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Tournage dans un jardin anglais : Les Duellistes


Une vie et deux ou trois opinions à partir d’une galette neuve presque gratuite.


Franchement, on ne donnait pas cher de la peau de Michael Winterbottom après le catastrophique The Killer Inside Me(Jessica Alba bêtement tabassée par le frérot de Ben Affleck, Jim Thompson s’en marre encore et nous itou) ni de celle de Steve Coogan, découvert en journaliste gérontophile pour le loupé Philomena de Stephen Frears ; quant au cinéma méta, sous-genre en soi, il nous donnerait plutôt la migraine que la trique (cf. la queue et la tête du titre original animalier, jeu de mots idiomatique sur cock et bull), même porté par des Auteurs de valeur (alourdis cependant de nombreuses réserves, appréciez, s’il vous plaît, l’alexandrin taquin) comme Federico Fellini ou François Truffaut : à tout prendre, le cinéma peut certes longtemps continuer à se regarder le nombril au miroir de l’écran, dans un espace-temps autarcique et narcissique, geignard ou jovial (l’impuissance italienne et la chorale française, on s’en contrefiche assez) mais alors à l’intérieur d’histoires ou de supposés genres (l’horreur, mon saigneur) nourrissant la réflexion de chair extérieure, fictive et documentaire à la fois, en carburant narratif et théorique (je pense au Voyeur, à Body Double, à Mulholland Drive, belle trinité à côté/au cœur du sujet) – évitons les mystifications et gardons-nous d’évoquer en outre le cas (d’école) d’un Quentin Tarantino, parangon de la post-modernité cinéphilique, ex-gérant de vidéo-club boulimique et oisif pris pour un vrai cinéaste, sinon, désormais, pour un historien (l’Histoire, ce roman fondamentalement national, à la sale saveur nationaliste, souvent écrit par de piètres scénaristes assermentés), signe symbolique et risible d’une époque médiocre (les autres ne valent mieux) où l’on confond un transparent président de région avec un chef de gouvernement épris de normalité, à présent de liberté (l’égalité, la fraternité, il doit laisser cela à la meute cynique d’insupportables candidats à ses basques, hallali à la Oscar Wilde sur le Pouvoir qui les fait tous saliver, bander, mouiller, tant pis pour les serfs et les outsiders priés d’aller voter, de désigner dimanche leur prochain chasseur, ou leur Diane chasseresse décolorée, merci à la parité).


Parlons donc de cinéma, cela nous détendra, nous calmera (quoique) : Tournage dans un jardin anglaisraconte la transposition du Tristram Shandy de Laurence Sterne, matrice plus ou moins apocryphe (elle-même sous influence cervantesque ou swiftienne) de notre Jacques le fatalisteet son maître (Denis Diderot néanmoins davantage libertin que le vicaire d’Angleterre), dans le cadre surcadré, au carré, d’une production à petit budget (comment, dès lors, faire croire à une bataille belge, au spectaculaire de sa reconstitution en ersatz des morceaux de bravoure géométriques de Stanley Kubrick selon Barry Lyndon ? L’arrivée d’une star de la TV, ufologue fictionnelle de Vancouver émigrée à Hollywood, pourrait arranger l’affaire financière, Gillian Anderson se prêtant avec séduction et sourire à son caméo de gourgandine magnanime, pas encore flic féministe et frigide du surfait feuilleton The Fall pour la petite lucarne britannique) menée par un duo d’aimables bouffons (Stevie C. flanqué de Rob Brydon, faux sosie décati de Hugh Grant en faire-valoir lui volant quasiment chaque scène, le tandem achevant son numéro à la Laurel et Hardy dans une salle de cinéma en bordure de générique final, lieu idoine pour évoquer la possible tension homosexuelle sous-jacente de leurs échanges, légendaire spécialité insulaire, et se livrer à de savoureuses et spéculaires imitations d’Al Pacino, dans Le Parrain ou pas, sans omettre un soupçon de Barbra Streisand) présentés en introduction au maquillage, filmés en sages champs-contrechamps de making-ofintégré à la diégèse, les suppléments superflus du DVD (malgré un fou rire communicatif de Keeley Hawes en train d’être honorée, habillée, par son époux de pellicule au mécanisme lockesque, voire pavlovien, ou un délectable entretien d’un quart d’heure insitu de l’acteur l’incarnant avec le conservateur du musée domestique dédié à l’écrivain – vous suivez ?) rendus caducs par le procédé du work in progress dédoublé (le film dans le film se raconte avec ingéniosité, légèreté, s’alimente à la persona, à l’image publique de ses protagonistes-têtes d’affiche, retrace son élaboration jusqu’à sa réception, fraîchement accueilli par l’équipe en partie déjà disséminée, l’esprit ailleurs, grande famille provisoire séparée aussitôt).


Adaptation réduite et réussie d’un roman (lui-même réflexif, bien avant que le concept n’effleure la langue et le discours des contemporains) réputé inadaptable (paresse de langage et manque d’imagination des équivalences, allez demander ou visionner ce que fit, brillamment, David Cronenberg du Festin nu de William S. Burroughs puis de Crash de James Graham Ballard), suivie avec un enthousiasme et une gaité constants, surprenants (pour les raisons supra), le métrage de Winterbottom doit beaucoup au signataire de son script drolatique, subtil et lucide, Frank Cottrell Boyce, déguisé du pseudonyme de Martin Hardy (comme Thomas, avec ou sans relecture de Tess d’Uberville par Gérard Brach et Roman Polanski ?), collaborateur fidèle et enfui (avec cet opus-ci) du réalisateur, autant qu’à une troupe exemplaire du jeu outre-Manche (les deux comparses dissertent à un moment sur la retenue providentielle, la placidité expressive du cinéma par rapport à l’interprétation télévisée), mélange de réalisme, d’ironie et de sensibilité ; on citera par conséquent, avec un plaisir évident, les principaux noms d’une distribution à l’unisson, très à l’aise dans l’exercice délicat de se représenter, d’incarner son métier, tout en esquivant, modestement et pudiquement, l’étalage de son insaisissable intériorité, la pénultième apparition paradoxale (du comédien) de la poupée russe emboitée censée détenir, exposer, l’essentiel soi : Ronni Ancona en attirante productrice à poigne, l’enfantine et musicale Shirley Henderson (Susannah/Shirley, pas York ni Temple), Naomie Harris & Kelly Macdonald, paire féminine différenciée par trois lettres (Jennie versusJenny), leur couleur de peau opposée (cosmopolitisme d’Albion dont même la ruralité fermée de la série Inspecteur Barnaby témoigne dorénavant) et leurs rôles respectifs (maîtresse-assistante férue de Robert Bresson ou Rainer Werner Fassbinder, le premier traducteur notoire, assisté par Jean Cocteau, d’un épisode du Fataliste devenu l’envoûtant Les Dames du bois de Boulogne, contre épouse-mère venue visiter son acteur préféré le temps d’un week-end) – du côté des messieurs, nommons Roger Allam (supérieur paternel du jeune inspecteur Morse) en agent proposant des ouvrages navrants (un brin de pédophilie by HBO, on en sourit), Stephen Fry en exégète, Ian Hart en scribe rasé + Dylan Moran adepte des forceps et de melon explosé, sorte de fusion des jumeaux Mantle de Faux-semblantsà lui tout seul.


L’alerte réflexion en action sur la création, la connexion des contradictions, les correspondances et les dissonances de l’existence, les affres et les extases de la paternité miroitée (le créateur et le géniteur), les échos rigolos de l’ego, possède une poignée (de livres sterling, les euros à la niche depuis le Brexit) de séquences réjouissantes, notamment celle, scandaleuse (on y aperçoit l’oiseau du puceau, de quoi rendre hystériques les partisans puérils du tabou génital infantile), du gosse émasculé/circoncis par une fenêtre à guillotine (une pensée pour la Cérémonie hexagonale, à la Bastille ou ailleurs), de l’accouchement à la temporalité dilatée (tel un col utérin), du narrateur-acteur leader nu, enfermé à taille d’homoncule dans un utérus transparent éclaboussé, face à l’ébahissement de ses petits camarades devant cet improbable croisement de L’Homme qui rétrécit, Parle avec elle et La Mouche noire (les psychanalystes s’amuseront à gloser sur cette acmé de réminiscences massivement sexuelles), le tout emballé avec précision et vivacité (caméra souvent en mouvement, à l’instar de l’élan d’ensemble, sûreté de composition des cadres nullement sacrifiée à un effet de reportage, justes noces des différents régimes d’énonciation, unis dans une trame unique d’imagerie, le format 2.35 habilement utilisé en double marqueur méta, indice du film historique et du film tout court, par opposition aux téléfilms et aux titres a priori plus intimistes), étayé par des citations musicales empruntées aux registres de Michael Nyman, Nino Rota, plus un zeste de Haendel, ici arrangé par le complice de Peter Greenaway, de Robert Schumann et de Jean-Sébastien Bach, histoire d’apaiser le bébé bientôt assoupi par une chanson de son papa, épicé par des clins d’œil pertinents et marrants, de Spartacusà Robin des Bois, prince des voleurs, de Braveheartà Retour à Cold Mountain, du Tour du monde en quatre-vingts jours (la version avec Jackie Chan) au Seigneur des anneaux, sans négliger les allusions à Columbo, Alerte à Malibu et bien sûr X-Files : Aux frontières du réel(rassurons le lecteur : cela ne tourne jamais au catalogue, cela fonctionne bien, cela se justifie en touches graciles).


Oui, Tournage dans un jardin anglais(translation française inspirée) séduit par son rythme (arrêts sur image commentés inclus), sa brièveté, son absence réconfortante d’esprit de sérieux, de dimension universitaire : pas de pensumà l’horizon (d’attente), pas de prise de tête suspecte (à la place, du splitscreen subliminal), pas de salmigondis citationnel en guise de cache-misère à la pauvreté ou à la complaisance du récit – Winterbottom, avec sagesse et finesse, dresse le portrait d’une communauté qu’il connaît bien, qu’il côtoie de près, avec empathie et sympathie, avec élégance et prestance ; on pouvait redouter une valse des pantins, Martin Scorsese dans la coulisse shakespearienne, et l’on découvre finalement, heureusement, un divertissement intelligent, un film-champagne euphorisant et bien senti, la démonstration que l’on peut réaliser un feel good movie(sous-catégorie généralement cynique et sinistre) sincère et pas patibulaire, ne cherchant pas à berner le spectateur avec une mythologie de pacotille (la Littérature, le Cinéma, l’Art, l’Amour), à lui faire oublier un effrayant filigrane (infos à la radio en voiture sur la guerre en Irak), à l’endormir sous le poids d’un décor ou d’un costume (problème de talons en perspective, matérialisation des rivalités et exposition du peu de tact accordé aux dites petites mains de l’équipe, la pauvre costumière en second passant dessus une nuit blanche en vain au petit matin) ; tout se termine par un bouquet-repas mental, choral (une décontraction éclairée à la bougie, à des années-lumière du salut pareillement nocturne et pourtant théâtral, en regard caméra, mâchoires serrées, de La Femme publique), durant lequel cette histoire sans queue ni tête, pas sans panache ni ramage, explicite son origine et paraphe sa moralité badine, ébats taurins à l’appui, comme si l’histoire pleine de bruit et de fureur, ne signifiant rien, du roi d’Écosse (ou de Stratford-upon-Avon) se voyait réécrite (redacted, dément De Palma dans sa rage froide) avec une saine énergie et une (douce) folie, tant pis si ceci s’exerce au détriment de la mélancolie latente du thème (la mortalité devinée programmée, la courte vie va toujours plus vite que l’autobiographie, le chaos finit pas avoir le dernier mot, y compris dans nos productions esthétiques) : allons, rions (un peu) tant que nous le pouvons et ne boudons pas la joie du rafraîchissant détour dans cette estimable serre au grand air.



Aka Ana : Femmes de la nuit


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Antoine d’Agata.


Tourné à Shinjuku durant quatre mois « en résidence », co-produit par Lazennec Tout Court, Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains et le Musée Niepce, monté par Yann Dedet (Truffaut, Pialat, Cédric Kahn), primé à Belfort en 2008, Aka Ana paraphe le passage au cinéma du photographe Antoine d’Agata, formé à New York par Nan Goldin et Larry Clark, ancien de Magnum, animateur d’ateliers divers et commissaire, en 2013, d’une exposition consacrée à Marseille, sa ville natale, en images internationales. Sur son profil laissé à l’abandon depuis 2009, celui qui se définit non comme un artiste mais un « agent de contamination », à la fois « saint » et « fou », cite Durrell, Miller, Pessoa, Debord et Godard, récuse le « commentaire photojournalistique » autant que le « voyeurisme », souligne le « mensonge » ontologique, politique et le « langage de classe » de la pratique photographique, la seule « innocence » des tirages à trouver, peut-être, dans les « albums de famille ou les fichiers de police » ; en entretien (pour Libération ou Télérama), il rajoute les noms d’Artaud, Bacon, Céline, Warhol, oppose l’obscénité du monde à celle supposée de ses œuvres, s’élève en situationniste (et drogué psychanalysé) versus une société consumériste, un système utilitariste, le « monstre Internet » nourri par une « accumulation sans fin », jusqu’à « l’effacement » visuel, la « perte d’identité ». Apatride cosmopolite, père de quatre filles, homme dans la marge et cependant reconnu, âpre et doux, il affirme désormais une « vraie sérénité », la « position juste » d’un « bonheur en creux ». Tout ceci ne saurait certes nous déplaire, néanmoins, hélas, Aka Ana ne convainc pas, n’incarne pas ce parcours respectable, moral (ancien désir adolescent de prêtrise) et immoral (certains ne manqueront pas de lui reprocher de participer à ce qu’il condamne, de donner dans le gonzo– tendance Hunter S. Thompson et reprise du X – esthétisant plutôt que de s’inscrire dans le sillage de Kenji Mizoguchi, auquel nous empruntons le sous-titre de notre article, peintre émérite et mélodramatique de la piètre condition des prostituées nippones, d’ailleurs déjà fréquentées, en reflet).


Dans le cinéma de d’Agata – Atlas (2013) paraît prolonger Aka Ana, étirer le métrage d’un quart d’heure et le mettre à jour de manière cosmopolite via un brassage des langues à la Babel –, le journal intime devient documentaire narratif, et inversement, la praxis se substitue à la mimesis, sans que celle-ci disparaisse tout à fait, l’observateur se mue en acteur, objet-sujet d’un univers nocturne saisi au plus près des corps, des visages, des voix, en infra-rouge et cuts noirs. Nous voici plongés dans une pornographie arty, immersive, durassienne (on pense souvent à Hiroshima mon amour), doloriste (on se souvient également du Romancede Catherine Breillat, pas seulement pour le point commun du bondage), régie par l’absence de jouissance (Bazin parlait, lui, de « montage interdit »). La césure entre l’image – chapelet de positions, de textures, répétition-variation du même – et le son – psalmodie à la première personne de sensations, de réflexions, de questions, de récollections – rétablit formellement une frontière au sein de ce magma qui se voudrait bien pasolinien, qui se révèle in fine assez puritain, le moralisme en filigrane flagrant du mélancolique « empire de la tristesse », couplé à son abstraction congénitale et à sa fausseté fondamentale. Sincère et cohérent, son camp choisi depuis longtemps, d’Agata n’échappe pas à un provincialisme du regard qui rend les cinquante-huit minutes (développées à partir des vingt-deux d’un court) de son « reportage embarqué » bien longues et jamais scandaleuses, ni scabreuses, en dépit ou à cause d’un zeste de zoophilie et d’un soupçon d’automutilation. Ici, on ne bande pas, on mouille et on se pénètre à peine, la chair apparaît aussi marbrée que celle des cadavres (réminiscence du Mortuary de Tobe Hooper) et les yeux morts de l’amante un peu trop baudelairienne nous fixent sans nous voir, aveuglés à l’instar de l’ultime victime de [REC].


