, conductrices sadiennes mortes au monde, ressuscitées par nos péchés d’âmes perdues, de starlettes-parvenues, par notre envie de cinéma, de gloire, de strass, cependant cadavres calcinés sur une paillasse, dans la dramaturgie quantique de David Lynch ? Le ruban de Möbius et de Mulholland se déployait pour nous deux, sous nos yeux, toi avec tes faux airs et tes vrais gants noirs de Gilda, moi avec ma blondeur hitchcockienne de Grace Kelly en plein onanisme désespéré. Comment t’atteindre, pure image de mes tourments narcissiques, incarnés, comment te rejoindre au-delà de la pellicule, de l’écran, du quartier de L.A. où tu te morfondais, prisonnière à la Clouzot ? Il fallut que le film se renverse, que tu tombes à la renverse sur la couche nocturne, entre mes bras si blancs, mes bras d’enfant, notre étreinte dirigée sans feinte par un homme énamouré de ses créatures impures et suprêmes. Démiurgie de la folie, anatomie d’une névrose (ou d’un meurtre avec petite culotte à la clé, précise Preminger), errance à deux sur l’autoroute égarée des rêves brisés.




Oh, retrouve-moi à Berlin, pour une affaire sincère, sérieuse, remplie d’avanies à la Liliana Cavani. Tu sauras ôter ma persona, me guider à travers le maquis de ton buisson ardent, gazon pas si maudit (Demongeot Mylène et Miou-Miou, en tenue de soirée, en déshabillé, dans le paddockde Blier, se galochent sans anicroche). Je te montrerai ma collection de papillons épinglés, ma duchesse, ma bourgeoise, ma Burgonde gironde. Autrefois, nimbées du flou de feu David Hamilton (pauvre con, soupire Flavie Flament, rétive à cet amant, à ses possibles attouchements), nous explorions nos intériorités de mineures en fleurs, à la Proust, en compagnie d’une rousse compagne dont le prénom différait de celui d’Albertine. Nous croquions dans nos clémentines, nos abricots intimes, nous abouchions nos lèvres supérieures et inférieures, et tant pis pour les mères supérieures de malheur à la Ken Russell, à leurs imprécations tellement proches des pâmoisons. Que l’on nous brûle en place publique, scène primitive du spectacle sexuel, que l’on nous dresse désormais, grâce au militantisme acté, une statue de chair avec mariage incorporé (avoir des enfants, jouer à la maman, pourquoi pas, mais seulement avec toi, ma muse avant d’être mon épouse, ma femme libre outre l’anneau à ton doigt, certes pas celui d’O à son sexe asservi, libérateur, mystique et destructeur), ceci nous indiffère, pas vrai ? Laissons à autrui les anathèmes (Dieu, que je t’aime, malsaine !), les commentaires, les avancées procédurières, les régressions de religions. Ce soir, ici et maintenant, plus rien ne compte à part nous, origine du monde dédoublée, épilée, émancipée du souci funeste (reste, reste en moi, murmure l’hétéro Patricia) de la procréation. Entièrement dévouées à nous-mêmes, à cette nuit des maléfices si complices, nous saurons, tu peux en être sûre, atteindre un point de non-retour des amours, une transcendance immanente, présence marrante de l’être fusionné au paraître.




Et tant pis si les garçonnes vachères chopent parfois le blues, si ta main aux doigts fins fichés dans ma blessure mûre, coquillage d’enfantillages mallarméens, ne récolte qu’un ruisseau asséché au lieu d’une rivière de pleurs, d’une fontaine pleine et sereine. Laisse-moi le temps de me souvenir de toi, d’oublier l’amas quotidien de soucis, d’inepties, qui m’éloigne de toi, de moi, qui érode nos désirs et nos empires. Sans jouets d’adultes, triste panoplie en plastique, consumérisme insinué dans notre part la plus privée, prothèse d’impuissance et d’impatience, nous parviendrons à l’unisson, tous les hommes au large, sur notre île en plan large, sur ses draps d’émoi, telles nos sœurs de labeur et d’ardeur devant la caméra en temps réel de Nica Noelle. En vérité, il me tarde de prendre mon temps, de dérober au Temps irréversible et nuisible une poignée d’éternité, de te l’offrir, ma meilleure moitié, en cadeau de pauvre, de nudité, de dénuement riche de sa générosité. À part ces corps qui nous possèdent, nous obsèdent, que possédons-nous, au fond (de notre déréliction) ? Viens, viens, fais-moi venir, fais-moi jouir entre tes coups de langue et de reins qui m’aveuglent, me rendent enfin à l’obscurité sacrée, illuminent la chambre fermée sur sa porte verte de leurs lueurs d’ailleurs ! Nos mains croisées dénouent nos destins, nous réinventent dans l’instant. Un instant, je te prie, ma mie, que je reprenne souffle sous tes baisers d’été parmi tant de cœurs en hiver. Tu me parles de demain, d’une vie à deux, d’une histoire en tandem(j’aime tes cuisses autour de ma taille, la tendre oppression de ta repoussée toison) et je n’aspire qu’au pire, qu’à la déchirure qui me révèle à moi-même, ce feu délicieux que toi seule, tu peux dormir sans crainte, tu pourrais rêver d’une autre, sais initier puis attiser sur chaque centimètre carré de ma peau offerte, en lambeaux et en plaies magnifiées sous tes caresses d’experte en arts martiaux en duo (quelle jolie guerre que celle-ci, sans victimes ni vainqueurs, sans reproches et sans peur).




Au royaume de nos bacchanales pas banales, tu règnes en reine Christine heureusement débarrassée de Christine et ses queens de pacotille pour bobos branchouilles amnésiques de la divine Garbo. Ma gouine mutine, tu t’égosilles, tu gémis, tu te tais transpercée par la flèche pas phallique qui te pique en plein cœur, au creux de ton corps mis à mort dans cette corrida à deux voix (je m’exprime pour et avec toi, ne m’en veux pas). Nos langues et k.d. lang (ou l’hymne symétrique d’Ana Torroja), nos chevelures et un chant luxuriant de luxure délurée. Certains moments, je voudrais te prendre comme un mec, de manière abjecte, dans un parking souterrain à la Orphée, mon Eurydice de caniveau à la cuisse légère (car je sais bien tes incartades, je te les pardonne, va, je te pardonne tout, tout ce qui te rapproche au final de moi). L’angélisme et la perfection ne nous caractérisent, moins encore la sainteté, l’exemplarité. Nous ne représentons que nous-mêmes, en représentation permanente et en démonstration avérée de vérité, nous ne cotisons, ne nous reconnaissons, auprès d’aucune organisation, communauté, y compris LGBT. Il convient de nous comprendre ainsi, de ne pas nous refuser cette indépendance, individualistes jusqu’au bout des ongles non vernis et des mèches entremêlées. Ta sueur, je la savoure ; tes sucs génitaux, je les déguste ; ton mascara, je le massacre avec une douceur infinie, aux limites du supportable. Je préfère mille fois mon impudeur formulée, assumée, à l’offensante, indéfendable, vulgarité de l’époque, dont je me moque, qui me le rend bien. Tu vois ce que je veux dire, tu vis d’innombrables reflets infidèles de notre lien sans égal, vaille que vaille.




Une Loulou à vous rendre jalouse de son marlou d’éventreur, la silencieuse photographe lesbienne du quai des Orfèvres, le (la) médium minaudant dans sa maison diabolique, les biches embourgeoisées de Chabrol, les lèvres ensanglantées de la sublime Delphine Seyrig, vampire de Belgique, les larmes amères de la Petra (pas la bière corse !) de Fassbinder, les nanas en 69 rajoutées pour la Rome selon Guccione, Victor & Victoria, Julie et Lesley Ann, dans le monde cinglé des années 30, Tootsie et Jessica, divorce pas à la noce, Catherine et Susan en prédatrices d’esthétisme publicitaire, Thelma et Louise à toute vitesse vers le grand saut, plongeon en suspension au-dessus du canyon, l’attachement criminel de Jennifer et Gina par Larry et Andy pas encore Lana et Lilly (Wachowski), l’affreux, sinistre postérieur pleurnicheur de Valérie Lemercier, les garçons qui ne pleurent pas (Hilary Swank, cygne de ring), la femme-serpent en diamants du dear Brian, fatalement fatale dans les toilettes du Festival de Cannes, les huit femmes entre elles d’Ozon, osons une chanson, un baiser de cinéma au sol entre l’Ardant et la Deneuve, un été de l’amour entre les filles fleuries de Paweł Pawlikowski, les enlacements de trois succubes chorégraphiés sur un seul lit par le sulfureux Brisseau, Sappho (kissesà la russe) ma non troppo et Vicky ou Cristina à Barcelona, les assoiffées sanguines teutonnes nichées dans la nuit, l’oiseau noir (Barbara se marre) de Natalie Portman, danseuse de soupirs presque transalpins, les naïades océanes de Lupin magnanime et la Carol sovintage de Cate, VRP australienne et glamourd’Armani. Que dis-tu de cet échantillon d’une chronologie, que penses-tu de nos doubles au miroir du hasard, de la salle en cristal qui songe et renonce souvent à nous peindre telles que nous nous sentons, charnelles, plurielles, ordinaires, passagères, étoiles filantes et fortes au ciel plus vraiment hégémonique de l’hétérosexualité ?




Lorsque je dis nous, je pense aux millions comme nous et avant tout à toi et moi, permets-moi cette focalisation entre maîtresses dépourvues de bonnes comploteuses et assassines à la Genet, allez. Sur l’écran incandescent de nos nuits insomniaques, d’autres images, davantage radicales, surgissent à dessein, à la hauteur de tes seins, de ton sourire, de tes spasmes. Actrices et réalisatrices, devant et derrière l’objectif, nous assistons à une avant-première, pas la dernière, d’un workinprogress tressé avec adresse, finesse, tendresse. Mes mots, je te les dédie, j’espère qu’ils t’amuseront, te feront réfléchir, titilleront ton émotion, quitte à ce que tu ne les comprennes pas, que tu te méprennes sur mes intentions. La prison, la raison, les chaînes sentimentales, conjugales, le chantage d’un otage, je délaisse volontiers ces banalités intéressées à celles qu’elles intéressent. Dans ma lettre d’amour, je n’implore aucun secours et surtout pas ta clémence. Un jour, tu partiras ; un soir, je te quitterai. Je le sais parfaitement, je ne le devine que trop, comme une ombre qui me suit, infectée de chagrin. Néanmoins je ne veux cesser de vivre, d’écrire, de te louer, de t’aimer, mon étrangère, ma guerrière à la Xena (déguise-moi en Gabrielle pucelle), ma fille et ma femme, ma mère et mon amie, de cœur, de fureur, de grâce dégueulasse. Lovons-nous, je te prie, je t’en prie, encore une heure, un quart d’heure de discrétion, pas de célébrité, de revendication, de camelote, de prostitution. Nous excitons les mâles, avec nos embrasements ? Grand bien leur fasse, et je ne leur en veux pas (je n’en veux à personne, ni à toi ni à moi de tant dépendre autant de toi). Un mystère demeure dans notre sexualité, qui les sidère, qui les incendie, qui les effraie, qui les défie. Filles du feu, nous prenons feu comme les vieux films d’hier, avant la netteté glacée du numérique, que nous réchauffons avec nos cons (dirait Macha Méril, pas revêche, pas nourrie de métaphores politiquement correctes exsangues de poésie princière) échauffés, humidifiés.



Regarde, ma chérie : dans les volutes survoltées de notre disparition annoncée se donnent à lire, pour qui sait croire, percevoir, recevoir, la forme d’une promesse comique et cosmique, quelque chose qui nous dépasse et nous étreint, nous éteint, nous embrasse. Le train du cinéma, du corps à corps de l’extase, ne s’arrête pas, plus, au quai inquiet, inquiétant, du présent, et file sous le tunnel saphique, mélancolique, avec la mortalité à ses trousses. On s’en fout, on en rit, en se retrouve merveilleusement démunies, mon musc dans ta bouche, ton identité de gamine dessalée répandue dans ma parcelle-nacelle. On remettra ça, on s’aimera à nouveau ainsi, promis, avant que l’ultime fondu au noir, navrant nonchaloir, ne vienne souffler la flamme métaphysique, foutrement tarkovskienne, au creux de nos paumes. Le monde se sauvera (ou périra) sans nous, durant l’aube apparue, en train de naître : je veux m’endormir entre tes bras, bercée par tes réguliers battements et le reflux de ton sang vers le point G ou alpha de ma phrase de coda, voilà.

En supplément œcuménique, une collection à parcourir.      

                                 

Midnight Movies : Les Aventuriers

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Stuart Samuels.


Tout tient dans le sous-titre : From the Margin to the Mainstream. En quatre-vingt-six minutes et sur sept années, de 1970 à 1977, cet opus canadien télévisé (pourtant présenté à Cannes) de 2005 retrace un mode particulier d’exploitation, évoque un corpus de films « représentatifs » et dépeint la façon dont tout ceci finit par irriguer, ou se diluer, dans le cinéma et la société d’aujourd’hui. Avec une dualité désolante et une régularité scolaire, l’auteur (+ producteur flanqué de quatre monteurs), universitaire se piquant de sociologie cinématographique (ne riez pas), admirateur du travail « ethnique » de Neal Gabler (les Juifs et le « royaume de leurs rêves » sur pellicule) associe entretiens (les gérant de salles Bern Barenholtz, de l’Elgin à New York, Larry Jackson, du cinéma Orson Welles à Boston, les critiques J. Hoberman, Jonathan Rosenbaum ou Roger Ebert, le producteur très enrichi Lou Adler, Bob Shaye, « ponte » de New Line, les réalisateurs concernés) et extraits (non sous-titrés, la voix des intervenants d’ailleurs doublée en voiceover).



Les commentaires consensuels, tronqués de leurs questions, se déroulent sur fond d’animations à la con (couverture géante de l’essai homonyme de Hoberman & Rosenbaum) et d’une bande-son guillerette, censée dupliquer le rythme alerte du montage. On passera donc très vite sur l’aspect formel, « degré zéro » du documentaire, démonstration assez consternante du discours souvent insipide et impersonnel de la TV sur le cinéma, afortiori quand elle se préoccupe de sa frange estampillée, à tort ou raison, la plus déviante, pour hélas souligner la pauvreté du fond (mais les deux vont de pair, bien évidemment, partout et toujours), doxa ressassée de contre-culture, d’underground, de freaks(le chef-d’œuvre de Browning se vit rediffusé ainsi), de transgression, de mauvais goût, d’ironie, de violence, d’indépendance (d’esprit et de moyens), de fortes personnalités, de participation du public et de contexte social désenchanté (Charles Manson en embuscade infanticide), les « films de minuit » en exutoire autarcique (huis clos camé, interactif, entre la fumerie générationnelle, la liturgie du « culte » et le happening ludique) dans le sillage de la révolution ratée, ici et là-bas, des années 60.