Outre les influences relevées supra, le photographe nous ressert l’increvable Origine du monde de Courbet, « point aveugle » et « angle mort » des blue movies, de la New French Extremity et tutti quanti (l’environnement sonore machiniste, vaguement anxiogène, fait écho à Lynch ou Noé). L’explorateur des territoires périphériques, sacrés, sinon sacralisés dans leur déréliction de damnés, leur beauté d’horrifiés, ne montre rien d’original ni n’énonce rien de capital, et son brûlot glacé ne s’embrasse à aucun moment d’un feu de vérité, peu importe sa nature, son imposture (alors qu’elle parvient à sourdre, même rarement, dans le « divertissement pour adultes » mainstream), frôle constamment le témoignage retravaillé, au risque de l’innocuité embourgeoisée. On s’attendait à du Maldoror prohibé aux mineurs (la plate-forme se borne à un consensuel « interdit aux moins de seize ans ») et l’on récolte quasiment du Marc Dorcel expérimental, vocal, désincarné, saturé de placidité. Au fond (du vagin, « bouche d’ombre » et d’illumination, matrice de vie et malédiction de mort), l’auteur commet une erreur de (cinéaste) débutant, il confond nudité et intimité, copulation et révolution, aporie et récit, stase temporelle et extase existentielle. Il existe un conformisme des « conduites à risque » (les plans d’injection de came en POV ne possèdent pas une once de la puissance-déchéance du Bad Lieutenant de Ferrara), une stérilité de l’altérité, un silence de la surexposition et « l’acte manqué » explicite, ironique, de l’affiche – une femme bâillonnée, la face levée, entre religieuse et victime –, le surplomb discursif en monologue chuchoté de littérarité, soporifique de préférence à hypnotique, verrouillent à double tour (d’écrou à la Henry James) la double parole, celle des mots, celle du body language, pourtant revendiquée, offerte en sacrifice, en supplice, en offrande spectaculaire (danse inaugurale sur scène) et spéculaire (abîme nietzschéen à regarder, si vous l’osez, droit dans vos propres yeux salis) : Aka Ana, voilà, ne donne vraiment à voir ni à entendre, dans le hors-champ du cadre, derrière le pseudonyme occidental ou un « Iku » local générique, aucune des femmes filmées, au lit ou dans une forêt finale à la Blair Witch (gros plan d’un œil idem).


Là réside sans doute le plus gros défaut de cette incursion « interlope », en huis clos, dans une estampillée intériorité, proposée en antidote au lavage de cerveau rétinien, infligé au quotidien aux cinéphiles-citoyens, avec leur paresseuse complicité. Dommage, car affleurent des secondes de grâce, de promesses, de délicatesse sauvage, par exemple l’ouverture, valse dans les ténèbres à la William Irish, la fermeture, marche solitaire en auto-escamotage à la Richard Matheson (au ralenti, contre un mur, inversion paupérisée du glamourdes déambulations de Maggie Cheung dans In the Mood for Love), deux ou trois épigrammes poignantes (« Sors-moi de là », « Ne me laisse pas seule », « Tous les jours, je meurs »), des ablutions devinées dos tourné, des pieds (de lesbiennes) coupés, déchaussés, à la Buñuel, un client hagard, comme si, sous la patine de la posture, par-delà le ballet sinistré d’automates muets d’une installation d’art contemporain illusoirement malsain, cherchait à percer un second film, plus proche de l’épiphanie des choses, d’un réel libéré du solipsisme, de l’univocité de l’enregistrement transfiguré. Cette Ana-là, à l’instar de sa sœur disparue de l’intitulé, lointaine cousine de la Karénine, il faudra se contenter de l’envisager, de la rêver, de la redouter. On se consolera en (re)lisant L’Érotisme de Bataille (ou Les Larmes d’Éros, sa version allégée, illustrée), en (re)visionnant l’imparfait mais attachant La Putain de Ken Russell, porté par une mémorable Theresa homonyme, femme de chair, de sang et d’écran, outrageuse et outragée, sublime et détruite, immanence-transcendance des catégories pratiques et rassurantes (la sainte, la catin). Après l’échec disons de Baise-moiet Love, histoire de rester dans une filmographie hexagonale, une seule question brûle nos lèvres refroidies d’athée : faut-il donc s’appeler Jésus-Christ pour enfin savoir s’adresser à une « pécheresse », l’aider à se relever, la regarder pour la première fois, en tant qu’elle-même un amour insensé, insupportable, somptueux et superbe la change ?


Que des cinéastes, à rebours de la bien-pensance, du cynisme, de l’instrumentalisation, apprennent un peu à rendre compte de cette réalité-ci, dans sa complexité, dans sa pérennité, ils pourront alors, qui sait, nous dire quelque chose d’eux, d’elles, de nous tous et du mystère majeur, révélateur, polémique, hypocrite, du sexe tarifé, énamouré, enténébré, filmé – en définitive, faire un cinéma qui mérite d’être découvert, détaillé, décroché de l’imagerie dominante par son inscription charnelle et intellectuelle sur (et surtout dans) nos peaux.

La Terre éphémère : L’Île nue


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de George Ovashvili.


L’auteur connaît-il Kaneto Shindō, Carrie au bal du diable et Le Silence de la mer ? On l’ignore et cela n’importe pas, car son îlot fait écho (en nous), se suffit quand même à lui-même, le cinéma tel un océan d’individualités reliées par le spectateur-nocher. La Terre éphémère (jolie rime explicite, mais son avatar international, Corn Island, possède une saveur bientôt de saison, en sus d’un soupçon de Stephen King, remember ses adeptes juvéniles de secte assassine au maïs) commence et finit d’ailleurs par un homme dans une barque : le premier vient s’approprier un bout de terrain fertile, y bâtir une baraque (réminiscence de Witness), y cultiver une récolte compromise par un orage, y mourir accroché à un morceau de bois ; le second s’apprête à faire la même chose, les mêmes gestes, au même endroit, et la boucle bouclée du drame féminin possède l’élégance de s’achever par un sourire masculin. Cette circularité de la destinée, cette espérance de la renaissance, un objet, un personnage, les relient – une poupée délaissée, submergée, enterrée, d’adolescente devenue femme, dans le sang, l’eau, la brume et le soleil. Au couple premier, orpheline avérée, possible grand-père, viendra brièvement s’ajouter un soldat blessé, recherché, la fable sensuelle et sensorielle sise à la frontière de l’Abkhazie et de la Géorgie. L’homme pauvre, âgé, villageois isolé, entre deux rives, pris entre deux feux (détonations hors-champ à l’avenant), voudrait bien seulement s’occuper de son jardin, en émule de Voltaire, en neutre cultivateur. Tant mieux ou tant pis, il se verra rattrapé par le monde, par les hommes armés, en uniforme, comme la nymphe, nue au bain nocturne, faillant se noyer, devra subir les invitations salaces des troufions de passage.



« Nos douleurs sont une île déserte » disait Albert Cohen dans Le Livre de ma mère, et cependant l’insularité ontologique ne dure jamais longtemps, y compris pour les ermites. Le vieux chêne (solide, fragile) et la jeune fille en fleur (impassible, farceuse), sorte de Noé, de Suzanne, parlent peu, ne parlent pas, le film les inscrit dans un cadre éloquent, faussement apaisant, au trouble édénique, les identifie par leurs activités, leurs regards, leur silence en partage (la barrière du langage ne gênera guère les premiers émois). Film comportementaliste qui se refuse au lyrisme (à peine quelques scansions musicales, un frémissement de cymbales), au panthéisme (surtout celui en mode Terrence Malick), à l’auteurisme (la parabole demeure populaire), La Terre éphémèrechorégraphie une laborieuse promesse, un regain incertain (à la Pagnol), avant le paraphe d’un naufrage, d’un retrait précipité : Dieu donne, Dieu reprend, la caméra cadre en hauteur, sinue dans le sillage de la vierge, se pose en panoramas provisoirement pacifiés. Ni Kurosawa (Dersou Ouzala, voilà, voilà) ni Cimino (hunters de deer inclus), Ovashvili signe une aimable élégie, un portrait dédoublé, reconstitué (île de lac, illusion de cinéaste démiurge, faisant, littéralement, « la pluie et le beau temps » de son récit), très contrôlé, suffisamment vivant, pourtant, pour capter l’attention durant une heure trente (pas sûr que l’opus résiste à une seconde vision, probable qu’il en vienne à sombrer, via sa revendiquée simplicité, dans les eaux claires de l’anecdote, de la découverte éphémère, de l’oubli poli). Après tout, l’Ingouri continue à couler, les métrages à se co-produire (participation française) et la lumineuse (quoique taiseuse) Mariam Buturishvili à grandir, avec ou sans l’attachant İlyas Salman…


Main basse sur Pepys Road : Magnolia


Après Bates Motel, nouveau détour miroité par la « petite lucarne ».


« L’intégrité, ça ne s’achète pas » ; « On est tous dans le même bateau » ; « Qu’est-ce que nous laissons derrière nous, à part nos enfants »… Urbain, contemporain, romanesque, réaliste, souvent drôle, parfois poignant, toujours choral, Capital– on peut préférer le titre original à son adaptation française à la Francesco Rosi – déploie sur ses courtes et denses trois heures, de manière exemplaire, l’incomparable qualité d’écriture, d’interprétation et de réalisation de la TV britannique à son meilleur. Peter Bowker (scénariste) et Euros Lyn (réalisateur), en tandempour la Kudos Film & Television Company (Les Promesses de l’ombreau cinéma), accompagnés par une troupe remarquable (mentions spéciales à Lesley Sharp et Toby Jones, naguère admirés dans Afterlife et Berberian Sound Studio), co-signent (dans le sillage d’un « roman à succès » du journaliste John Lanchester) une fresque à la saveur dickensienne davantage qu’altmanesque, qui laisse le « multiculturalisme » et la « gentrification » aux sociologues, aux agents immobiliers, afin de portraiturer avec une lucidité, une justesse, une élégance et une maîtrise infaillibles, un ensemble d’êtres humains fraternels, de personnages de chair et de sang, aux couleurs, aux parcours, aux croyances, aux (grandes) espérances différents et convergents. Au sein d’un espace réduit, métonymie (londonienne) de la majeure partie de l’actuelle existence occidentale dans sa complexité sociétale, ses solitudes entrelacées, son inexorable énergie, ce fleuve serein, jamais manichéen, sans cesse adulte, néantise aisément (presque tout) ce qui se produit aujourd’hui à l’international, spécialement en salle. Voici pourquoi, Brexit ou pas, nous aimons (tant) l’Angleterre, ses talents, sa cinématographie, son regard sur elle-même et le monde – à sa belle manière, ambitieuse, modeste, légère, profonde, il s’agit, really, my dear, d’un accessible et sensible « classique instantané ».


Fair Play : Violence des échanges en milieu tempéré


 « No sport », prétendait Winston Churchill – rajoutons, dans ce cas-là, no cinema.


Étirement (terme idoine) d’un court métrage généreusement multi-primé, présent en supplément sur le double DVD, le bien nommé Squash, Fair Play peine à s’extraire d’un procédé structurel et narratif à vocation (à prétention) métaphorique, n’y parvient jamais, en vérité. L’exercice (terme idoine, bis) de style (plutôt de scénario) enquille une série de cinq séquences fondamentalement indépendantes – exitla fameuse « progression romanesque » – agrégées en guise de récit, chacune située dans un espace précis et en illustration d’une activité sportive particulière. Martine, la gamine-héroïne de BD, déclinait naguère sa vie de papier pareillement, modulation plus tard reprise par la publicité à « cœur de cible » féminin (tampons ou protège-slips vous permettront, Mesdames, de faire ce qu’il vous plaît, où et quand il vous convient, malgré vos écoulements sanguins). L’aviron, le squash, le parcours santé, le golf et in fine (littéralement, puisque coda en accumulation de trépas) le canyoningdeviennent ainsi des ersatz de scènes (double voire triple acception) dramaturgiques, le lieu identique, renouvelé, de joutes verbales, de dialogues portés par le corps, dédoublement d’un body language en sueur, en fureur, pour une allégorie (incarnation de la représentation) des rapports de force en entreprise, le sport devenu, dans le sombre sillage d’un Perec (celui de W ou le Souvenir d’enfance, par exemple), une « extension du domaine de la lutte » (merci à Michel Houellebecq) des classes, des sexes, des egos, des pectoraux.



L’idée du film, la seule, traduire le « harcèlement moral » (ou sexuel) au travail, au bureau, dans un épuisement physique, le délocaliser en plein air, au grand air anxiogène, tourne vite très court, à vide, dès le premier plan, à vrai dire, qui accompagne au steadicam deux protagonistes d’un entrepôt d’accessoires vers le quai ensoleillé. Si Éric Bialas, opérateur par ailleurs auteur du cadre, à l’ouvrage sur le patchwork du Pacte des loups et moult insipides produits télévisés, se « démène comme un beau diable » dans la salle à baballe eugéniste (la technique fantomatique en vitamine de l’essai récompensé), il ne peut guère insuffler une quelconque vie, encore moins une âme, à cette bande de requins mesquins, à ce nid (ou nœud) de vipères impubères, clique pas une seconde crédible de pantins qui se voudraient bien fassbindériens (cf. Roulette chinoise). En matière de pertinente peinture sociale (ou de « jeu de massacre » supposé sociétal), on renverra de préférence le lecteur, syndicaliste ou non, vers le réussi (téléfilm) De gré ou de force de Fabrice Cazeneuve. Ancien de M6 (il s’y souciait de la supervision des fictions), Lionel Bailliu affiche (dans le making-of) une appréciable modestie (un premier film se nourrit aussi des bonnes idées d’autrui, de « collaborateurs » plus expérimentés) mais son opus, outre son ironique désincarnation, souffre d’une rédhibitoire absence de point de vue (donc de discours), esthétique et politique (je ne sépare pas les deux, ne vous en déplaise). Dès lors, on se contrefiche du triste sort de ses fantoches, de l’épilogue immoral dans une piscine plus claire (ou trouble, selon la perspective) que celle de Suspiria, quand bien même son humour noir avéré, ou involontaire (médaille de JO à Benoît Magimel en rouquin taquin à lunettes, à bidoche et polo rose), et sa BO orchestrale inspirée (composée par Laurent Juillet & Denis Penot) demeurent deux points positifs indiscutables.


Résumons (la partie perdue) : il ne suffit pas d’assembler artificiellement des instants de dépense d’énergie pour savoir les filmer, les faire éprouver au spectateur ; quant à l’inégale distribution (euphémisme fair-play, ouais), elle révèle sa foncière théâtralité (hormis le délectable caméo de Jean-Pierre Cassel en golfeur-propriétaire pluvieux, onctueux, incestueux) durant l’acmé en toc d’un labyrinthe aquatique, anatomique (utérus, le retour) et mélodramatique, reconstitué du côté de la Tchéquie amie (et à moindres frais capitalistes, sans doute). Jérémie Rénier, irréprochable en Cloco/Méphisto, rafle la mise, remporte tout, récolte une jambe estropiée, assène en dernier mot le titre sarcastique du film – et donne envie de jouer au paintball avec ses propres comparses professionnels, peut-être même, par pure perversité fantasmatique, avec de vraies balles…  
              

Rize : Boyz N the Hood


Pas de stars du samedi soir, tant mieux – «  You wanna battle with me ? » Oh oui, oh oui !


Chorégraphique et politique, dynamique et mélancolique, le documentaire de David LaChapelle séduit par sa modestie, son classicisme. Toujours à la bonne distance, pas celle de la mauvaise conscience, de la visite ethnologique, de l’apologie lacrymale, l’ancien photographe et clipeur s’élève,rises, so, avec ou sans z à la Liza Minnelli, avec ou sans clin d’œil à Martin Luther King ou au scorpion priapique de Kenneth Anger, au-dessus de sa condition d’icône musicalo-iconographique et s’aventure à South Central, « quartier défavorisé », comme disent ici les politiciens et les médias, les adeptes du politiquement correct, du sud de L.A., à trois quarts d’heure sur quatre roues de Hollywood et pourtant à des années-lumière du star system, aiguillonné par l’amicale Christina Aguilera, afin d’y rencontrer une jeunesse dansante, pensante, souriante et croyante. Ni progressiste, marotte démocrate, ni révolutionnaire, à la manière des Black Panthers, le Blanc ne sait peut-être pas sauter, si l’on en croit Ron Shelton, mais il sait filmer, écouter, magnifier les corps et les âmes d’une Amérique aimable, familiale plutôt que communautariste, qui lui fit confiance et put s’en féliciter. Aucune trahison, aucune instrumentalisation, en effet, dans cet éloge en mouvement de la résistance, de la résilience, du libre-arbitre exercé au sein d’un espace délaissé par les pouvoirs publics et d’une situation de survie, d’oppression implicite, de dangerosité avérée, semblant immuable depuis les émeutes de Watts dans les années 60. Rize, avec une intelligence de la forme et du cœur, sans lourdeur didactique, inscrit ce portrait à vif, en sueur, en larmes et victoires, sur soi-même, sur le monde alentour, dans une histoire plus large, révélant les racines africaines des masques de peinture, des affrontements esthétiques et physiques, en faisant du tabassage de Rodney King l’officieuse matrice inversée des deux courants sidérants, Clowning et Krump.


La catharsis passe par la syncope, la saccade, la grâce épileptique, accessoirement la transe, et un drolatique carton préliminaire prend bien soin de nous informer de l’absence d’accélération des images. Héritier de la comédie musicale hollywoodienne, et non nécrophile vintage, suivez notre regard vers Emma & Ryan, Ginger & Fred pour bobos amnésiques ou nostalgiques, LaChapelle alterne narrations et numéros, témoignages et performances, biographies orales et expressions chorales. « Racial », Rize, même si ce terme, courant outre-Atlantique, heurte notre sensibilité républicaine ? Certes, pas seulement : la misère, la violence, l’absence d’horizon, la nécessité d’une évasion excèdent le cadre de la couleur de peau et se retrouvent en écho, disons, dans Rocky, 8 Mile ou même l’immonde Flashdance, jusque dans la structure déterministe du métrage, dans son acmé de concours de battles, spectaculaire(s) démonstration(s) œdipienne(s) de rivalités pacifiées, d’une scission féconde. Tandis que le hip-hop, ou le rap, majoritaire d’alors (2005) joue au gangster, à la Tony Montana de Nègreville, diraient les flics et les mafieux de James Ellroy, en méconnaissance du moralisme anticapitaliste de la parabole signée De Palma + Stone, voici des individus, tout sauf saints, sucrés, sacralisés, en train de prendre leur destin en main, en pied, en torse et popotin, de se réinventer, de se hisser vers le ciel, avec ou sans majuscule. Pas ou plus de clichés, du genre les Noirs font du sport, pas ou plus de discrimination sexuée, sexuelle, style, les filles, à part les mères, se réduisent à des bitches, des sluts, les signes ostensibles et ostentatoires d’une richesse, d’un pouvoir obtenus par la came et les armes. Une égalité, une complicité, un respect singuliers, rassurants, règnent entre les partenaires, à base d’admiration, d’émulation, de démocratisation.


Les gosses, les grosses, un « visage pâle » égaré, des Asiatiques rigolards, un vendeur de cercueil accueillant et philosophe – tous peuvent danser ainsi, entrer dans la danse de rue, de plage face au crépuscule, à la fois solidaire, ensemble et en solo, en monologues personnels. Après le tournoi, son euphorie, son autarcie, sa vox populi, la réalité remord vite, elle provoque les pleurs du clown, ancien dealer rédimé en émérite « travailleur social », jovial, père de substitution, par procuration, cambriolé dans sa bonté, sa générosité. Oui, David le dit de sa voix douce, ceci arrive aux gens bien, à ceux qui se soucient d’autrui, et les pauvres, vieille leçon de la récente société de consommation, se volent entre eux, les riches, personne ne les vole, bien à l’abri derrière leurs cerbères, leurs alarmes, leurs portails, leurs agents de sécurité, pas vrai ? Qu’importe, le saccage de la maison, bientôt spoliée, troquée contre un appartement, servira de nouveau départ, de visa vers autre part. On n’abat pas un danseur, ou alors via sa cheville foulée, sa mémoire blessée, notamment par l’assassinat d’une gamine de quinze ans dont le tort unique consista à se trouver « au mauvais endroit au mauvais moment », monstrueuse litote pour attester de la banalité de la criminalité installée, du territoire paupérisé en coupe réglée. Rizemontre tout cela et davantage, il donne à entendre, il laisse parler et danser, ce qui revient au même, ceux que l’on n’entend guère, que l’on n’écoute à peine, et surtout pas l’électorat qui vient d’accorder la présidence à Monsieur Trump, que l’on défigure à longueur d’impostures, d’imagerie rassie, d’a priori pourris.


Sans une once de misérabilisme, d’opportunisme, de prosélytisme ou de démagogie, le récit en mosaïque de LaChapelle, d’une chapelle à l’autre, pour ainsi dire, n’oublie pas de souligner l’importance de la foi et du culte dans cette expressivité spontanée, préfère le gospelà la haine, s’adresse à et rend compte de la meilleure part de l’humanité, feel good movie tissé à un art poétique électrique, électrisant, créé par des gens attachants, émouvants, immédiatement familiers. Le sujet, plus précisément son traitement, se prêtait au mélodrame de niche, au racolage télévisuel, au prétexte arty et l’auteur, du haut de ses 4 000 heures de rushes, de ses cinq mois de montage, accompagné par une équipe réduite, livre une œuvre éthique, ludique, énergique, lucide et cependant positive. Depuis reconverti en « fermier » à Hawaï, en artiste muséal, David LaChapelle, par ailleurs réalisateur d’un clip inspiré pour une très jolie chanson de Britney, Spears, whoelse, et cela nous fait au moins un point commun d’appréciation avec Harmony Korine, qui ne se priva pas de la faire reprendre par James Franco, pas encore grimé en Al Pacino homo, dans son raté Spring Breakers, choisit in fine de sublimer les acteurs-interlocuteurs de son vrai-faux film de danse, de sa réelle cartographie sociétale, et laissons, merci, la sociologie cinématographiée à ceux qu’elle intéresse, par des ralentis hors du temps, par des contre-plongées en reprise-correction de cadrages supposés valorisants, pas uniquement chez Welles. Il nous plaît de lire dans cette assomption ultime, outre une célébration du corps en statuaire vivante, en pure dépense d’existence, en dialogue avec soi et autrui, des deux côtés de l’écran, une réponse grisante et vibrante à la fois à l’emphase antique, pas très catholique, d’une Leni Riefenstahl et à la stroboscopie décérébrée de MTV : Rizeélabore au final sa propre mythologie à hauteur d’homme et de femme, s’autorise une brève stylisation à l’instar d’un Peckinpah dans sa danse de mort western, tel son parfait contraire, discours de deuil, de fin d’époque, d’enterrement d’un certain cinéma renversé dans une beauté, un enthousiasme et une pulsion de vie à louer en exercice nietzschéen, sang noir et serein injecté avec sincérité dans le corps anémié du cinéma musical ou à vocation sociale – Rize résonne donc en preuve et en appel, en reportage et en partage. « Lève-toi et marche » ? Relève-toi et danse !   

                       

L’or se barre : Le Grand Embouteillage


Les hommes (spécialistes à la Patrice Leconte) qui valaient quatre millions de dollars.


Une comédie veryBritish ? Une réaliste demoreel pour Rémy Julienne ? Un document sur les années 60 finissantes ? Un « film culte » redécouvert via un DVD exemplaire ? Bien sûr et davantage : le titre le plus connu d’un réalisateur emporté par un cancer à la quarantaine (Peter Yates pressenti). Une réussite collective qui doit quelque chose à tous ses collaborateurs. Un divertissement « bon enfant » à déguster en VO avec un sourire constant. Un film foutrement freudien commencé dans un tunnel et terminé au bord d’un ravin utérins (« de l’or en barre », en lingots phalliques, pour tous les psys épris de cinéphilie, d’engorgement d’automobiles-spermatozoïdes). Une réflexion ludique et mélancolique sur la virilité européenne, Michael Caine (alors sans permis, flanqué de son frérot) en étalon (Lelia Goldoni, veuve cassavetesesque vite consolée, harem peu politiquement correct offert par sa chère) libéré d’une prison très masculine (Queen Mother pour queer en costard, Noel Coward et son compagnon s’y collent), plus tendre que « Bond, James Bond » (massacre métallique de son Aston Martin favorite), houspillé par sa mégère apprivoisée grâce à un timide aveu d’amour à demi-mot, l’affrontant à coup d’ours en peluche géant, « cerveau » d’une bande de « bras cassés » in fineémasculés, en suspension-débandade à l’horizontale, dans un autocar conduit par un chauffeur noir hilare surnommé Big William, la coda ironique en relecture de celle, tragique, du Salaire de la peur, autre « film de mecs » (en marcel à la Brando) et fleuron d’homoérotisme motorisé, contre la montre, les mains et les reins dans le cambouis. Une surprenante prophétie de l’actuelle importance financière de la Chine, du contemporain euroscepticisme, une préfiguration implicite du Brexit en affirmation-autodérision de l’insularité anglaise, qui se fichait déjà pas mal du marché commun, le matchde foot invisible comme une couverture posée sur le jeu des identités rivales, du défi mécanique infligé aux Ritals, victoire éphémère avant la chute possible, promise, en Alpine ou pas, dans l’écrin enneigé, estival, d’un paysage alpestre.



Et, histoire de rester à l’écoute d’une « symphonie des Alpes », Strauss (pas le même, presque, Johann versus Richard) au Danube bleuté pour accompagner le ballet supprimé (merci à Robert Evans, manitou de la Paramount) des Austin Mini, effectué seulement un an après celui des vaisseaux stellaires de Kubrick au monolithe. Un état des lieux et un avant-goût, sis dans le sillage de la douceur de vivre à la Fellini, les opportunités du « miracle économique » transalpin et avant le réveil amer ou disons le « grand sommeil » des « années de plomb » annoncées-assénées par balle. Un exercice formaliste en Scope où la précision des cadres, leur composition géométrique, le montage à l’avenant, concourent à cartographier un espace routier, carcéral ou urbain, à la surface et jusque dans les égouts (Sigmund, bis) envisagé en gigantesque terrain euclidien de jeux adulte(s), par un grand enfant (placé en orphelinat) amusé par « le plus beau des trains électriques », dirait Orson Welles, reproduction à grande échelle du circuit d’enfance ou d’adolescence, garni de voiturettes et de manettes. Une parabole sur l’échec, plus souriante et légère que chez John Huston, sur le « bien mal acquis » dont personne ne jouit, sur la stérilité d’une « grande idée », d’un « coup » garanti « en Italie », titre original préférable à sa traduction française paresseusement humoristique (au rayon lexical, signalons l’italien de collégien, fautes d’orthographe comprises, de la jolie chanson nostalgique d’introduction). Un patchworkà base de funérailles mafieuses, de cimetière subliminal à la Hammer, de message liminaire et programmatique d’outre-tombe, de caméo du secret Benny Hill en professeur d’asile émoustillé par les filles obèses, de trafic à la Tati, de brève (rencontre) violence de hooligans, de musée archéologique transformé en planque défoncée, d’échos de hasard du Cerveaude Gérard (Oury, who else ?) pareillement sorti en 1969 (« année érotique », certainement, de jeunes femmes en mini-jupes, en tout cas). Oui, tout ceci étonne et charme aujourd’hui, en 2017, parmi un panoramapolitique obscurci par tout ce que l’on sait, au sein de filmographies nationales appauvries, essorées.



Ouvrez la portière, glissez-vous à l’intérieur de la petite Cooper, attachez votre ceinture et filez à travers Turin, en route vers la Suisse, le fisc aux trousses, à peine plus clément que la mort : ce film-champagne (pas pudding, please) emporte dans son élan, jusqu’au dernier plan dans un désert à la Schaffner (sinistre planète simiesque) ou à la Antonioni (direction Zabriskie) – good job, really, Mister Collinson !...

PS : le trailer du remake ricain avec Mark Wahlberg donne vraiment envie de vomir (à Venise) et de fuir fissa, voilà.             
       

Les Deux Anglaises et le Continent : Polaroïd de Charlotte Rampling


Charlotte for ever, of course.


Talentueuse, audacieuse, chaleureuse : trois épithètes parmi d’autres pour définir une actrice, une persona une femme. Charlotte Rampling vécut plusieurs vies, sur et au-delà de l’écran. Mannequin pour Helmut Newton, épouse de Jean-Michel Jarre, soutien de Nicolas Sarkozy (cherchez l’erreur) et, surtout, avant tout, collaboratrice de Visconti, Boorman, Liliana Cavani, Chéreau, Dick Richards, Boisset, Michael Anderson, Deray, Joy Fleury (ménage à trois entre Myriem Roussel & Andrzej Żuławski, oui, oui), Ōshima, Parker, Ozon, Cantet, Michael Caton-Jones, von Trier ou Maddin – liste chronologique et subjective, sa filmographie compte aussi des rencontres avec Lester, Annakin, Corman, Richard C. Sarafian, Adriano Celentano (Dio mio !), Ripstein, Allen, Lumet, Lelouch, Cacoyannis, Irvin, Tony Scott, Marion Hänsel, Michel Blanc, Mike Hodges, Jewison, Enki Bilal, Gianni Amelio, Dominik Moll, Julio Medem, Kassovitz fils, Maïwenn, Todd Solondz, Mark Romanek, Lech Majewski, Fred Schepisi, August ou Wenders, sans omettre, à la TV, avec Sidney Hayers (chapeau rond et bottes brillantes), Boris Sagal, Molinaro, Pierre Granier-Deferre, Josée Dayan et Gérard Pullicino + des participations à l’ironique Dexterou au soporifique Broadchurch. Plus de cinquante ans de carrière pour la gamine de Sturmer, village de l’Essex, par ailleurs fille de militaire, de peintre et sœur endeuillée, « orpheline », dépressive, d’une Sarah (le prénom de son personnage dans Swimming Pool, psychodrame solaire et gentiment pervers, molto méta, voilà, voilà) suicidée, sa mort volontaire déguisée en maladie, en « secret de famille » à usage maternel (elle-même deux fois « donna le jour » à des mâles, servit de belle-mère aimante à la créatrice de mode Émilie Jarre).


On pouvait écrire supra : courageuse, vénéneuse, mystérieuse, comme un journaliste, comme un fan, comme un cinéphile, alors qu’il n’existe aucun mystère, ne règne que la matière, afortiori au cinéma, royaume de l’artifice, du faux, des faussaires, hélas, alors que les « femmes fatales » (son emploi dans le dispensable Adieu ma jolie ou le publicitaire AngelHeart), idiome francophone, n’incarnent rien d’autre qu’un besoin masculin d’autodestruction, alors que le courage, le vrai, se situe par exemple dans une chambre d’hôpital, loin des « scandales » du « septième art » (Portier de nuit, belle histoire d’amour imparfaite et impossible, vilipendé par une Pauline Kael, naguère arbitre anecdotique du bon goût et des bonnes mœurs cinématographiques). Par-delà les ratages (Zardoz, La Chair de l’orchidée, Basic Instinct 2, Melancholia) et les réussites (Les Damnés, Orca, Max mon amour, Angel), on l’admira, on la reconnut et redécouvrit dans Sous le sable, film de fantômes, film au carré, donc, récit de renaissance (voire de déni) et retour au cinéma après un combat (une fatigue de) avec soi. Technique et instinctive, plurielle et rebelle, protestante et « déviante », à distance et à fleur de peau, « exotique » des deux côtés de la Manche, typiquement britannique et française avec élégance, Charlotte Rampling choqua (le bourgeois), chanta (un peu, pas trop mal), écrivit (son autobiographie), séduisit (avec lucidité, elle avoue avoir capitalisé sur sa beauté, s’en être servi pour vite explorer les facettes exigeantes de son métier), privilégia le cinéma dit d’auteur(s), monologua (le chut… chut, ma chère de Robert Aldrich nous démange un chouïa) dans un documentaire allemand longuet, rempli de truismes existentiels et de guest stars en faire-valoir.


Elle conserve aujourd’hui sa tristesse, sa délicatesse, son sourire et son enthousiasme, cousine ou frangine, allez, d’une Jacqueline Bisset moins portée sur l’œuvre au noir, pareillement capable de rire et de faire rire, de jouer avec son image. Ni glaciale ni provinciale, ni hautaine mais, peut-être, enfin, souhaitons-le-lui, davantage sereine désormais, elle raconte son insaisissable et cependant évidente intériorité avec son visage, avec son langage, avec le paysage automnal, pluvieux, vital, radieux, qu’elle sait susciter au détour d’un plan, d’une réplique. En reflet infidèle, délocalisé, de « notre » Catherine Deneuve (drame personnel miroité), voici une « légende » (une aristocrate démocrate) que l’on ne rêve pas de serrer dans ses bras (elle ne le désire pas, anyway, quoique) : mieux, une présence pérenne de valeur et une personnalité estimable, singulière, altière et attachante dans sa drôle de profession surfaite, parfois superbe.    



Gomorra : Ave Maria


 « Oublier toute espérance ? » Plutôt prendre ses distances. 