Pour cet éloge nostalgique, nécrophile, tellement propre sur lui qu’il en devient suspect, superficiel, anodin, mesquin, on convoque, par ordre d’apparition à l’image et au son, El Topo (psychédélisme mystique), La Nuit des morts-vivants (cannibalisme politique), PinkFlamingos(burlesque trash, à la coda coprophage), The Harder They Come (polar reggae ou inversement), The Rocky Horror Picture Show (épouvante et virginité), Eraserhead(cauchemar domestique et cosmique). Jodorowsky, Romero, Waters, Perry Henzell, Richard O’Brien (le « cerveau » du Show) et Lynch font un petit tour de piste, bien portants et constamment au bord de la bonne humeur, sinon d’une communicative hilarité. Car les six métrages ne manquaient pas d’humour (de sarcasme, dans le cas de La Nuit) et ce regard amusé affleure en filigrane de la marginalité prégnante, reproduite ou accompagnée par les conditions de projection, tardives ou festives. Auparavant succès scénique (le titre signé Jim Sharman) ou critique (l’allégorie de Romero), le circuit « alternatif » leur permit de rencontrer leur auditoire, la « niche » épousant le « tribalisme », pour ainsi dire, avant que la VHS ne vienne tabasser tout ça et délocaliser l’illégalité ou l’incongruité (des pratiques, des imageries) à la maison, directement dans la psyché des adolescents et des adultes consommateurs « maniaques » (à la Bill Lustig) de vidéo, petits Max Renn (Vidéodrome, voui) en puissance dans leur impuissance de (télé)spectateurs bien sages et bien dressés, de citoyens votant pour Reagan ou Mitterrand. Le « Système », hollywoodien ou capitaliste (le premier en caricature exemplaire du second), on le sait, se caractérise par sa capacité à éroder toutes les aspérités, à faire du fric avec ce que l’on croyait, crut, unique, à niveler la vision au temps de la mondialisation, la planète entière devenue rien d’autre qu’un gigantesque multiplexe où quasiment tout le monde, à toutes les séances, va voir le même film au même moment, puis en parle de la même manière sur de similaires réseaux sociaux.


Ce que nous dit Midnight Movies, et il convient de se satisfaire de cela, puisqu’il ne propose aucune idée neuve sur la parenthèse portraiturée, ni n’apporte de révélations majeures au sujet des œuvres, de leur fabrication, de leur réception, de leur signification : minuit aussi finit par passer, trépasser, l’heure des sorcières, des contes et des insomnies transfigurée (laideur des billets verts) en celle des figurines de merchandising, des comptes en banque et des livres de recettes, des produits audiovisuels autant nets et excitants que le lit abject d’une prostituée dévaluée, tout sauf bandante (nos hommages aux « travailleuse du sexe », pas mieux loties par l’économie de marché triomphante que d’autres « professions », encore plus mal traitées, de surcroît repoussées dans les vraies marges de l’espace et imposées hypocritement, étatiquement).


Le plaisir pris à retrouver ces « pirates » désormais « rangés » (au rayon des pionniers, des icônes, voire des antiquités ou des retraités) ne saurait compenser le vide assurément abyssal de l’ensemble et sa myopie méta (quid du Nouvel Hollywood contemporain, purement et simplement inexistant, du X advenu, Gorge profondeà peine cité ?). 1977, disions-nous en introduction : Midnight Movies s’achève par conséquent sur le sacre entrevu des Dents de la mer et de La Guerre des étoiles, extrapolations ou développements (jusqu’à un certain point, certes) sonnants et trébuchants de La Nuit des morts-vivants et de Eraserhead. Quarante ans après, le « village global » de McLuhan (sa filmographie) résonne encore du même chant de mort indolore, mélange régressif de frisson inoffensif, d’espérance mercantile et d’américanisation des sensations, des émotions, des consternations (cf. l’élection et la gouvernance de Trump, télé-réalité à grande échelle), publicitairement hypertrophié, asséné à tous, sur tous les supports de la poussiéreuse modernité.


À midi ou à minuit, il nous semble grand temps de jeter tout cet amas, ce fatras, à la poubelle visuelle, de chercher davantage les avérés francs-tireurs, de débusquer les lueurs de contrebande, de guérilla, de cinéma hors-la-loi. Avec leur hiérarchie implicite (Lynch et Romero ne boxaient certainement pas dans la même catégorie, intellectuelle et sensorielle, que leurs confrères, et leurs deux films, matriciels, déjà essentiels, perdureront longtemps, contrairement à leurs comparses ; comparez, si vous l’osez, les pitreries de Tim Curry face au fabuleux et faustien Phantom of the Paradise), ces films médians, joyeusement ou obscurément, surent tracer une voie différente, stimulante, véhémente et secrète, au double sens du terme (public parcimonieux, impact mystérieux) – aux caméras, artistes-citoyens !   


                   

Lisztomania : Musique(s) et Cinéma(s)

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Des mots et surtout des numéros (de pistes, d’opus) pour les fascinants enfants d’Erato.


L’éditoriale actualité (cf. le dernier numéro d’une célèbre revue spécialisée) nous donne l’occasion de brièvement rappeler notre amour de la musique, des musiques (générosité de l’éclectisme), de la musique au cinéma, de la musique de cinéma. On se permettra (qu’il nous le permette, en tout cas) de renvoyer le lecteur, mélomane ou non, vers notre « communauté » dédiée, thématique, dénommée La Septième Note, qui déploie de manière purement subjective et auditive (courts billets doux, cela et rien de plus, et encore) une partie des mille et une nuances de cette rencontre féconde, fertile, parfois conflictuelle, essentiellement plurielle (« une centaine de morceaux », écrivions-nous dans la notule de présentation, mais elle en comporte désormais bien davantage, laissons les comptes à vos moments perdus), ainsi que vers les rubriques spécifiques de ses « consœurs » Cinéma d’ici, Hi, Brian ! et Killer Bill. Au même endroit figurent six références livresques assez incontournables, et pas seulement parce nous les possédons dans notre bibliothèque : les biographies de Georges Delerue (Frédéric Gimello Mesplomb) et de Bernard Herrmann (Steven C. Smith), les conversations de l’éminent et méritoire Stéphane Lerouge avec l’indémodable et un peu trop confidentiel, hélas, Antoine Duhamel, le panorama historique de Christopher Palmer sur le « musicien hollywoodien », son luxueux (CD inclus) compagnon hexagonal (davantage « grand public ») dû à Vincent Perrot, l’essai théorique, pratique et constamment stimulant de Michel Chion, expert en son(s), nous paraissent des ouvrages hautement recommandables, sinon nécessaires, sur le sujet, chacun traitant la question dialectique sous un angle particulier, complémentaire, érudit et sincère.


Sur ce blog, marqué d’un (beau) souci constant pour ce qui s’entend ou se tait, durant le visionnage, la projection, le libellé « bandes originales » renvoie quant à lui vers neuf (+ un, donc) articles dont trois analysent les travaux de Philip Glass pour le Candyman de Bernard Rose, de Jerry Goldsmith pour La Malédiction de Richard Donner et d’Ennio Morricone pour Le Sang du châtiment de William Friedkin, trois œuvres intenses, très différentes et cependant magistrales, avec l’horreur, réelle ou imaginaire, en point (d’orgue, éventuellement celui du fantôme de l’Opéra ou de Nemo dans son bateau sous l’eau) commun, en partage tragique. Une seconde « trilogie », en quelques notes (verbales), retrace les parcours sonores des grands Roy Budd, Kenji Kawai et Michel Magne (rajoutons une évocation de Howard Shore, complice inspiré, vraiment fidèle, publiée sur le site M. Cronenberg), l’ensemble assorti d’une poignée (ou portée) de lignes consacrées à Lalo Schifrin, Joe Hisaishi, Jürgen Knieper, Philippe Sarde ou Gabriel Yared et même au même « thème », de Tchaïkovski à… Lana Del Rey (bonne écoute, en outre, vianos playlists britanniques, transalpines et chorales, en sus d’un hommage à Keith Emerson, sur notre « chaîne » polyvalente) !


Discrète ou à l’avant-scène (un clin d’œil à la revue pour maniaques du théâtre et du « découpage » de métrages), mélodique ou « atmosphérique », orchestrale ou vocale, organique ou électronique, empruntée au répertoire (classique) ou aux variétés, (dans la variété de ses styles, du plus complexe au plus mercantile), la musique-cinéma, évidente et mystérieuse, entrecroise pragmatisme (positionnement dramaturgique) et lyrisme (immensité du sensoriel), art appliqué (disent les Italiens, l’expression valant aussi bien pour l’opéra, composition en dialogue avec le livret) et indépendance (de direction, de signification, d’audition, notamment chez soi), expérimentation (l’image musicale ne répond qu’à ses propres règles ou exceptions) et tradition (tous les artistes se hissent sur les épaules de leurs prédécesseurs, à moins d’être amnésiques ou météoriques). Art du temps et du mouvement, y compris « en boucle », réversible, fragmenté, à l’instar du « septième art », la musique, disons, devaitépouser le cinéma, ou alors divorcer de lui (moult films se passent très bien d’elle, merci pour eux). Anyway, nous continuerons longtemps à l’écouter, à la savourer, en salle, sur un écran, à demeure et de préférence autour de minuit, maestri mes amis.

  

La Femme modèle : Le Vrai Scénario de Suso Cecchi d’Amico

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 « Cherchez la femme », dans l’ombre, parmi des hommes, majeure et méconnue.


Sinon dans les univers parallèles de la physique quantique – notez la simultanéité des travaux de Max Planck & Marcel Proust, comprenez que seuls les béotiens opposent encore l’art et la science, pourtant liés par l’imagination, l’intuition, la projection en partage, vers l’équation ou l’écran –, nous ne verrons jamais À la recherche du temps perdu selon Luchino Visconti, mais la filmographie du « comte rouge » possède, certo, une saveur très proustienne, surtout la « trilogie » Senso, Le Guépard et Mort à Venise, description en trois temps (valse de réminiscences) d’un monde qui n’en finit pas de mourir, de ressusciter, contaminé par la lâcheté, l’opportunisme, l’indifférence du présent (Ludwig ou le Crépuscule des dieux rajoutera la folie, Violence et Passion la vulgarité, L’Innocent, l’adultère), ranimé-encapsulé dans l’immortalité fragile du film. Il conviendra par conséquent de se contenter du scénario rédigé à quatre mains, publié en français, en italien, une centaine de scènes apparemment bien peu obscènes, découpage en pages de catleya qui tache, voilà. En attendant cet improbable instant, dressons à grands traits, allegro, pour ainsi dire, le portrait d’un auteur modeste et sincère, essentiel et précieux dans son parcours à travers soixante ans de cinéma transalpin. Née Giovanna (affectueusement surnommée Suso par ses proches), romaine, fille d’une artiste peintre originaire de Toscane (Leonetta Pieraccini) et d’un écrivain-producteur, belle-fille du critique littéraire d’Amico (elle épouse son fils, Fedele, surnommé Lele) puis journaliste à l’ombre du fascisme (le papa dirigea l’étatique société Cines, molto mussolinienne), traductrice (Caldwell, Thomas Hardy, Hemingway, Shakespeare, des pièces, déjà, mises en scène par Visconti), suite à sa formation de bonne éducation à l’étranger (Suisse et Angleterre) et fonctionnaire (au Commerce extérieur), elle démarre (et nourrit le couple, son mari musicologue en mauvaise santé, auparavant catholique communiste clandestin) par un faux départ (Avatar, d’après Gautier, rien à voir, donc, avec Cameron) flanquée d’Ennio Flaiano, émerge en pool(usage local, cf. les alliages et les permutations entre Leonardo Benvenuti, Vitaliano Brancati, Piero De Bernardi Enrico Medioli ou le fameux duo Age et Scarpelli) autour du paternel pour Mio figlio professore (1946).


Après des collaborations avec Renato Castellani, Alberto Lattuada (Le Crime de Giovanni Episcopo, l’un des premiers scripts d’un certain Federico Fellini) ou Luigi Zampa (dont L’Honorable Angelina, matrice de son amitié avec la Magnani, bourgeoise grimée en prolétaire pour l’éternité de la cinéphilie), la célébrité la rejoint vite, viaLe Voleur de bicyclette (co-signature de Cesare Zavattini) et Miracle à Milan, tous deux signés Vittorio De Sica (elle suggéra de changer significativement la fin du roman de Luigi Bartolini, imposant une humiliation supplémentaire, salvatrice, du géniteur, lui-même improvisé détrousseur de deux roues devant son marmot désolé). William Wyler, insatisfait du travail de Ben Hecht, l’engage avec Flaiano afin de conférer un parfum « typiquement » italien aux Vacances romainesd’Audrey Hepburn et Gregory Peck, dans leur estival conte de fées moderne d’opérette à vespa. À partir de 1951 débute le tandem formel, voire formaliste (ils évitèrent toujours de se tutoyer), avec Luchino Visconti : Bellissima (1951), Nous les femmes (1953), Senso (1954), Nuits blanches (1957), Rocco et ses frères (1960, avec contribution non négligeable des méridionaux Pasquale Festa Campanile et Massimo Franciosa), Sandra (1965), Ludwig(1972). Comme pour Le Guépard (1963, omission de l’épilogue littéraire à la Dumas, sis vingt ans plus tard), le cinéaste s’occupe de l’ébauche, de l’ossature, et la scénariste se charge d’animer tout cela, de lui donner corps, voix, mouvement (elle étudia même dans un cahier d’écolière le « squelette » de La Splendeur des Amberson). En 1967, il caro Luchino transpose Camus et s’empresse de rêver à Proust, La Recherche structurée (condensée) autour d’une double histoire d’amour, entre le narrateur (Delon, mettons) et Albertine, entre Charlus (un alter egopour l’aristocrate de Modrone) et Morel (infidèle Helmut Berger, of course).



Suso Cecchi d’Amico écrivit aussi pour Luigi Comencini (signalons, à la TV, Les Aventures de Pinocchio + une adaptation de La storia d’Elsa Morante ; dans ce format, citons itou le Jésus de Nazareth avec l’intense Robert Powell pour Franco Zeffirelli, retrouvé après La Mégère apprivoisée de 1967, François et le Chemin du soleilde 1972, duo en salle), Mario Monicelli (Mastroianni en Casanova 70, sorti en 1965, peu avant le Dracula 73 d’Alan Gibson avec Christopher Lee, nomination à l’Oscar à la clé). Un doublé de prix « panoramiques » (life achievement, dit-on outre-Atlantique) vint couronner tout ceci, d’abord en 1980 à Rome (cérémonie des David di Donatello, leurs César à eux), ensuite en 1994 à Venise, lion doré pour une lionne qui continua de rugir grâce à sa descendance pareillement « du métier » (Caterina la directrice du Centro Sperimentale di Cinematografia, la Fémis de la péninsule, Silvia la productrice et Masolino le critique, professeur et traducteur, boucle bouclée au carré, si l’on osait le formuler, la fille de celui-ci s’en allant également s’entretenir avec son émérite grand-mère, le temps d’un recueil autobiographique d’histoires sur le cinéma italien, entre « autres choses »). Cultivée, élégante, intelligente, simple, directe, cette « héritière » à la Bourdieu fréquenta dans son adolescence le lycée français Chateaubriand, adulte se mit, on le disait, à travailler, une première dans la famille très à l’aise financièrement. Au sein de sa maison à quelques pas de la Villa Borghèse, la voici en compagnie majoritairement de mâles à trimer sur des trames de cinéma, à tresser la vérité des amitiés, des complicités, l’intimité des récits, à des fictions en miroir d’une nation qui parvint à se regarder elle-même, comme aucune avant ni après, au reflet doux-amer de ses images-mirages, paysages psychiques à la fois ludiques et tragiques.



Honorée au MoMA en 2005 sous le familier intitulé « Happy birthday Suso ! », celle que l’on surnommait là-bas, assez justement, thegreat lady of italian cinema, cette dame unique à plus d’un (une centaine de) titre(s), morte quasiment centenaire (d’un cancer) en 2010, résuma en outre sa pratique avec une exemplaire lucidité : « Lo sceneggiatore non è uno scrittore ; è un cineasta e, come tale, non deve rincorrere le parole, bensì le immagini. Deve scrivere con gli occhi ». Sa filmographie, qu’on se le dise, comporte, sans surprise, des partenariats avec la France, co-production d’alors (ou leur souvenir) oblige, en la personne de René Clément (Au-delà des grilles, 1949), Hervé Bromberger & René Clair (Les QuatreVérités, film à sketches de 1962), de José Pinheiro (Les Mots pour le dire, 1984), des « escapades » en compagnie de  Melville Shavelson (C’est arrivé à Naples, 1960), Guy Hamilton (Le Meilleur Ennemi, 1961), Michael Cacoyannis (L’Épave, idem), Derek Jarman (Caravaggio, 1986), Nikita Mikhalkov (Les Yeux noirs, 1987) ou de Scorsese pour son documentaire un brin lacunaire (Mon voyage en Italie, 1999) et même quand elle participe à un western(L’Homme, l’Orgueil et la Vengeance, Luigi Bazzoni, 1967), il s’agit d’une relecture de la Carmen de Mérimée… Du vaste corpusscénaristique se remarque bien sûr son tribut aux univers d’Antonioni (Les Vaincus, La Dame sans camélias, Femmes entre elles) et Rosi (Le Défi, Profession Magliari, Salvatore Giuliano) et l’on se bornera, ici, dans ce cadre volontairement réduit, à égrener une poignée d’œuvres à (re)découvrir, classées par ordre chronologique : Fabiolad’Alessandro Blasetti (Michèle Morgan en progéniture de sénateur romain convertie au christianisme sentimental), le Kean de Vittorio Gassman (mieux que Belmondo ?), Le Pigeon (réellement plumé) de Mario Monicelli, Été violent de Valerio Zurlini (loué par nos soins), le sensible Casanova, un adolescent à Venise de Comencini, l’historique Metellode Mauro Bolognini, le curieux Il diavolo nel cervello de Sergio Sollima, le choral Pourvu que ce soit une fille (Monicelli, ancora, vingt films ensemble, si l’on dénombre celui de Crisitna, fifille à son papa, La fine è nota).


Éphémère actrice pour Monicelli (le sketch liminaire et coupé de Boccace 70, 1962), librettiste tout autant expresspour Nino Rota (I due timidi, opéra de radio en un acte diffusé sur la RAI en 1953), admiratrice du Rossellini de Rome, ville ouverte, elle se voit décerner un titre universitaire honorifique en 1988 (langues et littérature étrangères) à Bari, donne encore son nom (depuis 2012) à une récompense du meilleur scénario à protagoniste féminin remise (le 21 juillet, jour de sa naissance) du côté de Rosignano Marittimo, villégiature toscane de l’intéressée. Scénariste-styliste (la Designing Woman de Minnelli en VO), Suso Cecchi d’Amico sut tailler sur mesure, façon haute couture, des costumes narratifs et expressifs pour des créateurs (de films, accessoirement de modes) masculins et des interprètes (des deux sexes) souvent remarquables. À l’intérieur d’ouvrages par définition et tradition collectifs, surplombés, transcendés ou non, par une vision individuelle (le cinéma, cet art singulier à plusieurs), sa « petite musique » (mélancolique et humoristique) persiste à résonner, à se manifester, dans une réplique, dans un geste, dans une situation : celle qui ne se prit à aucun moment pour un auteur (au sens auteuriste du terme) réussit à instiller une vraie personnalité dans des métrages obscurs ou renommés, laissant à autrui la vaine guéguerre du scénario contre la réalisation, et inversement – una donna bravissima, si.   


4 h 44 : Dernier Jour sur Terre : Une journée particulière

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Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Abel Ferrara.


Why does the sun go on shining
Why does the sea rush to shore
Don’t they know it's the end of the world
Cause you don’t love me any more

Why do the birds go on singing
Why do the stars glow above
Don’t they know it's the end of the world
It ended when I lost your love

Julie London, The End of the World

L'homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Pascal, Pensées

La bande-annonce inquiétait ; le métrage confirme ce mauvais présage : voici une œuvrette assez abjecte dans son autarcie, dans sa misanthropie, dans sa philosophie morale pour élèves de classe de terminale générale (les futurs prolétaires de l’enseignement professionnel français, comme chacun sait, se voient dispensés de penser, de réfléchir, des fois qu’il leur viendrait la mauvaise idée de remettre en cause la société, de raisonner par eux-mêmes, ce que, de toute façon, le boulot ne leur laissera pas le temps ni l’énergie de faire, Monsieur Macron et tous les autres innombrables petits cons de son espèce, méprisants, méprisables, « mis en examen » ou non, de partout et de nulle part, peuvent dormir tranquilles). À New York, DSK (ou Depardieu) peut bien vouloir jouer au docteur non conventionné par le « politiquement correct » et les « chiennes de garde » féministes avec une domestique black, le couple de « bobos » (prénommés Cisco & Skye, au secours !) attend sagement l’Apocalypse enfin arrivée, alléluia, dans leur loftconfortable, avec spacieuse terrasse sur les toits incluse. Dedans, le monde médiatique se déverse en permanence, flux têtu sur tous les formats d’écrans de l’épuisante, technologique et ressassée modernité (aliénation, damnation, passivité, ubiquité, blablabla).


Dehors, des silhouettes se jettent dans le vide, en répétition du 11-Septembre, errent dans les rues nocturnes, se réunissent entre amis autour d’une assiette de coke. Willem Dafoe, toujours reptilien et finalement serein, sa queue (de « roi lézard » détrôné, dépressif, en rage contre l’humanité, contre les « experts », contre son salaud de proprio qui osa augmenter le loyer, vous vous rendez compte) glissée au chaud dans le sexe épilé de la jeunette Shanyn Leigh (compagne du cinéaste à la ville, imposture de luxure, un faux air boudeur de Kirsten Dunst, totalement transparente, constamment désolante), matrice mortelle et meilleur endroit pour assister à l’ultime son et lumière de l’univers (terrestre, croûte et goutte d’eau négligeable dans l’immensité cosmique du pari pascalien), incarne un alter ego du maître moins méta que le Matty-Matthew Modine du ténébreux Blackout, naufrage de fin de règne « dans les règles » (réflexives), dans le sillage du somptueux « chant du cygne » familial et mafieux de Nos funérailles (Christmasne valait, ne vaut que pour Drea de Matteo, belle actrice énergique recroisée à la TV en femme au foyer désespérée ou ce lundi au côté de « JLo » en ripoux glamour pour Shades of Blue, variation anodine autour du mémorable Un flic dans la mafia).


Le résumé l’identifie en acteur, pourtant seule une conversation téléphonique avec un locuteur de Beverly Hills corroborerait la piste professionnelle. En réalité, en vérité, le Cisco glandouille, flanqué de son artiste peintre occupée tout au long du très long métrage de quatre-vingt-deux minutes à peindre au sol, Pollock « au petit pied », Pollock « du pauvre », un putain de serpent symbolique auquel Joseph Campbell, le mentor officiel de George Lucas, vient apporter sa caution et ses explications syncrétiques, cycliques, circulaires, forcément (près de sa « bête », la « belle » se change souvent, ne se lave jamais, à quoi bon, ducon ?). Des ouvriers, des friqués, des truands, des prêtres, des anonymes, des quidams ? Dame, vous n’y pensez pas : Ferrara choisit d’élire pour sa dernière nuit sur Terre (un salut à Jim Jarmusch) un tandem médiocre, imbuvable, inintéressant au possible. Franchement, leurs ébats de bonobos « au bout du rouleau », leurs émois « d’adulescente » et de sexa peu sexy, leurs effrois de pantins arty, on s’en contrefout à fond, on s’en « tamponne le coquillard » hier soir et le surlendemain, autant que (du) le livreur vietnamien reparti les poches pleines, inutilement, drolatiquement, après un petit détour par Skype et un bisou au capot du PC à la Pomme (« placement de produit » jusqu’à la fin, consumérisme d’extrême-onction, sarcasme de complicité) du « visionnaire » Steve Jobs (et pourquoi pas Bill Gates, avec son fric offert de bonne conscience, en philanthrope émérite ? Que tous ces beaux messieurs gardent leurs gadgets infects et leurs liasses dégueulasses, qu’ils laissent les gueux, les « sans-dents », les absents de cinéma crever en paix, s’il vous plaît).


4 h 44 : Dernier Jour sur Terre s’inscrit dans un sous-genre catastrophique (double sens) désormais, de Kubrick à von Trier, du zénith au nadir, bien balisé (on peut penser à un segment tardif, tout sauf nécessaire, de la « collection » d’ARTE 2000 vu par…, notamment au pareillement longuet Last Night de Don McKellar), s’enferme dans un huis clos de peaux, d’échanges verbaux, maladroite et scolaire manière de recycler LeDernier Tango à Paris ou Intimité– hélas, il échoue sur les deux tableaux (peints au noir, connard, rappelle-toi donc les Rolling Stones), et Ferrara semble subir avant l’heure les « dommages irréversibles », les « dégâts collatéraux » du célèbre « trou dans la couche d’ozone », gimmick apocalyptique du film, encore moins étoffé que le principe « scientifique », irradié, de la résurrection des macchabées dans La Nuit des morts-vivantsde Romero. Abel, intronisé par lui-même prophète anachorète, corbeau sans Poe, Cassandre entre la salle de bains et l’atelier, se fiche de justifier les prolégomènes de son Armageddon de poche, tout dévoué à son ivresse par procuration de la « table rase » définitive, du hors-champ généralisé, de l’extinction des écrans miniatures, des caméras mondialisées, des périphéries débordées, occupées à prier, à expliquer, à pontifier. « Qui sème le vent récolte la tempête », dit-on, et notre Jérémie de Monoprix reçut sans surprise les hommages d’une part de la critique française (mais qui continue à perdre son temps précieux à la lire?), volontairement, volontiers aveuglée par la patine de la mise en abyme, alors que Diary of the Dead et Redactedretravaillaient auparavant tous ces enjeux avec un regard idoine, radical, fiévreux et prodigieux. « Le changement, c’est maintenant », osa le plaisantin président (de quoi ? De qui ? Quand, comment ?) tellement épris de « normalité », jusque dans son lit « adultère » (« ménage à trois », « à la bonne franquette » franchouillarde, à la Feydeau bas de niveau), et le diptyque de Romero et De Palma montrait cela, faisait éprouver avec les moyens du temps la métamorphose en direct du monde occidental, y compris délocalisé à l’Orient, en Enfer tribal, atomisé, banal, banalisé, comme le mal (ah, Hannah, si tu savais) au quotidien, enregistré en continu dans le continuumrétinien.


Rien de tout ceci, ici, pas l’once d’une réflexion originale, vraiment personnelle, inspirée, incarnée, sur les images, sur l’art, sur la vie à deux (ou son impossibilité bergmanienne, allez), sur la transcendance et l’immanence, sur la corporalité abouchée à la spiritualité. Il ne suffit pas de filmer des mamelons durcis à contre-jour pour sonder le désir, ni une statue de Jésus en contre-plongée pour capturer une seconde du mystère (de la folie) du sacré. Ferrara, qu’il le sache ou pas, rejoint la « morale du ressentiment » (Nietzche, natürlich) des religions, leur haine congénitale pour le corps, pour l’esprit, pour la beauté, pour la sauvagerie du territoire honni des pécheurs, des profanes, des pauvres gens et âmes. Les VRP de l’au-delà, avec croix ou djellaba, mantra ou nuages de newage, nous serinent depuis des siècles à propos des vertus du néant, du sacrifice, du dépassement de soi dans le dénuement libérateur d’ici-bas, et ce discours stérile, morose, mortifère, fondamentalement fasciste, trouve en 4 h 44 : Dernier Jour sur Terre une chambre, noire ou verte, de réalisateur ou d’embaumeur (double casquette de croque-mort de Truffaut), d’écho, un lieu d’émission désagréable, complaisant, aussi rassis que les guignols prêchant leur logorrhée dans les allées de Central Park, juchés sur leurs piteux podiums de « liberté d’expression » et de sacro-saint (ou malsain) « Premier Amendement » (de dément en mode Trump). Le bon Abel ne se contente pas de ne rien dire, il tient à tout prix à nous dire, textuellement, dans les dernières répliques, tout le bien qu’il faut penser de l’amour, de la famille, de la sagesse, du sevrage, du mariage, de la paternité, de la responsabilité.