Chronique-mosaïque, sous le signe et dans le sillage de Rosi (en visite sur le tournage), de Rossellini (Païsa) ou Pasolini (MammaRoma), bien sûr, comme une déclaration volontairement assourdie (avec un silencieux) à Coppola, Scorsese, De Palma (Scarfacetraumatisa aussi là-bas, davantage que L’Impasse, jusqu’au parrain Walter Schiavone, à l’impériale villa abandonnée, décalquée de celle de Montana), trinité laïque et opératique (accessitpour le Leone du proustien Il était une fois en Amérique) du crime en effet « organisé », comme une réponse réaliste à une imagerie pleine de bruit et de fureur, miroir à la limite de la complaisance d’un milieu de près (pas seulement à Hong Kong, pas uniquement au temps de Gorge profonde, financé par les wiseguys) ou de loin lié au « septième art » depuis des lustres (le Miami de Tony M. en métaphore de Hollywood, à l’ombre électrique des Rapaces de von Stroheim, vieille histoire muette ou « faisant parler les armes »). Matteo Garrone, peintre de vocation épris de Francis Bacon, aux débuts reconnus par Nanni Moretti (caméo dans Le Caïman), structurellement inspiré par le Kieślowski du Décalogue, s’égarera vite avec le satirique Reality (Tale of Tales, malgré la présence de Salma Hayek, ressemble à une redoutable Gilliamerie) mais pour l’instant, en 2008 (six ans avant la série télévisée, produit dérivé pour les fils et les filles de, par exemple Francesca Comencini & Stefano Sollima), il se trouve au bon endroit au bon moment, contrairement à la pauvre Maria (Nazionale, chanteuse récompensée), génitrice de « sécessionniste », épouse d’incarcéré, trahie par son petit livreur de courses, caïd candide, abattue d’une balle dans la tête, à bout portant, au milieu d’un coursive de Scampia, quartier napolitain « déshérité » dominé par une cité « brutaliste » en forme de bateau (de « voile latine » revue et corrigée par Le Corbusier) ivre de violence, de misère, de chômage, « d’économie parallèle », activités illégales en carburants toxiques, recyclés, de leurs consœurs respectables et glamour (où comment une robe d’atelier perfusé par de l’argent sale, presque un pléonasme, se retrouve sur une star– Scarlett Johansson, période Dahlia noir– à la Mostra de Venise, ville lacustre brièvement visitée par le trop honnête Roberto, auquel son supérieur en costard administre in fine, en guise de démission, de licenciement, une petite leçon de capitalisme transalpin et européen).



Gomorra tel un élégant (beau boulot des fidèles Marco Onorato à la direction de la photo, de Marco Spoletini au montage) dévoilement de toute la saloperie de l’espèce bipède, une mise au jour en Scope de déchets à (mal) traiter, de pêches (offertes par une vieille folle émouvante) empestées, irradiées, d’un appétit de pouvoir dérisoire, qui reste sur sa faim sur un bord de plage lugubre et désespéré, en écho au final maritime doux-amer de La dolce vita (+ citation d’un saint en suspension), de tout le fric qui transite d’une main à l’autre, transporté avec courtoisie puis panique par un coursier-caissier, Don Ciro d’opérette inextremistransformé en Iago de massacre en plongée (la caméra s’élève pour suivre son ascension rasant les murs, son évasion vers une autoroute en bordure des « lieux du drame », semblant à des années-lumière de la réalité décrite, rime graphique au premier meurtre au couteau de Pacino). Le prologue, bronzé, bleu pétrole, avec ses gisants pittoresques, avec son titre aux lettres roses, laissait redouter un ressassement arty– ouf, Garrone s’en tient, réussite et limite de son magnumopus adapté d’après le menacé Roberto Saviano (il collabora au scénario, parmi beaucoup d’autres), à une humilité, à une neutralité, à une proximité de quasiment chaque plan (portion très contrôlée de caméra portée). Exeuntles éléments de lyrisme, de mélodrame ou de sarcasme des « glorieux aînés », même si le film, documenté, ne manque pas d’humour (noir, forcément), lors d’une scène d’applaudissements asiatiques (Pasquale, allongé dans le coffre, cercueil aménagé, papote gymnastique et gastronomie avant que le véhicule de ses nouveaux employeurs ne dérape sous le tir vengeur, ne s’encastre dans des statues antiques en toc surplombées d’ampoules de parvenus), lors d’un ballet de camions conduits par des gamins pourvus de coussins pour atteindre le volant, recrutés illico après un « accident » chimique et en substitut d’une main d’œuvre noire incapable, paraît-il, de monter à vélo (à Naples règne également la mondialisation, extension du domaine de la lutte et de l’empire de la Camorra, nulle surprise d’y croiser par conséquent des Chinois italophones ou des Africains francophones et, accessoirement, trafiquants de drogue spoliés par deux ados en tchatche, en larmes et en rut).



Ni Gomorrhe (pas de jugement moral surplombant, merci) ni Sodome (ici, on ne baise pas, afortiori au club de strip-tease, on touche avec les yeux dans les backrooms enténébrées, frustration de personnage – voire de spectateur obsédé – vite suivie d’un tabassage pour cause d’arsenal dérobé en douce), Gomorra cartographie un microcosme en métonymie (de l’Italie, spécialement berlusconienne), le « système » mafieux en avatar létal de la combinazione locale, mélasse de combines, d’arrangements, d’expédients opposable et opposé à la pauvreté, à l’endettement, à l’incurie proverbiale (sinon à leur corruption) des pouvoirs publics (implication de production), à peine capables de venir constater, en tenue scientifique immaculée, l’ampleur quotidienne des dégâts, la banalité d’un mal désormais respectueux de parité (« On ne touche pas aux femmes » s’écrie une petite frappe sentimentale, l’assassinat mentionné supra le démentira aussitôt, la tragédie rapprochée insérée, viaun raccord, dans le décor, dans sa grandeur de béton, de navire définitivement à quai ; précisons que le cinéaste tourna sur les « lieux de l’action », y vécut volontiers un bimestre d’imprégnation, d’immersion, ce qui lui valut la pleine collaboration d’une population remerciée sans ironie pour son « hospitalité » au générique de fin, à la suite de statistiques). La solution pour sortir de cet enfer de faits divers, territoire perdu de la « jeune » république depuis l’unité garibaldienne, depuis l’émergence des mafias en contre-pouvoirs régionaux de l’étatisme national et en maudits antidotes de la misère laissée en jachère, mauvaise herbe idéale, terreau d’élection, contaminé ou non, des fleurs du mal (mâle) de la péninsule ? Passer de tailleur estimé, courtisé, à simple chauffeur amusé, désabusé, ou marcher seul sur une route rurale – fuir, donc, puisqu’aucun messie ne surgit à l’horizon, hélas, puisque le chœur invisible des femmes reste silencieux, puisque le « film de mafia » constitue un sous-genre en soi pas près de disparaître, encore moins son modèle.



Primé à Cannes, succès sous-titré au pays (de Dante et des dialectes) des provinces, le métrage mélange comédiens de théâtre (Toni Servillo, vu dans l’anecdotique Il divo) et acteurs amateurs irréprochables, outrages (exécution en scooterd’un « joli cœur ») et mariage (sourires de survivants, voire d’inconscients), lit d’agonie surmonté d’un crucifix et négociations commerciales autour d’un terrain-déchetterie, gilet pare-balles artisanal-baptismal (caricature de masculinité) et parure de haute couture, Enigma et Nino D’Angelo, spécimens minables et figures mémorables d’une humanité à la fois criminelle et fraternelle, saisie sans manichéisme, moralisme, misérabilisme, auteurisme, bien-pensance « citoyenne ». « Le hasard (inexistant) fait bien les choses » : au-delà de ses manques (d’intensité, d’intériorité, d’originalité, de dangerosité, de complexité, de radicalité), Gomorra, film classique et contemporain, esthétique et politique, sudiste et sinistre, lucide et populaire, romanesque et en colère (à froid), représente assez le cinéma qui nous intéresse et nous donne envie d’écrire sur lui, notamment à l’occasion de cet article numéro 600 (en bientôt trois ans d’existence du blog) ; le reste, bourgeois, « divertissant », cynique, mercantile, nécrophile ou infantile, qu’il aille se faire foutre, en salle, en ligne et surtout sur la Croisette.  

Les Exécuteurs : Les Désaxés


Rosanna Arquette se mit autrefois en tête de la rechercher ; revoilà donc Debra.


Karel Reisz, VRP du soi-disant Free Cinema (réalisateurs bourgeois épris de peinture de prolétaires, les vrais pauvres, eux, se souciant assez peu de caméra, trop occupés à simplement survivre, hier et aujourd’hui), naguère signataire des intéressants (à défaut d’être passionnants, tant pis) Samedi soir, dimanche matin, Isadora, La Maîtresse du lieutenant français, finit ainsi sa carrière (au grand écran) de critique-essayiste-cinéaste britannique (d’adoption, aux origines tchèques) émigré à Hollywood, sur un téléfilm de luxe écrit (recyclage de pièce en un acte) par Arthur Miller, dramaturge pour « moutons de Panurge », scénariste assurément exécrable (essayez de revoir le westernrévisionniste et psychodramatique de Huston). Faux coupable, « femme fatale », communauté corrompue, Connecticut en ersatz de Nouvelle-Angleterre (hivernale), psychologisme de bazar (pléonasme) à base de trauma d’enfance (se faire violer par son père, l’affirmer, en tout cas, rien de tel pour vous forger une instabilité en bordure d’hystérie et « toute ressemblance » avec une certaine Marilyn Monroe ne s’avère pas « pure coïncidence »), théâtralité paupérisée, constipée (l’appartement de la cliente, la maison de l’avocat, le manoir du juge), inertie du récit, de la machinerie (champs-contrechamps navrants) – l’ornithologue amateur s’entiche d’une panthère névrosée, conduit la confession d’un artiste schizo (cliché de lycée) suicidé à moto, désincarcère un innocent aussi émouvant qu’une endive : cela se voudrait presque du Hitchcock (un chouïa de Pas de printemps pour Marnie, une dose de L’Ombre d’un doute) et cela se vautre vite dans la pire pose auteuriste, dans le Spectacle de la Profondeur de l’Intériorité Féminine Sidérant le Mâle Manipulé, toujours et in fine (dire que certains accusent le De Palma de Pulsions ou Body Double de misogynie).


Un seul mystère irrigue le brouet acquis neuf, en VF, à cinquante centimes d’euros, modicité encore trop généreuse : quel mobile, à part le fric et l’usurpée réputation de l’Auteur Scénique, bien sûr, explique la participation de tels talents à cette pantalonnade de soins palliatifs, à cette mascarade cacochyme ? Ian Baker, complice de Fred Schepisi (à l’œuvre sur l’infantile Créature féroces) éclaire sans relief, John Bloom (le Dracula de Badham, Ghandi, Under Fire) monte « en pilotage automatique », Mark Isham (à peine sorti de Hitcher ou La Bête de guerre, parasité par les chanson tartignoles de Leon Redbone) compose sous Valium et Jeremy Thomas (« accoucheur » émérite de Bertolucci, Cronenberg ou Roeg) produit tout ceci, ce rien cosmique, ce film insipide et stupide, inutile et stérile, qui plut beaucoup (ne cherchez pas l’erreur) à l’incomparable Pauline Kael. Avec son cadre WASP et whitetrash ripoliné, pasteurisé, avec sa morale « à deux balles » (mal généralisé, vertu de l’aveu) déguisée en gros billet d’ironie sentimentale, de satire fadasse, avec son provincialisme et sa myopie, avec son « gothique sudiste » mal digéré à la Tim Burton (cimetière mémoriel, ossements sacrificiels), son cadavre de toubib photographique, ses misfits d’opérette (l’une veut faire du crochet, l’autre bégaie, déviances d’adolescence), son « autel » affreusement arty sis dans une aciérie désaffectée (un pensée pour Cimino), sa sœur vaguement incestueuse et préoccupée par les ragots, Everybody Wins perd à chaque plan, à chaque retournement. Demeurent la solide tendresse d’un Nick Nolte égaré, hagard, paraissant à chacune de ses apparitions se demander ce qu’il fait là et, surtout, la beauté préraphaélite de Debra Winger, son érotisme troublé (pas vraiment troublant, pour les raisons supra) mis en valeur via des robes ou un déshabillé de soie estampillés Ann Roth, actrice talentueuse, radieuse, doublée (disent les langues anonymes, « mauvaises » ou lucides) d’une partenaire capricieuse, appréciée alors dans La Veuve noire (duo faussement saphique avec Theresa Russell) et Unthé au Sahara (dans un registre similaire, on en reste au menu roboratif et solipsiste du Festinnu, merci).


Que l’on s’en console ou que l’on en rigole, Les Exécuteurs (akaChacun sa chance) ne mérite même pas son « exécution » le temps d’un billet, seulement son oubli définitif, en triste épitaphe d’un parcours atypique conclu, hélas, par une indiscutable impasse, et pas celle de Brian.

La Femme que l’on désire : Un soir, un train


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Kurt Bernhardt.


Marlene Dietrich n’attendit pas de rencontrer Josef von Sternberg pour avoir du talent, pour savoir comment le déployer à l’écran. Preuve supplémentaire avec ce mélodrame suprême et muet d’une surprenante vitalité, d’une constante beauté. Le réalisateur (pas encore « américanisé ») transforme un argument de vaudeville (bouquin du « kafkaïen » Max Brod adapté par Ladislaus Vajda, scénariste complice de Pabst) en tragédie pulsionnelle, reconfigure la géométrie rassie du « triangle amoureux », du « ménage à trois », en ligne droite vers le vide, en boucle bouclée vers une vie tracée, en élan vers le firmament et l’épuisement épousé par une caméra souvent en mouvement. On peut penser à du Murnau (la fondation du même nom se charge de l’exemplaire restauration) hétéro, à du Hitch sans cynisme, à du Bernstein (Henry, pas Elmer ni Lenny) revisité par un Resnais de Germanie (Sud français de studio, de maquettes) mais le film, heureusement, ne ressemble qu’à lui-même, séduit par sa lucidité, sa dimension réflexive, l’intelligence de sa partition orchestrale, signée par un Pascal Schumacher totalement à l’unisson des images lustrées, brillamment enténébrées de Curt Courant (L’Homme qui en savait trop en noir et blanc, La Bête humaine, Le jour se lève ou Monsieur Verdoux).


Si la chère Marlene fait une première apparition mémorable, surcadrée par la fenêtre enfumée d’un compartiment floconné, sur le départ, pure créature de cinéma méta et pourtant femme « comme les autres », naturelle, matérielle, sensuelle et plurielle – de quoi attirer le terrien Gabin, peu préoccupé de spiritualité –, si elle captive l’objectif et le regard par son aura, sa présence, son humour et sa distance, si elle meurt magnifiquement (celui qui tua pour elle, à la Frank Miller, finit par la tuer, elle, qui accepte de mourir, dos tourné au passé, dans sa tenue immaculée de criminelle par procuration, veuve joyeuse et triste en cristallisation-incarnation des réjouissances funèbres de Weimar, avec réveillon dans un grand hôtel enneigé à la Shining, peuplé de fantômes d’une époque inaccessible, d’une cinématographie défunte et fraternelle), ses deux partenaires, Fritz Kortner (Loulou) et Uno Henning (A Cottage on Dartmoor), ne déméritent pas, mâles enfantins et chagrins, satellites lubriques (le métrage commence par une explicite partie de billard, queue et boules comprises, se poursuit par une rencontre ferroviaire, locomotive et tunnel, mortel amour aux trousses, s’amuse au montage avec un freudisme illustratif, où la fonderie familiale en faillite devient une hydre phallique) et innocents, consentants, soumis à un astre noir (et châtain, pas encore blond) d’attraction, d’illumination, d’extase et de désastre.


Les « femmes fatales » n’existent pas, le cinéma, oui, qui parvient ici, de manière superbe, à évoquer, à donner corps à un « coup de folie », à une fuite gratuite, loin de la douce, jolie, sincère et angélique Angèle (Edith Edwards, comète de cinémathèque, comédienne à succès sur scène, similaire foyer à sa façon, surtout quand elle attend en souriant sur la couchette sa défloration). Se moquer de cette mythologie faussement expressionniste, lui reprocher un moralisme bourgeois (Surmoi policier en costume et en coda) ou, pire, les célébrer en nostalgique du « cinéma en soi », avant la « souillure » du parlant, reviendrait à commettre une triple erreur, de jugement et de perception : La Femme que l’on désire (akaL’Énigme), film que l’on aime, film de cinéaste (pléonasme pas aussi courant que l’on croit, hélas), film qui sonde avec maestria, élégance (direction artistique irréprochable du suicidé Robert Neppach) et brièveté la sauvagerie et la tendresse du désir, la véracité et les artifices des sentiments, la volonté (en parité) d’émancipation, d’autodestruction, mérite mieux que tout ceci, que ce ramassis d’a priori, quand bien même, après Crash de Ballard & Cronenberg, le sexe sentimental pénètre dans la SF, relègue ce qui le précède à une sorte de préhistoire, d’archéologie érotico-sociologique.


Il s’agit, essayons à son instar de faire court et rapide, intense et lyrique, d’un chef-d’œuvre de poche, d’une mise à nu de la chair irrationnelle dans sa robe déchirée d’idéalisme, d’une leçon de cinéma (de psychologie appliquée) sur les puissances et les errances du « septième art », d’un poème de sperme, de sang et de larmes, d’un portrait de femme candide (percevez la provocante pietà), coupable (de respirer, d’ensorceler) et d’hommes émus, immatures, rapidement adultes, dessillés (de spectateurs, donc). Vive l’immortelle Marlene et vive le cinéma allemand, exhumé, vivant !
            