Le discours anti-drogue, par exemple, ne « manque pas de sel » (ou de poudre) de la part de l’auteur de Bad Lieutenant ou de The Addiction et rappelle la pire hypocrisie prophylactique, cynique, des années Reagan, quand les séries télévisées pour ados du monde entier, style Sauvés par le gong, se terminaient par un bien-pensant « Non à la drogue » voulu pédagogique (Tony Montana se marre, on l’imite). Appréciez (ou pas) l’ironie : dorénavant pénétré de préceptes bouddhistes, « illuminé » (nettoyé de l’intérieur, aussi clean que la Maggie Cheung d’Olivier Assayas) par un lama pas fada, l’artiste autrefois classé sulfureux (tant mieux, tant pis) se réinvente en prosélyte saint-sulpicien, se « rachète une conduite » et nous impose une (dernière) leçon de choses, mes chers frères et sœurs de rancœur. Certes, son missel n’affiche pas le luxe de parvenu d’un Iñárritu (le gondolant The Revenant, avec son DiCaprio maso, écolo) ou la générosité mal placée d’un Richard Kelly (le superficiel Southland Tales, registre nécrologique collectif conservé, avec ingénu ethnocentrisme américain), il partage cependant avec eux un dégoût du réel, des hommes et des femmes en chair et en os, de leur « obscénité », de leur fragilité, de leur grandeur, de leur laideur et de leur noblesse, n’en déplaise à tous les « humanistes », en ligne ou non, dont ce puritanisme, ce fanatisme, cette intolérance doucereuse, forment le fonds de commerce nauséeux,  radieux, dans son souci d’autrui, de son amélioration, de son rachat sympa, « bio », light, admirablement totalitaire et à vomir dans sa condamnation implicite de toutes les marges, marginalités, individualités alternatives.


Les chasseurs, sortis de la nuit, du placard (homo) à la Charles Laughton, pullulent en plein jour, pharisiens mesquins avec « pignon sur rue », sur Internet, ils entendent nous apprendre, dans l’immunité d’une violence autorisée, institutionnalisée, symboliquement et concrètement, comment vivre, mourir, s’unir, aimer, procréer, consommer, voter, écrire, et Abel Ferrara, il nous déplaît très fortement de le constater-rédiger aujourd’hui, épouse leur cause de névrose, de psychose, de saccharose, rejoint leurs rangs déjà trop gros (John Merrick rêvait de dormir en homme « comme les autres », les outsiders, une fois « retournés » à la Philip K. Dick, se révèlent les meilleurs, ou les pires, suivant le point de vue, des zélateurs de l’insaisissable, émétique « normalité », bis), à des années-lumière de l’indépendance, de la solitude et de la liberté chèrement payées d’un Pasolini, et pas au hasard. In extremis, par pure « objectivité », il convient de saluer le travail remarquable du fidèle Ken Kelsch à la direction de la photographie (le pitoyable Go Go Tales, ersatz de Meurtre d’un bookmaker chinois, lui devait beaucoup), de l’inventif Neil Benezra au son (environnement immersif de menace et de tension citadines), de Ferrara himself dans ses cadres de Red au 1.85, car le transfuge sait encore, indéniablement, filmer, très loin de son image de marque « débraillée », avec un plénitude de composition souveraine (à ce compte-là, Leni Riefenstahl également ne manquait pas de talent, cela ne saurait la dédouaner des errances de la propagande).


Le problème tient à ce qu’il filme, à cette aurore boréale urbaine entre le souvenir des guerres du Golfe et l’ectoplasme « féministe » de Last Winter de Larry Fessenden, à ce fondu au blanc sur fond de litanie séraphique énoncée off par sa muse simplette prise en levrette, à ces ponctuels sommets de comique involontaire (le dialogue de Dafoe avec le Dalaï, ping-pong de oui et non au sujet de l’argent maléfique par nature ou usage, la bataille à trois, le mâle et ses deux femelles, la vraie, la virtuelle, version 2.0 de Jules et Jim), aux caméos à la con d’Anita Pallenberg (mère fumeuse, enfumée) et Paz de la Huerta (fille des rues au radar), au magma audiovisuel, pas un brin pasolinien, qui mélange et malaxe (pas à la Bashung) spotsd’Amnesty International, feux d’artifice à Sidney, émeutes en Égypte vues par Al Jazeera, etc. (sur la bande-son, un air de Fats Domino, on échappa au duo Natasha St-Pier & Pascal Obispo sur un thème similaire, ouf), à cet air indien liminaire en clin d’œil paresseux au The End des Doors, à l’autel « parlant » du tout premier plan, au gourou au look YouTube, aux saynètes domestiques à la Fenêtre sur cour aperçues par Cisco en voyeur guère masturbateur, aux specialthanks adressés à Al Gore, Nelson Mandela, voilà, voilà.


Alors, disons qu’il s’agit de notre BA du jour, pardonnons ce faux pas supplémentaire à l’auteur intense (apport important, répété, du scénariste Nicholas St-John) de Driller Killer, L’Ange de la vengeance, New York, deux heures du matin, China Girl, The King of New York, Snake Eyes (loué par nos soins) et même du mésestimé Body Snatchers, l’invasion continue, stimulantes odyssées de déréliction davantage que de rédemption. Nonobstant, ta camelote eschatologique, ton sermon de converti, ton film « de chambre » (à coucher, de préférence dehors), tu peux te les garder, cher Abel, éventuellement les enfoncer bien profond dans le fondement de cet opus inexistant, navrant. La fin du monde ? La fin de Ferrara, fuck.

Un malheur (de cinéma, par conséquent relatif, sinon dérisoire) n’arrivant jamais seul non plus, le lecteur pourra se reporter à une notule consacrée à Un homme de trop (un film, surtout) du (souvent) consternant Costa-Gavras, maté yesterdayen éprouvant « double programme ». Et l’on s’en va de ce pas allumer, en bon athée, un cierge de cinéphile dans une cathédrale de province, afin d’enfin voir ce soir, ou demain, du « vrai cinéma », Dies irae ou exelcisDeo facultatifs en sus. 

Electric Boogaloo : Double Détente

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Suite à son visionnage sur le service médiathèque numérique, retour sur le titre de Mark Hartley.

À mon père

À Steven Seagal et Jean-Claude Van Damme
  

Ce que nous écrivions récemment au sujet de Midnight Movies, on pourrait le reprendre presque mot pour mot à propos de Electric Boogaloo, l’impression sur les animations en moins (les interventions se déroulent ici sur un neutre fond noir). Mark Hartley (une pensée incarnée pour la chère Nina classée X) compte donc désormais trois documentaires à son actif, tous dédiés à « l’exploitation » (« niche » de truisme pléonasmique d’un art par « nature » et usage économique, commercial, capitaliste), en Australie, aux Philippines, aux États-Unis, en sus d’une nouvelle version du Patrickde Richard Franklin (auteur de Psychose 2 et Link, deux titres largement sous-estimés à redécouvrir). À l’ère « pressée » du numérique amnésique, nostalgique, en matière de cinéma, a fortiori estampillé « populaire », le récit devient anthologie, les témoignages se substituent aux documents (appelons cela le « syndrome Rashōmon »), l’Histoire (subjective, lyrique, à la Michelet, ou davantage objective, universitaire, leurre transparent à l’opposé d’une possible impartialité) se transforme (ou se dévalue, selon le point de vue critique) en « histoire orale ». Durant cent dix minutes environ, nous assistons, classique construction, à l’érection puis à la chute de la maison Cannon (shalom, Poe), processusremémoré avec une jovialité communicative par ses principaux bâtisseurs, à la notable exception de « l’aigle à deux têtes » (Cocteau à Jérusalem) au sommet, requis par leur propre autobiographie express fabriquée-distribuée peu avant, le Go-Go Boys de Hilla Medalia & Daniel Sivan (participation d’ARTE), apparemment sorte de contrechamp « éloquent » (ils s’y expriment) et raccourci d’un gros quart d’heure (notez les sous-titres évocateurs du diptyque : The Wild, Untold Story of Cannon FilmsversusThe Inside Story of Cannon Films). Dans Electric Boogaloo, après leur refus participatif, les cousins se contentent d’apparaître à la manière de spectres audiovisuels, en avatar du Brian O’Blivion de Vidéodrome : ironiquement et logiquement, une « exhumation » cinématographique passe à présent par un « rendu » télévisuel.



Par-delà sa prolixité avérée en VOST, l’opus impersonnel à plusieurs – Hartley, secondé par Jamie Blanks, compositeur-réalisateur, à la Carpenter, de Urban Legend, Mortelle Saint-Valentin ou du dispensable Long Weekend, épaulé par l’inénarrable Brett Ratner en producteur – pèche par une poignée de points. S’il dépeint avec assez de précision le système de financement mis en place (prévente, notamment lors du Marché du Film à Cannes, packageprohibitif, salaire de star ponctuellement stratosphérique, cf. l’obscénité de celui de Stallone, alors réellement Over the Top, achat de droits vidéo, de studios-distributeurs, par exemple les Britanniques de Thorn EMI ou de parcs de cinémas), s’il fait allusion aux accords de distribution avec la MGM (actuellement détentrice du catalogue de la Cannon, juste « retour des choses », pour ainsi dire, n’en déplaise au « snobisme » de Frank Yablans, tandis que la Paramount perçoit de l’argent sur les passages télévisuels pour l’Amérique du Nord) ou la Warner, aux frasques de l’escroc Giancarlo Paretti (piégeur du Crédit Lyonnais), s’il explicite la banqueroute de la compagnie (et la séparation des associés) dans le sillage d’une enquête du fisc US, s’il la relie à la Nu Image d’Avi Lerner (un ancien de la firme au C majuscule), à laquelle on doit Expendables : Unité spéciale, Rambo, le remake de Conan le Barbare, tout un innombrable bestiaire sur petit écran à base d’araignées, de crocodiles, de pieuvres, de requins mais également le Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans de Werner Herzog, Electric Boogaloo se tait, en revanche, sur l’importance des affiches (délectables, invraisemblables) élaborées par Design Projects, outil premier (dit « d’appel ») de marketing molto « agressif », en effet, sur le rôle de la banque Slavenburg sise aux Pays-Bas, sur le service de vente par correspondance instauré viaVideolog au Royaume-Uni (et sur le rachat consécutif des salles par la Virgin de Richard Branson).



Pareillement, il ne développe pas le developmenthell du projet Spider-Man et garde le silence concernant les concurrents contemporains, la Carolco de Mario Kassar & Andrew Vajna (partenaires de « Sly »), la Full Moon de Charles Band (horreur cheap et sexy), la Hemdale de David Hemmings (oui, oui, celui de Blow-Up, des Frissons de l’angoisse et, derrière la caméra, cette fois, du Survivant d’un monde parallèle, relecture en avion psychopompe, avec Robert Powell, du Dark Carnival en voiture et au féminin de Herk Harvey), la New Line de Bob Shaye (Freddy, ses griffes de jour et de nuit), la Orion (affiliée à la Warner, certes) de Mike Medavoy (items de Woody Allen, James Cameron, Jonathan Demme ou Oliver Stone) et la Troma (traumatisante, consternante ou hilarante, suivant l’humeur de l’heure) de Lloyd Kaufman, comme si la Cannon surgissait dans le paysage des images des années 80 sui generis, par « génération spontanée », « Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur », rajouterait Mallarmé, et non en éclosion d’une germination débutée en Israël par les réalisations de Menahem, bientôt nourrie au savoir-faire et au sens des affaires du sieur Yoram (antécédents du tandem vite dépeints en introduction), favorisée aux Statespar l’indépendance active, relative, de similaires outsiders, cette absence criante de contextualisation en paraphe du type de discours adopté, à la limite du zappingautarcique. Au risque d’être perçu en spécimen « d’intellectuel » (mon Dieu) oldschool, de fétichiste du structuralisme (aïe), pour lequel un mot (un plan) se caractérise par sa clarté, voire sa polysémie, ce genre de films s’apparente pour nous à un exercice de montage (trois sur le coup, Hartley inclus) plutôt qu’au déploiement, sinon à la démonstration, d’un regard particulier sur le thème traité. En définitive, il manque, cruellement, négligemment, à Electric Boogaloo et Midnight Movies un œil et une conscience de cinéaste, qu’il convient d’aller chercher, peu importe leur qualité propre, dans les œuvres abordées « au carré » (le cinéma s’auto-documente constamment, le making-ofdu film en filigrane flagrant ou figuré de la diégèse).



L’aventure de la Cannon, on le sait, s’étend sur une quinzaine d’années, de 1979 à 1996, le « possédé » Godsendde la méconnue Gabrielle Beaumont (pas mal de séries à la TV) en alpha et le Chain of Command de David Worth, avec l’immarcescible Michael Dudikoff, en oméga de DTV. La société s’illustra dans presque tous les « genres » – notion restrictive, purement pragmatique, contestée par nos soins à longueur d’articles –, à l’exception notable du X, en dépit des origines dénudées des « bandes » commercialisées avant l’arrivée du duo, du style Inga, voilà, du succès de scandale de Juke Box (1978, La Fille du puisatier revue, corrigée, déflorée, avortée au pays des oranges, des attentats et des kippas). Elle atteignit son zénith (ou son nadir, affirment les « mauvaises langues ») en 1986, avec pas moins de 43 films au compteur, chiffre qui laisse (pantois) rêveur, surtout aujourd’hui. Elle comptait dans son « écurie » des tempéraments, des figurants, des « icônes » et des météores nommés Martine Beswick (la Sister Hyde du Dr Jekyll transgenre), Sybil Danning (sculpturale Aryenne croisée dans Barbe-Bleue, Les Trois Mousquetaires, Airport 80 Concorde, Hercule, Hurlements 2 ou le Halloweende Rob Zombie), Bo Derek (Orca puis Elle), Lucinda Dickey, Diane Franklin, Laurene Landon (qui, de rage froide, essaie de brûler une VHS, en reprise du geste mémorable de Gainsbourg avec son billet de cinq cents francs pascaliens), Cassandra Peterson, Molly Ringwald (so Pretty in Pink), Robin Sherwood (touriste piégée, screamqueen de Blow Out, fille violée, « demeurée », empalée, de l’architecte vigilanteà New York), Marina Sirtis ou Catherine Mary Stewart (plus Faye Dunaway en guest star chez Michael Winner, enterré avant d’être interrogé, ses oreilles d’outre-tombe durent siffler à l’écoute de son peu flatteur portrait).



Du côté des messieurs, Richard Chamberlain (curé énamouré, aventurier au rabais), Robert Forster (superbement mélancolique dans le Vigilante de Bill Lustig ou sentimental dans le Jackie Brown du guignolo Tarantino), Elliott Gould (transfuge d’Altman), Dolph Lundgren (mens sana in corpore sano), Franco Nero (surréaliste karatéka transalpin vocalement doublé), John G. Avildsen (« Adrienne ! »), Boaz Davidson (producteur du Dahlianoir), Tobe Hooper (Texan pince-sans-rire), Just Jaeckin (Lady Chatterley m’a tuer) ou Franco Zeffirelli (« Vive Menie et Yorie ! »), sans omettre Charles Bronson ou Chuck Norris (étonnant absent) complètent le générique. Avec empathie et sympathie, Electric Boogaloo les convie quasiment toutes et tous à la danse immobile, statique et rythmée, des réminiscences, des anecdotes, des (rares) acrimonies, des étonnements rétrospectifs. Le sentiment d’amusement domine, la reconnaissance d’ensemble persiste envers une doublette d’épiciers mais aussi de cinéphiles (au sens littéral du terme, qui aime le cinéma, débarrassé des ors suspects de l’auteurisme, du groupuscule, des happy few). À défaut d’apprendre grand-chose, le spectateur épris de « cinéma bis » ou « de quartier » (quelles étiquettes à la con) découvrira que Barbet Schroeder, porté à l’auto-amputation, ne fit pas le même usage de sa tronçonneuse que Sam Peckinpah opérant sur le bureau d’un producteur récalcitrant, que John Frankenheimer sut trouver en Golan un égal, un insideman avec lequel dialoguer en matière de « vrai » métier, qu’il ne suffit pas d’être Juif pour réussir (appartenir) à Hollywood, ni pour naître avec les poches pleines, paresseux poncifs communautaristes à la limite de l’antisémitisme.



Sans jouer au comptable, au sociologue, au technicien, l’échec de la Cannon à Hollywood peut être en partie, à parts réparties, imputé à une gestion aléatoire, hasardeuse (inflation des budgets mal négociée, suprématie envahissante des blockbusters), à un habitus local (l’américanisme cosmopolite de la « capitale du cinéma » occidental), au remplacement progressif d’un support (la bande magnétique) mis à mort par l’hégémonie informatique et son corollaire, une cinéphilie « gratuite » et « vagabonde » en ligne. Coda factuelle de fait divers : Menahem Golan décède en 2014 et Yoram Globus s’occupe, aux dernières nouvelles, d’une chaîne d’environ cent cinquante salles en Israël, reconverti en exploitant rescapé d’un cancer. En 2017, que reste-t-il de la Cannon ? Une expression idiomatique d’argot anglophone usitée afin de désigner une suite de mauvaise valeur (le titre du documentaire, emprunté à un film de 1984 consacré au breakdance), une énergie inexorable, qui sut, jusqu’à un certain point, se jouer des frontières, des différenciations de saison entre l’art et le commerce, les cimes de la stupidité mitoyennes des beaux bas-fonds de l’émotion, un parcours d’amour et de pingrerie, de rêves fidèles et de mégalomanie vite dégonflée (à la Coppola, mettons, histoire de tisser un lien avec un respectable totem), beaucoup de camelote, de flotte, d’amateurisme, de « révisionnisme » soft (Norris le nationaliste gagne-venge le Vietnam à lui seul) ou de pyrotechnie « prophétique » (terrorisme venu d’ailleurs, désormais à demeure), de la générosité (intéressée) tissée à de l’humour guère en velours (Bronson et son karcher de BD dans le Bronx, in fine plus inoffensif et souriant que celui de Monsieur Sarkozy).



Survivent, avant tout, des souvenirs (le singe de Miss Shue, le fauteuil d’une Emmanuelle juvénile, la crosse en nacre de Marion Cobretti, les seins parfaits de Mathilda May, le chaudron d’Allan Quatermain, les jambes inoubliables de la Dunaway bourrée, la machine à écrire géante de Bowie, Karen Black contre Mars, Denis Hopper au Texas, des jumeaux bodybuilders en Barbares, le Petit Chaperon rouge au seuil de la puberté, la Delta Force de Lee Marvin, le parkingde Highlander, la tenue immaculée de Dudikoff, John Cassavetes/Gena Rowlands en couple gentiment incestueux, Chuck en naïade armée au ralenti, Lou Ferrigno en Hercule stellaire) et des invites (la Camorra selon Lina, Bo nue et à cru, précédant Brigitte Lahaie pour Claude Alexandre, Isabella Rossellini chez Norman Mailer, Sylvia et son « homme des bois », Kim Basinger et le stetson de Sam Shepard, Lear par Godard, une robe courte de danseuse brésilienne, le bayou de Barbara & Jill, Sylvia en Mata, le snowpiercer d’Andreï et Rebecca, Brooke au Sahara, Reeve dans sa street, Gudrun en « gouine »), des éclats (proustiens, de rien) de cinéma d’adolescence et de vidéophilie en famille, des visages et des paysages révolus, revenus, tout un imaginaire et une imagerie non pas à réévaluer (pas totalement, en tout cas) mais à se remémorer avec une certaine tendresse de jeunesse, en parallèle et dans les marges d’une « formation » (ou déformation) filmographique singulière, radicale, hétérogène, personnelle et générationnelle (à quoi bon, sinon ?), une indifférence aux « canons » officiels du « bon goût » et une célébration du (parfois) réjouissant « mauvais goût » d’autrui (de préférence sans Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, merci, autre entité bicéphale assurément insupportable). Tout cela et plus (ou moins) vous attend, au détour d’une nouvelle collection iconographique à consulter allegro et au présent des sentiments, d’une vie et du cinéma – enjoy, guys and girls !

Quatre nuits avec Anna : La La Land

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jerzy Skolimowski.


Voici un film tout sauf financé par l’OTSI de Varsovie. Dans un village à la Béla Tarr, un vieux garçon à la Bruno Dumont vit une Brève histoire d’amourà la Kieślowski. Enfant naturel, adulte esseulé, abusé (littéralement), ancien témoin accusé à tort d’agression sexuelle, occupé à cramer des macchabées puis licencié puisque l’on ferme l’incinérateur (un salut à Juraj Herz), crise oblige, le pauvre Léon enterre sa grabataire de grand-mère, contemple, en larmes, un feu de joie et de chagrin qui dévore les maigres biens de la défunte (boîte à musique comprise), achète une bague diamantée très chère avec ses indemnités d’homme à tout faire d’hôpital, qu’il dépose sur le lit de sa chère voisine, espionnée tous les soirs (« Je vois une femme », dit-il à la tombe fleurie de l’aïeule), infirmière trentenaire et accessoirement victime entrevue, guère secourue, de naguère. Le spectacle nocturne répété, son acmé atteinte dans le sillage d’un anniversaire arrosé (la blonde convoitée s’écroule ivre morte et encore habillée sur sa couche, « saoul(e) comme un Polonais », ofcourse), accompagné par un son et lumière d’hélicoptère et de perfusion, finira mal, devant un tribunal (clément), dans un final désespérant (le voyeur amoureux s’élance vers l’appartement de sa belle et s’arrête face à un mur métaphorique, mental, concret, surréel, blanc avant le cutnoir et coupant autant qu’un rasoir). Formulé de cette façon, résumé de cette manière, l’argument peut déprimer, surtout les cinéphiles suicidaires, mais Skolimowski (le renommé Travail au noir, le surfait Essential Killing, acteur pour Cronenberg dans Les Promesses de l’ombre), de retour chez lui, réconcilié avec le ciné (il parle ici de tout ceci, de ce qu’il fit aux États-Unis durant dix-sept ans), déploie sa tragi-comédie avec une plénitude et une sérénité de philosophe cosmopolite, désabusé, amusé, revenu de tout et cependant confiant dans la bonté, la saleté des êtres.


Quelque part au carrefour de nulle part, entre le Polanski (son ami, pour lequel il écrivit le scénario du Couteau dans l’eau) de Deux hommes et une armoire et le Bresson de Pickpocket(cf. l’épilogue en prison, relecture de non-recevoir, de bijou rendu), il filme sa fable sur l’impuissance, la distance, les conséquences de l’indifférence avec une élégance de chaque plan (admirables travellingsà la Murnau) et un humour (évidemment noir) en réelle, précieuse « politesse du désespoir ». Avatar du Pharaon De Winter (le film se passe en hiver, il neige sur ces cœurs frigorifiés) de L’humanité, le Léon se carapate fissa sous le lit de sa belle bourrée, à proximité d’une araignée (on pense aux dangers domestiques amplifiés de L’Homme qui rétrécit), incapable, lui-même pas vraiment à jeun, bien qu’endimanché, bouquet rouge à la main, de récupérer le présent hélas tombé entre deux lattes de l’inégal plancher, tel le cafard anthropomorphe (ou l’inverse) de Kafka, telle une Bête à la Cocteau spécialisée dans les disparitions de main coupée (pas d’alliance volée, le directeur magnanime, sa TV branchée sur de l’eau de rose en français, s’il vous plaît, s’en excusera un peu tardivement), de pot de miel transformé en bonbonnière de somnifère, en veille intrusive dans un château de prolo qui sent la vaisselle, le matin stérile, l’haleine alourdie, les bas enfilés au radar, trop tard, la toilette sommaire avant de revêtir l’uniforme immaculé. Les deux scènes de viol rectal, hétéro et homosexuel, courtes et intenses, violentes et décentes, constituent des modèles de réalisation à presque faire pâlir Irréversibleet Délivranceréunis, tandis que dès l’ouverture sur une église dédoublée, une cloche et un glas semblent donner le ton, la tonalité, funèbre et sarcastique (le protagoniste se ramassera dans la boue, se prendra dans les rideaux, le méconnu et cabossé Artur Steranko en excellent Chaplin rural et taciturne).


Ses compagnons de cellule, de sortie pour travailler sur la route, peuvent bien se gausser en lisant le journal de son surnom de Roméo, de son aventure (sentimentale) et mésaventure (carcérale), Léon reste digne et Skolimowski ne le juge pas, laissant à autrui le cynisme, le sadisme, le misérabilisme et l’hypocrisie du supposé réalisme social ou (son revers) l’écœurante euphorie du chant, de la danse, de la rencontre, de l’amour, du succès, de tout ce ramassis de conneries enfoncé dans les rétines, les gorges, les anus et les esprits européens par le pire cinéma américain depuis des lustres, avec une complicité de masochistes, de petits bambins si vieux dans leurs yeux, qui quémandent du rêve comme d’autres de la came, qui attendent du cinéma qu’il les émerveille, les change de leur quotidien, le réenchante pendant deux heures au moins, en salle ou chez soi, dans leur cocon à la con, bien à l’abri des tourments du monde, ma brave dame. Mais ce cinéma-là, désigné ainsi par pur abus de langage, notre cinéaste s’en contrefiche, et nous aussi, nous avec lui. Jamais dépressif, toujours ponctué de beautés (Léon pose sa tête sur l’oreiller, esquisse un geste vers un sein dressé, dénudé, peint les orteils de l’endormie avec un rouge vernis chipé au James Mason de Lolita, déclare au magistrat compréhensif qu’il se contenta d’agir par amour), Quatre nuits avec Anna s’avère un film radical et remarquable dans son courage modeste et tranquille à dépeindre une passion impossible, un accord compromis par le passé, les souvenirs, l’absence d’horizon, la fragilité de l’imagination, entre un homme et une femme véritables, ni beaux ni laids, superbes de leurs défauts, de leur air défait (un couple à la Vigo, à L’Atlante ancrée à Gdańsk), ni mannequins ni épouvantails, saisis dans leur « être-là » de vérité, de présence au monde (et à leur intériorité), auréolés de noblesse (inaltérable), de petitesse (pardonnable) profondément et judicieusement humaines, suprêmes, émouvantes et innocentes, peu importe (ou en parallèle à lui, alors) le règne du Mal alentour, ses assauts ponctuels, la noirceur et la grisaille (boulot évocateur du directeur de la photographie Adam Sikora) qu’il étend sur les visages, les paysages.


Quatre nuits, bien peu dans une vie, de cinéaste et de spectateur, mais celui du film de Skolimowski sait qu’il pensera longtemps à ces quatre-vingt-dix minutes exemptes de la moindre graisse diégétique, essentielles dans leur dénuement de comportements (Bresson, encore, davantage que le Hitchcock méta et moraliste, sinon moralisateur, de Fenêtre sur cour). Avec sa fenêtre neuve ironique (plus rien à voir, bientôt), avec sa hache de slasher, avec son bouton de chemisier tendrement recousu dans l’obscurité d’une lampe de poche, avec sa table de charcutaille, de victuailles, généreusement rangée comme dans un conte de fées (Boucles d’or croise la « fée du logis »), avec son accordéon et ses cordes à l’unisson (bonne BO de Michał Lorenc), avec ses sirènes anxiogènes, avec ses chutes d’eau murales incongrues, avec ses retours en arrière au bord de la rivière sous la pluie, dans le kolkhoze spectral, en ruines, dans le hangar au bateau renversé sur lequel une main de femme se débat en vain, avec sa vache morte à la dérive sur la flotte, avec son commissariat en plongée sur un cendrier jeté au sol, avec ses deux malabars (fantasmatiques ?) adeptes de la sodomie aussi sec, à sec, avec sa tristesse, sa solitude, sa déréliction (Dieu, dans cette nation dite catholique, ne fait même plus de la figuration), ce film écrit par Monsieur et Madame (Eva Piaskowska) respire la tendresse, la douceur, la sauvagerie, la nuit (des arbres, de l’âme, des actes plus ou moins impardonnables, discutables). Ridicule, risible et cependant sublime, quasiment saint, un peu pervers et malsain dans sa candeur, dans sa volonté de tout réparer, à l’instar d’un coucou détraqué par ses soins (enfer pavé de bonnes intentions, chemin de croix du salut espéré), Léon (le prénom du personnage premier, princier, de L’Idiot de Dosto) nous ressemble et nous bouleverse (pronoms collectifs plutôt que personnels), nous révèle à nous-mêmes dans nos errances, nos doléances, nos résistances rusées à ne pas baisser la tête, malgré tout ce qui nous tombe dessus jour après jour, pas seulement en amour, et même au sein de nos nuits d’insomnie.


Ne ratez pas ce grand petit film très polonais, très universel, co-production avec la France primée « à la maison » et au Japon, qui dit beaucoup en peu de mots, de dialogues, qui donne une vraie leçon de cinéma et de vie à tous ceux qui font la morale, fraudent, consolent, empochent le pactole, se prennent pour des auteurs, guignols d’école et courtisans navrants. Skolimowski, seul contre tous ? Peut-être, et pourtant magnifiquement fraternel dans son talent à sonder le réel, à en extraire la chair claire et obscure, l’élan vers demain et les chaînes d’hier. Résumons : Quatre nuits avec Anna tu verras, camarade de cinéma, de mélodrame, de farce funeste, et dans les bras d’Artur et Kinga Preis tu te loveras, tu frémiras, tu souriras, tu t’attristeras, loin, le plus loin possible, du bonheur de malheur, de la joie à vomir de Ryan & Emma. Ou alors cesse aussitôt de nous lire et renonce à comprendre que, parfois, constamment, ce qui fait notre valeur et notre grandeur se tient dans un abîme de bassesse et d’absence de miséricorde. Le cinéma, a fortiori celui-ci, ce métrage du trop rare Jerzy, sert à montrer cela, à se purifier des mille inepties et impostures du mercantilisme immature, réactionnaire, nostalgique, fasciste, à se défaire du cinéma, afin de mieux le retrouver, de délivrer (délivrez-nous de la cécité généralisée) enfin un cinéma adulte, allégorique, incarné, désenchanté, drolatique, lyrique, psychique, matérialiste, réflexif et blessé – le cinéma de Léon et d’Anna, un cinéma pour toi et pour moi, voilà.   