Norma Rae : Sur les quais


 « Tous ensemble », qu’ils disaient. Et après ?


En 1979, Sally Field se prit pour Arlette Laguiller ; bien lui en prit car on la récompensa à Cannes et Hollywood (Jane Fonda, pressentie, refusant, dut « s’en mordre les doigts » avec souplesse). Dotée d’un décolleté certes moins spectaculaire que celui de la bien nommée Julia Roberts dans Erin Brockovich, la compagne d’alors de Burt Reynolds affiche un accent sudiste du meilleur cru. Derrière l’objectif laïque, Martin Ritt conte un récit évangélique – un syndicaliste juif de New York « descend » (l’Alabama du tournage substitué à la Caroline du Nord de la diégèse) annoncer à des ouailles d’abord récalcitrantes la « bonne nouvelle » des vertus de l’union (dans la langue de Jimmy Hoffa, le même mot signifie aussi un syndicat, voilà, voilà). L’éveil des consciences aboutit infineà la présence (votée) de délégués au sein d’une entreprise textile, dernière branche de l’industrie US pas encore syndiquée. Reuben aime bien la mariée Norma Rae, il l’aime même peut-être tout court, et réciproquement, mais ainsi va la vie, il la remercie, lui serre la main, remonte en voiture, missionnaire à succès en route (de retour) vers la côte Est. L’usine, massive, avec ses briques d’arsenal carcéral, occupe l’ultime plan, tandis que Jennifer Warnes (bientôt en duo avec Joe Cocker pour Officier et Gentleman, avec Bill Medley pour Dirty Dancing) reprend la chansonnette gentiment fataliste du générique (Oscar généreux pour David Shire & Norman Gimbel). Sur un scénario signé (en six semaines, semble-t-il) à quatre mains (Harriet Frank Jr. + Irving Ravetch, couple professionnel et privé) d’après une « histoire vraie » (matériau journalistique) arrivée à Crystal Lee Sutton (non rémunérée, peu satisfaite de la transposition, causalité probable, supputent les cyniques), Norma Rae, sorte de MyFair Lady délocalisé, entremêle donc antisémitisme (« L’Histoire nous différencie » badine le nageur nu, « circoncis, sans cornes »), racisme (la fameuse « question noire », ressassée, au cinéma, au moins depuis Griffith jusqu’aux récentes protestations de statuettes dorées, en passant par la primée Hattie McDaniel, le BCBG Sidney Poitier, le revendicatif Spike Lee), féminisme (indépendance problématique dans le sillage du MLF) et sentimentalisme (frustré, « à la barbe et au nez » du happyend conventionnel de la comédie amoureuse).


La mère célibataire se met à lire (et acheter) du Dylan Thomas, tire un trait sur ses coups tirés (par ennui, parce que le corps doit parfois exulter, affirmait Brel dans La Chanson des vieux amants) avec des mecs du coin lui filant un coup dans la figure et se réinvente en passionaria de la lutte syndicale, au prix de sa vie de famille (recomposée), de sa réputation (qui inquiète même les lointains supérieurs du messie sympathique et souriant, bien qu’inflexible et lucide), de son emploi (remerciée aussitôt, embarquée manumilitari dans une bagnole au poste de police). Grande gueule de naissance (photographies en noir et blanc liminaires), « moucharde » (la direction la promeut au service contrôle qualité, meilleur moyen augmenté de la mater, d’en faire l’adversaire désignée de ses confrères), courtisée (par le gamin grandi de l’épicerie), endeuillée (par la mort de son papa si et trop proche), le petit bout brun de femme se dresse en David énergique contre un Goliath rusé, prompt à accélérer la cadence (du Capital) à coup de surcharge (travailler plus pour gagner moins, « toute ressemblance » etc.) et de tracts discriminatoires (reformulables/résumables en « Si vous acceptez d’être représenté, les négros dirigeront vos actions », casus belli implicite au Sud). L’amazone bonhomme connaîtra son moment de gloire (silencieux), son « quart d’heure de célébrité » (avéré par l’anecdote biographique) quand, dressée sur une table, un carton tendu à bout de bras, sur lequel figure uniquement UNION (cf. supra), elle obtiendra l’arrêt progressif (victoire provisoire du progressisme étasunien) de toutes les machines (infernales, assourdissantes, aliénantes), comm-union des/dans l’opposition(s), acmé du corps social épuisé, résistant, enfin solidaire face à ce(ux) qui le maltraite(nt) depuis des siècles, depuis l’avènement de la « révolution industrielle », en fait, matrice ironique et inique de toutes les autres, révolutions diversement colorées toujours vantées en « lendemains qui chantent » (Norma chante faux, s’en amuse autour de plusieurs bières), en « temps des cerises » propice à récolter ce qui revient au « peuple », « sixième République » ou pas, période d’élections présidentielles ou non. Après une confession-clarification (pas une sainte, pas une salope) à ses bambins en plan-séquence, un aveu d’adultère mental à la Eyes Wide Shut et une réconciliation sur l’oreiller, littéralement, notre héroïne dit au revoir à son maigre apôtre, virtuose de la parole, écrite ou ecclésiastique et, en réponse à sa question sur le futur, déclare s’apprêter à vivre, cela et rien de plus, rien de moins.


Le métrage, sachez-le, ne manque pas d’avantages, parmi lesquels la photographie de John A. Alonzo (Harold et Maude, Chinatown, Scarfaceà suivre), qui parvient à capturer la chaleur et la langueur collatérale du lieu (climatologie en auxiliaire de l’apathie prisée par le patronat, disons) ou  la distribution très homogène, convaincante et variée (mentions spéciales aux émouvants Pat Hingle et Beau Bridges, à l’hypnotique Grace Zabriskie, veuve vénère, admirée chez Lynch ou Friedkin). Martin Ritt, incarnation caricaturale de la bonne conscience de gauche du showbusiness– au mieux un oxymoron, au pire une posture d’imposteur –, vaut mieux que son aura discutable d’idéalisme et d’engagement, que l’oubli contemporain de sa filmographie. Vrai réalisateur, il évite assez habilement le piège béant du manichéisme (ses exploiteurs exploitent, bien sûr, ils ne s’avèrent pas pour autant d’impitoyables suppôts de Satan à Wall Street, plutôt des « petits Blancs » paternalistes et piètres stratèges, vite emportés par le vent du progrès encarté), du prosélytisme (peu de voix d’écart, une cinquantaine à peine, entre les pour et les contre l’instauration d’une représentation sectorielle), du béhaviorisme (remporter le combat, civique et dramaturgique, au détriment de l’intériorité des personnages, de leurs sentiments, de leurs errements, de leurs questionnements). NormaRae séduit par la précision de sa réalisation : logiques et cohérents plans d’ensemble, dès l’ouverture à l’asphyxiante saveur documentaire, caméra portée avec pertinence et maîtrise, attention accordée aux visages, aux gestes, au boulot et à la maison, travail sur le son – et la vocifération – à l’intérieur d’un écosystème sonore qui rend sourd, au sens propre de l’expression (mère sourdingue temporaire), dichotomie (et rivalité contournée) masculine – le film à lire en kaléidoscope de la masculinité dans une époque de remise en cause de la supposée domination des mâles – un instant intelligemment cristallisée via l’utilisation (à la De Palma) d’une lentille à double foyer (notez la longue focale en mode reportage pour les défilés d’ouvriers à l’entrée) – autant de détails capitaux (sans jeu de mots, quoique) et de signes évocateurs d’un regard, d’une volonté, d’une implication, d’une détermination de préférence à un déterminisme ; Ritt ou le papa apocryphe de Rosetta, allez, tant la combative Cosette belge semble la fille anonyme, dépressive, isolée, de Norma Rae, caméra à l’épaule intrusive incluse contradictoirement (le cinéaste sincère suit rarement sa star, il la précède souvent, changement de perspective en effet parlant, suffisamment explicite en soi).


Évidemment, produit de la Fox oblige (comprendre, film de studio, fictif et lucratif), tout ceci paraîtra manquer à certains (les tenants du « matérialisme historique » appliqué à la rhétorique cinématographique, quelques cinéphiles entichés de politique, pas de politiciens, encore moins d’humanisme et de citoyenneté, insanités scolaires de bien-pensants rassurants) de profondeur, de révolte, de mise en contexte, d’analyse, d’intensité (une pensée pour la justesse de Ressources humaines). Inutile également de chercher ici un écho (même assourdi) du lyrisme théorico-drolatico-homoérotique d’Eisenstein (comparez avec LeCuirassé Potemkine, Octobreet La Ligne générale, trinité iconique, mélodramatique et ouvertement priapique). Rétif à la propagande, surtout dans sa forme la plus brillante (et la moins efficace, la plus insupportable, se lamente le tsar stalinien courroucé par la peinture à charge, quasiment méphistophélique, de Ivan le Terrible), à la dénonciation façon Kazan (délateur notoire pour lequel le syndicat des dockers, à tort ou à raison, s’apparente à une mafia maritime), Norma Rae opte pour la chronique consanguine (spécialité faulknérienne), l’impressionnisme sensoriel à la limite du soap (irrésistible scène d’engueulade domestique avec cuisine, ménage et repassage en accéléré, conclue dans la concorde essoufflée par un baiser inespéré) et du romanesque déceptif, moraliste (non, Norma et Reuben ne coucheront pas ensemble, tant pis et tant mieux). Contemporain de Bronco BillyE.T. et La Porte du paradis, Norma Rae se révèle moins utopique que le Eastwood (tente de cirque au patchwork de bannières étoilées), moins régressif que le Spielberg (l’enfance, vrai « pays des opportunités », afortioristellaires), moins rageur (et languissant) que le Cimino (le « génocide » indien ne suffisait pas, il fallut que la nation naissante se cannibalise), et pourtant l’opus de Martin Ritt présage, à un an de décalage, le discours désenchanté, manifeste ou latent, du trio à venir, paraphe à sa manière, discrète et en sourdine, cotonnière et solaire, l’échec du melting-pot américain, mythologie émolliente posée en couvercle joli et poli sur la marmite de la mosaïque, sur la juxtaposition des « communautés » (désormais des « communautarismes ») paraissant, plus que jamais sous administration trumpesque, sur le point d’exploser, de se fissurer à grande échelle, en blocs irréconciliables et irréconciliés de « races », de religions, de niches, d’imageries (de fictions nationales, celle de la « chasse aux sorcières » communistes des fifties en relecture spectaculaire, doublement hollywoodienne, de notre anémique « épuration » à la Libération, avec Clouzot and Co.).


À la fin du film, chacun rentre chez soi, chacun reste à sa place, l’avenir reste hors-champ, les Noirs retournent à l’arrière-plan, les gauchistes dans la Grosse Pomme, les descendants des Oakies et de tous les autres pauvres de la Grande Dépression, immortalisés par Dorothea Lange, Walker Evans, James Agee ou John Ford (et John Steinbeck), continuent à survivre avec une poignée de navets et une casserole de litres d’eau rationnée pour nourrir une famille nombreuse, avant que les années Reagan (et sa filmographie consumériste, cynique, belliciste) ne viennent les faire taire, ou les avilir en croque-mitaines whitetrash de film d’horreur à tendance survival (Délivrance et Massacre à la tronçonneuse ouvrirent la voie durant la décennie précédente). Ah, l’Amérique, quel drôle de cinéma, quel drôle de territoire, pas si drôles, si l’on y songe, ma chère Norma Rae, prénom à rallonge en rime allongée à la maman maudite et miroitée (Norma, rien que cela) de Norman Bates, victime idem, mutatismutandis, des évolutions de l’économie de marché au royaume de l’Oncle Sam, ogre timide et candide, retors et tordu, luttant lui aussi pour sa survie pécuniaire et surtout sa santé mentale, ancêtre putatif et fils indigne de la mère Courage déchargée de Brecht : d’un film à l’autre, d’une chronologie à la suivante, le cinéma de là-bas, commercial et consensuel, capable de coups d’éclat et peuplé de mavericks, n’en finit pas de raconter les mille et une nuits (américaines) des États-Unis, ceux-ci se mirant à leur tour dans une glace infidèle et significative. Visionner Norma Rae en France en avril 2017, période surréaliste d’hommes insipides, sinon dangereux, sans qualités, à la Musil, placés sur les sommets, dans l’Hexagone et outre-Atlantique, de simulation (numérique, boursière, audiovisuelle, sexuelle) et de sidération (le terrorisme classé islamiste, forme extrême et mortifère du rassemblement unanimiste, de la pensée singulière soumise aux mots d’ordre et de haine puritaine d’un groupuscule totalitaire), équivaut à la fois à découvrir-savourer une réussite limitée et à jouer à l’archéologue, voire au sociologue, à ausculter un imaginaire documenté, daté, aux thématiques en dialectique « indigène » (individualisme ontologique versus sens culturel de la collectivité, guerre tendre et procédurière des sexes, racialisme des particularismes) reconfigurées, défigurées, par la situation présente, ses simulacres essentiels et existentiels, son provincialisme de « cauchemar climatisé », mondialisé, sa torpeur verrouillée de l’intérieur, à double tour de terreur et d’angoisse (idéale prophylaxie hygiéniste à l’encontre des troubles sociaux et esthétiques, symptômes inversés d’un corps social malade, perfusé, dans le déni et l’extase de son agonie).


La plus belle scène du film se déroule dans la demeure réellement populaire de Norma Rae : hommes, femmes, jeunes, âgés, Blancs, Noirs, tous y viennent partager leur détresse, leurs doléances, leur enthousiasme tacite et leur générosité désintéressée, tandis que le visiteur VRP de son syndicat (point d’achoppement de la représentation, de la délégation, puisque la parole ne se donne pas, elle se prend, elle se tient ou se trahit, puisque la défense, hélas, n’exclut ni l’instrumentalisation ni la collusion) se tait, pour une fois – posons la seule question qui vaille au niveau sociétal, qui nous préoccupe en citoyen : comment réaliser au-delà de l’écran cette entente, cette écoute, cet accord (presque musical, adulte et sentimental), s’en servir en tremplin au présent, dans l’immanence d’une modification radicale et respectueuse de nos trajectoires, de nos histoires, de nos mémoires vives ? La réponse nous appartient, nous revient, et certainement pas aux deux pantins mesquins actuellement en course pour le second tour de la pantalonnade électorale. Ne laissez personne vous enchaîner à votre atelier, parler à votre place, vous dire comment vous conduire, avec qui coucher, quel dieu prier (ou pas, et la croyante se fait virer de son église par le curé peu charitable), vous assigner à un destin masculin ou féminin, géographique ou historique : la morale de Norma Rae, avec sa superficialité (pardonnable) et sa sécheresse (revigorante, désossée de pathos, pour preuve la mort et l’enterrement du père, en raccord cut, en automatisation sinistre et idiomatique, l’inhumation mécanisée à l’instar de l’automobile !), propose quelque chose, invite à un élan, même incertain ou inabouti. Si la dénomination « film fantastique » constitue un pur pléonasme (nature spectrale d’un art foutrement funéraire), il n’existe finalement que des films politiques, à l’exception de ceux destinés à la « sphère privée » (homemoviesou sextapes), et encore (la Cité émerge dans la moindre dualité) : le cinéma « engagé » ou « divertissant » nous parle de nous, nous méprise ou nous absout, nous rabaisse ou nous élève ; Martin Ritt le savait pertinemment, parfaitement, et son ouvrage imparfait mérite sa redécouverte grâce à sa lucidité, à sa simplicité, à sa modestie, à son envie (de faire des films, de changer un chouïa la société) – pas si mal, au final, myguy.      
                            

Les Espions : Pour Sacha


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz Lang.


Quand le rideau tombe, que la tragi-comédie finit, le spectateur stupéfait, ravi, s’interroge : où passèrent les cent quarante-quatre minutes du métrage ? Comment consommer désormais l’anémique action made in Hollywood ? Film d’architecte et de romantique, de feuilletoniste et de cinéaste, Les Espionséquilibre avec maestria hystérie et rigueur, érotisme et politique, ivresse et vitesse. Muni d’un budget réduit après les fastes alourdis de Metropolis, Fritz se débarrasse du mysticisme des Trois Lumières, de la métaphysique du Docteur Mabuse le joueur, de la mythologie des Nibelungen et annonce le réalisme de M le maudit, l’énergie de Furie, la paranoïa des Espions sur la Tamise, l’obsession de La Rue rouge, la candeur des Contrebandiers de Moonfleet, l’exotisme du Tigre du Bengale et du Tombeau hindou, la technologie du Diabolique docteur Mabuse. « Des choses étranges se produisaient sur Terre » prévient l’ironique carton d’incipit ; on confirme : des documents (supposés sensibles) s’évaporent, un ministre du Commerce trouve la mort (en bagnole, abattu dans le dos), une banque internationale abrite un « nid d’espions », un clochard à la Chaplin s’avère un Bond d’occasion, une Russe traîtresse et meurtrière tombe amoureuse, se dissimule derrière un miroir, une bourgeoise se came à l’opium, une maison se vide aussi sec (exeunt les icônes, ne demeure qu’une médaille porte-bonheur), des coursiers japonais leurrés se font exécuter, leur supérieur héberge une Cosette d’opérette, se fait dérober un précieux traité, se supprime par seppuku, un aveugle (sans ballons ni sifflotement) voit, un officier moustachu épris de fric se flingue, des billets changent de numéro de série, un compartiment se détache sous un tunnel, bientôt embouti par un autre train, des noix de coco explosent, la captive se démène sur un fauteuil entre la chaise électrique et un accessoire de L’Homme qui rétrécit, du gaz (pas celui des chambres d’Auschwitz, quoique) se répand dans l’immeuble/quartier général, l’infirme guère magnanime se lève et marche à la Lazare, un clown mélomane meurt sur scène, se tire une balle dans la tête, tout le monde applaudit et le film se termine ainsi, ouf.



Lang ne tire pas la sienne, le cinéphile essoufflé, si. Ses esprits repris, il s’aperçoit de ce que l’ouvrage doit au fidèle Fritz Arno Wagner à la direction de la photographie, aux talentueux directeurs artistiques Otto Hunte & Karl Vollbrecht, par ailleurs tous les deux compromis sur Le Juif Süss (tant pis pour eux), à Thea von Harbou, bien sûr, romancière-scénariste inspirée, accessoirement épouse du réalisateur, qui la « chipa » au peu rancunier Rudolf Klein-Rogge (le méchant fumeur fumeux de l’histoire, abonné aux rôles de scélérats mégalos, vu dans Tarakanova), avant de s’amouracher de Gerda Maurus (l’héroïne rédimée par son coup de foudre au sous-texte incestueux, puisque le goodguyanonyme lui rappelle son cher frère Sacha assassiné au pays) – que les psys se délectent avec l’origine biographique du « ménage à trois » de la diégèse. N’oublions pas de mentionner la sensuelle (justement prénommée Kitty, petite chatte ingrate) Lien Deyers nue sous son kimono, Lupu Pick en Asiatique cérémonieux et Cragihall Sherry en patron paternel (une pensée présagée pour le Leo G. Carroll de La Mort aux trousses). Film (plutôt) méconnu, (assez) mésestimé (par un Siegfried Kracauer, par exemple), à succès, Les Espionsévoque sans surprise Hitchcock, élève attentif en visite à la UFA, et s’impose en mélodrame – peut-être le « genre » de prédilection de Lang, artiste populaire suprêmement intelligent, encore prisonnier de sa réputation dictatoriale, de son statut kolossal, de son aura de totem pour cinémathèque – dynamique, ludique, jamais vraiment maléfique (le Mal ne triomphera pas, pas cette fois, il tisse en vain sa toile, vaincu par la pureté de l’irrationnel des sentiments). Nous n’assistons pas, presque un siècle plus tard, dans la superbe restauration intégrale (il exista une version raccourcie exploitée aux États-Unis) de la Fondation Murnau, à une valse de pantins, scorsesiens ou non, à une agitation puérile propre à laisser s’épanouir le formalisme caractéristique d’un « génie » (vocable hélas galvaudé) de la réalisation – mille fois mieux : les personnages respirent, vibrent et nous font vibrer, en mouvement constant sur la crête du risible et du sublime (ah, Gerda/Sonja écarte les bras, crucifiée de baisers), ils courent avec un immortel amour aux trousses, victimes de leur beauté, de leur bonté, de leur loyauté, individuelle ou collective.



Willy Fritsch, gentleman souriant, hilare devant les déboires médiatiques de son boss, devient un cambrioleur de cœur, manque s’étouffer afin de sauver sa dulcinée, tout sauf passive « demoiselle en détresse ». Et même Haghi, à raison rebaptisé Nemo sur les tréteaux (un espion ne possède aucun nom, à peine un visage, cf. les masques multiples de Tom Cruise dans Mission impossible), parvient à émouvoir, via sa feinte difformité, son attachement stérile à sa comparse récalcitrante, son trépas assumé, placé in fine sous le signe du mensonge concret, de la grimée vérité. Les hommes d’honneur (et de désir insatiable, de pouvoir provisoire) ne manquent pas, en effet, dans cette cartographie de la « canaille » mondialisée, du « crime organisé » à l’échelle planétaire, de l’ubiquité d’un invalide assisté par les machines informationnelles (réseau global et fatal). Petit traité de géopolitique en accéléré, illustratif de « l’effet papillon » délocalisé, quasiment immédiat – le film va vite, l’Histoire va toujours plus vite que le cinéma –, Les Espions s’inspire d’affaires de l’époque et notamment du triste sort du colonel Redl, développé dans le beau biopic Mitteleuropa d’István Szabó, mais il constitue également, avant tout, une somptueuse et rieuse leçon de cinéma. Chaque plan, chaque cadrage, chaque durée, chaque séquence articulée à l’ensemble brillent d’une évidence et d’une puissance sidérantes, enivrantes. Voilà du cinéma, voilà le cinéma, voici tout ce que l’on peut faire avec une caméra (immobile) et un regard (acéré), découper avec dextérité l’espace, sonder les visages, les gestes, les esprits (zombies de la culpabilité venus réclamer leur dû au commanditaire suicidaire), éviter de se prendre au sérieux, d’être sentencieux, tandis que l’on joue (et décrit) un « double jeu » sérieux, celui du « septième art » et de l’espionnage, divertissement parfois sanglant ou humiliant de grands enfants réinventés en démiurges, en transfuges.


Film dramatique et lumineux, film comme une gifle, un élan, une course et une caresse, Les Espions, contrairement au ratage homonyme de Clouzot (« Il a fait Kafka dans sa culotte » taquinait Henri Jeanson), séduit assidûment, avec panache, avec allégresse. Il ne s’agit pas d’un opusmineur, d’un item (exhumé) de plus, il mérite sa juste appréciation en poème cinématographique et géométrique, en déclaration d’amour à une femme, à une actrice, à un radieux rayonnement de salle obscure, à un moyen d’expression dont l’auteur sut se servir avec une science et une conscience de virtuose. I’m a spy in the house of love chantait naguère Jim Morrison dans son « hôtel » occupé par une Anaïs Nin tourmentée par les attouchements de son papa – on leur laisse volontiers le « mot de la fin », pour parapher notre affection envers ces admirables Espions

Fritz Lang : Le Monocle rit jaune


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Gordian Maugg.


« Par derrière, c’est plus cher » se récrie la prostituée aryenne au « cul » aussi « international » que celui d’Arletty, sodomisée à sec par le cinéaste dans le hall d’un hôtel de passe ; auparavant, une jeune femme se faisait baiser debout dans un bois, son cou bientôt transpercé à coup de ciseaux ; plus tard, on apercevra au commissariat des photographies de scènes de crimes, crâne adulte défoncé au marteau, cadavre infantile à la robe relevée : Fritz Lang ne se dispense ni du sang, ni du sperme (ébats adultères inclus), il se garde cependant de l’outrance et de l’indécence. Non dépourvu d’élégance (noir et blanc soigné de Lutz Reitemeier, qui éclaira Wadjda) et d’humour (jouer au gradé nazi à la brasserie en plein air), le téléfilm de luxe de Gordian Maugg contrevient aux deux tabous (de la Thea von Harbou, ventriloquée en VF par Micky Sebastian) des films du « vrai » Fritz Lang, peu porté sur l’explicite ou le pornographique (en public, en tout cas). Pour pleinement (et modérément) l’apprécier, il convient de le voir non en biopic, en reconstitution, mais en rêverie, en cauchemar vintage sur la fraternité du mal (du Mal, formulation mystique), la culpabilité partagée, la collusion du réel et de l’imaginaire. Penché au-dessus d’un abîme nietzschéen, réfléchi sur une vitre sans tain, l’avatar du réalisateur (solide Heino Ferch, vu récemment dans Comedian Harmonists) dialogue avec Peter Kürten (convaincant Samuel Finzi, venu du théâtre, tel un Chéreau hitlérien), tueur en série « vampirique » sévissant à Düsseldorf (toponyme évocateur, au moins pour une oreille francophone), s’inspire de son sort pour créer le mémorable personnage de l’inoubliable Peter Lorre, affronte la griffe féminine et martiale du passé (mort de sa première épouse, souvenirs doux-amers de la Grande Guerre).


Drogué (une dose absorbée par le nez devant un miroir), discrédité (littéralement, sans argent de producteur pragmatique israélite), obsédé (par la part d’ombre à la Ellroy à portée de main, par le spectre chéri de sa mère juive, deux fois délaissée au profit du jaloux « septième art »), accessoirement sur le point de divorcer, « Fritz Lang » réalise ses fantasmes sodomites, revit (et corrige) autrefois, déambule dans une Allemagne mentale, de cinéma, de traumas, individuels et collectifs. Au cœur d’une rue (sans joie, pique contre Pabst comprise) nocturne, au clair soleil de l’élucidation (l’assassin, au spectacle, indique à la police des sous-vêtements dans les champs), à la fois solitaire et visionnaire, il hallucine les réalistes outrages (sons sourds d’une agression) et visualise des séquences de son métrage (l’écran se divise alors, à l’unisson de celui de Pulsions, lors des réminiscences de la chère Angie Dickinson). Maugg (co-scénariste accompagné d’Alexander Häusser et par ailleurs co-producteur) vient de la TV, on pouvait certes le supputer, il s’y illustra via deux biographies (Heinrich Heine + Sebastian Haffner), assorties d’un documentaire sur un pogrom survenu en novembre 1938 ; pour le grand écran, The Olympic Summer et Zepellin!narraient des histoires d’amour et d’amitié sur fond d’Histoire menaçante, convoquée à l’aide d’images d’archives. Dans Fritz Lang, des extraits de M le maudit contaminent la diégèse et s’agrègent aux bandes d’actualités, dans un continuum assez homogène, un espace-temps cohérent, un patchworkd’œuvre au noir. Film méta sur le mystère de la création, de la transposition, scolairement résolu en recourant à la psychobiographie, au hasard du deus ex machina (machine et machinerie cinématographiques, ce Lang-ci renie notamment le machinisme et les masses anonymes de Metropolis), il cartographie un pays (une ville, Berlin) d’une manière conforme à sa représentation disons expressionniste (afortioriau format 4/3), place en parallèle un fait divers et une société (symptôme singulier du corps social malade), dépeint un artiste intrusif, névrosé, au bord de la folie (romantisme embourgeoisé, à des années-lumière de la rigueur d’architecte de Lang et de l’insanité raisonnée du régime).


Durant son enquête suspecte, son psychodrame de vaudeville et sa psychanalyse à la lueur des flambeaux (ceux des SA matant hors-champ les émeutiers communistes), « Fritz Lang » croise un flic (estimable Thomas Thieme, vu dans La Chute et La Vie des autres) connu naguère (drolatique scène d’aveu, de récit d’atrocités autour d’un gros gâteau et d’un « excellent » café) et l’amie d’une victime en rime à une angélique infirmière d’hier (Lisa Charlotte Friederich, un faux air d’Angela Bettis et un radieux sourire à la Sandrine Bonnaire, probablement la meilleure raison-révélation de découvrir le film). Avec son sous-titre (Le Démon en nous) à la Jim Thompson, avec sa complainte rurale à la Rimbaud (Le Dormeur du val), avec ses inserts de X hexagonal (restauré par le CNC, diantre, nous apprend le générique de fin), avec son adjoint policier nommé Stavisky (oui, comme l’escroc français ou Belmondo réinventé par Resnais), avec son coupable maltraité, revanchard, narcissique et sentimental, avec son paternel (celui de Lang bis) hystérique, à la James Whale plutôt qu’à la Ingmar Bergman, avec sa dialectique statique (réversibilité des rôles entre la proie et le prédateur, le tueur et le créateur), Fritz Lang ne fera aucune ombre (et brouillard) au chef-d’œuvre sidérant de Fritz Lang, ou à sa relecture éprouvante par William Friedkin au temps du Sang du châtiment (loué par nos soins à l’occasion d’un article sur la composition d’Ennio Morricone).


Au-delà de son discutable souci génétique (retracer la genèse d’un opuslui-même heuristique), de son caractère finalement (et foncièrement) inoffensif (on ne s’ennuie pas, on ne frémit jamais non plus), de sa nature de fiction documentée flanquée d’inexactitudes (la nationalité maternelle, par exemple), de conjectures (le trépas par balle de Lisa Lang demeure une énigme, contrairement au jeu dangereux, armé/aviné, de William S. Burroughs, à la Guillaume Tell, ou à la crise de démence strangulatoire d’Emmanuel Althusser, notoires exécuteurs de leurs moitiés), voire d’impostures (Lang ne rencontra pas Kürten), il mérite toutefois qu’on lui consacre quatre-vingt-dix-sept minutes de sa vie, de sa cinéphilie (sortie très confidentielle), quitte à vite oublier son présupposé fantaisiste, sa morale étriquée, sa forme amplement paupérisée après le ravissement graphique et ludique des Espions. Peu importe, car il démontre, à sa façon maladroite et minorée (spectaculaire de kammerspiel de la superficialité spéculaire) que le cinéma, surtout celui de Lang concevant en tandem et réalisant avec d’éminents collaborateurs (pas de jeu de mots) M le maudit (notez le sens fataliste du titre traduit, son homologue germanophone se bornant à un Mobscur et polysémique), n’existe pas pour distraire, pour consoler, pour rassurer mais, parmi d’autres fonctions, pour sonder, dans une salle obscure clairvoyante, les âmes et les organes, pour entrelacer le « ruban des rêves » à la réalité la plus crue, la plus sordide, la moins convenable et représentable, pour fixer (sur pellicule, droit dans les yeux) une nuit intime et universelle, datée (même si l’auteur à l’œil de verre, homme secret, fabulateur avéré, ne souscrivit pas aux analyses historicistes d’un Kracauer ou d’un Bogdanovich) et intemporelle.


Voir des films procède ainsi – n’en déplaise aux naïfs, aux humanistes et aux épiciers –, essentiellement, ingénument, autant du rite funéraire que de la sorcellerie scopique, art de la lumière en suspens dans les ténèbres, se nourrissant d’elles et nous les donnant à comprendre (un peu), à apprivoiser, à admirer (grandeur et beauté du « genre » de l’horreur), longtemps après, à une époque (similaire, différenciée) elle-même sise sous le signe assombri-coloré de la terreur douce et de la noirceur commercialisée.           

                                       

Temptation : Rebecca


Rebecca, nuit de ma cinéphilie, foyer de ma rétine. Mon salut, ma prose. Re-be-cca : les caractères discrets du clavier s’enfoncent pour écrire, à trois, son prénom sur l’écran. Re. Be. Cca (courtesy of Nabokov, of course).


Dans Temptation (The Right Temptation précise le titre original, citant une réplique fatale), akaL’Ombre de la tentation(en nos contrées), Rebecca De Mornay vit avec un cochon (lustré, dressé, « trop mignon »), tel Clooney à l’occasion, joue les dindons (de la fade farce sans effort), bon. Becky, rebaptisée Derian (McCall, comme la Dee Dee de Rick le « chasseur »), bosse pour la retorse Anthea (prénom antique de la sympathique et nonobstant machiavélique Dana Delany, appréciée notamment en « femme au foyer désespérée »), elle suit puis séduit (et réciproquement) son mari Michael, incarné par Kiefer Sutherland (« fils de » assez insipide, ici déguisé en homme d’affaires acoquiné au « crime organisé »). Loft improbable (tournage à Salt Lake City, ersatz pasteurisé de New York), trauma professionnel d’ancien flic (« sous couverture » en cuir noir, micro arraché, avec une coupe de cheveux courte quelque part entre celles d’Annie Lennox et de Laurence Parisot), « ménage à trois » prévisible au moralisme doublement puritain (l’arriviste in fine châtié, littéralement jeté du haut de son ascension sociale balzacienne à travers sa grande baie vitrée de building ; le détective privé au féminin, trop naïf et sentimental, trompé pour de vrai, accusé à tort) : rien, dans ce DTV commis en 2000 par un certain Lyndon (pas Barry, pour sûr, même si le casting inclus Patrick O’Neal, progéniture de Ryan et père de ses deux filles) Chubbuck (publicitaire dont le court CV comprend des participations à Un flic dans la mafia, Alerte à Malibu ou Pacific Blue), ne vient vraiment aider Mademoiselle De Mornay. Sur un scénario pâlot signé Larry Brand (L’Homme qui tombe à pic, Halloween: Resurrection), Rebecca y croise Joanna (Cassidy, caméo éclair en agent/démarcheuse du FBI), secoue (parfois au ralenti) sa chevelure hitchcockienne et ouvre, sidérée, ses grands yeux bleus/gris dans la lumière soignée du dénommé Eric Goldstein (DP de « deuxième équipe » sur Freddy sort de la nuit ou Usual Supects), filmée en 35 mm et au format 1.85.