   

Compartiment tueurs : Ceux qui m’aiment prendront le train

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Costa-Gavras.


Deux ans avant l’épuisant et pareillement « choral » Un homme de trop, Costa entrecroise cette fois (« seconde classe » ou « seconde main ») Le Crime de l’Orient-Express et La Corde, avec un soupçon, of course, de L’Inconnu du Nord-Express(motif retrouvé du crime sans mobile) : sous la petite et superficielle patine pop, tout ceci s’avère beaucoup poussiéreux et profondément creux, malgré (à cause de ?) une belle « brochette » d’actrices et d’acteurs non dénuée de valeur, de saveur, hélas réduits à faire leur piccolo numéro en solo, privés d’interaction véritable, chapelet de wagonnets renommés et non TGV méta, voire génocidaire (mentions spéciales à Pascale Roberts, superbe incendiaire trop tôt « refroidie », à Piccoli, piètre « pervers » constamment liquéfié, précocement liquidé ; notez itou les caméos de Nadine Alari en épouse dévouée, de Monique Chaumette en veuve émouvante et de Bernadette Lafont en « moulin à paroles » familial ; quant à Montand, enrhumé, énervé, il arbore un hilarant accent sudiste accentué). Débutant énergique adaptant l’intéressant Japrisot (ah, cet exemplaire prémonitoire du Capitaldans la valise du si lisse Perrin) et documentant (avec moins de talent, de drôlerie et d’originalité que Godard, pas vraiment À bout de souffle dans un similaire « exercice de style » faussement US) un Paris (un pays) définitivement révolu, en parallèle (et en pleine) de la (« salvatrice », davantage que dévastatrice) Nouvelle Vague, le réalisateur conclue son Cluedo molto verbal par une nocturne coda auto, poursuite filmée « à l’américaine » (récompenses pour l’opuslà-bas), en bord de Seine, avant la « révolution » des incomparables Bullittet French Connection. De l’humour, du rythme et du second degré (« Tout ça pour six briques ! »), Compartimenttueurs n’en manque certes pas, mais Gavras s’amuse bien davantage que le spectateur, surtout celui, en ligne, de 2017. PS : le plan du gyrophare policier se verra repris plus tard (sans les « blousons noirs » motards) par les ZAZ flanqués de Leslie Nielsen, moins rondouillard que le solide Pierre Mondy, oui...



Your Name. : La Nuit de la comète

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Tout nous relie ensemble et l’immensité des sphères aussi ? Presque, tant mieux ou tant pis.


Makoto Shinkai trouve son film imparfait, on ne le contredira pas. Mais l’on se doit de célébrer ses beautés par une poignée de feuillets en ligne, dans le sillage d’une œuvre très audiovisuelle qui n’oublie jamais, personnel plaisir premier assumé ou formation universitaire littéraire commune entre lui et nous oblige, la part de l’écrit, sur un carnet, une paume (celle de Rilke énamouré de ce mot en français, celle du Nolan de Memento), un cellulaire (textos allegro). Cela commence comme Peter Ibbetson (le rêve en duo), Dans la peau d’une blonde (Blake Edwards transgenre), cela se poursuit comme une relecture du mythe de l’âme sœur par Platon, de l’aventure d’outre-tombe d’Orphée à la recherche de son Eurydice enterrée, une variation sur les « paradoxes temporels » si chers à la SF, pas seulement celle de Tarkovski (Solaris, d’après Stanislas Lem, et sa planète-océan, mémoire-matrice ; remarquez aussitôt l’expo de photos judicieusement intitulée Nostalgia), une évocation des traumatismes atomiques, davantage que cosmiques, du Japon (Nagasaki, Hiroshima, voilà, voilà, cependant conjurés inextremis par un acte terroriste salvateur, par un exercice d’évacuation paternel), cela se termine comme une comédie romantique adulte à la mélancolie ferroviaire, à l’ultime rencontre, originelle, réelle, fi du virtuel, sur laquelle s’achève le film, pour la pleine satisfaction du spectateur, qui sait déjà répondre à la question des amants désynchronisés à propos de leurs prénoms respectifs. Personne, à vrai dire, ne doutait de cette fin-là, ne s’en surprend vraiment, happyend aux larmes joyeuses en rime avec l’ouverture attristée de l’éveil, Your Name. pouvant être lu en histoire d’amour onirique, quantique, pour happyfew tressés l’un à l’autre avec des liens multiples aussi serrés que les cordes du bondage, spécialité nippone (le leitmotiv du « fil d’Ariane » occidental scande le métrage, se retrouve dans l’activité de la grand-mère, le toponyme de la petite ville, l’accessoire capillaire ou de poignet, le cordon ombilical remémoré).



Shinkai joue sur les paires contraires, les oppositions de sexes, d’espaces, d’aspirations, de destins, de temporalités, il résout (rassemble) néanmoins tout cela viaun cercle dédoublé, figure géométrique « parfaite » présente à plusieurs reprises, du cratère au lac agrandi, des yeux expressifs aux travellings en contre-plongée (le De Palma de Obsession, Carrie au bal du diable ou BlowOutappréciera), en passant par la boucle du récit. À distance, au sortir de l’enfance, dans une adolescence prolongée en « adulescence », Mitsuha & Taki évoluent en vérité dans un cercle rouge à la Melville, ils obéissent à un fatum des instants et de sentiments finalement clément, puisqu’il leur accorde une seconde chance, à l’ombre des citations, des échos, des mots (notez que le jeune homme travaille comme serveur dans un restaurant rital nommé Il giardino delle parole, clin d’œil à un opus précédent du sieur Makoto, The Garden of Words, sorte de Blé en herbe avec Colette en cordonnier, que l’argument général résonne avec celui de La Tour au-delà des nuages, uchronie martiale sur fond d’amnésie sentimentale). La structure cinématographique interroge la réception économique : Your Name. devait-il triompher autant, au niveau du public, de la critique ? Convient-il de s’interroger, en sociologue plutôt qu’en cinéphile, sur les raisons d’un succès massif, toujours un peu suspect, un brin totalitaire ? En réalité, ce film très japonais – la nature primordiale, préservée, les relations intergénérationnelles, conflictuelles, une sensibilité à fleur de peau couplée, et pour cause, à une claire conscience du désastre – possède un parfum (grisant, souvent) d’universalité, car il s’adresse à l’espérance de chacun, de chacune, à cette idée (cette folie, maniaquerie, cette cause de désillusion, dépression) que l’on trouvera, que l’on trouva, celui ou celle qui nous comblera (double acception), saura remplir notre vide intime, équilibrer de ses différences « cristallisées » (à la Stendhal, certes) notre « manque » fondateur.



Les esprits forts, amers, cyniques ou lucides se gausseront de l’imagerie convenue de roman-photo pour ado (comparez, allez, avec le brillant La Traversée du temps de Mamoru Hosoda), de l’envahissante J-pop des Radwimps (effet clip récapitulatif à l’appui), d’une philosophie existentielle (consolation scolaire, puérile et « poétique » d’un sens assuré par les étoiles, d’une persistance-solidarité d’éternité) plus proche de l’astrologie (l’amour humain, les objets célestes, les trajectoires microscopiques et hyperboliques à la Mission to Mars, Gravity, Interstellaret tutti quanti) que de la doxa romantico-mortifère de l’opéra (Tristan und Isolde, disons), de la rassurante et confortable séparation proverbiale entre les amoureux malheureux bien que délestés des soucis, des vicissitudes de la vie terrestre en binôme (« Chérie, n’oublie pas de racheter du papier toilette en passant à la supérette ! ») ironiquement, irrémédiablement placée sous (toutes les latitudes, les époques) le signe de la corporalité, de la trivialité, de la mortalité collatérale. Les plus pervers apercevront deux fois la petite culotte de Mitsuha, encore un repère culturel (pas uniquement sexuel) de l’Archipel, dans sa course essoufflée pour rejoindre « l’homme de ses rêves », littéralement, mais ce bout d’étoffe s’avère autant immaculé (ne pensez pas à autre chose, bande de malintentionnés lexicaux) que le reste, que le film lui-même, si propre sur lui qu’il risque la pasteurisation, la stérilité, en dépit de son lyrisme avéré, limité, de sa proximité poignante avec la vérité de la fragilité, de l’éphémère, des réminiscences trop vite effacées, sur une main, dans un cerveau (la séquence des deux gamins grandis au sommet de leur Stromboli crépusculaire, creusé, à la Philip K. Dick, demeure l’acmé du métrage, le meilleur motif de le découvrir à la suite de sa sortie en France en décembre dernier).



Tandis que les professionnels de la presse écrite se gargarisent avec ce « nouveau Miyazaki » (on en rit, l’intéressé aussi, par modestie), soulignons l’apport déterminant de Masashi Andō, émérite directeur de l’animation ou auteur du characterdesign pour Satoshi Kon, Hayao M., Isao Takahata, accessoirement scénariste du superbe Souvenirs de Marnie signé Hiromasa Yonebayashi, loué par votre serviteur et similaire parcours à travers le Temps dans le continuum sans césure de l’image animée, écrin statique pourtant propice à l’émergence des âmes (des spectres colorés, endeuillés), dessinées (remarquez la touche méta de Taki en doué crayonneur amateur) ou live (la voix des acteurs se substitue à leur corps, notamment celles de Masami Nagasawa, starlocale à l’affiche de The Crossing de John Woo, ou de Ryūnosuke Kamiki, doubleur/transfuge des studios Ghibli). S’il traite avec assez de superficialité ses thématiques d’hier et d’aujourd’hui (le catastrophisme eschatologique, l’identité sexuelle), s’il frise la pénible galaxie d’un Lelouch de préférence aux vertiges réflexifs d’un Vertigo, Your Name. mérite largement son visionnage, son hommage, œuvre sincère et pas fière, généreuse quand bien même sirupeuse. Avec sa collision (ou collusion) harmonieuse de traditions (la mamie maligne), d’élections (géniteur inflexible, veuf de mélodrame maternel), de pulsions (la collègue de gastronomie gentiment irrésistible, un chouïa plus âgée), de religion (shintoïsme mastiqué), de correction (des événements, d’une nécrologie désormais faussée par l’interaction des durées, quitte à voir s’effacer les messages de la familière inconnue, mince trace numérique sur le sable é-mouvant du sablier stellaire) et de reformulation (la comète baptisée Tiamat, à la mode babylonienne, déesse des eaux et du chaos en avatar de la Grandmammare de Ponyo sur la falaise), Your Name. convainc et séduit, par-delà ses imperfections (pardonnables) et grâce à ses effusions (appréciables).



Laissons donc le temps (r)affiner tout ceci, le débarrasser de ses scories, permettre au talent évident du cinéaste autodidacte, salarié du jeu vidéo, énergique, ludique, guère contemplatif, pessimiste, de se de développer pleinement, à l'égal de ses prestigieux prédécesseurs évoqués par nos soins (cf. les libellés infra), sa juvénile lumière intérieure et extérieure enfin tamisée d’ombres, de noirceur chenue, sa part masculine/féminine pudiquement mise à nu. En attendant, contrairement aux protagonistes, ne pleurons pas, ne regrettons pas nos peaux ni nos émois d’autrefois, mais apprenons à retenir le nom d’un artiste du présent et sans doute promis à un bel avenir : Makoto Shinkai.

Noli me tangere

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Un peu de peep-show, please ? Merci, non, sans (contre)façon.


J’veux du cuir pas du peep show du vécu
Jveux des gros seins des gros culs
J’veux du cuir
Sade et Shade et Suzy Q

Alain Souchon

En « matant » hier soir en ligne, allant d’aller au plumard (pas de « rêves humides » en perspective), l’anodin et si placide documentaire (ceci expliquant cela, voilà) de Matthias Schmidt, intitulé a contrarioLa Tumultueuse Histoire des peep-shows (ZDF, 2013), avec son chapelet de témoins sereins, amusés, désabusés, nostalgiques, tout sauf caractérisés par une quelconque « perversité », tant mieux ou tant pis, on se dit que oui, un tel spectacle ne pouvait que naître, s’épanouir puis péricliter aux États-Unis (essaimage à l’étranger, en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, idiomatisme à la Michael Powell compris, Tom qui espionne les badgirlsde Soho avant d’immortaliser sur pellicule leur peur scopique). Avec sa vitre de séparation à la Beyoncé (Partition au Crazy), avec sa brièveté dûment monnayée (volet vite refermé, soixante secondes d’extase, pas plus, « épiphanie » minutée), avec son puritanisme à la fois explicite (effeuillage) et implicite (nul outrage), le peep-show représente une sorte d’essence de l’American way of life appliqué à la sexualité, au commerce, au travail « dans les marges » sociales et en exemple évocateur de la « culture pop » (case du programme télévisuel) contemporaine. Pain béni, rassis, pour les sociologues, les universitaires, les documentaristes scolaires, accessoirement les avocats (de Larry Flint) et les clients (de communautés seventies), le thème se prête volontiers à une extension (du « domaine de la lutte », camarade mise à nu par le capitalisme sinistre, spoliée de ton déshabillé par le « Système », exploitée avec la complicité des pouvoirs publics hypocrites, pléonasme naturel) aux dimensions de la nation (naissance immaculée, cagoulée, à la KKK de Griffith, gare au négro, bande de veaux WASP).

Voici donc l’Amérique faussement impudique, fondamentalement mercantile, l’invention de ce piège-à-cons (sans jeu de mots anatomique, Mesdames les « travailleuses du sexe ») en parallèle à celle du cinéma version Edison (« l’inventeur de la chaise électrique », nous rappelle doctement la voix off féminine, à défaut de nous filer la trique), attraction en solo de fête foraine, le kinétoscope (auparavant, antiquités de curiosités des « boîtes à regarder ») comme un œilleton agrandi, un judas de divertissement payant, à travers lequel voir défiler, il suffisait alors de savoir tourner la manivelle sur le coté, à l’instar des premiers cameramen, de multiples bougresses anonymes à l’exotisme dévêtu, sinon colonialiste (dans les bordels, les maquerelles font projeter d’autres bandes, propices à stimuler la libido des bourgeois, adeptes assez abjects mais souvent sentimentaux de la fesse financée). 1972, l’année du triomphe abyssal et mafieux de Gorge profonde, faut-il le rappeler, sonne l’avènement du processus« scopophile » (sacré Freud, bientôt suivi par Lacan ou l’essayiste féministe – et britannique, pays des videonasties – Laura Mulvey, apparemment, risiblement, obsédée par le regard masculinisé du Hollywood dit doré). Les films, en effet, prennent enfin vie, deviennent des performances, l’observation de vraies filles vivantes cadrées par la fenêtre autiste. Quarante-cinq ans plus tard cette (avortée, libéralisée) révolution de la chair (notez itou l’existence du « théâtre porno », actes sexuels non simulés sur scène), Internet change la (mal)donne et paraphe le retour en force du virtuel en direct, contradiction épistémologique, a fortiori lubrique, où les participantes se transforment en automates conciliantes, en mannequins forcément nus (mais pas à Auschwitz, contrairement à ceux de Christian Bernadac), en poupées téléguidées par le désir interactif de pseudonymes tranquilles chez eux (ou au boulot), dorénavant camés à la webcam.



Le triangle vaudevillesque voyeurs/exhibitionnistes/gérants (proxénètes, affirment les mauvaises langues pas seulement salaces) subit à son tour une métamorphose, les hébergeurs de sites ou les publicitaires récoltant désormais leur part d’un gâteau guère prohibé, englouti en secret. Dans le sexe à la carte (bleue, internationale) mondialisé, le corps disparaît une seconde fois, remplacé par une pure image en apparence obéissante, constamment disponible, jambes écartées, et plus si affinités, sur la mosaïque éclatée de la modernité fantasmatique. Davantage rapprochée, zoomée, irrémédiablement hors d’atteinte en dehors du rectangle de l’écran domestique, la strip-teaseuse aguicheuse ou boudeuse officie à domicile, sur son lit, le PC à la Pomme posé tout près de son intimité pixélisée, histoire de dialoguer en « temps réel » avec les internautes de partout et nulle part, échanges polyglottes dans la lingua franca anglophone. Disparue, la relique teutonne de la couche tournante (comme les tables de Hugo) à la Swan (celui de Phantom of the Paradise) ou à la Holly Body (la souris aryenne, très pénétrée par son dédoublement « bon enfant », de Body Double), avec ses cabines disposées autour d’elle en structure circulaire, aux limites du panotique carcéral étudié par Michel Foucault. Au centre du cercle imparfait, rouge de la honte sociétale, du tabou politiquement correct, marxisme amateuriste entendant faire le bien des « victimes » contre leur gré, les protéger, d’elles-mêmes, des mâles par définition haïssables (tel le moi pour Pascal), brillait le « soleil noir de la mélancolie » d’une danseuse en serpent baudelairien essoufflé, fatigué, attristé, star s’exprimant en espagnol à propos de « vie sauvage » ou sa consœur tatouée, maquillée, en train de se préparer son repas dans une arrière-salle dépressive du coloré, déserté, bâtiment (le bonimenteur racole en vain le pékin dématérialisé) de malheur.

La tristesse pour ainsi dire congénitale du X sourd ici aussi, avec une ampleur de première main (Change pas de main, veille Paul Vecchiali), dans la grisaille du matin, la salariée assermentée, ensommeillée, réveillée par une alarme électronique impitoyable. En coda significative, les membres de la « coopérative » sise à San Francisco, en majorité des jeunes femmes, ferment leur club pas si lusty, mettent « la clé sous la porte » à l’heure d’une téléportation (du business) ad hoc, bien que dépourvue de Monsieur Spock. Fin du doc, fin d’une époque, bye-byeà la trouvaille à petite monnaie, à billets avalés par la fente (vaginale) mécanique, au morceau de verre ouvert sur un aquarium de stupre et de masturbation, « homme de ménage » blackà l’appui. Gentlemen aux allures d’ectoplasmes, allez donc vous astiquer ailleurs, satisfaire à demeure votre envie de voir, de ne surtout pas toucher (« Je n’aime pas toucher les gens » dit candidement une longue brune, itou rétive à jouer les lolitas, en écho aux gants portés par les professionnelles du cheptel du Horse récemment portraiturées par Frederick Wiseman, terrifiées à l’idée de se toucher entre elles durant leur chorégraphie d’ennui, let’s fuck Paris). Peu importe la grille de lecture adoptée, les explications savantes ou les évocations pragmatiques, le peep-showdéprime autant et mille fois plus que les bluemovies, car il exhibe cruellement, banalement, frontalement, une éphémère association de solitudes, une mitoyenneté absolue, faussée dès le départ, une incarnation paupérisée, concrète, de leur abstraction priapique et mélancolique. Par-delà l’amas de morales, de législations, de raisons, éclairées a giorno loin de l’apparat du sexe filmé, de sa temporalité particulière, la médiocrité, la fragilité, la frustration, la déréliction, vous sautent au visage, encore plus rapides et désolantes qu’une éjaculation stérile – triste chair (mallarméenne) et tous les livres lus, il ne reste plus qu’à écrire sur ces femmes attachantes, itinérantes et vaillantes, à les découvrir vraiment, à des années-lumière de néons notoirement éteints.   


Une hirondelle ne fait pas le printemps

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Sociologie du cinéma ? Subjectivisme financier de saison.


Le Printemps du cinéma vient donc d’atteindre cette année sa majorité ; lancée en 2000, dans le sillage de la Fête du cinéma (elle-même organisée près de cent ans après la naissance du « septième art » version Lumière), par la puissante FNCF (synergie de syndicats émergée à la Libération, une vingtaine environ, « catégoriels » ou non, à Paris et en région, en charge de quasiment la totalité du parc français des salles), l’opération, étalée sur trois jours, du dimanche au mardi, vise à développer la fréquentation par un abaissement du prix du billet, disons de moitié (au lieu de huit, quatre euros). En dix-huit éditions, le visa (« choses vues » et entendues, en effet) du « voyage immobile » (tous les cinéphiles personnifient le capitaine Nemo, même sans sous-marin) connut une inflation modérée, puisqu’il débuta au coût de trois euros et une poignée de (dollars) centimes. Avec un nombre d’entrées vendues évalué en moyenne à deux millions, avec un box-office hebdomadaire établi autour de quatre millions d’entrées (2008 en acmé vers les sept, stimulée par le « phénomène », sociologique davantage que cinématographique, de Bienvenue chez les Ch’tis), c’est-à-dire le double du chiffre sur une «  simple » semaine synchrone d’avant l’événement, la manifestation, plutôt bien placée dans le calendrier (radoucissement des températures, y compris à l’approche de la « fièvre électorale » ponctuelle des présidentielles, rallonge et avant-goût des « beaux jours », retour des robes légères, présage de l’été presque à portée de main, trimestre toutefois humidifié par les célèbres « eaux de mars » de Tom Jobim, les surprises d’avril, meurtriers ou pas, rajouterait Robin Cook, la liberté de mai à la Chris Marker), « fonctionne » indubitablement (d’où sa pérennité) tout en profitant au cinéma français, assez largement présent dans le défilé des « tiercés gagnants ».


Citons ainsi, par ordre d’apparition à l’écran de la chronologie : Le Goût des autres et Le Libertin (2000), Stalingrad (du très cosmopolite Jean-Jacques Annaud) en 2001, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, Monsieur Batignole + Amen. l’année suivante (trois titres hexagonaux, so), Une vie à t’attendre et Malabar Princess en 2004, après l’absence remarquée de l’année précédente (trustée par Eminem, Woody Allen & Steven Spielberg), Tout pour plaire et Boudu(2005), Du jour au lendemain ou Essaye-moi en 2006, La Môme (Marion maintenant materne) en 2007, Dany Boon flanqué d’Olivier Marchal (intense, sombre et sudiste MR 73, 2008), Welcomeà Coco(2009), L’Arnacœur ou La Rafle en 2010, le bien nommé Ma part du gâteau (2011), Cloclo qui joue Les Infidèles en 2012, Jappeloupsautant par-dessus 20 ans d’écart en 2013, un FistonSupercondriaque (2014) et, last but not least, Un homme idéal en 2015 (pour 2016, le risible Revenant de Leonardo DiCaprio voisine avec la Divergente, troisième volume, de Shailene Woodley en pleine zoophilie uchronique, ta mère, de Zootropie). Tout irait par conséquent pour le mieux au territoire merveilleux des images animées ? Bien sûr que non, et d’autres statistiques modèrent l’enthousiasme des exploitants, toujours prompts à se lamenter à propos de n’importe quoi (épuisant « sport national »), surtout de leur petit magot d’épiciers, en réduction certes constante depuis les années 50. En effet, suite à l’avènement de la TV (généraliste ou spécialisée), de la vidéo (en VHS ou DVD/BR) et d’Internet (du piratage, son corollaire), la cinéphilie (au sens le plus élargi du terme) évolue, se modifie, en France, en Europe, dans le monde entier, avec une tendance globalement (adverbe idoine) à la baisse, contrée par les parades provisoires et multiples de la création des « multiplexes » (justement), des cartes d’abonnement, par la tenue de festivals locaux, par la mise en place des perfusions télévisuelles (meilleur ennemi, public ou privé), le relais des médias (acteurs intronisés au JT VRP de leur camelote co-produite à/par la chaîne) et la manne nébuleuse, avantageuse (diminution d’impôts pour l’écot) des fameuses SOFICA, l’ensemble assorti d’une offre en hausse, plus de six cents opus depuis 2012 (profusion comparable-parallèle à celle de l’édition, où, pour aller vite, de plus en plus de livres paraissent à chaque « rentrée » pour de moins en moins de lecteurs, promis à l’abandon du pilon).


Avec, allez, deux cents millions d’entrées sur l’année (ratio de trois et des poussières par habitant), la part du cinéma français régresse et se stabilise depuis vingt-cinq ans à trente-cinq pour cent, avec des pics à quarante-cinq, bien loin du cinquante atteint en 1979 ou du quatre-vingt-cinq de « république bananière » acquis durant la Seconde Guerre mondiale, et pour cause (ah, l’âge d’or et brun de la Continental, mon maréchal !). « Ogre » américain serein, une cinquantaine d’items régulièrement millionnaires, le mémorable épisode tragi-comique de la défense d’une insaisissable « exception culturelle » à Bruxelles : tout ceci dessine la cartographie un brin dépressive de la cinématographie perçue sous un angle économique de ce début de siècle, manichéisme paresseux, finalement rassurant (arrogance hexagonale proverbiale, afortioridans le domaine esthétique) du « eux contre nous », mise à jour en 2.0 du village gaulois résistant pied à pied, mercredi après mercredi, en dépit de la prolixité des sorties, de leur brièveté d’exposition, stakhanovisme d’amnésie en partie dictée par la périodicité des diffusions à la TV, contre les Barbares de Hollywood (l’Asie s’éveille à peine, paraît-il). À un niveau qualitatif, guère de raisons de se réjouir non plus, en vérité. Sans même revenir sur la liste des films précités, chapelet franco-français, à deux ou trois exceptions près, et encore, significatif d’insignifiances (hélas, pas à la Nicolas Roeg !), le palmarès alterne avérées réussites (La Cité interdite en beau mélodrame historique, la reprise de L’Exorcisteavec en bonus sa tête de gamine dévissée à trois cents soixante degrés, sa marche inversée d’araignée sur un escalier, dispensables contorsions superfétatoires de farces et attrapes, le GranTorinomaso, pas facho, d’Eastwood), œuvres sympathiques mais foncièrement anecdotiques (La Ligne verte, 8 Mile, Shutter Island), ratage « diabolique » (Le Rite) ou auteuriste (le surfait Traffic), probables « abominations » (Hitch, expert en séduction, Underworld 2, Le Come-Back, World Invasion: Battle Los Angeles, Projet X, pas celui avec Estelle Desanges, tant pis) ou outsidersà visionner, qui sait (le 10 000 d’Emmerich, Le Monde fantastique d'Oz de Raimi, le Monuments Men de George Clooney, who else ? et American Sniper de l’increvable Clint, un chouïa polémique).


Par-delà les possibles raisons collectives de l’érosion, de la stagnation – « sinistrose » de l’interminable « crise », insécurité désormais « intériorisée » du terrorisme –, à nuancer par le souvenir du plébiscite scopique des années 30, de l’Occupation, périodes pourtant peu propices à l’euphorie (ceci expliquant peut-être cela), malgré l’éclaircie « mythique » du Front populaire, au-delà de la répartition en nations (vingt-quatre titres originaires des USA sur cinquante-et-un), en « genres » (comédie, fantastique, horreur, guerre, drame, péplum, historique, biopic, comédie romantique, polar, science-fiction, animation), demeure un double constat. Premièrement, et contrairement à la volonté de diversité affichée, d’émulation revendiquée (les grosses « locomotives » mèneraient vers les plus humbles et méconnus « wagonnets »), méthode Coué appliquée au grand écran (variante livresque : un fidèle de Marc Levy finira bien par lire du James Joyce, par élémentaire influence de l’environnement bibliophile), l’échantillon se signale par son homogénéité, son caractère consensuel. Voici des films qui ne choquèrent personne, qui ne révolutionnèrent rien, et assurément par leur propre forme d’expression, leur discours intrinsèque. Si l’on désire goûter à une quelconque altérité, sinon à une réelle radicalité, il convient de se tourner vers d’autres supports, d’autres espaces, comme naguère, au siècle dernier, la bande magnétique ou les cinémas « de répertoire », « librairies » de films, à domicile ou excentrées, permettant une éducation cinéphilique apriori« équilibrée », émancipée, curieuse et joyeuse (« à titre personnel », on choisit de visionner Your Name. en VOST en soirée, en streaming, la veille, dans un relatif confort domestique et une gratuité « en trompe-l’œil », au lieu d’assister en salle provinciale à la séance unique du lendemain, en VF et début d’après-midi).