Temptation date de 2000, il se situe donc au milieu de la filmographie de Rebecca De Mornay, dix-huit ans après le coloré Coupde cœur de Coppola et seize années avant The Revenge de Chuck Russell (l’un des auteurs de Dreamscape, madeleine proustienne onirique, et le réalisateur des Griffes du cauchemar, troisième volet réussi des sévices de Freddy) avec Travolta (n’oublions pas l’actuel Luciferpour la TV, d’après Neil Gaiman). Parmi les accessoires inanimés de cette resucée paupérisée de polar hollywoodien d’antan (tendance thirties) – sempiternelle cigarette, voiture vintage, chanteuse de jazzcacochyme, montre retrouvée, révélatrice, peinture contemporaine pour couple bergmanien, cadavre défiguré d’emprunt, photographe en Adidas assassiné –, Becca évolue en somnambule élue, en présence-absence, en spectre charnel d’un passé glorieux (Risky Business + La Main sur le berceau). La De Mornay se sait-elle déjà supérieure à sa carrière ? Le spectateur, surtout énamouré, espère en vain (afin de se réveiller un chouïa, oui-da) un duo lesbien (en mode LesDiaboliquesde Clouzot, allez) entre Dana & Rebecca, fausse piste diégétique de proximité, de rapprochements, de décolleté flagrant, de mèche caressée durant le téléfilm de luxe avare en luxure, malgré son intitulé racoleur. Il (lui) faudra se contenter de peu, de tout ce pour quoi nous aimons tant Miss De Mornay : sa beauté, sa personnalité, son talent, sa solitude, son énergie, sa folie, son sourire et sa mélancolie. Peu importe, au final (bancal, calqué sur la coda de Vertigoinversée) – Rebecca survivra (à cela), convaincra (les justes réticences), vaincra (l’inutile résistance), tentatrice à laquelle on cède volontiers, les mirettes fermées (le regard rivé à son visage vivant, captivant, à son intériorité tourmentée de femme blessée, puisque les bien-portantes indiffèrent votre serviteur, à sa silhouette offerte-dissimulée de svelte quadragénaire), le souffle court (celui qu’elle peine à reprendre au miroir de ses propres fantômes). Ah, chère Rebecca, si seulement tu savais l’effet que tu me fais…

                   

Killer : Traquée


Le pistolet du hitman, le rocher de Sisyphe, l’aura d’une actrice.


On apprécia Anthony LaPaglia dans Lantana, Summer of Sam et FBI : Portés disparus ; costaud, solide, il savait user de sa sensibilité, notamment au côté de Poppy Montgomery, depuis redevenue rousse dans l’oubliable Unforgettable. On aima surtout Mimi Rogers dans le lumineux mélodrame de Ridley Scott, joliment intitulé en VO, d’après une chanson de Gershwin, Someone to Watch Over Me. Ancienne scientologue (et fille de « dianéticien » repenti), ex-épouse de Tom Cruise, la belle brune au QI impressionnant posa pour Playboyà l’aube de la quarantaine, pratiqua le poker, fit toujours preuve de lucidité envers les vicissitudes de son étrange métier, ne manqua pas d’humour, comme en atteste sa participation à Austin Powers et traversa une filmographie variée, un brin confidentielle, avec une constante élégance, une discrétion remarquée, à coup d’apparitions-participations, probable aristocrate parmi un royaume dérisoire peuplé d’épiciers, de valets, de princes désolants plutôt que charmants. La voilà en 1994, en victime de la mafia, en proie de la pègre et d’un tueur professionnel dépressif, sujet à s’interroger sur le sens de l’existence. Elle doit de l’argent, elle menace de parler au DistrictAttorney, elle donne une partyet congédie ses invités « aussi sec », psy assoupi compris, abandonné dans une cabine d’ascenseur, quand débarque le sombre inconnu, en costard noir, boucle d’oreille incluse, flanqué d’un acolyte malhabile, traumatisé par Robert De Niro selon Taxi Driver, dont il rejoue le fameux monologue au miroir via… un rétroviseur intérieur de voiture ! Elle sait ce qu’il veut, ce qui l’attend, elle ne perd pas de temps, laisse « l’assistant » sur le seuil, se fait photographier, apprend à mourir, donc, puis s’envoie en l’air avec le mortel émissaire, dernier plaisir avant le « grand sommeil ».

Elle chevauche sa Némésis attachée au lit, elle le gifle, griffe son torse, verse une coupe de champagne sur ses cicatrices masculines, délace et défait son body, glisse l’invisible pénis en elle, cause de classement R américain, remonte avec pudeur – mateurs, passez votre chemin onaniste – le drap sur ses hanches et s’élance, immobile, vers la délicieuse « petite mort » en prélude à la définitive. Mick se détache, libère ses poignets, ses émotions, la renverse sur le dos et la « besogne » avec vigueur, sans cependant toucher une seule seconde ses seins majestueux. Cette longue nuit rapprochera les amants improbables, leur permettra de se découvrir, corps et âme, entre maladie mentale aux allures de catalepsie, suicide salutaire, rédemption inespérée, humanité regagnée. Hélas, l’élève trompé, excité, hystérique, dépassera le maître magnanime et achèvera dans le sang le contrat impossible à remplir, la brève rencontre de deux solitudes complémentaires. Au terme du générique de fin, in extremis et quasiment hors du récit, il ne reste plus à Mick, éperdu, brisé, qu’à pleurer la perte de sa bien-aimée, durant une coda itérative de damné, puisque l’enfer ne cesse de répéter l’insupportable, avec une prostituée incarnée par Justine Priestley, sœur jumelle de Jason, autrefois bourgeois blondinet habitant à BeverlyHills, en reflet de la « masseuse » liminaire à deux doigts du trépas par ciseaux issus du Crime était presque parfait. Auparavant, la romance entre adultes consentants, loups esseulés dans la junglenocturne fantomatique, Vancouver en duplicataglacé de New York, comprendra un repas au cimetière, pique-nique asiatique et funèbrement romantique, pardon du pléonasme, moment hors du temps, à la Tim Burton débarrassé d’adolescence, relecture réconciliée de Vertigo et métonymie du film, de son mélange de tonalités, de sa dimension de kammerspiel au sous-texte antique et psychanalytique, noces éphémères de l’amour et de la mort.


L’assassin sentimental, ému par une vieillerie sucrée à la TV, alors qu’il vient de fracasser le crâne d’un type alité, un bras en écharpe, philosophant dans son bain à son boss d’occasion, un drolatique et compatissant Peter Boyle, sosie d’Alain Juppé dépourvu de juvénile Frankenstein à la Mel Brooks, de vétéran du Vietnam à la Scorsese, agenouillé pour plaider son sort, sa mortelle mission, contemplait dans l’ultime scène la mer, la ville et l’horizon, le jour en train de naître, un bateau en direction du quai, assis au bord des ténèbres liquides, le cadavre de sa chérie dans le linceul chic d’une cape immaculée, posé sur ses genoux en pietà d’emprunt, Fiona endormie pour l’éternité du souvenir. En effet, les femmes et les hommes que nous aimons, passionnément, stupidement, sans rien savoir d’eux, sans guère en connaître davantage sur nous-mêmes, nous finissons infailliblement par les perdre, en tout cas au cinéma, annexe audiovisuelle des pompes funèbres, mécanisme platonicien d’illusion-désillusion qui élève et bouleverse, parfois, afin de mieux rejeter le spectateur dans la sale réalité impitoyable, à sa sauvagerie jolie, à sa stimulante hostilité. Bien sûr, tout cela se voit plombé, avec ou sans jeu de mots, par un scénario théâtral, tendance absurde, quelque part entre Samuel Beckett et David Mamet, par une absence de regard, de point de vue de cinéaste, Mark Malone trahissant à chaque plan, malgré la lumière soignée de Tobias Schliessler, pas encore à l’œuvre sur Candyman 2, Hancock, Mr. Holmes ou La Belle et la Bête, son origine de dramaturge entiché de distanciation brechtienne, de son ersatz de mise à distance, disons, exposant les répliques en chapitres, à la manière de « l’exosquelette » structurel de Kubrick à l’Overlook, par une VF affreuse due à la médiocre édition en DVD chez Zylo, de quoi presque faire passer Philippe Clair pour un émule d’Ingmar Bergman.

Des défauts, Killer– titre racoleur, trompeur, auquel on préférera l’explicite et inspiré Bulletproof Heart ou l’astucieux Cœur à gage québécois – n’en manque certes pas, spécialement soulignés par sa musique synthétique, et The Hit ou Traquée demeurent tranquillement sur leurs hauteurs de faux polars et vraies errances de sentiments, d’avérées dérives existentialistes. Néanmoins, outre la modicité de la galette numérique acquise neuve à cinquante centimes, ce couple élu, mal assorti, de luxueux téléfilm arty, mérite sa découverte, son exhumation d’un soir. À contre-courant très alangui de ce qui se produit aujourd’hui, en avatar post-moderne du cinéma dit classique d’hier, policier ou pas, Fiona lointaine cousine huppée de Gelsomina sur La strada, Anthony LaPaglia en remplaçant du violent et larmoyant Anthony Quinn, l’ouvrage laisse apercevoir, sous le simulacre moraliste, derrière l’impasse paupérisée, le film qu’il pouvait devenir, promesse non tenue, tant pis, d’une odyssée à deux, d’un parcours picaresque à l’intérieur de consciences en déshérence, voyage au bout de la vie au lieu de l’ennui. On se consolera, allez, avec MisterLaPaglia en « autiste » armé infineà fleur de peau schizo et avec la présence assez magnétique de Mademoiselle Rogers en seconde chance sans merci, en « femme fatale » pour elle-même, sidérée par son mal médical ou son vide de vague à l’âme, désabusée par l’incapacité des hommes à la faire jouir, à l’occire sans douleur, ni tremblements ou atermoiements. Souveraine de la diégèse et du métrage, Mimi intrigue, sourit, défie, embrasse, promet d’être gentille, s’abandonne, fume, décide de l’itinéraire funéraire, se retrouve au bord de l’eau, dans un entrepôt en abattoir scénique – les protagonistes marchent enlacés à l’instar de mariés vers l’autel –, tombe de sa chaise, une balle dans la tête, à la manière d’une marionnette au fil coupé par le final cut du quotidien, du sort qui nous attend tous, patiemment, pas longtemps.


Mick, Tristan de film noir, de drame de chambre, à coucher ou d’asile, s’allonge alors auprès d’elle, son Yseut sémite, ne la quitte pas des yeux, paraît vouloir la rejoindre dans ses rêves inertes, dans sa feinte sérénité d’actrice sans malice mais pas sans talent. Elle se prénomme comme l’héroïne de La Bohème, peut-être qu’on l’aime aussi pour ceci, écho éploré à Puccini ; peu importe, car Mimi Rogers continue à briller légèrement, tendrement, au firmament des étoiles naturellement mortes et des artifices féminins à la vérité logée dans un fugace parfum, une part de chevelure, une charnelle mélancolie – ceux de l’aimable Mimi, oui.


Swimming with Sharks


Kevin Spacey ? Pas tout à fait.


Soyons désinvoltes
N’ayons l’air de rien

Noir Désir, Tostaky

L’américaine Molly Cavalli (à notre connaissance, aucun lien de parenté attesté avec la transalpine Valeria, célébrée ici même), hardeuse soyeuse abonnée aux plaisirs saphiques, courageuse plongeuse à l’échancré maillot immaculé, chercha, voilà, à « chevaucher » un requin taquin – mal lui en prit, car elle faillit y perdre son pied pourtant pourvu de palme, aux orteils joliment rosés. L’espace un brin trop large entre les barreaux de la cage immergée permit en effet une intrusion inopportune et le squale se régala, sans toutefois demander un rabiot de saligaud. De trois mètres de long, dit-on, le requin-citron devait ignorer qu’il s’agissait en réalité d’un tournage promotionnel en Floride pour une boîte (pas de sardines) d’adultentertainment drolatiquement intitulée CamSoda. La performeuse se hâta de sortir du cercueil sous-marin et s’en sortit plutôt bien, ma foi, emmenée illicoà l’hosto afin de recevoir une vingtaine de points de suture sur sa cheville fragile. Revenue de sa grosse frayeur, elle rassura ses fanssur Instagram, elle récolta des milliers de vues en ligne, elle s’attira moult commentaires plus ou moins élégants, certains des scribes sous pseudonyme se demandant si tout ceci, au fond (de l’océan accessible en un clic), s’avérait entièrement réel ou relevait du simple et spectaculaire coup publicitaire. Après tout, les effets spéciaux de maquillage existent, les images d’archives aussi, la caméra aquatique se garde de filmer l’attaque, le montage omet la continuité de l’accident, la coupe met l’accent en gros plan sur la blessure, ne la relie pas au visage de l’héroïne du drame maritime, acontrario du cadrage d’ensemble usité dans le porno, autre art de la découpe, de la pénétration, de l’océan (pollué, dangereux, dénoncent ses détracteurs) des fantasmes et de la chair rendue abstraite à force d’exposition-exhibition.


Peu importe, une fois encore, la véracité de la séquence écourtée : l’intérêt se trouve dans l’alternance du sourire antérieur et des larmes (supposées) postérieures, dans leur succession rapide, leur collision narrative et graphique (double sens), pour ainsi dire. Outre ce raccourci de mélodrame du réel, comme si le bluemovieprévu, promis, au sein du grand bleu bessonien, se transformait aussitôt, dépourvu de préavis, de préliminaires, en film d’horreur à la Spielberg et consorts, la valeur (la vérité) du segment réside évidemment dans sa moralité. On peut mettre en place toute sorte de dispositifs et d’appâts, on peut imaginer une ménagerie de simulacres mercantiles, on peut s’amuser à caresser la mort en aiguisant (l’appétit du poisson) les dents acérées de la mer (amère espèce souvent protégée, faut-il le rappeler), la réalité finit toujours par rattraper les sirènes trop sereines ou franchement inconscientes (et accessoirement affriolantes). « Reality bites » affirment-ils outre-Atlantique, et ce petit moment excitant, sanglant, au soleil, en plein air, au croisement du homemoviede vacances et du témoignage (voire de sa reconstitution artificielle) de fait divers, vérifie l’adage idiomatique. Molly en fait les frais, presque en direct et pour l’éternité numérique ; son homonyme (au niveau du prénom) littéraire, créé naguère par James Joyce en mode Homère d’Irlande, disait oui à la vie, à l’amour, au désir, durant un monologue verbal et fluvial, courant/torrent de conscience en coda d’une mise à jour profane de l’odyssée mythologique et mythique. La censée star du X trentenaire, peroxydée, apeurée, s’offre à son détriment narcissique en revers négatif, en corps éprouvé qui dit non à la morsure guère amoureuse, en persona pour une fois (peut-être) réellement incarnée, en silhouette saisie dans sa fuite hors de la structure-imposture.


Le cinéma, pornographique ou pas, on le sait, repose en partie sur le replay, sur la scène refaite, comme une poitrine suspecte, sur le jeu sérieux entre adultes (consentants, des deux côtés de l’écran), mais la vraie vie, nervalienne ou non, n’autorise pas de répétition, elle submerge et bouleverse, elle terrifie et intensifie, elle donne constamment des leçons d’existence, de présence, d’immanence, aux fantômes, aux faussaires, aux fossoyeurs, aux électeurs, aux acteurs et aux voyeurs, distinction hitchcockienne (et Tippi Hedren se fit violer par des volatiles, avant de subir à bord d’un bateau, littéralement mise à nu en Marnie classée frigide, vocable inconnu des féministes, les outrages implicites d’un Sean Connery épris). Sidérant et navrant, astral et trivial, sucré et salé, l’instant enregistré combine de manière habile les contraires, se soucie peu d’aporie ou d’apnée, redéfinit les catégories aprioriétanches de l’événement et de la représentation, de l’anecdote et du symbole, du virus et de la réflexion. Devant nos yeux ébahis, nos organes génitaux au repos, notre cerveau émoustillé, la nymphe généreuse, audacieuse, possiblement tricheuse, conserve son mystère éphémère et cristallise un truisme ironique, sis à peine à quelques brasses des problématiques scopiques. Le selfieconsécutif ne trahit rien, ne confirme ni n’infirme (elle n’en devient pas infirme, elle en revient, s’en remet), l’ondine mutique arborant un visage de Joconde morose, de survivante auréolée d’une illusoire couronne rajoutée, aux improbables fleurs lumineuses. L’innocent coupable (se nourrir ou mourir, alternative héritée de Charles Darwin), quant à lui, continue à hanter son royaume rempli d’iode et de proies privées de jambes. Dans ses rêves inaccessibles, revoit-il seulement la descendante siliconée d’Andersen ? Le monde silencieux interroge et se tait. 

      

La Chienne + La Rue rouge : Drôle(s) de drame(s)


Suite à leur visionnage sur le site d’ARTE et en ligne, retour sur les titres de Jean Renoir et Fritz Lang.


La Chienne (1931)

Le film d’une émancipation. Une tragi-comédie entichée de théâtre, en distanciation-émotion. Un vaudeville réinventé, un ouvrage très français. Le son, la profondeur de champ, le point de vue extérieur, littéralement, la caméra portée, tout concourt à créer un réalisme cinématographique, donc une recréation porteuse de vérité. Tout conspire à nuire contre des pantins humains, trop humains, victimes d’eux-mêmes et d’un destin trivial. Le fait divers remplace la tragédie, liquide la causalité naturaliste : plus de généalogie dégénérée, Zola en émule de Lombroso. Un portrait vitriolé du milieu de la peinture, peuplé de critiques faisant ou défaisant les peintres, de marchands d’art cyniques et juifs, inutile de revenir ici sur l’antisémitisme opportuniste du cinéaste, d’artistes prostitué(e)s au sens propre et figuré. Une réflexion sur la toile peinte, voire filmée, perçue en moyen d’évasion, de transposition, d’identité, de commerce, de réussite. Le peintre amateur, du dimanche, désabusé, bourgeois, rêveur et tel un avatar irrévérencieux de Renoir père. La fiction abreuvée de réalité, marivaudage biographique entre l’actrice et ses deux complices. Un film encore un peu méconnu, adoubé en chef-d’œuvre, restauré en 4K. Une cartographie de bistrots, d’argot parigot, de chambres à coucher. Un éloge du corps, de la chair, du désir et de l’idéal. Un spectacle de la parole, du ménage à trois ou quatre, de la scène de ménage incessante. Un film de la fin des héros, y compris ceux de la Grande Guerre. Un film de fric, de gifles, de fenêtre sur cour intérieure avec gosse au piano, de chauffe-eau et de bidet. Une harmonie de contrastes et d’oppositions, meurtre silencieux en huis clos tressé à une chanson des rues pour le supposé populo. Un métrage au montage co-établi par Paul Fejos. Un miaou fluet de chatte masochiste bientôt injuriée-récupérée par Raimu l’amer boulanger.



La Rue rouge (1945)

Le film d’une damnation. Un mélodrame déguisé en film noir. Un déploiement d’accessoires : montre offerte, parapluie défensif, canotier à la Maurice Chevalier, sac à main à spirale hypnotique, imperméable transparent et robe noire du soir, nappe à carreaux de restau récupérée par les incorruptibles de Brian De Palma, fleur d’au revoir et du trottoir, tablier de cuisine domestique, serpent de peinture sans perspective, pic à glace repris par Sharon Stone. Une composition de studio, de géomètre et d’architecte quadrillant des rues pluvieuses et nocturnes en plongée. Un beau brûlot subversif qui sabote de l’intérieur les races, la police, la justice étasuniennes, avec nettoyeur noir, flic corrompu, noyé, idolâtré, ressuscité, son cache-œil de pirate en clin d’œil à Ford, pour lequel Dudley Nichols, ami et hôte de Renoir, signa plusieurs scénarios, avec tribunal abstrait, aveuglé, expéditif, relecture assourdie, écourtée, de l’impitoyable démonstration de la furie collective inaugurale, du lynchage à la mode US de 1936, source d’inspiration pour le châtiment ensanglanté de Friedkin. Une bande tombée dans le domaine public de néon d’hôtel stroboscopique, après Clouzot flanqué de son corbeau, avant Hitchcock psychotique et Lynch en face d’effacement. Un opusà la coda en contre-Capra, neige sale, banc esseulé, uniformes qui se foutent du vieux fou confessant son crime impuni, foule supprimée par un fondu enchaîné. Un film d’amour dont le dernier mot, ironique hantise sonore, revient à l’irrésistible Joan Bennett, partenaire financière, muse et peut-être plus. Une immanence de transparence hollywoodienne envahie par l’expressivité d’une psyché. Dix orteils vernissés à la Nabokov relu par Kubrick. Une fable de faux coupable hitchcockien et de vrai criminel tourmenté par sa conscience à la Monsieur Madeleine, bon comme le pain rassis de la jalousie et de la folie.



Balade entre les tombes : La Source des femmes


Suite à son visionnage sur le site de C8, retour sur le titre de Scott Frank.


Comme dans un Bond, le meilleur réside dans le générique : un corps féminin morcelé paraît caressé dans une éternité immaculée, avant que deux visages masculins ne suscitent le soupçon, avant qu’un court panoramique ne révèle un bâillon en chatterton, avant que les doigts ne s’enfoncent dans la chair trop claire de la victime terrorisée, condamnée. On reverra plus tard, brièvement, la jolie finlandaise Laura Birn à l’arrière d’une camionnette, torturée par les deux ravisseurs, filmée en vidéo et observée dans le rétroviseur par un amoureux armé de bonnes intentions infernales. Le témoin suicidaire sort aussitôt du véhicule et le film fait de même, pour ainsi dire, comme si sa propre noirceur l’effrayait, comme s’il se retrouvait au bord de l’irreprésentable. Ailleurs, plus tôt et plus tard, une épouse et une fille, toutes les deux idéalisées au ralenti, mannequin chic ou Chaperon rouge à chaperon, se font enlever, la première découpée en morceaux calés dans un coffre de voiture, la seconde libérée inextremis, contre une rançon de contrefaçon, dans un cimetière nocturne, sa main gauche amputée des deux derniers doigts. Quant à Scudder, le privé sans licence, l’ancien flic autrefois porté sur la bouteille, il rumine depuis huit ans un traumatisme apparenté à une bavure : lors d’une fusillade en pleine rue, en plein jour, une balle ricochée vint se loger dans l’œil, gauche again, d’une gamine, la tuant sur le coup, cadavre de hasard en pietàentre les bras de sa mère en larmes. Que le lecteur et surtout la lectrice ne se méprennent pas, si l’on cite et décrit cette violence envers le sexe dit deuxième, cela ne saurait signifier un goût particulier de notre part, ni même une complaisance figurative de celle du réalisateur.

Pareillement, le duo de tueurs crapuleux et psychotiques, l’un violeur, l’autre dépeceur, saisi le temps d’un plan en plongée dans son quotidien inquiétant, à base de sous-vêtements blancs, entre lecture de journal et petit-déjeuner, pouvait s’étayer d’une manifeste homosexualité, contenu désormais tabou, y compris sous la forme d’un sous-texte latent, depuis les soucis de Friedkin flanqué de Pacino et Demme de son Buffalo Bill à leur époque. En l’état, l’auteur, habile scénariste pour Jodie Foster, Steven Soderbergh ou Steven Spielberg d’après Philip K. Dick, se contente de livrer un produit soigné, à succès, impersonnel, inoffensif et finalement assez insipide, certes pas financé par la NRA, quoique, et quasiment au service des AA, décalogue d’ivrogne rédimé inclus. À l’instar de Hal Ashby, pourtant accompagné d’Oliver Stone & Robert Towne, naguère, au siècle dernier, voici trente ans, Frank adapte un roman de Lawrence Block et ne s’en sort guère mieux, la faute à un scénar faiblard, à des personnages bien creux, à une double moralité de maternelle – les trafiquants de drogue éprouvent aussi des sentiments, la bourgeoisie se bâtit à partir d’argent sali – et à une absence de regard, à une démission de cinéaste, ironiquement à l’image de la fuite professionnelle du policier commun aux deux métrages. En sus d’allusions religieuses, patronymes transparents ou Abel et Caïn camés, vite décryptées en bon cinéphile athée, il fallut se consoler avec la présence précieuse et sous-exploitée de Liam Neeson, l’un des acteurs les plus attachants de sa génération, sorte de spectre mélancolique et justicier errant dans une New York cosmopolite, fantomatique, automnale, létale, sur le point de basculer dans une nouvelle ère, informatique et terroriste.


Au terme de son voyage au bout de la nuit, plutôt correctement éclairé par Mihai Mălaimare Jr., collaborateur de Coppola et Paul Thomas Anderson, Neeson/Scudder rentre chez lui, trouve un fils adoptif et dessinateur assoupi sur son canapé puis s’endort doucement du grand sommeil de l’absolution. Le spectateur indulgent, même admiratif des talents évidents de Liam, roupillait déjà un peu, tant pis ou tant mieux...

Let’s Get Lost : Le Chanteur de jazz


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Bruce Weber.


Voilà, perdons-nous au son de la voix et de la trompette de Chet, puisqu’en 2017 le reste, tout le reste, anywhere, s’avère assez abject. Égarons-nous durant deux heures environ dans ses rides, dans son sourire, dans sa belle gueule fracassée de camé édenté. Le spectre roule en Cadillac et sa vie se déroule en « histoire orale », le film affiche un noir et blanc granuleux – du 16 mm « gonflé » en 35, au vintage format 1.33 – qui harmonise les sources, les époques, les discours dans le même espace-temps mythique, atemporel, artificiel et arty. En studio ou à l’hôtel, en Italie ou à Cannes, sur une plage de Santa Monica bientôt arpentée par Lana Del Rey, on croise Chris Isaak, vrai-faux héritier mutique, le Flea sauteur des Red Hot Chili Peppers, on aperçoit des photographies érotiques d’André de Dienes, sirènes au soleil, dont une certaine Marilyn, et un poster de Belmondo en flingueur essoufflé par Godard. Les deux moments les plus pénibles de cette autobiographie indirecte, diffractée en témoignages de proches, de producteurs, de partenaires, d’experts, « suspects habituels » de ce genre d’ouvrage à base d’archivage, prennent la forme d’un duel de femelles – Carol Baker contre Ruth Young – et d’une visite passéiste du festival sudiste, avec son aréopage de stars hilares + en bonusla callipyge Lisa Marie de Tim Burton. Du gossipdomestique aux paparazzi de cirque médiatique, l’auteur, réputé photographe de mode et clipeur notamment pour les Pet Shop Boys, franchit le pas, ouvre la voie à l’actuelle vogue des people. Il rend hommage à une « légende vivante » et interroge une mémoire quasiment d’outre-tombe ; il enregistre l’enregistrement de chansons et les points de vue convergents de sa maman, de ses amantes, de ses enfants.

Il ose en épilogue demander au sujet, déclaré inapte à l’armée, abonné à la méthadone, si tout cela lui plaira, quand il le verra dans plusieurs années. Bon prince désargenté, usé, roué, instrument incarné de souffle et d’âme irréductible à son incomparable mélancolie, à sa résistante vulnérabilité, l’interprète le rassure au ralenti, le remercie pour une série de plaisirs simples, virée régressive en auto-tamponneuse incluse. Ignorait-il vraiment en 1987 qu’il lui restait un an à vivre, avant qu’une fenêtre ouverte à Amsterdam ne vienne sceller un destin parfois serein à cinquante-huit ans ? Adoubé par Parker, le volatile Charlie, pas le colonel escroc d’Elvis,  jalousé par Gerry Mulligan flanqué de son quartet, pistonné par le vertigineux Dizzy Gillespie afin de réintégrer le circuit des clubsaprès s’être fait défoncer le râtelier par une poignée de Noirs mercenaires – fait divers guère politiquement correct, pas vrai ? –, le « petit Blanc » à la face d’ange dangereux, sur sa côte Ouest de chevalier des sables minnellien, brillerait pour l’éternité discographique en tant que chantre lyrique d’un romantisme très fifties, quelque part entre Frank Sinatra et James Dean ? Que nenni, nous assure et nous assène Bruce Weber dans son documentaire anodin, esthétisant, sans un gramme de cinéma, sans une once de musicalité, sans la moindre compréhension du jazz, du personnage, de ce que filmer la musique signifie. Mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, trompettiste suprême et chanteur reconnu, Baker devient une sorte de Jekyll et Hyde psycho-musical, une épave charismatique au bord du Pacifique, « produit de son environnement » languide, croonercool et a contrario des riffsurbains du gratin de New York, méprisant souvent, allègrement, le jazz blanc ellroyesque de l’autre bout de l’Amérique, géographique et sociologique.



L’ancien Oakie cosmopolite émigré en Californie, à l’instar de Clint Eastwood, mélomane notoire par ailleurs portraitiste inspiré de Bird, se souvient de l’acquisition d’une Alfa Romeo SS en plus beau jour de sa vie, accompagne une jeunesse indulgente, accompagné de jolies filles, de femmes toujours énamourées malgré les coups portés, les tromperies – ne jamais se fier à un drogué, par essence infidèle, sinon à sa consommation d’autodestruction –, réclame doucement le silence aux fêtards supposés cinéphiles. Hélas pour lui et nous, nul Preminger au bras doré, ni Cassavetes dans les ombres ou déguisé en Johnny Staccato, ni même notre Louis Malle national et son ascenseur fatal pris par Miles Davis derrière l’objectif, rien qu’une caméra aux panoramiques de mal de mer (voire de mère) sur des clichés de William Claxton, reliquat d’une gloire faustienne. Hollywood ne pouvait que s’emparer de la figure de Chet, la délocaliser lors de la guerre de Corée, remodeler ses traits en ceux, laborieux et risibles, de Robert Wagner, « cannibale » de carton-pâte subjuguant Natalie Wood, future noyée suspecte à bord de son yacht. Et Rome s’y mit aussi, via Lucio Fulci et ses urlatori, Adriano Celentano en guitariste et une baignoire téléphonique, coda édénique et sentimentale de l’évocation bancale. Sur la bande-son, constamment parasitée par les paroles, pas les lyrics, superfétatoires, des morceaux de Kosma/Prévert-Mercer, feuilles mortes devenues automnales, un arrangement orchestral de Morricone pour une berceuse paternelle, des miettes de Tom Waits, de Richard Carpenter, ma pensée pour la chère Karen, un soupçon logique de Tom Jobim, épris de Chopin et admirateur de Baker, en sus d’une longue liste tout sauf exhaustive de standardsdus à Duke Ellington, Cole Porter, Richard Rogers & Lorenz Hart, Sidney Clare et Jay Gorney, Gene de Paul et Don Raye.

Demeurent l’évident talent et le clair mystère de Chet Baker, artiste majeur en quête d’une grande évasion impossible hors de lui-même, d’un réel naguère artificiel, tels les paradis pourris, désormais contaminé par d’innombrables simulacres, musicaux ou non, que son chant et ses notes renvoient à leur trivialité, à leur pauvreté, à leur vacuité. Celui qui bouleversa notre adolescence – il aimait Marseille, j’y naquis –, en simultané avec la lecture d’Edgar Allan Poe et William S. Burroughs, la découverte de Bernard Herrmann ou Nicolas de Staël, à des degrés divers des combattants, des survivants, des vaincus par la vie ou des « suicidés de la société », dirait Antonin Artaud, que l’on continue à écouter, longtemps après, avec un mélange de joie et de souffrance, se donne à entendre enfin en entier, en plan-séquence, en gros plan, une seule et unique fois, dans un morceau de Costello, Elvis, pas le Jef de Jean-Pierre Melville, accessoirement compagnon de Diana Krall, boucle finale bouclée avec l’incipit colérique en voix offsur l’écran noir liminaire. Alors se révèle in fine l’invraisemblable vérité, molto langienne, en vain traquée par Weber dans son patchwork d’entretiens anecdotiques, de saynètes télévisuelles, de dérives narratives censées donner accès à une intériorité, paraphe d’inanité ou en tout cas d’humilité adressé à tous les biographes, tronqués, méritants, navrés, navrants, scolaires ou adversaires : l’art se passe de genèse, de généalogie, d’explications, de commentaires, il existe ici et maintenant, à chaque instant itératif, métamorphosé, absurde et superbe, il se moque des manichéismes, des récompenses, des courtisans, des consolations et des subversions. Un homme chante et joue comme on se met à nu, comme on va jusqu’au bout, comme on aime, ment, respire, inspire ou expire. Presque triste, Chet ? MisterBaker, totalement présent.

       
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