Ensuite, en conséquence, les spectateurs, Printemps du cinéma ou pas, « consomment » ce qu’on leur propose, à faible ou forte dose, s’égarent rarement hors des rails du travelling bien droit de la distribution répandue, promue, massive, voire clairement hégémonique. Alors que l’opération pourrait autoriser des « chemins de traverse », une exploration (un dépaysement) à moindre frais, les (mauvaises ?) habitudes perdurent. Se désoler avec hauteur ou snobisme de « l’instinct grégaire » du public (en happyfew« relou ») revient à s’aveugler sur l’illusoire ou fragile variété de la filmographie disponible en salle, quand bien même certains établissements se targuent de posséder un « classement art et essai » (du CNC), tandis qu’ils n’hésitent pas à diffuser à longueur de semaines le pire de l’imagerie mercantile, sous l’alibi rassis du « produit d’appel » censé amener à fréquenter des « créations » miraculeusement délivrées du calibrage, du « formatage », au prix d’une relative « difficulté » supposée de réception. Uniformité des artefacts, des envies, des pratiques – lever ensemble la tête dans la même direction, s’émouvoir à la même scène, sortir du sanctuaire à pop-corn au même instant, cette unanimité dénote quelque chose d’automatique, de fantomatique, de dérisoire, d’inquiétant, d’ouvertement fascisant, n’en déplaise aux belles âmes du « partage », de l’œcuménisme, aux « croisés » de la salle, de la solidarité –, causes et conséquences réversibles : ce printemps-là sent l’élevage, la série, la batterie, la négation du moindre soupçon, hitchcockien ou non, d’individualisme, de différenciation, de marginalité, d’originalité. Peu importent, in fine, la vulgate démocratique et hypocrite (au lendemain de 1789, la colonisation se met en place, avec les meilleurs motifs-intentions de la bonne conscience dite de gauche, préoccupée d’éclairer les « peuplades » de leurs Lumières d’empires en sursis), l’ersatz d’encyclopédisme audiovisuel à visée sociétale (disposer de tout, tout savoir ou presque, vivre au sein d’un similaire destin national) : ni les hommes (ne parlons pas des femmes !) ni les films ne « naissent libres et égaux en droits » (allez demander, si vous l’osez, à l’obèse Besson), ni les « niches » commerciales ni l’atomisation sociale ne sauraient disparaître d’un coup de baguette filmique, à la faveur d’un ticket au rabais, d’une trinité laïque de journées censées recoudre illico le tissu hexagonal déchiré en « communautés », clergés, chapelles, cacophonie d’avis et de vies oublieuses de la tangente vaillante, stimulante, conciliante.


Dispositif à fric au filigrane utopique, normatif, le Printemps du cinéma ne rassemble qu’en surface, en apparence, et n’annonce aucun véritable regain (persistance de Pagnol) dialectique entre l’autre et le familier, entre l’universel et le singulier, entre l’événementiel, par définition ponctuel, et « l’éternité » d’un désir de différence, de renaissance, de partance. Et si la rose, de préférence celle de Bette Midler au totem à épines du machiavélique Mitterrand, de ses navrants descendants (évitons d’évoquer la pitoyable droite), nécessitait l’hiver du regard, de la sécession, du refus, afin de pleinement s’épanouir ? Le cinéma, celui qui nous intéresse encore, en tout cas, se contrefout des prophylaxies printanières et n’aspire qu’à la sauvagerie, à l’indépendance, à l’intelligence et à la beauté d’une existence miroitée, transcendée, immanente et bouleversante dans sa proximité à distance.         
           

Le Voyage en Arménie : Ararat

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La goûteuse cerise de l’ami Abbas ? Non, délectons-nous aujourd’hui d’un khorovadz !


En pensant à Arsinée Khanjian

On apprécie depuis longtemps le cinéma de Robert Guédiguian, pas seulement parce qu’il portraiture en partie une ville que nous aimons, connaissons, où nous naquîmes, où nous vécûmes, comme aucun avant ni après lui : il existe mille Marseille, sur et hors de l’écran, et le sien paraît peut-être le plus juste, le plus immanent, le plus métaphorique, tandis que celui d’un Pagnol s’étend à la Provence, que celui d’un René Allio s’entiche de Brecht (La Vieille Dame indigne, déjà sis à L’Estaque), que Bill Friedkin se servit de la ville violente en décor spectral du prologue de French Connection, à l’instar de l’Irak du Nord hanté de l’ouverture de L’Exorciste. Verneuil (autre célèbre « Arménien de France ») y inscrivit ses souvenirs, Melville ses résistants, Bourvil en Corse d’occasion et Ventura à bout de souffle, Deray ses truands (ou son marginal), Yves Robert sa mémoire d’emprunt, gloire et château parentaux d’enfance unique, cosmopolite, Fernandel son Honoré chanté, Jean Reno son increvable Immortel, Rachid Bouchareb ses mémoriels Indigènes, Jacques Perrin son juge Michel à moto, Beineix sa Lune à la Goodis (ou les lions de Roselyne), Michel Blanc son ombre de rue, Robert Parrish le « contrat » de Michael Caine (irrésistible BO de Roy Budd), Olivier Marchal son flic (et flingue) dépressif (pléonasme), Michael Curtiz son Bogie flanqué de notre Michèle (Morgan) en ersatz de Casablanca, Paul Carpita ses dockers en grève (pléonasme, bis), José Giovanni ses mafieux malchanceux (thème musical addictif du grand François de Roubaix), l’inénarrable Alain Bévérini une adaptation tronquée de Jean-Claude Izzo, qui ne fit certes pas d’ombre à Delon en Fabio Montale télévisé, Demy sa Mathilda et son Montand de papa pour l’inceste ludique, dansé, du 26, Bertrand Blier sa banlieue ensoleillée, blessée, et Jacques Audiard son prophète de prison, surtout d’opérette (par bonté de charité, on taira le probable et récent ratage du sieur Kad Merad).



Guédiguian lui-même, outre ses « contes » d’ancien communiste encarté, recyclé en désenchanté combatif, en chantre modeste, entêté, d’une « conscience collective » à réinventer, redynamiser, cartographia la solaire et tragique « cité phocéenne » en pur espace de « film noir », dans le remarquable La ville est tranquille(intitulé ironique), mélodrame maternel (et choral) dont Le Voyage en Arménie inverse la relation principale : non plus une femme cherchant à sauver sa fille de la came mais une cardiologue très directive à la poursuite de son paternel malade en terre natale. L’opus marque d’ailleurs une nouvelle direction, davantage qu’une réelle rupture (Lady Jane, Les Neiges du Kilimandjaro, Au fil d’Ariane reviendront dans la « capitale » sudiste), de la filmographie, entamée par un précédent biopic mitterrandiste,Le Promeneur du Champ-de-Mars ; L’Armée du crime(2009)puis Une histoire de fou(2015) creuseront le sillon des origines, sous un angle doublement historique, néanmoins le regard politique persiste, autant que l’esprit d’équipe, de « troupe » (familiers réguliers rejoints par les excellents Simon Abkarian et Serge Avédikian, par le subtil Jalil Lespert, découvert naguère dans Ressources humaines, par le jovial Marcel Bluwal de Vidocq ou de Frantic, par la sensuelle Chorik Grigorian). En réalité, depuis une quarantaine d’années, depuis le liminaire Dernier Été (débuts positionnés sous le signe explicite de la mélancolie), Guédiguian, sous des dehors divers, élabore une Comédie humaine de poche, de cinéma (candide, pas naïf), constamment plaisante et pertinente, adresse des clins d’œil à Fassbinder (À la vie, à la mort ! et son cabaret « décadent », récalcitrant), à Duvivier (À l’attaque !, avatar méta, sur l’art du scénario, de La Fête à Henriette), à Truffaut (Marie-Jo et ses deux amours, sorte de Jules et Jim au large du Frioul, pourtant pas celui de Pasolini, admiration avouée du réalisateur). Essentiellement, il universalise le particulier, interroge la société (la communauté) par un tressage de trajectoires individuelles, s’enracine avec gravité, légèreté, dans une imaginaire à la Pagnol, à la Renoir, deux références auxquelles on pense en partance cette fois pour Erevan.     



Le métrage commence par une scène de danse (Madeleine Guédiguian, douce adolescente liseuse de ses parents, au prénom proustien-hitchcockien) sur fond peint de mont Ararat (Robert connaît-il le film d’Atom Egoyan ? Assurément). Il va s’agir de pénétrer la toile à l’arrière-plan, de lui conférer profondeur et chaleur, quitte à provisoirement quitter le « nid » marseillais. L’odyssée, au vol en avion figuré par une animation volontairement élémentaire, scolaire, que ne renierait pas le Bill Douglas (similaire « artiste engagé ») de Comrades, ne s’apparente pas à un « dépliant touristique », Dieu (chrétien) merci, moins encore à des retrouvailles autobiographiques entachées de pathos mal placé. Tel le Jia Zhangke de A Touch of Sin, Guédiguian, tout sauf documentariste, cependant (prêtons-lui plutôt l’étiquette pratique de « moraliste »), dresse un « état des lieux » du capitalisme désormais mondialisé, l’argent sans odeur, sans couleur, en linguafranca des échanges internationaux et locaux. En Arménie aussi, on fait du fric, pays jeune (à la matrice de génocide), pays de pierres (bibliques), pays d’humanitaire, d’affaires et de trafic flagrant (de médicaments, comme le Kurdistan de My Sweet Pepper Land). Au « quartier lointain » rapproché, enfin rencontré, Anna, intraitable bobo en habit blanc de soignant, sainte rouge de bord de mer, de Mercedes grise et de talons hauts, va lentement et radicalement apprivoiser une terre (sujette aux tremblements, au traumatisme « ethnique »), des gens, une lignée, elle-même, quelques mots de sa langue « paternelle » en visa vers soi. Si le récit éducatif, initiatique – co-écrit par Marie Desplechin, la sœur d’Arnaud, auteur de « littérature jeunesse » paraissant faire sa propre auto-critique de CSP+ –, ne surprend jamais (on sait comment tout ceci va finir, on suppute vite la réconciliation familiale finale, la décision du géniteur de ne pas rentrer), il charme en permanence par sa capacité à se transcender viala caméra. Guédiguian, vrai cinéaste, ne joue pas au guide, au tribun, au théoricien, au politicien : il donne à voir la noblesse et la misère du réel avec une distance (une précision) assez exemplaire, rétive à l’embellissement, au misérabilisme, au catastrophisme, maux récurrents de l’imagerie hexagonale quand elle se pique de spectacle estampillé social.



Film pluriel et sensuel, Le Voyage en Arménie convoque avec discrétion, obstination, le mysticisme d’un Tarkovski, voire d’un Cimino (sens de l’espace, de son vaste mystère cosmique, de son architecture religieuse victorieuse même du soviétisme) et les « natures mortes », tellement vivantes, du Déjeuner sur l’herbe (l’interprète de Schaké possède un érotisme radieux, immédiat, semblable à celui de Catherine Rouvel, bien que lesté d’une part d’ombre de danseuse seins nus, sinon de prostituée déniée, dans une boîte à mecs, allégorie marxiste transparente de l’exploitation en promesse d’évasion, sexuelle ou géographique). Sous l’arbre (du Sacrifice, davantage que de Terry Malick), Barsam offre à sa chère progéniture quatre pêches bien mûres dans une serviette immaculée, gage juteux de la filiation reconquise, graal organique du lien (« fil d’Ariane » en effet) intergénérationnel et sentimental recousu. Ailleurs, en hélico, le médecin au lapin posé par le louche businessmanà moustache contemple – nous le contemplons pour elle – un panoramade collines à l’allure de corps féminin, de nudité alanguie, éternelle, au-delà des manœuvres et des manigances du temps présent ou passé, sanguinaire ou prospère. Dans cette volonté d’allier une trame très simple, à la limite du ressassé (cf. Le Voyage du père avec Fernandel, disons, Hardcore« accentué »), à un champ des possibles qui l’excède, l’infuse, l’irrigue à la manière de la musique immersive (a fortiori en Dolby 5.1), vocale et instrumentale, du doué Arto Tunçboyaciyan (ponctuations de Verdi, Mozart et Satie), réside la part la plus envoûtante et vaillante de l’ouvrage, portrait de femme et de métropole (altérité mêlée de trivialité, donc), chant d’amour dédié à un visage et à un paysage singuliers, fraternels. Avec Voyage en Italie, Rossellini, à l’ombre de Pompéi, sondait les cendres d’une passion in fine ressuscitée ; avec Le Voyage en Arménie, Robert Guédiguian se situe dans l’instant, sans amnésie relève le pari du futur.



Anna (le générique de fin souligne ce que le film doit à Ariane Ascaride, irréprochable actrice et co-scénariste primée à Rome, ou au fidèle Renato Berta, brillant directeur de la photographie – L’Année des méduses, Au revoir les enfants, Adultère (mode d’emploi)– en charge des premiers jours de tournage, avant l’arrivée de Pierre Milon, émérite complice de Laurent Cantet, Entre les murs ou non), sous ses faux airs de justicière dans la ville, d’étrangère candide, argentée, fière, robuste, butée, fragilisée, de reine armée véhiculée par un vieux serviteur énamouré, nous entraîne avec elle dans son élan de retour et de désamour, d’emprise et de « responsabilité ». Elle se laisse envahir par la beauté des lieux, des gueux, elle règle leur compte aux dangereux, elle assiste de ses yeux aux fiançailles subites de sa « fille d’Arménie » avec un « beau ténébreux » au front couvert d’une écharpe rouge (décidément) en tissu d’acquiescement, d’union à demeure. La coiffeuse ne partira plus, ne partira pas, pas plus que le toubib français dans son dispensaire itinérant, venu soigner les gosses et les mères sans ressources mais pas sans sourires ni courage (majuscule incluse). Contrairement à eux tous, belle cohorte populaire, sincère, altière, que l’objectif sait saisir superbement, avec un subjectivisme sonore de voix off, de rimes-réminiscences de montage (signé Bernard Sasia), l’héroïne reviendra au port d’Albert Londres, « porte du Sud » ouverte à tous les migrants dès ses commencements (il existe des « Arméniens de Marseille », il en existe itou des Corses). Le Voyage en Arménie s’achève au bord de l’aéroport, par un vieil homme en train de pleurer sans s’apitoyer, de formuler à son amie (l’amitié avec le « général », impeccable Gérard Meylan, pourrait évoluer en romance, en écho au couple plébiscité de Marius et Jeannette, loin du mari compréhensif, éphémère et attachant Jean-Pierre Darroussin) son vœu de voir un jour le sommet enneigé, bienheureusement privé de minerais à monnayer, « rendu » par la Turquie à l’Arménie. Aucune amertume dans ses propos, nul désaccord rassis, a contrario, une reconnaissance de cœur et d’identité – des hommes comme lui, comme nous tous – en support de paix prochaine, d’harmonie regagnée.

Robert Guédiguian, accessoirement soutien pardonnable des discutables parangons (d’une « utopie » gauchiste) Benoît Hamon & Jean-Luc Mélenchon, ne craint pas le soulignement, la générosité du trait (forcé, trop simplifié, lui reprochent ses détracteurs ou ses amateurs de malentendu) et il fait figurer dans le cadre, à droite, une grue, rouge, of course, en métonymie réaliste d’une histoire qui reste à construire, à écrire, à filmer. Son Arménie à lui, irréductible à une quelconque exclusive, autarcie, s’adresse à chacun, à chacune, à ceux qui rêvent encore de lendemains meilleurs et s’avèrent, de force ou de gré, prêts à agir afin de les faire advenir, au prix d’une balle (de trois), d’un brushing, d’une étreinte ou d’une larme silencieuse, retenue. La grâce et l’urgence de ce beau et grand petit film méritent amplement sa redécouverte (sortie en 2006) adulte et alerte – ne craignez pas d’embarquer pour votre intériorité, de déguster un film-café fort et tendre, fluide et corsé.   
         
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